Les mondes noirs


  Introduction :
Immobile en haut de l’escalier lumineux, il regardait la tache noire qui s’étendait au pied de la butte. La ville s’arrêtait là, après commençait le no man’s land. Il vérifia ses armes. Son sabre glissait sans effort dans son fourreau. Ses couteaux, répartis tout au long de sa personne, étaient bien assurés. Quant à sa lance, il l’avait soigneusement aiguisée le matin même.
Il descendit les marches avec lenteur, sentant bien monter les odeurs des miasmes qui régnaient dans ces bas-fonds.

Il hésita sur la dernière marche. C’était, il le savait, le dernier support solide avant le sol incertain composé à moitié d’eau et à moitié de choses innommables.
Il prit une grande inspiration et posa enfin le pied sur quelque chose de spongieux. Ses yeux s’accoutumèrent à la nuit, discernant les ombres qui allaient devenir des formes. Tous ses sens en éveil, il guettait. Le danger était là. La seule question était : quand arriverait-il ?
1 :
Quand les goulques arrivèrent près de l’escalier lumineux, elles s’arrêtèrent. Ces bêtes aux longues pattes puissantes, au mufle court bardé de crocs, connaissaient leur territoire. Elles ne pouvaient descendre les marches. Leurs colliers déjà pulsaient d’une sombre couleur. Une marche plus bas, la douleur leur aurait scié le cou. Elles regardèrent en arrière, tout en grondant leur colère de ne pouvoir suivre leur proie. Elles attendaient les gardiens. L’une d’elle n’en tenant plus, risqua une patte sur la marche inférieure. Elle glapit de douleur et de terreur, s’effondrant quand son collier l’étrangla. Les autres reculèrent gondant de plus belle. Un bruit de course les fit se retourner en partie. Les gardiens arrivaient. Les goulques baissèrent leurs têtes cornues dans un signe de soumission. Ceux qui arrivaient étaient des êtres géants, massifs et prognathes. Leur course ébranlait le sol. Ils s’arrêtèrent comme les goulques en haut de l’escalier lumineux.
- L’ordure a pris la fuite dans les mondes obscurs, dit le plus grand.
Son habit était rouge comme le sang, il tenait à la main un long cimeterre. La lame en était ternie par endroit par les traces de sang séché.
- Ouais ! Mais on a éliminé les autres, répondit celui à l’habit aussi noir que son cœur.
Il hurla quand le plat de la lame du gardien aux habits rouges lui frappa les lèvres :
- Ta gueule, Sschmall. La reine s’en fout. L’Idole est partie. Cette ordure doit l’avoir avec lui.
Sschmall pâlit autant que sa peau sombre le permettait.
- J’vais pas là-dedans, hurla-t-il en désignant la tache noire à leurs pieds. Kricht ! Tu peux pas me demander ça !
- Et qu’est-ce tu crois ? Qu’la reine va te prendre par la main ? On f’ra c’qu’elle dit ! Magne, on rentre !
Les lourds gardiens se mirent en marche. Kricht toucha sa boucle de ceinture, là où un cabochon jaune semblait pulser. Les goulques glapirent sous la douleur et lâchant leur veille en haut de l’escalier, elles vinrent se ranger contre les jambes des colosses.
Leurs pas résonnèrent sur les pierres de la rue dans un silence de mort. Ils ne virent personne. D’ailleurs personne n’aurait osé sortir quand les gardiens et les goulques erraient.
2:
Les hurlements de la reine couvraient ceux des gardiens achevant de mourir sur les pals. La garde noire menaçait les autres. La reine les avait fait rassembler en un troupeau, tous les gardiens présents dans le temple cette nuit-là. Légèrement détaché du lot, Mircht n’en menait pas large. Il n’avait eu la vie sauve que parce qu’il avait donné l’alerte. L’Idole avait disparu quand il était arrivé pour assurer la deuxième veille. Son cri avait réveillé les goulques qui somnolaient et leurs rugissements avaient fait le reste.
- Qu’on me trouve ceux qui gardaient la pièce sacrée !
Le chef de la garde noire fit une grimace d’assentiment. Il s’avança vers les gardiens agenouillés, et hurla sa demande. Les gardiens tremblèrent.
Tant que l’Idole était là, ils étaient intouchables. Tout le monde, même la reine, leur devait le respect. Ils en avaient bien profité, pillant et détroussant en toute impunité. Certains même s’étaient attaqués à l’entourage royal. On les avait retrouvé morts égorgés. Le coupable n’avait jamais été puni. Les goulques, elles-mêmes, à la vue perçante et à l’odorat infaillible, n’avaient pas pu suivre de trace. Quand Karabval avait laissé entendre que c’était l’Idole qui avait fait cela pour se venger des gardiens qui la déshonoraient, cela avait engendré une double rumeur. “Les pouvoirs de l’Idole étaient sans limite” était la première. La deuxième faisait de Karabval le tueur mystérieux.
La perte de l’Idole les laissait aussi démuni qu’un smoul sans sa coquille. Les gardiens pourtant gardèrent le  silence. Le rictus de Karvach s’agrandit. Il adorait torturer et aujourd’hui, il allait se rassasier.
La reine était partie quand il commença ses basses besognes sur le premier de ses prisonniers. Étalé sur une planche, dépouillé de ses vêtements et surtout de sa ceinture, le gardien tremblait de peur. Si leur race était grande, celle qui fournissait la garde noire était encore plus grande. Karvach avait la réputation d’avoir tué une goulque à mains nues. Quand on voyait sa carrure et les énormes battoirs qui lui tenaient lieu de mains, quand on observait les griffes qui les prolongeaient, on ne pouvait que le croire. Il entreprit d’ailleurs de faire parler le gardien en lui découpant la peau avec.
3:
Tous les courtisans étaient sur le qui-vive. Il n’était pas bon de traîner sur le chemin de la reine. Mais il n’était pas bon non plus de ne pas savoir ce qui se passait et ce qui se tramait. Trop de gens s’étaient retrouvés avec un poignard dans le dos par ignorance. C’était un jeu subtil d’évitement ou de rencontres furtives.
Dame Longpeng était de celles qui étaient passées maître dans l’art de jouer à ce jeu. Elle avait envoyé ses suivantes rappeler à certains toutes les faveurs qu’ils devaient et surtout tout ce qu’ils risquaient à ne pas obéir. Toutes les grandes familles de la cour faisaient de même. Les couloirs furent rapidement remplis de gens. Chacun mettait ses réseaux en œuvre. La nouvelle du vol de l’Idole se propagea à la vitesse d’un feu de paille par grand vent. Dame Longpeng en eut un rictus de contentement. Elle allait pouvoir pousser ses prétentions devant cette reine qu’elle haïssait. Sans l’Idole, la royauté vacillait sur ses bases. L’Idole donnait le pouvoir mais en contrepartie, les rois et reines lui devaient protection. L’Idole était l’avatar, le réceptacle de la divinité sur cette terre. Ses suivantes ramenaient les informations. Dame Longpeng les triait et donnait ses ordres. Tout son clan était sur le pied de guerre. Ce vol était une chance de s’approcher du pouvoir suprême. La déroute des gardiens la combla de joie. Elle grimaça en apprenant que Karvach s’en occupait. Elle soupesa le risque qu’il trouve des indices de ce qui s’était passé. Il n’avait à sa disposition que les gardiens en poste ce soir-là. Elle pensa que ce n’étaient que des pions manipulés par un vrai joueur. Elle passa en revue dans sa tête, les différents clans, cherchant si l’un d’eux aurait pu préparer et surtout réussir une telle action.
- Ma Dame, dit Kinch. Les gardiens torturés semblent raconter n’importe quoi. Ils disent avoir vu bouger l’Idole.
Dame ricana en entendant ce récit. L’Idole ne pouvait bouger toute seule. Ce n’était qu’un tas de pierres recouvertes d’or. Le vrai pouvoir de l’Idole était dans l'homuncule scellé dans son thorax là où un homme aurait eu un cœur. Elle était une des rares à connaître la vérité sur l’Idole et à la mépriser. Ce tas de cailloux n’avait d'intérêt que par la peur qu’il engendrait dans le peuple. Si elle affichait une foi inébranlable dans la divinité, elle n’y croyait absolument pas, comme les autres chefs de clan. Seule la puissance lui faisait courber l’échine.
- Combien en a-t-il tué ?
- Il n’en restait plus que cinq quand je suis partie, Ma Dame. Tous ont raconté la même chose et pourtant Karvach n’a pas ménagé sa peine. J’ai commencé à entendre les cris en arrivant par le couloir des cuisines.
Dame Longpeng apprécia la performance. Vraiment Karvach était doué. Le meilleur bourreau du clan ne lui arrivait pas à la cheville. Elle eut un léger regret de ne pouvoir l’avoir à son service en entendant cela. Le plus important n’était pas là. S’il n’arrivait pas à tirer d’autres informations, on ne saurait jamais la vérité. Elle reprit ses supputations. Qui pouvait être derrière tout cela ? Une autre suivante entra.
- Vos ordres sont exécutés, Ma Dame. Nos hommes de main ont éliminé les gêneurs.
- Bien, et nous quelles sont nos pertes ?
Chaque crise était  l’occasion de se débarrasser de ceux qu’on ne pouvait atteindre facilement. La désorganisation engendrée était propice à ces coups de main.
La suivante cita quelques noms que Dame Longpeng balaya d’un revers de la main, rien que des proies prévues. Aucun des hommes du conseil n’était dans la liste.
- Seul Karabval manque à l’appel, Ma Dame.
Le front et les joues de Dame Longpeng s’empourprèrent. La suivante s’aplatit encore plus. La colère de sa Dame était redoutable.
- Trouvez-le ! dit-elle les dents serrées. Et amenez-le !
4:
La suivante n’en demanda pas plus et prit la fuite pour aller exécuter l’ordre. Karabval était un cas particulier dans le clan. Le moindre mâle qui aurait fait ce qu’il faisait aurait été éliminé. Il avait un pouvoir particulier sur Dame Longpeng. Tout le monde cherchait son secret.
La suivante courut le long des couloirs. Elle devait voir Kricht. Elle savait qu’il n’était pas parmi ceux qui avaient fauté. Elle l’avait rendu fou amoureux par un filtre que lui avait donné sa maîtresse. Elle avait compris qu’il était parti en patrouille. Elle le rencontra alors qu’il arrivait à la porte du temple. Il était un géant parmi les géants. S’il avait eu autant d’intelligence que de prestance, il aurait probablement commandé tous les gardiens. S’il était reconnu pour être le meilleur, cela n'empêchait pas les autres de se moquer de lui... derrière son dos. Elle grimaça. Il était avec Sschmall. Elle n’aimait pas Sschmall. Son regard lubrique la mettait mal à l’aise ainsi que ses sous-entendus. Pourtant elle s’avança minaudant pour attirer l’attention de Kricht. Elle fut soulagée de voir que son compagnon avait l’air trop préoccupé pour lui parler. Elle remarqua les goulques. D’habitude, elles ne demandaient qu’à rentrer. Aujourd’hui, elles rechignaient et sans sa ceinture de commande, Kricht ne les auraient pas dominées.
 -    Salut, mon grand ! Comment vas-tu ? minauda-t-elle.
 -    Ah ! C’est toi, Chimla. J’vais pas avoir le temps. On a couru après l’voleur mais l’est parti dans les mondes noirs.
Chimla sursauta. Les mondes noirs étaient à la fois leur protection et leur malheur. Si aucun étranger ne les traversait, personne ici n’en était revenu.
 -    Et c’est qui ce fou ?
 -    Tu dois pas connaître… C’est un mâle du clan bleu.
Pour Chimla se fut comme un électrochoc. Si pour Kricht, elle était une des nombreuses suivantes de la reine, Chimla appartenait  viscéralement au clan bleu. Elle se fit plus câline. Kricht n’avait pas la tête à la bagatelle. Il savait qu’il risquait de finir entre les mains de Karvach.
 -    Écoute, Chimla, C’est pas que j’voudrais pas, mais là j’ai pas l’temps.
 -    Allez, dis-moi… que j’me fasse mousser auprès des copines, répondit-elle avec un sourire enjôleur.
 -    Ah ! Ya pas ! T’sais y faire ! Mais tu m’retrouves après ton service….
 -    Quand tu veux et où tu veux… tu sais que j’peux rien te refuser...
Pour avoir l’information, Chimla était prête à tout. Elle lui fit un rapide baiser sur les lèvres en lui laissant plonger le regard dans son décolleté. L’effet fut immédiat. Le visage de Kricht se congestionna.
 -    Tu dragueras plus tard, lui cria Sschmall, on nous attend. Kricht quitta à regret Chimla en lui disant :
 -    C’est la bande de la taverne du puits sans fond… Y’en a qu’un qui nous a échappé…
 -    Et qui ?
Kricht passait déjà sur le pas de la porte quand il répondit :
 -    Karabval !
Chimla retint un cri. Elle partit en courant vers Dame Longpeng. Karabval dans les mondes noirs ! La nouvelle était d’une importance capitale. Que sa bande de vauriens se soit fait massacrer par les gardiens et que Karabval ait disparu désignait le clan bleu comme coupable.
5:
Elle fut brutalement arrêtée dans sa course. Quelqu’un venait de lui attraper le bras. Elle se retourna pour fusiller du regard celui qui venait de la stopper. Elle jura intérieurement. Cigmal du clan jaune ! Elle allait devoir jouer serré. Cigmal était un des mâles dominants de son clan.  Il se tenait dans le premier cercle de Dame Ségaze. Chimla grimaça de douleur.
 -   Lâche-moi ! Tu me fais mal. Je vais être en retard.
 -   Tout doux, ma belle. N'oublie pas ce que tu me dois.
Chimla se mordit la lèvre inférieure. Elle n'était  pas prête de l'oublier. Cigmal lui avait sauvé la vie. C'était un hasard mais elle était depuis définitivement liée par le code des honneurs.
 -    Quelqu’un m’a dit que tu avais vu ton gardien amoureux…
 -    Et alors… j’essaye juste de savoir ce qui se passe.
 -    Et tu cours comme une folle voir Dame Longpeng ! Ne me prends pas pour un idiot. Que sais-tu?
Chimla se débattit pour faire lâcher Cigmal, mais elle savait que si elle partait, il avait le droit de la tuer avant qu’elle n’ait fait trois pas.
 -    Rien qui intéresse le clan de Dame Ségaze!
 -    Ce n’est pas à toi de juger cela, ne m’impatiente pas !
 -    C’est la bande de la taverne du puits sans fond qui serait derrière tout ça.
Cigmal fronça les sourcils. Cette bande était composée d’un ramassis de vauriens dont certains du clan jaune. Ce n’était pas une bonne nouvelle. Il lui fallait en savoir plus.
 -    Que sais-tu d’autre ?
 -    Les gardiens les ont presque tous tués, mais certains seraient dans les mondes noirs, ce qui revient au même.
 -    Tu n’as pas tort, et ton amoureux prognathe n’a rien dit d’autre ?
 -    Il avait peur pour sa vie. La reine a donné carte blanche à Karvach.
Cigmal eut un rire mauvais :
 -    Qu’on élimine des gardiens est une bonne affaire pour les clans. Va et cours vers ta maîtresse, j’ai à faire. On se retrouvera.
6:
Chimla fit un semblant de révérence et reprit sa course. Elle n’avait pas donné l’information principale mais ne doutait pas que Cigmal la trouverait rapidement. Il ne fallait plus perdre de temps. Le clan bleu était en danger. Elle prit des couloirs moins sûrs mais aussi plus rapide. Tous les sens en alerte, elle évita plusieurs fois des rencontres plus ou moins agréables avant d’arriver en vue du palais du clan bleu. Elle montra patte blanche au portier. On appelait ainsi ce rituel propre à chaque clan.
Les portiers étaient des brutes épaisses et sans intelligence. Elles ne connaissaient que le morceau de cuir avec lequel on les avait élevées. Chaque clan élevait ses portiers avec un cuir dont l’odeur était infalsifiable. Chacun dans le clan en avait un morceau et c’est lui que Chimla devait montrer à chaque fois qu’elle rentrait. Le portier la regardait, la reniflait et se détournait. Malheur à celui qui ne l’avait pas. Les portiers avaient le corps plus dur que la pierre et bloquaient alors le passage laissant le soin aux gardes d’intervenir.
Chimla se précipita, sous le regard étonné des gardes, peu habitués à la voir courir ainsi. Elle bouscula même un mâle dominant qui exprima vertement ce qu’il allait lui faire dès qu’il l’aurait attrapée. Elle connaissait les lieux par cœur et prit les raccourcis lui évitant le flot des serviteurs. C’est ainsi qu’elle déboucha près de celle qui gardait la porte de Dame Longpeng. C’était heureusement une fille qui lui devait des services, elle se fit reconnaître et tout essoufflée lui demanda d’ouvrir la porte sans attendre.
Dame Longpeng était en conférence avec ses dames premières. Elles étaient le conseil qui gouvernait le clan. Elle s’interrompit au milieu d’une phrase en voyant entrer Chimla comme une flèche sans respecter les conventions. Cette dernière se jeta au sol avant d’être à bonne distance et finit son parcours en glissant sur les coudes et sur le ventre :
    -  Dame Longpeng… C’est une catastrophe !
Dame Longpeng fit taire d’un geste les dames premières qui manifestaient bruyamment leur désaccord à cette interruption.
    -  Parle Chimla !
    -  Karabval est compromis avec la bande de la taverne du puits sans fond.
Ce fut une cacophonie dans la salle du conseil. Toutes les dames parlaient en même temps, seule Dame Longpeng se taisait. Elle était devenue livide. Elle qui s’était mise debout pour imposer le silence se laissa tomber lourdement sur son siège. Le bruit mou qu’elle fit, imposa un silence complet plus efficacement que des cris.
    -  Nous sommes perdus… murmura-t-elle.
Chimla en fut peinée pour elle. Dans ce monde sans pitié, Dame Longpeng l’avait toujours épargnée. Elle remarqua pour la première fois ces rides profondes sur le visage de sa maîtresse. Dame Longpeng était une vieille femme. Ce fut un choc pour Chimla qui l’avait toujours considérée comme un roc inébranlable dirigeant le clan bleu.
7:
La première dame fut la première à la poignarder. Sans même prendre le temps de retirer son poignard de la poitrine de Dame Longpeng, elle fouilla son surcot. Elle jura et continua son inspection sous la chemise. Elle jura à nouveau, mais ne put se redresser. La quatrième dame venait d’abattre son sabre court sur sa nuque. La tête roulait au loin pendant que giclait le sang. Chimla retint un cri. Pour faire bonne mesure, la quatrième dame assassina deux autres dames du conseil.
- Mon nom de règne sera : Dame Érausot. Quelqu’un veut ajouter quelque chose ?
Sa posture menaçante, sabre haut, découragea les autres femmes qui mirent genou à terre pour prononcer le serment de soumission. Nul ne se faisait d’illusion. Ce serment était purement formel, à la moindre faute, la nouvelle Dame serait éliminée.
Chimla s’était précipitée pour soutenir la tête de Dame Longpeng agonisante. Elle poussa le cadavre de la première dame. Elle vit sa maîtresse ouvrir les yeux, la regarder et les refermer.
- Écoute, murmura-t-elle. Fais bon usage de ce que je vais te dire. Tu seras le moment venu une très bonne Dame du clan bleu, mais pour cela, il te faudra le talisman du clan que m’a volé Karabval.
Chimla comprit à peine les dernières paroles, tellement elles furent dites à voix mourante. Quand elle releva la tête pour regarder ce qui se passait, les gardes étaient entrées. Ces amazones étaient les guerrières les plus féroces du pays. Grâce à elles, le clan bleu avait traversé bien des crises. Leur chef regarda la situation et mit genou à terre. Tout le monde comprit alors d’où venait le sabre court que nul n’avait le droit de porter dans la salle du conseil.
- Chvada, tu seras pour moi, celle que tu as été pour Dame Longpeng et pour te remercier de tes loyaux services, tu superviseras aussi les gardes mâles.
Chvada ne put contenir un sourire en s’inclinant. Son pouvoir s’étendait. Dame Érausot fit un signe pour qu’on évacue les corps. Les servantes s’agitèrent et on installa les sièges un peu plus loin sur le dallage.
- CHIMLA !
La voix claqua comme un fouet.
- Fais-moi ton rapport et ne te permets pas ce que tu osais avec Dame Longpeng.
Chimla s’inclina et débita son rapport sans rien omettre de ce que lui avait dit Kricht. Elle raconta aussi sa rencontre avec Cigmal. Dame Érausot la questionna sur le lien qui l’obligeait face à Cigmal.
- Bien sûr, tu es liée par le code des honneurs, mais peut-être faudra-t-il un jour rompre ce lien.
Cette remarque sonna comme une menace. Chimla ne s’y trompa pas. Le plus simple pour Dame Érausot ne serait pas de tuer Cigmal. Chimla sortit à reculons en s’inclinant tous les trois pas. Elle vit Chvada s’avancer et murmurer à l’oreille de Dame Érausot qui, l’espace d’un instant, eut l’air déconfit. Chimla comprit que la fouille des deux corps n’avait pas permis de trouver le talisman. Pourtant Chvada glissa quelque chose dans la main de Dame Érausot qui se dépêcha de l’enfouir dans son surcot.
8:
La reine écoutait les yeux plissés. Ce signe de concentration intense mettait mal à l’aise Kricht et Sschmall. Ils faisaient leur rapport devant la reine après l’avoir fait devant le grand prêtre. Ce dernier les avait aussi soigneusement préparés que possible à rencontrer la reine. Elle avait le don de comprendre ce qu’on ne voulait pas lui dire et avec deux imbéciles comme ceux-là, le grand prêtre craignait le pire. L’ambiance était lourde et les cris de leurs compagnons n’étaient pas là pour les encourager.
La reine s’était fait préciser le déroulement des évènements. Lors de la première veille de la nuit, quelque chose était arrivé. Les gardiens, même torturés, avaient tous parlé de l’Idole en marche. La reine avait une foi minimum et ne croyait pas que ce tas de pierres pouvait bouger. Quelque chose l’avait mis en mouvement. Ce quelque chose avait à voir avec la bande de la taverne du puits sans fond. Ses informateurs connaissaient tout de cette bande. Ils savaient sur chacun des membres, le clan d’origine, la position hiérarchique, les antécédents judiciaires et pour certains, ils savaient même leurs capacités à se battre ou à voler. Mircht avait donné l’alerte. Il avait découvert l’absence de l’Idole en venant prendre son tour de veille. Ses cris avaient réveillé les goulques et les goulques avaient réveillé tout le monde. Kircht, Sschmall et leurs patrouilles étaient intervenus dès les premiers cris. Ils ne payaient pas de mine mais avaient fait ce qui devait être fait. La bande de la taverne du puits sans fond avait présenté des signes suspects. D’abord, ils n’étaient pas saouls et ils avaient tous fui en voyant les gardiens sortir patrouiller avec les goulques. Ils avaient vu la bande s’égayer comme un vol de moineaux. Devant cette évidente culpabilité, ils avaient donné la chasse et, devant le refus de coopérer de tous, les avaient exterminés sauf un. Kricht et Sschmall n’en menaient pas large. Tout le monde connaissait la rivalité entre la reine et le clan bleu, ou plus exactement entre la reine et Dame Longpeng.
Ils auraient bien raconté tout ce qu’ils savaient à la reine mais le grand prêtre devait un service à Dame Longpeng. Il leur avait interdit de citer le nom de Karabval, tout en sachant que ni Kricht ni Sschmall n’avaient les nerfs assez solides pour tenir tête à la reine.
Le grand prêtre écoutait les gaffes des gardiens. La reine les amenait là où elle le voulait et le nom de Karabval fut prononcé. Il vit le sourire sadique de la reine à cette nouvelle. Elle allait pouvoir enfin la coincer, cette Dame Longpeng, qui avait toujours si bien manoeuvré que l’arc-en-ciel des clans commençait maintenant par le bleu.
La reine préparait dans sa tête son plan d’action pour abattre le clan bleu, tout en se faisant préciser des détails comme le nombre de morts et le nom des clans impliqués.
- Qu’on convoque l’armée, dit-elle. Personne ne peut rester dans les mondes noirs. Il a dû réussir à rentrer à son château.
Autour d’elle, les serviteurs se précipitèrent. On ne faisait pas attendre la reine si on tenait à la vie. Kricht et Sschmall, toujours agenouillés devant le trône, tremblaient de peur. Ils pensaient avoir été oubliés mais n’osaient pas bouger. Kricht aurait donné beaucoup pour être avec ses goulques à patrouiller sur les toits du temple à son habitude. Quant à Sschmall, il se répétait comme un mantra : “Ne pas bouger ! Ne pas bouger !”
Le chef de l’armée arriva ventre à terre, suivi par son état-major. Il s’inclina profondément sans pour autant mettre les genoux à terre. Kricht qui n’avait toujours pas relevé la tête, voyait juste ses bottes et son sabre. Les soldats étaient moins grands que les gardiens. Pour s’être parfois battu avec, il savait qu’ils compensaient leur manque d’allonge et de puissance par un entraînement de tous les jours à la limite du supportable. Tout le monde savait qu’il y avait des morts. Cela rendait l’armée presque invincible.
- Tu sais ? dit la reine.
- Oui, ma reine. Je sais, mais je ne sais pas qui.
- Le clan bleu trempe là-dedans. Je veux que tu récupères un de leurs mâles. Karabval !
Le chef de l’armée sursauta :
- Le préféré de Dame Longpeng ?
- Celui-là même et je le veux vivant.
- Qu’il soit fait comme tu le désires, dit-il en s’inclinant pour prendre congé.
- Emmène ces deux-là… ils peuvent te donner des indications.
Le chef de l’armée toucha l’épaule de Kricht :
- Venez !
Kricht et Sschmall sortirent derrière le groupe de l’état-major, tête basse comme deux enfants pris en faute. Ils dépassaient les soldats de plus de deux têtes sans se sentir en sécurité. Le grand prêtre n’avait rien dit en leur faveur. Ils avaient échoué dans leur mission.  Verraient-ils la fin de la journée ?
Leur groupe croisa une délégation du clan bleu qui entrait. Kricht et Sschmall eurent la même pensée. Ils ne seraient pas les seuls à connaître la tempête.
9:
La reine se tenait sur le qui-vive. Que lui avait préparé Dame Longpeng. Si une délégation du clan bleu arrivait maintenant, ce n’était pas le hasard. Elle se tenait très droite sur son trône. Elle les regarda arriver. Elle reconnut les dames du premier cercle, celui du conseil. Dans sa tête les pensées allaient à toute vitesse. La situation était grave si Dame Longpeng envoyait une délégation de son conseil. La question était de trouver où était la chausse-trappe. Un détail alerta la reine. Celle qui marchait en tête se tenait trop droite, trop fière. Ce n’était pas son habitude. Elle la connaissait. Si son nom lui échappait sur l’instant, elle la faisait surveiller depuis un moment. Cette dame avait un ego démesuré et une ambition incommensurable peut-être même pire que Dame Longpeng. Pourquoi lui envoyait-on cette personne ? La reine se pencha vers un conseiller qui s’approchait. Ce dernier lui murmura à l’oreille :
- Il y a eu des évènements graves au clan bleu. Tous les membres ont été rappelés dans les murs. Je n’ai pas réussi à en savoir plus.
Se redressant la reine planta son regard dans celui de celle qui avançait. Elle vit une lueur fugace dont elle sut si elle était de colère, d’ambition ou de mépris. La dame se mit à genoux selon le protocole. Si les autres finissaient couchées au sol, elle resta simplement à genoux. La reine tiqua. Cette dame prenait la posture de Dame de clan. Dame Longpeng était donc morte. Une joie mauvaise l’inonda, enfin débarrassée de cette épine plantée dans son orgueil. Elle détailla dame… Dame Érausot. Son nom se présenta à son esprit en même temps que revenait ce que ses espions lui avaient présenté. Dame Érausot était comme un fauve tapi à l'affût. Le fauve avait saisi sa chance. Il lui fallait revoir ses plans.
Elle se pencha vers son conseiller :
- Dites au chef des armées d’attendre mes ordres avant de lancer quelque chose.
La reine se leva, descendit les deux marches et s’avança vers la délégation. Elle dit alors d’un ton enjoué, tout en invitant du geste son interlocutrice à se relever :
- Dame Érausot, quel plaisir de vous voir ! Ainsi le clan bleu va bénéficier de vos sages conseils. J’espère que Dame Longpeng n’a pas souffert.
- Son pauvre cœur n’a pas supporté les mauvaises nouvelles. Il en a été transpercé. Malheureusement notre première dame en a perdu la tête de la voir ainsi. C’est contrainte par les évènements que je me suis dévouée pour cette si lourde tâche.
Ainsi parla Dame Érausot en se relevant. “Redoutable !” pensa la reine. L’image d’une goulque s’imposa à son esprit mais une goulque sans collier, une goulque sauvage. “Je vais te passer le collier” se promit-elle.
- Asseyons-nous et prenons une collation.
Joignant le geste à la parole, la reine s’assit en faisant un signe aux serviteurs. Dame Érausot s’assit très droite, très raide. Les deux sièges étaient proches tout en étant à une distance suffisante pour que les deux femmes ne puissent pas se toucher
- Ma reine…
Les paroles semblèrent avoir du mal à sortir. Cela éveilla la méfiance de la reine. Que lui préparait Dame Érausot ? Elle vérifia discrètement son poignard. La sécurité était ôtée. Elle scruta son interlocutrice pour essayer de deviner si elle avait une arme. La robe que portait Dame Érausot était bleue, bien sûr. Elle évoquait le ciel juste avant que ne disparaisse la lumière. Elle était très ajustée et ne pouvait cacher une arme que n’auraient pas vue les gardes qui fouillaient les entrées.
- Ma reine….
Brusquement Dame Érausot tomba à genoux, posa sa tête sur ceux de la reine, tout en relevant ses longs cheveux pour dégager son cou dans une attitude de soumission complète.
- Ma reine, je demande protection et aide pour moi et mon clan.
La reine se retrouva sans voix un instant puis prononça les paroles consacrées :
- Ton clan devient mon clan, tes mâles deviennent mes mâles et nos forces unies vaincront l’adversité.
Tout en disant cela, elle jurait intérieurement, injuriant en pensées dame Érausot qui lui coupait l’herbe sous le pied. Cette vieille formule n’avait pas été employée depuis des lustres et des lustres. Le dernier clan qui l’avait utilisée était le clan vert quand les barbares venus des montagnes avaient dévasté leurs terres. Elle connaissait le protocole. Le cou offert de son ennemie était une vraie invitation à le trancher, mais elle savait qu’elle ne pourrait pas aller contre ce qui faisait les fondements de sa fonction. Elle posa la question rituelle :
- Dame Érausot, fille du royaume, quel est ton ennemi ? Qu’il soit mon ennemi !
- Ma reine… Un des nôtres, protégé de Dame Longpeng, a volé le talisman du clan. Notre Dame le portait sur elle, mais au moment de sa mort, elle ne portait que le talisman du voleur. Notre clan ne peut rester sans protection. Je suis venue à tes pieds demander la protection spéciale de l’Idole.
C’était donc ça ! La garce profitait que l’annonce de la disparition de l’Idole n’avait pas été faite pour venir se mettre au seul endroit que la reine ne pouvait atteindre. La reine enrageait intérieurement. Si la protection du clan bleu lui donnait des droits, cela lui donnait surtout des devoirs. Elle demanda néanmoins d’une voix douce :
- Quel est le nom de ton voleur ?
- Karabval ! Un jeune mâle de deuxième rang, connu pour son insubordination et ses frasques. D’après mon enquête, il a quitté le territoire du clan hier avec le talisman sacré. Et le malheur a fondu sur nous. Dame Longpeng est morte. Sa première dame est morte et la peur est notre compagne.
Redoutable ! Cette garce était redoutable pensa la reine. Elle réfléchit rapidement. Elle ne pouvait pas envoyer l’armée dans le territoire du clan bleu avec ce que venait de faire Dame Érausot. Mais elle ne pouvait pas laisser entendre qu’elle avait appelé l’armée pour rien.
- Dame Érausot, fille du royaume, ton malheur est mon malheur et ton voleur est mon voleur. Il a fait bien pire que cela. Il s’est servi du talisman sacré de son clan pour voler l’Idole. L’armée est sur le pied de guerre pour le retrouver. Ses complices sont morts. Lui a fui dans les mondes noirs…
Dame Érausot eut le bon goût de sembler horrifiée en apprenant ces nouvelles. Elle savait que la reine ne lui pardonnerait pas ce qu’elle venait de faire. Elle attendait d’entendre les exigences de la reine. Elle avait fait le pari du moindre coût de son attitude. Bien sûr, les intendants de la couronne allaient essayer de piller les richesses du clan bleu et la reine choisirait les mâles qui seraient intégrés dans son cheptel. Tout cela était préférable à la disparition du clan. Dame Érausot connaissait l’histoire aussi bien que la reine. Un clan avait subi, il y a longtemps, le déshonneur d’avoir profondément transgressé les lois royales. Son anéantissement par l’armée avait été complet. Dame Érausot savait que sans le talisman du clan, ils étaient vulnérables. Sa puissance était très grande, moins que celle de l’Idole, puisqu’il en tirait sa force. Il avait rendu le clan bleu très puissant. L’Idole était l’idole. Son pouvoir était immense et ne dépendait de personne. Les prêtres en étaient les gardiens. Seule la reine pouvait la solliciter. Seulement, l’Idole était le maître et sa réponse était son désir… Ce qui n’était pas toujours ce que souhaitaient les hommes. Dame Érausot n’avait pas de souvenir d’un appel à la puissance de l’Idole. Elle la vivait comme une entité, certes très puissante, mais surtout absente. Les derniers évènements semblaient lui donner raison. La reine continuait son discours :
- … la contribution du clan bleu sera la clef de la réussite de l’expédition. Les mâles du clan et leur intendance appuieront avec force les troupes de l’armée.
Dame Érausot encaissa la nouvelle sans rien montrer. Si elle pensait être mise en coupe réglée par les intendants de la reine, elle ne pensait pas envoyer ses mâles se faire tuer dans les mondes noirs. Le discours de la reine continua sur le même ton préparant l’action des troupes. Le clan bleu allait être en première ligne sans même son talisman pour le protéger.
10:
À son retour dans l’enceinte du clan, Dame Érausot était plutôt satisfaite. Karabval n’allait pas causer la perte du clan. Mieux, le vol de l’Idole affaiblissait la position de la reine. Bien sûr, ça allait coûter très cher, mais à part Dame Longpeng et maintenant elle, personne ne savait ce que possédait vraiment le clan. Le point le plus intéressant, que la reine avait imposé en pensant l’affaiblir, se révéla être la nécessité d’envoyer les mâles dominants dans les mondes noirs. Dame Érausot savait que ses mâles dominants vivaient sur leurs acquis. Elle ne leur faisait plus confiance pour défendre le clan. Elle avait obtenu, il y a quelques lustres, une compensation pour s’être fait évincer d’une meilleure place au conseil par celle qui était devenue dame première. Si pour tous, il s’agissait surtout d’une corvée, Dame Érausot en avait fait un atout. Elle avait réformé en profondeur l'élevage des jeunes mâles, les rendant plus que fidèles à sa personne. C’était cette génération qui piaffait derrière les vieux barbons pérorant sur leurs exploits passés. Ils allaient même être heureux de partir, ces imbéciles, croyant ainsi échapper à Chavda.
En s’asseyant sur le siège suprême, elle eut un sourire de satisfaction. Depuis le temps qu’elle pensait qu’elle le méritait ! Elle regarda celles qui restaient du conseil, évaluant pour chacune le degré de loyauté et les risques de coup-bas. Il faudrait qu’elle désigne quatre nouvelles dames pour remplacer les mortes. Ses pensées glissèrent alors sur les servantes premières et secondes. Des noms lui apparurent comme plus sûrs que d’autres mais un nom réveilla son instinct de tueuse : Chimla. Même si son rang n’était que troisième servante, elle avait rempli bien des missions pour dame Longpeng. Dame Érausot n’oubliait jamais rien et surtout pas ce genre de fidélité. Alors qu’elle faisait un compte-rendu à celles qui étaient devenues ses conseillères, elle fit dans sa tête la liste des noms des servantes qui suivraient les mâles dominant avec l’intendance. Chimla y tenait la première place.
Elle distribua ses ordres. Les intendantes furent convoquées. Chavda eut la mission de préparer les mâles dominants pour la campagne dans les mondes noirs. Les deux femmes se comprenaient à demi-mot. Depuis leur enfance, elles s’étaient soutenues l’une l’autre. Chavda avait su se battre très tôt. Elle avait été remarquée par la chef des amazones-novices pendant un combat d’enfant. Attaquée par des plus grandes, elle avait fait preuve et d’intelligence dans le combat et d’une remarquable capacité à encaisser les coups sans tomber. L’adulte était intervenue avant que les quatre grandes ne blessent trop sérieusement Chavda. Elle en avait fait son élève favori. C’est-à-dire à la fois celle qui encaissait le plus mais aussi celle qui s’endurcissait le plus en apprenant toutes les fourberies utiles dans toutes les sortes de combat. Érausot de son côté profitait de la protection de Chavda face aux agressions coutumières et cette dernière profitait de la capacité manoeuvrière de son alliée dans les cycles qu’elles traversaient. Cela avait fait d’elles deux, la paire la plus crainte de cette génération. Elles avaient, une fois sorties des cycles enfantins, gravi les échelons. La disparition prématurée des quatre premières adversaires de Chavda, toutes retrouvées quasi dépecées, avait fait sa légende. Intégrée dans la garde des amazones, Dame Longpeng l’avait rapidement nommée chef. Elle avait fait merveille. Sa poigne de fer et ses entraînements incessants avaient fait des amazones du clan bleu la force la plus redoutable de tout le pays. Les mâles dominants n’avaient pas apprécié. Ils étaient restés en retrait. Il n’était pas bon de contrarier Dame Longpeng. L’un ou l’autre avait bien essayé d’en finir avec Chavda mais on l’avait retrouvé dépecé. La peur tenait les autres en respect.

Chavda avait organisé la troupe des mâles dominants pour son départ. Suivant les ordres de Dame Érausot, elle avait laissé les jeunes mâles de côté. Elle avait par contre accepté que les mâles dominants partent avec leurs serviteurs. Elle avait présenté cela comme si elle avait lâché une concession. Dame Érausot lui avait conseillé de commencer par être intransigeante avant de céder, leur donnant l’impression qu’ils remportaient une victoire. Déjà, elle avait courir le bruit qu’ils étaient les seuls à pouvoir affronter les mondes noirs avec un bon espoir de survie. Ce qui avait flatté leur vanité que Dame Érausot trouvait surdimensionnée. La nécessité d’aller vite avait rendu la négociation à la fois plus âpre et aussi plus facile. Il fallait aboutir avant que n’intervienne la reine.
11:
Le lendemain, jour du départ, tous les mâles dominants étaient rangés en bon ordre devant la porte du clan. Dame Érausot se montra sur la terrasse surplombant la place. Les mâles dominants mirent un genou à terre et prononcèrent le serment d'allégeance à la dame du clan. Dame Érausot leva le bras pour montrer l'amulette du clan. Chavda qui était à côté d'elle, éclaira ce que Dame Érausot tenait en main. On vit briller la pochette bleu profond qui était censée contenir l'amulette du clan.
- Que l'Idole soit votre force, que le bleu de vos amulettes soient le réceptacle de sa puissance. Vous serez le fer de lance de ceux qui ramèneront les criminels pour que la justice soit faite.
Les mâles dominants se levèrent en poussant une grande clameur. Avec un temps de retard, leurs serviteurs virent joindre leur voix à celles de leurs maîtres. Seuls ceux de l’intendance gardèrent le silence. La peur se lisait sur leurs visages.
Lourdement, les groupes se mirent en route. Les autres clans les regardèrent passer. Certains applaudissaient au passage les encourageant, d’autres restaient claquemurés derrière leurs hauts murs. Tout dépendait du degré d’alliance avec le clan bleu. Dame Érausot savait que, derrière les murs, dans chaque conseil, on supputait leurs chances de revenir et de ramener l’idole. Les mâles dominants marchaient fièrement. Ils arboraient leurs tenues de combat, faites d’un cuir dur réhaussé de plaques de métal. Ils avaient une épée longue au côté, des coutelas à la ceinture. Derrière les serviteurs portaient les armes de rechanges, les lances et le bardât nécessaire pour cette campagne. L’intendance suivait en un troupeau informe. Chacun portant une lourde charge. Ils passèrent ainsi devant quatre clans avant de rejoindre la place d’armes devant le palais de la reine. Les y attendaient les gardiens et les goulques, ainsi que la troupe royale. Sous les oriflammes, les mâles royaux étaient impeccablement alignés. Les goulques trémulaient et les gardiens essayaient de les faire tenir tranquille. Cela faisait un remue-ménage bruyant et malodorant. On avait enlevé les colliers habituels des goulques pour les remplacer par des colliers plus légers avec moins de contrôle qu’elles puissent aller dans les mondes noirs. Quand parut la reine et que hurlèrent les mâles royaux, les goulques s’agitèrent encore plus et glapirent, glaçant le sang des moins hardis. Les mâles dominants bleus se rangèrent derrière la troupe royale. Les serviteurs et l’intendance se répartirent au fond de la place et dans les rues adjacentes. La reine leva le bras pour imposer le silence.
- Nobles mâles, vous allez partir à la recherche de notre bien le plus précieux. Notre Idole qui depuis des lustres défend nos frontières et notre pays a été violenté par celui-là même qui aurait dû lui rendre hommage. Un mâle bleu...
De la place, on vit une femme se pencher à l’oreille de la reine et murmurer quelque chose. Même de loin, on vit son visage se décomposer. Elle rentra brusquement laissant le balcon des discours vide. Les spectateurs restèrent stupéfaits. On n’avait jamais vu, ni entendu une telle chose. Déjà en soi, le vol de l’Idole était un sacrilège sans nom. La conduite de la reine venait rajouter à la confusion. Après un temps d’attente, les gens se mirent à s’agiter sur la place. Les goulques elles-mêmes, semblaient mal à l’aise.
12:
La reine se dirigea à grands pas vers ses appartements, derrière elle, la première dame courait presque.
- Tu es sûre ? demandait la reine.
- Oui, le messager est formel. Il l’a vue.
- Préviens Karvach. Il pourrait être utile.
Devant elle, les portes s’ouvraient seules. Quand elle pénétra dans la pièce, un homme se jeta à terre en demandant pitié.
- Si tu dis vrai, ta vie n’est pas menacée, lui dit la reine, maintenant parle !
L’homme resta le front à terre comme on le lui avait dit. Il ne devait en aucun cas lever les yeux vers la reine. Il tremblait tout en parlant :
- J’étais sorti pour conduire mes bêtes vers la source. Nous sommes près des mondes noirs. C’est notre seule source propre. J’avais remarqué de loin que le bosquet ne semblait pas comme d’habitude, mais dans le noir, je ne voyais pas bien. Je me suis approché car mes bêtes semblaient renâcler. Je suis passé devant elles. J’ai pris un licol et j’ai tiré pour faire avancer la première. Ç'a été dur. Mais petit à petit, elles avançaient toutes en suivant celle que je forçais. C’est quand elle s’est cabrée pour ne plus avancer que je suis tombé....
La reine tapa du pied, les détails du récit l’exaspéraient.
- Dépêche-toi… ma patience à de courtes limites...
L’homme se mit à trembler encore plus :
- Ben c’est là que j’lai vu… Toute dorée comme ça… ça peut-être qu’une statue royale. Alors j’ai prévenu la chef...
La première dame prit la parole :
- La chef a tout de suite compris l’importance de ce qu’il avait trouvé. Elle a vérifié ses dires et est montée en personne prévenir le palais. Dès que j’ai su, j’ai envoyé des gardes royaux et la quatrième dame. Elle m’a confirmé. C’est bien l’Idole qui est près de la source.
La reine fit un geste de la main comme si elle balayait une poussière. Immédiatement, on fit sortir l’homme.
- Il faut que je voie cela de mes yeux, dit-elle. Faites patienter les troupes.
La reine reprit son pas de course pour se diriger vers l’antichambre. Les serviteurs couraient dans tous les sens. La sortie de la reine imposait tout un cérémonial qu’ils allaient avoir du mal à mettre en place. Personne ne devait baisser les yeux sur elle. Il fallait contrôler tous les espaces surélevés pour s’assurer de la chose et puis, il fallait les gardes pour faire plier les genoux récalcitrants.
Quand elle arriva dans le grand vestibule, sa chaise à porteur était prête, les troupes des gardes étaient là, même si elles étaient moins ordonnées qu’à leur habitude.
- Et au pas de course, dit la reine en montant dans sa chaise.
Sur la place, les mâles présents eurent juste le temps de mettre un genou à terre. Le temps qu’ils formulent leur étonnement, l’équipage de la reine était loin.
Devant les trompes sonnaient. Tous ceux qui étaient penchés pour voir ce qu’il se passait, se retiraient vivement et se cachaient. Tout le monde savait que Karvach s’occupait des récalcitrants. Elle passa devant d’autres clans et devant le temple de l’Idole pour arriver dans la plaine couverte de cultures.
- HALTE !
Ce fut comme un coup de fouet. Tout le monde se figea.
- LÀ !
La reine montrait quelque chose sur le bord du chemin. Un éclaireur courut examiner ce que montrait la reine. Quand il revint son front était soucieux. Il fit la génuflexion et dit :
- Ma reine, mes paroles disent la vérité. Je n’ai jamais vu de pareilles traces. Elles sont gigantesques et munies de douze griffes.
La reine sursauta. Elle avait souvent vu les pieds de l’Idole. Elle s’était, plus jeune, amusée à compter les griffes. Il y en avait douze bien régulières à droite et onze plus une à gauche. Elle interrogea l’éclaireur :
- Oui, ma reine, c’est tout à fait cela, la douzième griffe à gauche est anormale.
- COUREZ ! hurla-t-elle, COUREZ OU CRAIGNEZ MA COLÈRE !
Les porteurs n’eurent pas besoin d’autres encouragements. Ils se mirent à courir aussi vite qu’ils le pouvaient. Quand ils arrivèrent près de la source et que la reine descendit, ils pensèrent qu’ils n’auraient pas fait plus. Haletant, pliés en deux, ils se laissèrent tomber à terre pour reprendre leur souffle pendant que la souveraine courait vers la source, suivie de près par la première dame. Elles s'arrêtèrent comme stupéfaites en voyant la grande statue de l’Idole posée là dans son écrin de verdure. Elle était presque aussi haute que les arbres environnants. Pour la reine, on était face à un impossible. Ce tas de pierre ne pouvait pas bouger.
13:
Un bruit la fit se retourner. Elle tiqua à la vue du grand prêtre qui arrivait. Il était imposant pour un mâle. Il avait le pouvoir que lui conférait l’Idole. Il était le seul à pouvoir la toucher. Il marchait à grands pas. Il dépassa la reine sans même la regarder. Il s’approcha de la statue dorée. La reine, qui voyait pour la première fois l’Idole dans la lumière, fut étonnée par sa taille. Elle ne la connaissait que dans le temple, dans la salle sombre aux senteurs d’encens. Le grand prêtre fit de nombreuses salutations et quand il fut à portée de main de la statue, il poussa un grand cri. Les gardiens qui l’accompagnaient le virent tomber. Ils coururent lui porter secours. La reine sentait qu’elle perdait le contrôle de la situation. Elle avait marché trop vite pour que ses gardes soient là. Elle regarda les gardiens relever le grand prêtre et le soutenir. Son visage était décomposé. Elle sentit une joie mauvaise l’envahir. Elle pensa que ce pauvre fou croyait peut-être ce qu’il professait. Cela faisait longtemps qu’elle avait perdu la foi de son enfance dans cet Idole censée la protéger des mondes noirs. Elle n’y voyait qu’un tas de pierre recouvert d’or. Elle pensa même un instant qu’elle allait pouvoir mettre la main dessus à la faveur des événements qui arrivaient.
Les gardiens revenaient en soutenant leur maître qui reprenait quelques couleurs.
- Allons, grand prêtre, on va bien arriver à la ramener à sa place, lui dit-elle quand il approcha.
Le grand prêtre la regarda avec des yeux hagards et lui répondit :
- Pauvre folle ! Nous sommes perdus ! L’homuncule a disparu. Les mondes noirs vont nous engloutir.
La reine eut presque envie de rire. Pourtant quelque chose la retint. Si ces vieux fonds de superstition étaient vrais. Elle claqua des doigts. Immédiatement une amazone vint à sa hauteur.
- Prends avec toi une escouade et va sur les frontières. Puis reviens me faire ton rapport.
Le royaume occupait un vaste plateau aux bords abrupts. Il n’existait qu’un passage à sa connaissance pour en descendre : l’escalier lumineux. Les autres endroits avaient été soigneusement barricadés. La reine comptait plus sur ces falaises pour les isoler des mondes noirs que sur la prétendue protection de l’Idole. Pourtant, elle ne pouvait se départir d’une angoisse sourde. Quelque chose n’allait pas. Elle chassa l’insecte qui tentait de la piquer et tenta de faire le point. Fallait-il envoyer l’armée dans les mondes noirs chercher ce mâle bleu maintenant que l’Idole était ici ? Elle pesa le pour et le contre. Elle se fit à nouveau piquer par une bestiole. Elle se retourna en entendant un cri. Sa dame première était entourée d’une nuée d’insectes volants et tentait par de grands gestes de les éloigner. Elle repensa à ce qu’avait dit le paysan. Une source coulait non loin. L’eau devait attirer les nuisibles. Elle chassa de nouveau un insecte de sa robe. Elle ne connaissait pas cette race. Cela ressemblait aux mouches qui périodiquement apparaissaient en ville, mais en plus gros avec une sorte de rostre. Elle écrasa la bête qui s’aplatit dans un bruit de carapace qui casse, laissant une trace rouge sang sur sa robe. La reine recula. Autant ne pas rester là. Elle ne pouvait rien faire de plus. Après quelques pas, elle regarda vers l’Idole. Sans l’homuncule, elle était vraiment un tas de pierre. Sa dame première la suivait. Elle remarqua que sa robe était constellée de tâches de sang. La reine s’arrêta pour l’attendre. La nuée d’insectes hématophages volait un peu plus loin. Elles étaient maintenant à l’abri de leurs méfaits.
- Je n’ai jamais rien vu de pareil, lui dit sa suivante. J’ai cru mourir !
Son visage était boursouflé par les piqûres.
- Nous devions être trop près de l’eau, répondit la reine.
- Je ne crois pas. Je connais cet endroit, jamais je n’avais vu cela.
La reine regarda sa suivante d’un drôle d’air. Elle n’aimait pas ce pressentiment qui ne la quittait pas. Son instinct étant peut-être sa meilleure arme, elle décida de le suivre.
- Rentrons, il faut que l’armée parte tout de suite.
Elle fit, toujours au pas de course de ses porteurs, le retour. À peine arrivée au palais, elle distribua les ordres, convoquant le conseil, ordonnant de réunir tous les clans pour une assemblée. Elle se dirigea vers le balcon des discours, laissant derrière elle toutes ses suivantes dont les robes, trop étroites suivant la mode actuelle, ne leur permettaient pas de faire de grandes enjambées. La reine leur cria avant qu’elles ne soient trop loin derrière :
- Que les amazones viennent immédiatement me faire leur rapport, dès leur retour.
Surgissant sur le balcon, elle surprit tous les mâles qui s’étaient mis au repos. Les goulques glapirent si fort qu’on les entendit dans toute la ville. Ce fut un chaos complet pendant un moment pendant que tous se remettaient debout. La reine n”attendit pas le retour au calme pour exhorter les mâles. Elle fut d'autant plus convaincante qu’ils perçurent sa peur. Les mâles royaux en furent assez perturbés pour laisser les mâles bleus prendre la tête du cortège. C’est aux accents guerriers d’une chanson de marche qu’ils se dirigèrent vers l’escalier de lumière. Loin derrière, les gens de l’intendance se regardaient les yeux emplis de peur.
14:
En haut de l'escalier, ils marquèrent le pas. Se tenant rendant sur le côté, ils laissèrent la place pour que les mâles royaux reprennent la tête de l'expédition. Ceux-ci chantèrent plus fort pour bien montrer qu'ils ne connaissaient pas la peur. Pourtant, ils ralentirent fortement avant de mettre le pied sur la première marche. Inexorablement, ils descendirent. Seuls un ou deux mâles remarquèrent que la mousse avait envahi la dernière marche. Les autres regardaient avec angoisse la brume qui recouvrait tout. Le premier rang disparut dans le brouillard. Le deuxième fit de même. Le sol était spongieux, instable. Mafgrok ne pensait pas que les mondes noirs étaient ainsi. Son imaginaire n'avait jamais mis d'image sur ces lieux. Mafgrok était un mâle du deuxième rang. Il continuait à chanter sans y penser. Il voyait à peine ceux devant lui et seul le son des voix lui donnait la position des autres. Il devait faire attention à la manière de poser ses pieds. Derrière les autres rangs suivaient. Les gardiens et les goulques descendaient sur les côtés. Il entendit leurs glapissements de joie quand elles arrivèrent en bas des marches. Quelques insectes volaient bruyamment autour d’eux. Il devinait leur silhouette parfois dans le brouillard. Il entendit un juron suivi d’une claque sur sa droite, puis d’autres fusèrent et encore d’autres. Le chant s’effilocha. Il entendit un vrombissement non loin de lui. Il chercha la bête. D’un coup cela s’arrêta. Mafgrok cria de surprise et de douleur. Il sentit une brûlure sur son poignet. Il secoua sa main gauche et vit s’envoler un gros insecte gris aux ailes multiples. Il regarda le point douloureux et découvrit du sang qui coulait. À son tour, il jura. Un autre insecte s’approcha de ses oreilles. Mafgrok fit des grands gestes pour chasser l’intrus, comme ses voisins. Il se mit peu à peu à courir pour tenter d’échapper à ces agresseurs volants qui arrachaient un bout de peau chaque fois qu’ils arrivaient à se poser sur une partie du corps. Ses réflexes furent juste assez rapides pour éviter la lame d’épée qui siffla. Il se jeta à terre, s’étalant dans une flaque de liquide visqueux et nauséabond. Il se releva aussi vite, dégainant sa propre épée et un de ses larges couteaux. Mi accroupi, il cherchait l’ennemi et ne le trouva pas. Il entendit :
- Saloperies de saloperies de saloperies….
C’était la voix grave de Dlealon, un mâle premier bien connu pour ses exploits. Il semblait devenu fou. Sabrant l’air en tous sens, il tentait de détruire tous les insectes arrivant en tous sens. Mafgrok dégoulinait de boue dans laquelle gigotaient des sortes de vers noirâtres dont la vue lui donna des nausées. Ils s’accrochaient à ses jambes. Il en chassa un du plat de sa dague. Ce dernier sembla y adhérer. Il dut secouer violemment son arme pour qu’il tombe. Autour de lui, de plus en plus de gens criaient. Mafgrok n’avait aucune vision générale de la situation. Dlealon continuait ses grands gestes. Il était tellement en colère qu’il ne regardait plus rien d’autre que ces nués d’insectes gris au vol bruyant. Mafgrok avait lui aussi subi de nouvelles attaques. Comme elles n’avaient lieu que sur les parties découvertes ou sans boue, il s’était recouvert le visage et les mains du liquide dans lequel il pataugeait. Il avait enlevé des vers noirs qui avaient profité de l’occasion pour s’accrocher à sa peau. Cela lui avait laissé des cicatrices en forme d’étoile à cinq branches qui étaient comme autant de brûlures. Il avait de légers vertiges, des nausées et se sentait un peu ivre. Il jura contre toutes ces bestioles. Dlealon devait être plus atteint que lui. Il l’entendit hurler qu’il allait tous les crever. Dlealon tua son premier compagnon peu après, dans un grand geste fauchant qui déchiqueta au moins deux agresseurs volants. Il partit d’un rire dément, continuant sa danse désordonnée, multipliant les moulinets de sa longue épée. Mafgrok eut l’impression que le monde devenait fou autour de lui. Après Dlealon, ce fut Mokgrav et Tralman qu’il entendit hurler. Accroupi, il se recula juste à temps pour ne pas être heurté par Thiaré qui s’effondrait devant lui. Mafgrok eut un haut le cœur en voyant les entrailles de son compagnon se déverser sur le sol. La surface brun noir sembla bouillonner. Mafgrok ne put se retenir de hurler de peur. Des dizaines de corps sinueux verts et noirs se jetèrent sur Thiaré, le dévorant vivant.
Mafgrok se mit à fuir, comme un fou. Il courait sans même réfléchir, il n’était plus qu’un instinct de survie. Se protégeant à coups d’estocs, feintant en tous sens, il évita les attaques de ses amis et compagnons qui semblaient être tous devenus fous. Il ne savait même pas où il courait. La seule chose qui comptait, était de survivre à la seconde d’après. Il vit passer un gardien dont la masse faillit le renverser, celui-ci ne pensait qu’à protéger sa tête d’une nuée d’insectes gris. Sa ceinture pulsait d’une étrange couleur violette, témoignant ainsi que la goulque dont il était responsable était hors de portée. Dans un coin de son esprit, la panique s’insinua. Une goulque sans contrôle était quasi invincible pour un homme même entraîné comme lui.
Fuir ! Fuir ! FUIR !
15:
Mafgrok après être tombé plusieurs fois, sentit quelque chose de dur sous son pied gauche. Il se précipita. L’escalier ! C’était l’escalier. Il s’y engagea comme un noyé s’accroche à une planche. Il se heurta à des mâles bleus l’arme à la main. Il dut même batailler avec eux. En le voyant ainsi surgir du brouillard, couvert de sanies, au milieu de tous ces bruits de bataille, ils l’avaient pris pour un ennemi. Quelqu’un donna l’ordre de poser les armes. Mafgrok ne l’entendit pas. Un dernier coup d’épée l’avait rendu inconscient.
Chimla tremblait encore de tous ses membres devant l’horreur qui était ressortie des mondes noirs. Heureusement pour elle qui était au premier rang de l’intendance, les derniers rangs des mâles bleus avaient stoppé avant de mettre le pied sur le sol mouvant. Elle tremblait, mais elle s’occupait de ceux qui avaient réchappé de l’horreur. Tous déliraient. Ils étaient couverts de plaies et de bosses. Un seul n’avait aucune blessure faite par une arme. Il était le plus sale et le moins marqué. Cela étonna Chimla. Elle nota ce détail dans un coin de son esprit. Elle verrait cela plus tard. Il lui fallait de l’eau pour soulager les blessés. Chimla était soulagée, comme tous ceux de l’intendance, de ne pas s’être engagée dans l’escalier. Elle ne comprenait pas pourquoi on n’avait pas achevé les vaincus comme d’habitude. La reine était arrivée très vite sur les lieux alors que les cris continuaient dans le brouillard des mondes noirs. Elle avait vu revenir les derniers de ses mâles avant que le silence ne retombe. Elle avait alors ordonné de soigner tous les blessés. Cela avait provoqué l’étonnement. On avait réquisitionné une propriété du clan brun qui jouxtait l’escalier de lumière. Les blessés qu’ils soient mâles royaux, bleus, ou même gardiens y avaient été transportés. Dame Érausot avait désigné des volontaires pour s'occuper des blessés du clan bleu. Chimla avait bien senti tout le mépris de la chef de clan pour ces incapables. Elle n’en attendait rien et les aurait fait achever sans les ordres de la reine. Les consignes pour Chimla et les autres filles du clan bleu étaient claires. Surveiller ce que les blessés pourraient dire et empêcher que Karvach n’intervienne en les éliminant.
Quand Chimla revint avec l’eau, les rumeurs circulaient. Les quelques autres filles qui étaient là pour les blessés, n’étaient pas très futées. Elles étaient les dernières parmi les servantes. Cela faisait enrager Chimla d’être là. Elle avait compris dès le départ que Dame Érausot ne lui épargnerait rien. Elle était là, inutile, alors qu’elle aurait eu beaucoup mieux à faire pour le clan et surtout pour elle. Elle écouta d’une oreille moins distraite qu’elle ne l’aurait voulu. Les amazones royales étaient rentrées. Les nouvelles étaient alarmantes. Partout, les mondes noirs semblaient avoir progressé comme sur les marches de l’escalier. Le royaume allait disparaître englouti dans ce néant qui les entourait. Telle était la peur qui commençait à se répandre dans le peuple. Les plus optimistes comptaient sur la reine pour les protéger. Les autres échafaudaient des plans de survie. Chimla les écoutait discourir. Tout cela était vain. Sans l’Idole, le royaume ne survivrait pas. Si les meilleurs parmi les mâles avaient ainsi presque tous péri, ce n’étaient pas quelques servantes sans cervelle qui réussiraient.
Elle laissa les autres à leurs bavardages et refit un tour de la salle. Les mâles blessés allaient mourir. Elle le savait. Toutes les armes étaient empoisonnées. Les quelques gardiens, qui avaient réussi à remonter les marches, étaient aussi blessés. Pour eux, ce serait plus long. Leur peau plus épaisse et leur constitution plus robuste prolongeraient leur agonie. Elle se retrouva près du mâle sans blessure. Laver les autres avait été facile. Ils avaient évité de se retrouver dans la fange des mondes noirs.  Celui-là avait dû y disparaître en entier. La saleté était repoussante et l’odeur presque insoutenable. Elle posa son baquet près de lui. Celle qui avait la responsabilité de ce lieu, avait senti l’animosité de Dame  Érausot contre Chimla. Elle en avait tout de suite profité pour la désigner pour s’occuper de la pire salle de cette infirmerie improvisée. Elle commença par laver tout ce qui n’était pas sous des habits. Il lui fallut faire plusieurs voyages avec son baquet. L’eau était tellement vite souillée qu’elle ne lavait plus. Quand le visage fut propre, elle le trouva plutôt bel homme. L’eau fraîche le ranima. Chimla sentit une poigne de fer lui bloquer la main. Le mâle royal s’assit et la regarda :
- Qui es-tu ?
- Chimla, du clan bleu.
- Que fais-tu ?
- On m’a désignée pour laver tes plaies.
Tout en maintenant fermement la main qui tenait le linge mouillé, le mâle regarda autour de lui :
- Qu’est-ce que je fais ici ?
- Tu es un de ceux qui sont revenus. On t’a amené inconscient.
- Les mondes noirs ! Je me souviens ! Nous sommes allés dans les mondes noirs !
Ses yeux étaient devenus comme fou.
- C’est un monde de folie. Jamais nous ne passerons. Il faut un talisman pour résister à ce qui vit là-bas.
- L’Idole est sans force. Je ne sais pourquoi, mais c’est ce que tout le monde dit.
- Qu’a-dit la reine ?
- Elle vous a épargné. Karvach doit venir. La reine veut comprendre pourquoi ses mâles se sont ainsi fait occire.
Le mâle regarda Chimla sans la voir. La terreur se lisait sur ses traits.
- Personne ne peut survivre dans cet enfer.
Au loin, on entendit quelqu’un crier :
- Le feu ! Le feu repousse tout ce qui vient des mondes noirs. Prenez des torches et protégez-vous.
Chimla se leva, le mâle aussi. Il tendit l’oreille.
- Ce bruit ! Ce bruit ! Ce sont les insectes gris. UNE TORCHE ! VITE UNE TORCHE !
Chimla courut vers le panier près de l’entrée. Les torches y étaient entreposées en attendant la nuit. Elle en prit deux, en tendit une à Mafgrok et battit le briquet. Elles flambaient à peine quand arrivèrent les premiers insectes. Ils se collèrent dos à dos, faisant des moulinets de feu autour d‘eux. Mafgrok les vit pour la première fois distinctement. Grands comme une main, ils avaient plusieurs ailes et un long corps fuselé. Ils en virent se poser sur les autres blessés. Le poison commençait à agir. Ils déliraient. Incapables de se défendre, ils hurlaient à chaque morsure. Pour Chimla et Mafgrok, la bataille sembla durer des heures. Brusquement, comme répondant à un signal, les insectes filèrent. Ils restèrent là un moment, la torche haute et immobile, attendant le retour des agresseurs. Le temps passa. La nuit arrivait. Seul le grésillement des torches venait interrompre les râles des agonisants. Chimla et Mafgrok se regardèrent. Ils avaient été mordus quelques fois.
- J’ai la tête qui tourne, dit Chimla.
- Normal, répondit Mafgrok. C’est les morsures qui font cela.
- Je crois qu’ils ne reviendront pas maintenant. Il fait noir.
- Je ne sais pas, dit Mafgrok. Garde une torche à portée de main.
Chimla baissa sa torche. La lumière qui l’aveuglait en partie, s’éloigna, éclairant la pièce. Elle poussa un cri de surprise :
- Regarde, dit-elle en désignant les gisants.
Mafgrok tourna les yeux vers ce que regardait Chimla et jura. Les autres blessés semblaient avoir été en partie dévorés. À celui-là manquait une main, à cet autre la moitié du visage.
- Il faut prévenir la reine, dit Mafgrok.
16:
Le conseil des clans était réuni. Toutes les dames étaient là. La reine présidait. Les cris étaient nombreux comme les morts. La première attaque des insectes gris avait fait des ravages. Le nuage était arrivé par le nord. Il avait fallu du temps pour trouver que le feu les repoussait. La nuit semblait les avoir fait fuir. La question qui hantait tout le monde était : “Et demain” ?
- Nous nous en sortirons! Nous nous sommes toujours sortis !
- Oui, grâce à l’Idole, répliqua Dame Érausot, sur un ton de parfait mépris. Je demande la destitution royale.
Les cris redoublèrent. Cette procédure n’avait été employée qu’une fois. À l’époque les hommes gouvernaient. C’était l’ancêtre de la reine qui avait demandé devant le grand conseil des clans la destitution du roi, en raison de sa folie.
- Qui es-tu pour demander cela, répliqua la reine, toi qui n’as même plus le talisman de ton clan ?
C’est à ce moment-là que Mafgrok entra dans la salle. Chimla n’avait pu le suivre. Il s’était échappé par la fenêtre pendant qu’elle détournait l’attention des autres filles. Beaucoup avait été plus touchées qu’elle et se lamentaient sur leur sort. Chimla houspillait tout le monde et les mettait au travail. Il fallait soigner les blessés en attendant de savoir ce qu’il fallait en faire. C’est alors qu’arriva Karvach. Il voulait interroger les mâles survivants. Même s’il montrait des morsures d’insectes, il ne semblait pas affecté. Sa morgue et son arrogance faisaient merveille pour faire accélérer les gens et les choses. Il parcourut rapidement les salles pour évaluer qui pourrait être interrogé. Il n’en trouva que deux ou trois ayant encore suffisamment de conscience pour répondre sans trop délirer. Quand il arriva dans la salle de Chimla, il fit le tour rapidement, ne remarqua pas le lit replié sur lequel s’était tenu Mafgrok et s’en alla aussi brutalement qu’il était arrivé.
Le grand conseil des clans étant public, Mafgrok s’insinua entre les spectateurs dans les gradins. La quarantaine de dames de clan et la reine se défiaient en une sorte de rituel de pouvoir qui lui sembla ridicule aujourd’hui.
- Que feras-tu si tu as la couronne, lança la reine à Dame Érausot ? L’Idole est devenue impuissante !
- Pas impuissante, dit une voix d’homme.
Toutes les femmes se tournèrent vers celui qui venait d’entrer dans le cercle.
- La source n’est pas morte. Elle a été éloignée de la statue, ajouta-t-il. Il faut la retrouver et la remettre à sa place. En attendant, nous rendrons un culte à l’Idole près de la source où elle est arrivée. Sa puissance l’y a conduite, sa puissance l’a ramènera dans le temple.
- Pauvre fou ! Nous serons tous morts avant ! Aucun mâle n’a survécu au monde noir !
Dame Ségaze venait de se lever dans le frou-frou de sa robe à volant jaune.
- Ce n’est pas exact, dit Mafgrok depuis le public.
Dame Ségaze le foudroya du regard. Elle reconnut un mâle royal.
Seuls les couards qui n’y sont pas allés sont revenus.
Ce fut au tour de Dame Érausot de pâlir en entendant l’accusation. Si tous les mâles royaux semblaient avoir péri, la moitié des siens avait eu la présence d’esprit de ne pas descendre la dernière marche.
- J’ai obéi aux ordres, j’ai affronté les mondes noirs et en suis revenu pour l’honneur de ma reine.
- Parle, Mafgrok, dit la reine.
- J’étais au deuxième rang quand nous avons descendu les marches. Le brouillard nous attendaient. Personne ne connaissait ces insectes qui nous ont attaqués. Jamais ils n’étaient venus dans le royaume. Leur morsure est une brûlure pire que le fer rouge et leur venin fait perdre la tête. Mes compagnons ont tenté de s’en protéger, tout comme moi, avec leurs armes. En évitant l’épée de Dlealon, noble compagnon du premier rang, je suis tombé dans la fange qui recouvre tout dans ces lieux. Si l’odeur en est infecte pour nous, elle repousse ces scorpions volants. J’ai tenté de prévenir mes compagnons mais déjà le venin avait détruit leur bon sens. J’ai fait alors demi-tour pour apporter ma découverte à ma reine. Malheureusement, je fus assommé avant de pouvoir remplir ma mission.
- Qui t’a assommé, demanda la reine ?
- Les mâles bleus qui tenaient les marches !
- FOUTAISES, hurla Dame Érausot. C’est un lâche qui a renoncé à la première peur.
- Au contraire ! C’est un héros ! Il nous donne la solution face au mal que nous allons devoir affronter. Le feu et la boue seront nos armes pour résister le temps qu’une expédition ramène la source de la puissance.
- Nos armures ont résisté, ajouta Dame Ségaze. Mon clan saura survivre.
Un brouhaha se leva dans l’enceinte du conseil. Tout le monde y allait de son commentaire. Dame Érausot enrageait. La reine avait repris la main. Elle se jura de faire périr dans d’atroces souffrances ses informateurs qui lui avaient dit que pas un mâle n’était revenu indemne. Ce Mafgrok venait de faire capoter son plan, pourtant, elle reprit la parole :
- Fort bien, gentes dames. Je propose que ce mâle soit le responsable de la prochaine expédition.
Un murmure d’assentiment parcourut l’assemblée. Toutes les dames étaient d’accord pour envoyer d’autres mâles que les siens.
La reine revint au centre et reprit la parole. Elle ne supportait pas de se faire voler la primauté.
- Que chaque clan fournisse un mâle et son équipement. Un petit groupe a des chances de passer là où une armée échoue. Quant à l’intendance, le clan bleu y pourvoira.
Dame Érausot eut un sourire de façade tout en bouillant intérieurement. La reine remportait cette bataille.  Dame Érausot ne doutait pas de remporter la victoire finale et qu’importe si la moitié du royaume disparaissait pour qu’elle prenne le pouvoir, l’important était d’avoir le pouvoir.
17:
Les jours qui suivirent furent difficiles. Quotidiennement un vol de ces scorpions volants faisait une incursion dans le royaume. Malheur à celui qui n’était pas à l’abri. Chamli préparait de nouveau son départ avec la quarantaine de mâles qui allaient partir. On leur préparait des armures de cuir durci recouvrant tout le corps y compris visage et mains. Ils étaient confinés dans un des sous-sols du palais. La seule lumière venait de lucarnes en haut des murs. Quand sonnait l’alarme, il fallait vite mettre un volet pour bloquer le passage des scorpions volants comme tout le monde les appelait maintenant. On avait prévenu les clans. Celui qui partirait aurait droit à un seul ou une seule aide, à eux de porter leur nécessaire. Les clans rechignaient à désigner leur candidat. Il fallut que la reine menace pour qu’ils obéissent. Même Dame Érausot, qui avait envoyé les provisions rapidement, prit son temps pour désigner le mâle qui devait partir. Plus de vingt mâles et leurs aides étaient arrivés, quand quelques amazones venues des petits clans vinrent se joindre à eux. Tout le monde savait que les petits clans n’avaient pas assez de mâles pour féconder celles qui devaient l’être. Chimla se demandait si ce n’était pas ce qui arrivait au clan bleu. Elle espérait ne pas voir arriver une des amazones. Chavda en avait fait de vraies machines à tuer. Elle fut à moitié rassurée en voyant se pointer avec un gros sac, Tordak. C’était un de ces mâles de l’ancienne génération. Chimla pensa que la reine se mettrait en colère en apprenant cela. Tordak n’était plus tout jeune. Dame Longpeng ne l’aimait pas plus que ça. Il était considéré comme un combattant moyen. On ne l’avait jamais vu briller dans un combat. En sa faveur, on pouvait noter qu’on ne lui connaissait pas de blessure. Chimla le vit dès son entrée. Il demanda où il devait se mettre, on lui désigna le coin où Chimla avait mis ses affaires. Il arriva près d’elle sans se presser. Son visage n’exprimait ni joie, ni peine, ni colère, ni rien d’ailleurs. Il la regarda comme on regarde un objet :
- On m’a pas laissé le choix, lui dit-il. Les autres ont mieux manœuvré que moi. Alors je vais être franc avec toi… Tu me fous la paix, je te fous la paix. J’ai déjà porté mon barda. Je peux encore le faire. Celui qui a été mon maître d’armes, avant que toutes ces femelles s’en mêlent, m’a toujours appris à me débrouiller.
- Parfait, répondit Chimla. Ça me va. Qu’aurai-je à faire pour toi ?
- Fais voir ton sac !
Chimla lui montra ses affaires. Tordak regarda les différents objets. Il fit deux tas.
- Ça, dit-il en désignant le plus gros, tu peux prendre. Le reste, tu jettes.
Chimla fit la grimace. Il y avait là des choses auxquelles elle tenait.
- Et si je garde tout ça ?
- Alors tu seras bientôt morte. Déjà je ne suis pas sûr que ce qu’on emporte soit adapté. Ils rêvent là-haut, dit Tordak en montrant le plafond, en croyant que nous ne serons partis qu’une vingtaine de jours… Il va falloir survivre et pas comme ici. Non, non, dans les mondes noirs, c’est ta vie que tu joues à chaque instant.
- Alors personne ne reviendra !
- J’suis pas devin. Ce qui est sûr, c’est que j’ai pas envie de mourir. Tous les autres se croient très forts. Ils vont voir. Les mondes noirs ne sont plus repoussés. Ces pauvres fous pensent qu’avec quelques torches et beaucoup de prières, ils vont y arriver. Moi, j’ai été jusqu’à l’escalier de lumière et bien… la mousse est sur la troisième marche et c’est pas fini.
Chimla eut un regard de peur.
- Au moins, tu réagis sainement… T’as peur ! Les autres y pensent qu’on va gentiment leur ramener Karabval et la source de la puissance…
- Mais on part pour ça ! le coupa Chimla sur un ton sec qui fit se retourner les autres.
Tordak lui jeta un regard mauvais. Il attendit que les autres se détournent, en posant son sac et en sortant ses affaires. Chimla remarqua que, hormis des armes, il n’avait pas grand chose. Tordak reprit à voix plus basse :
- Apprends à être discrète ! Tu ne gagneras rien à te faire remarquer. Moi, j’ai pas confiance dans toutes ces femelles qui nous gouvernent. J’ai été voir là où plus personne ne va...
Comme Tordak laissait du silence, Chimla se demanda de quoi il parlait.
- Aujourd’hui, il est de bon ton de jeter tous les vieux machins aux orties, mais il y eut un temps où on leur accordait de l’importance. Quand j’étais un gamin dans le clan mauve, avant qu’on me donne au clan bleu, on m’a appris les livres. J’ai été, avec celui qui nous enseignait, lire dans les vieux grimoires l’histoire du royaume.
Chimla prit un air ahuri.
- Pourquoi s’embêter avec toutes ces vieilles choses ?
- C’est ce que vous dites, vous les jeunes. Mais dis-toi bien, qu’on y apprend mille choses utiles et que les autres là-haut, dit-il en désignant encore le plafond, feraient bien d’aller voir ce qu’ont fait le roi Draout ou la reine Verkas…
- Pourquoi tu ne leur dis pas ?
- Parce que je suis considéré comme un vieux fou qu’il vaut mieux envoyer dans les mondes noirs.
La conversation s’arrêta avec l’alarme. Tordak vit tout le monde se précipiter pour fermer les volets. Bientôt on entendit le bruit des chocs des insectes qui venaient taper sur les volets comme s’ils savaient que des hommes étaient derrière.
18:
La reine vint sur le balcon du palais pour saluer leur départ. Les quarante guerriers saluèrent. On avait deux groupes, les mâles d’un côté qui saluèrent la reine en mettant un genou à terre pendant que les amazones mettaient les deux mains serrées sur le cœur. Derrière, les gens de l’intendance formaient un troupeau qui attendait tête baissée. La reine leur adressa juste quelques paroles d’encouragement. Sous son regard distrait, ils se mirent en marche. Les amazones étaient fières, raides et dignes malgré les carapaces de cuir qui les recouvraient. Les mâles, à la démarche plus lourde, donnaient une impression de puissance mais aussi de traîner les pieds. Quant à la piétaille qui suivait, personne n’y prêta attention. Ils furent rejoints par deux gardiens. Sous leurs masques de cuir, personne ne pouvait deviner leurs pensées. Les goulques qui les accompagnaient étaient des bêtes déjà âgées. En les voyant passer, les plus optimistes pensèrent qu’on avait désigné les plus expérimentées. Les autres pensaient que la reine n’attendait rien de cette expédition. Chimla était de ceux-là. Elle ruminait de sombres pensées. Elle allait disparaître dans les mondes noirs. Elle se rappela ce que Dame Longpeng lui avait dit de son avenir. Elle ne le voyait pas comme cela. Où était cette prédiction d’être celle qui dirige le clan ? Elle lui avait même donné un talisman qu’elle portait collé au plus près de sa peau. Dame Longpeng le lui avait remis en audience privée. Personne ne savait ce qu’il s’était dit. Les bruits qui avaient couru à l’époque avaient parlé de mission d’espionnage. C’est vrai que Chimla avait rempli mille fois ce rôle pour son clan. Ce jour-là, Dame Longpeng lui avait passé le lacet autour du cou en lui disant qu’elle portait l’avenir du clan. Tout à son rêve de devenir une dame du conseil, Chimla n’avait pas prêté plus attention au présent reçu. Aujourd’hui, marchant vers les mondes noirs, elle se demandait ce que valait vraiment cette amulette.
19:
Quand ils arrivèrent à l’escalier lumineux, la lumière baissait déjà. Il avait été décidé qu’ils partiraient la nuit, puisque les scorpions volants étaient diurnes. Ils posèrent leurs affaires et revêtirent les armures de cuir durci. Tordak pesta :
Ils sont même pas foutus de faire ça avec du bon cuir.
Il se battait avec les sangles et les attaches qui fonctionnaient mal. Chimla qui peinait aussi, répliqua :
- La reine pense avoir la solution. Elle va réactiver l’Idole… Elle a dit à quelqu’un qui l’a répété que les anciens savaient faire cela. Qu’il suffisait de trouver le bon livre et de le refaire.
- Elle rêve la reine. Elle n’a pas lu le livre. Moi je l’ai lu… Il faut retrouver le voleur et ramener ce qu’il a pris. Refaire un réceptacle pour l’Idole est trop long.
- Ce n’est pas ça… Elle veut faire une nouvelle Idole.
Tordak regarda Chimla d’un air incrédule. Mais en face de lui, il ne vit plus qu’une face inexpressive de cuir brun :
- Elle est alors encore plus folle que je ne croyais, murmura-t-il en ajustant son masque.
Ils sursautèrent en entendant le glapissement des goulques. Tout le monde s’immobilisa pour regarder. Deux gardiens arrivaient tenant leur goulque avec une laisse. Ils dépassaient tout le monde de deux bonnes têtes. Leur armures étaient de cuir noir.
- Ils ont ressorti leurs vieilleries, grommela Tordak entre ses dents.
- Comment ça, demanda à mi-voix Chimla ?
- Ces armures viennent du musée. Elles auraient été celles des premiers gardiens...
Chimla ne connaissait pas l’arrivée des premiers gardiens, ni l’histoire du royaume. Par contre, elle connaissait tous les clans et leurs membres respectifs. Elle était capable de citer beaucoup d’alliance et de liens de soumission. Elle pensa amèrement que dans quelques pas… cela ne lui serait d’aucun secours.
Un des gardiens dit d’une voix assourdie par le masque :
- Nos goulques sont là pour nous diriger. Nous serons devant.
N’attendant aucune réponse, il se dirigea vers l’escalier. Il s’arrêta en haut. Mafgrok le suivait avec son aide. Tordak lui emboîta le pas :
- Viens, dit-il à Chimla, il n’est pas bon de traîner derrière dans les mondes noirs.
Chimla se dépêcha d’avancer, préférant charger son sac en marchant plutôt que de perdre de vue Tordak. Ce n’était pas la courte dague pendue à sa ceinture qui la protégerait.
Le gardien marqua un temps d’arrêt en haut de l’escalier lumineux. Sa goulque tirait déjà comme si elle avait trouvé une piste.
- Que l’Idole nous protège, dit-il !
Et il mit le pied sur la première marche. Mafgrok n’hésita pas un instant. Tordak non plus. Si l’aide de Mafgrok s’arrêta quelques instants sur la première marche, Chimla préféra se coller derrière Tordak. Le sol devint glissant bien avant d’atteindre le dernier degré. Les mondes noirs, sans bruit, partaient à l’assaut du royaume.
20:
Quand ils s’enfoncèrent dans le brouillard, la lumière devint laiteuse. La goulque de tête reniflait et tirait suivant une improbable piste vieille de plusieurs jours. Derrière elle, le gardien la contrôlait du mieux qu’il pouvait en tenant la laisse courte. Il regrettait sa ceinture. Avec les cristaux de commandement, il savait obliger ces bêtes aussi grosses que lui à se tenir tranquilles. Sans ceinture ni collier, il ne pouvait compter que sur sa force. À ce rythme-là, il ne tiendrait pas longtemps. Derrière lui, le deuxième gardien vivait un sort contraire. Sa goulque se laissait tirer, n’avançant qu’à contre-cœur. À chaque pas, on entendait un bruit de succion écœurant. L’odeur était fétide. Ils avancèrent ainsi un moment, tous sur le qui-vive, ne sachant pas si les scorpions volants viendraient ou pas. Certaines amazones avaient même sorti leurs armes. La nuit tomba doucement sans autre incident. Une étrange lueur jaune vert se diffusait dans le brouillard. Cette chiche lumière leur évitait de préparer des lampes. Ils commençaient presque à se détendre quand on entendit un grondement sourd. Les goulques glapirent. Toute la file s’immobilisa, l’arme au poing, cherchant partout un ennemi. Ils marchaient sur une sorte de mousse, parsemée d’herbes sombres. On entendit une suite de bruits de pas lourds et mouillés. Chamli pensa que les goulques venaient de faire fuir un animal qu’elle ne parvenait même pas à imaginer. Le silence revint, plus lourd, plus pesant.
   - T’entends quelque chose ? murmura quelqu’un.
   - Non, rien, répondit son voisin.
Le temps s’écoula sans bruit.
   - Allez, on se remet en route, dit Mafgrok. L’autre est bien passé. On va y arriver.
Les gardiens claquèrent de la langue pour faire repartir les goulques qui grognaient. Elles obéirent, tout en émettant une sorte de grondement sourd.
   - Elles sont pas contentes, dit le premier au second.
   - Moi non plus, j’suis pas content ! répliqua le deuxième gardien.
   - Oui, mais toi… t’as pas l’choix !
Lentement la colonne se remit en marche. C’est à ce moment-là qu’il y eut un cri :
   - Hibkin est enfoncé dans la vase !
   - Aide-le, lui répondit quelqu’un.
  - J’y arrive pas !
Il y eut un moment de flottement. Devait-on s’arrêter, la laisser ? On entendit toutes les opinions. Personne ne se bougea vraiment à part Repsin son aide de camp. Hibkin était un mâle du clan orange. Mafgrok grogna mais donna l’ordre d’aller voir ce qu’il se passait. On s’approcha avec prudence en tâtant le terrain. Hibkin avait déjà un mollet presque enfoncé jusqu’au genou. L’autre jambe était encore sur un terrain plus ferme mais Hibkin n’avait pas la force de se sortir de là. Repsin le tenait par le bras et tirait sans que rien ne bouge.
Chamli s’approcha aussi. Elle sentait autour de son cou l’amulette devenir lourde. Elle s’arrêta. Le phénomène se calma un peu. Un pas en avant et le cordon vint lui tirer sur la nuque. Elle fit un pas en arrière, elle sentit la légèreté. Elle resta en retrait, essayant de comprendre ce que lui disait l’amulette. D’autres s’approchaient, plus curieux de voir ce qui allait se passer que d’aider.
Hibkin commençait à avoir vraiment peur. Son genou ne dépassait plus de la fange. Son autre jambe faisait maintenant un angle douloureux. Repsin tirait de toutes forces sur le bras de son maître.
Chimla vit que les gardiens peinaient à contrôler les goulques qui tentaient de s’éloigner de l’endroit. Elle fit un nouveau pas en arrière, allégeant son cou. Les silhouettes se perdirent dans la brume luminescente.
   - On va s’y mettre à plusieurs, dit Bervis. Tiens, Hibkin ! Passe cette corde autour de toi, qu’on puisse te tirer.
Le temps qu’il fasse le nœud, la moitié de sa cuisse avait disparu. Hibkin grimaçait de douleur, se sentant écartelé.
De sa place, Chimla, vit quatre hommes se mettre à tirer de toutes leurs forces sur la corde. Tout sembla se figer comme dans un tableau peint. Hibkin était comme un nain entouré de géants mais un nain dont la taille diminuait. Malgré tous leurs efforts, Hibkin s’enfonçait :
   - Ça m’aspire, hurla-t-il, ÇA M’ASPIRE !
Les quatre tireurs firent un effort supplémentaire qui fit crier Hibkin. Malgré cela, ils le virent s’enfoncer lentement mais inexorablement dans un hurlement de terreur qui ne s’acheva que lorsque la fange lui remplit la bouche.
Le silence qui s’en suivit, fut plus terrible encore.
21:
Une bulle vint crever la surface. Libérant une odeur encore plus infecte de putréfaction. Repsin restait penché là, au-dessus de quelques objets qui surnageaient sur l’eau sale. Il répétait sans s’arrêter :
C’est pas vrai, c’est pas vrai, c’est pas vrai, c’est pas vrai….
Faisant attention où il posait le pied, il se pencha en avant pour tenter de récupérer un des petits sacs de Hibkin qui flottait un peu plus loin. Pendant ce temps, les quatre tireurs frottaient leur mains en partie brûlées par la corde qu’ils avaient dû laisser filer par à coups pour ne pas être entraînés.
Chimla sentit peser l’amulette plus fort sur son cou. L’astre nocturne apparut au-dessus du brouillard, éclairant la scène d’une lumière plus intense et plus blanche. Chimla fit un pas en avant et sentit le poids augmenter. Elle chercha vers où aller pour le faire diminuer. Elle se retrouva près des goulques et des gardiens qui malgré leur force, n’arrivaient pas à les retenir. Pas après pas, ils s’éloignaient. Chimla n’aimait pas l’idée de se retrouver près des goulques. Elle partageait la crainte de tous. Ces animaux étaient sanguinaires et avaient dépecé plus d’un mécréant suivant les dires des gardiens. Elle se retourna quand même pour voir ce que faisaient les autres. Hibkin avait disparu. Ce n’était pas une grande perte. Elle n’avait jamais aimé ce prétentieux. Ils avaient autre chose à faire que de se lamenter sur son sort. Elle vit Tordak non loin qui venait vers elle. Lui aussi devait penser qu’on avait perdu assez de temps. Derrière lui les autres se détournaient aussi du lieu du drame. Les quatre mâles qui avaient aidé se mirent à se charger de leur sac. Repsin poussa un petit cri de joie :
Je l’ai !
Il n’eut même pas le temps d’avoir peur. Une gueule énorme jaillit de la fange, faisant une gerbe d’eau. On entendit le bruit du claquement des mâchoires et le splach que fit la bête quand elle retomba dans la boue.
Tordak en passant près de Chimla lui dit :
J’étais sûr qu’il ne fallait pas s’arrêter là.
Tu aurais pu lui dire, répondit Chimla.
L’avait qu’à lire au lieu de se pavaner, lui répliqua Tordak en emboîtant le pas aux gardiens.
 La marche reprit. La lumière était meilleure mais le moral très sombre. Tout le monde surveillait ses pieds. Les goulques tiraient toujours vers la même direction. Comme si Karabval avait marché tout droit. Chimla s’interrogeait. Comment avait-il survécu? Il était seul, armé légèrement. Les mondes noirs étaient terribles. D'ailleurs comment allaient-ils pouvoir dormir ? Et manger quand les provisions s’épuiseraient?
Le glapissement d’une goulque la sortit de ses interrogations. Elle tirait son gardien particulièrement brutalement. Il se mit à courir pour suivre sa bête. Bientôt toute la colonne se retrouva au petit trot. Chimla s'essouffla vite. Elle se fit dépasser par tous les guerriers. Le souffle court, les poumons en feu, elle s'accrochait à chaque fois qu'une nouvelle personne la doublait, essayant de perdre le moins de terrain possible. Quand elle commençait à trébucher, à avoir un brouillard devant les yeux, elle vit que le groupe s'était arrêté. Elle les rejoignit. Elle se retrouva à genoux sur un sol ferme. Elle haletait et tentait de reprendre sa respiration. Elle posa son sac, comme les autres. Par terre, des aiguilles formaient un tapis agréable au pied. Elle les toucha. La douceur avait quelque chose d’étonnant dans ce monde. Elle releva la tête en cherchant ce qu’il se passait. Elle entendait les goulques grogner. Elle se releva pour se rapprocher d’elles. Elle les retrouva au pied d’un arbre. Elle leva la tête. La ramure couvrait un vaste secteur. Tout le groupe était en dessous. Chamli espérait que rien de dangereux n’existait dans ces branches. Les goulques s’étaient assises au pied du tronc. Elles grognaient de satisfaction. Chimla entendit Mafgrok  parler :
Tu es sûr de ce que tu dis ?
Oui, il a séjourné ici. Regarde !
Le gardien montra le tronc. Chimla qui s’était assez rapprochée, découvrit le tronc. Il était couvert d’épines triangulaires. Le gardien montrait certains endroits.
Il a coupé des épines et fait des marches. Je ne sais pas comment il a évité de se blesser mais il a réussi à monter. Les goulques sont formelles. Il faut aller voir en haut ce qu’il a laissé.
Tordak se tenait au premier rang. Chimla se glissa jusqu’à lui.
Tu connaissais ces arbres ?
Oui, ce sont des riek. Leurs épines les protègent. Ils sont les seuls endroits sûrs dans les mondes noirs.
Mafgrok regardait le tronc de riek. Il mit ses mains dans les endroits libres d’épines, puis mit ses pieds là où d’autres places avaient été libérées. On le vit s’élever. On entendit sa voix :
Il y a une place qui a été dégagée.
On l’entendit fourrager, puis il redescendit.
Il n’y a rien, là-haut.
Il a dû dormir et repartir, dit un des gardiens.
Je crois, répondit Mafgrok. On va se reposer là, et on repartira tout à l’heure. Le sol est sec et la nuit encore longue. Les scorpions volants nous laisseront tranquilles.
Il enleva son masque. Se retournant vers le groupe, il dit :
Bgail, amène à manger !

22:
Les gens s’étaient mis par affinités sur cet îlot sec. Tordak et Chimla s’étaient vus repoussés vers l’arbre. Ils campaient très près du tronc. Trop près au goût de Chimla qui s’étaient fait déchirer la peau lors d’un simple frôlement. Les amazones occupaient un morceau de terrain sous une grosse branche, ce qui délimitait une bande confortable assez longue. Il y avait chez les amazones des petits clans une certaine entente. L’une d’elle avait réussi à transporter du feu. Même s’il n’était pas bien gros, les petites flammes du foyer réchauffaient les esprits. Elles mettaient assez souvent en commun leurs forces dans des alliances entre clans. Même si l’on ne pouvait parler d’entraide, il y avait une sorte de convivialité qu’on ne trouvait pas chez les guerriers. Chacun couple guerrier-serviteur avait délimité son territoire, se mettant plus loin de ceux qu’ils n’aimaient pas ou qu’ils redoutaient. Leur orgueil les poussait à être les plus forts. C’est pourquoi aucun n’avait pris de feu. Les autres auraient vu cela comme une faiblesse.
Chimla sortit du sac les galettes de route. C'était une nourriture dense à défaut d'être bonne. Ils mâchèrent en silence. Autour d’eux, le même silence régnait simplement troublé par les bavardages venus du camp des amazones. La fatigue se faisait sentir. Chimla piquait du nez entre deux bouchées. La lumière changeait doucement. Tordak s’était maintenant allongé pour dormir un peu. Chimla s’endormait assise. Sa tête tombait en avant, la réveillant. Elle ouvrit les yeux une nouvelle fois. Regarda un peu autour d’elle et voulut s’allonger pour dormir. Son amulette se mit à peser lourd, trop lourd. Elle se remit assise. Le poids était moindre, mais encore présent. Elle se leva, l’amulette se fit oublier. Elle commença à s’appuyer sur l’arbre et se redressa en poussant un cri de douleur. Du sang coulait de son épaule. Chimla jura. Son cri avait soulevé la tête de quelques guerriers qui lui jetèrent des regards torves. Tordak aussi se réveilla et la regarda. Puis il regarda autour de lui. Autour de son cou, Chimla sentit à nouveau le poids de l’amulette. Si elle se baissait, le cordon lui faisait plus mal. Elle commença à escalader le tronc pour soulager son cou. Elle arriva à un espace dégagé, sans épines aucune. Le tronc et les branches étaient couverts des mêmes épines que par terre, rendant l’endroit aussi agréable qu’un nid. Elle décida de s’allonger là. Elle vit arriver Tordak. Il passa la tête au-dessus de la branche et regarda où était Chimla. Il fit :
- Ah oui !
 Elle le vit disparaître. Quelques instants plus tard, il remontait. Elle vit d’abord les sacs, le sien suivi de celui de Tordak, puis elle vit la tête de ce dernier émerger en jurant :
- Saloperies d’épines !
Elle le vit essuyer du sang sur son bras.
- Faudra faire attention en redescendant, dit-il. Il nous reste assez de temps pour nous reposer.
Regardant autour de lui, tout en s’allongeant, il ajouta :
- Il avait trouvé un bon coin. Même pas besoin de faire le guet.
Chimla déjà ne l’écoutait plus. Elle avait sombré dans le sommeil. Son rêve devint cauchemar. Elle était dans le palais avec Dame Longpeng à discuter quand explosèrent des cris. Chimla vit les dames du conseil se précipiter pour égorger sa maîtresse. Elle essayait sans succès de s’y opposer, les cris redoublaient…
Chimla se réveilla en sursaut. On criait bien. Son rêve n’était que réalité. Tordak était au-dessus du puits d’entrée, son épée dans une main et sa dague dans l’autre. Chimla s’approcha de lui.
Elle murmura :
- Qu’est-ce qui se passe ?
- On se bat en dessous, répondit Tordak sur le même ton.
On entendait glapir les goulques et les cris des guerriers. Le fracas des armes qui s’entrechoquaient couvrait tout le reste. Cela dura un moment. Puis le silence revint.
Ils restèrent immobiles un moment. Tordak fut le premier à bouger :
- Reste avec les sacs ici, j’vais voir.
Il allait s’engager dans la descente quand il s’arrêta un instant, regarda Chimla et lui demanda :
- T’as une arme ?
Chimla sortit sa dague. Tordak la regarda comme on regarde un jouet et dit :
- Ça devrait suffire.
Elle le vit disparaître, attentif à ce qui se passait en bas. Il remonta bien vite.
- Le jour est là et les scorpions aussi.
Il se dirigea vers son armure et s’en revêtit. Puis il reprit sa descente pendant que Chimla s’équipait.
Le temps passait sans qu’il remonte. Chimla entendait des bruits et des conversations. Elle décida de descendre aussi.
Personne ne fit attention à elle. Tous les présents avaient remis leurs armures. Des scorpions volants passaient çà et là. Tordak discutait plus loin. À terre, elle vit plusieurs corps, dont certains difformes. Ces êtres lui évoquèrent les récits de monstres des mondes noirs. Ces histoires, horribles étaient racontées le soir aux enfants pour les faire tenir tranquilles.
Chimla s’approchait du groupe qui discutait :
- Les monstres… ils vont revenir, disait Dalk.
- Je ne sais pas, répondit Mafgrok. On les a bien étrillés.
- Les amazones ont payé un lourd tribut, dit Gietta du clan amarante.
- Elles ont surtout payé leur amateurisme, répliqua Mafgrok.
Chimla les laissa à leur dispute pour faire le tour du campement. Les amazones avaient le plus de pertes. Pour être précis, les servantes avaient été les plus atteintes. Trop heureuses de pouvoir enfin se libérer du carcan de cuir, elles avaient ôté leurs armures. L’attaque les avait surprises dans un demi-sommeil sans défense. Il y avait aussi des morts parmi les amazones.
Les attaquants avaient des branches de riek comme armes. Les épines tranchantes faisaient de profondes coupures. Les blessés étaient aussi assez nombreux. Chimla découvrait leur visage. Elle sursauta en voyant les dégâts. Les épines de riek avaient labouré les crânes, déchiquetés les joues, arrachés des yeux. Les corps eux-mêmes étaient lourdement atteints. Elle se demanda si, à part Tordak et elle, il y avait eu des survivants sans blessures. Les amazones survivantes se pansaient l’une l’autre. Les blessés gémissaient ou râlaient, agonisant. Plusieurs guerriers, qui avaient gardé en partie leur armure, s’occupaient de les achever, les égorgeant proprement.
Chimla vit au bout du camp les gardiens et leurs goulques. Même eux avaient des plaies. Si une goulque semblait en bonne forme, l’autre léchait le sang qui coulait encore de sa patte gauche.
Revenant sur ses pas, elle aida à pousser les corps des assaillants à l’extérieur du camp. Dès qu’elle atteignait le bord du tapis d’aiguilles et tombait dans l’eau, la dépouille se trouvait comme agitée de soubresauts. Chimla vit avec répugnance que cela était dû à une multitude de petites formes noires serpentiformes qui accouraient, attirées par l’odeur de la mort.
Le tapis d’aiguilles était rouge brun de sang. Chaque pas faisait un bruit poisseux. Chimla revint vers le centre du camp. Les discussions étaient toujours vives. Que fallait-il faire des morts ? Certains parlaient de leurs rendre les honneurs habituels mais sans faire le bûcher traditionnel. Le bois dans les mondes noirs était trop humide pour brûler correctement. D’autres voulaient les enterrer. On leur fit remarquer qu’on manquait de pelles. Mafgrok était pour les laisser là sous un tapis d’aiguilles. La plupart était contre cette idée qui heurtait la coutume. Chimla remarqua Tordak un peu en retrait qui ricanait. Elle s’approcha de lui.
- Ça t’amuse, lui demanda-t-elle ?
- Ils discutent de la décoration des fourreaux alors que les épées sont rouillées dedans.
- Que proposes-tu ?
- T’as une arme ?
- Ma dague !
Tordak se mit à rire franchement. Il se retourna et prit un bouclier et une épée.
- Je t’ai récupéré ça.
- Merci, dit Chimla.
- Te fais pas d’illusion, si j’te préfère en vie, c’est que ça me fait moins de poids sur le dos !
Chimla prit les armes. L’épée était trop longue pour elle. Elle ne voyait pas comment elle allait s’en servir. Le bouclier venait d’une amazone, il était vert-bleu. Ça ne valait pas la couleur de son clan. Elle remercia Tordak. Intérieurement, elle aurait préféré qu’il soit parmi les victimes. Sas airs supérieurs l’indisposaient.
Maintenant, on retourne dans le riek. Les scales vont arriver !
Chimla voulut lui poser une question mais, il était déjà en train d’escalader le tronc.
23:
Les scales ! Voilà maintenant que Tordak lui racontait des histoires pour faire peur aux enfants. Tout le monde savait que les scales n’existaient pas. La légende racontait que chaque clan devait désigner un ou plusieurs chasseurs de scales. C’était les plus braves et les plus forts. Quand des scales entraient dans le royaume, il fallait les tuer. Malheur aux petits enfants qui traînaient dans les rues la nuit. Malheur aux autres aussi ! Les scales étaient sans pitié, dévorant tout et tous. La légende disait encore que sur dix guerriers partis à la chasse aux scales, seul un revenait. C’était le héros pour toute la durée des fêtes. Il fallait les cerner. Le cimetière était le meilleur endroit. Les scales ne sautant pas, les hauts murs étaient parfaits pour les cerner. Quand tout était enfin fini, on relevait les dépouilles et on faisait des trophées des têtes des monstres.
- Oui, mais ça c’est la légende, lui dit Tordak. Moi, j’ai lu !
Il n’alla pas plus loin. Le glapissement d’alerte des goulques retentit en bas. Il entendit en bas tous les vivants se regrouper.
- Ils ne risquent pas grand chose. Les scales auront assez avec les morts d’aujourd’hui. Et puis deux goulques...
Le rugissement d’une goulque l’interrompit. Chimla le pressa de questions.
- Les scales sont des nécrophages. Ils sentent la mort à des distances que tu ne peux même pas imaginer. Ils sont devenus une légende dans le royaume à cause des goulques. Elles sont plus fortes qu’eux, enfin en meute. Une goulque seule n’a aucune chance de survie si elle ne fuit pas. Les scales sont venus chercher les morts. Malheur à qui s’y opposera.
Chimla frissonna. On était loin de la légende qui disait qu’on avait installé des planches tout autour du cimetière, en haut des murs pour pouvoir venir voir le combat des héros et des scales quand ils étaient cernés.
En bas, à part les goulques qui glapissaient et rugissaient, on n’entendait aucun bruit. Tordak reprit :
- Ils ne vont pas les combattre, même avec deux gardiens et deux goulques.
De nouveau, il s’interrompit en tendant l’oreille. Chimla fit de même. Il y eut d’abord des petits cris rauques venant d’un peu partout. Puis on entendit des clac-clac comme deux planches qu’on entrechoquent.
- C’est quoi ça, murmura Chimla.
- Ils claquent des mâchoires pour communiquer, répondit Tordak. Ils s’approchent. D’abord, ils vont tourner autour du riek et puis, ils vont venir chercher les morts.
- Mais c’est terrible… et la coutume ?
- Non, c’est pas terrible, c’est même une bonne chose. Mafgrok et ses semblables vont arrêter de nous casser les pieds avec les morts.
Les claquements se rapprochèrent. Chimla les entendit tout autour. Les scales claquaient de différentes manières, plus ou moins fort, plus ou moins vite. La tonalité même de chaque claquement était différente. Cela en devint presque assourdissant d’autant plus que les goulques hurlaient maintenant. Le premier cri la surprit. C’était une amazone qui criait le nom de sa servante. Chimla entendit Mafgrok crier à son tour :
- NON !!!
Il y eut du remue-ménage en dessous et ce fut un bruit de curée fait de claquements de mâchoires et de hurlements humains. Puis ce fut le silence.
- J’ai toujours pensé que Liscat était stupide, dit Tordak comme oraison funèbre.
Mafgrok hurla à nouveau :
- Que personne ne bouge, laissez-les. Protégez-vous mais laissez-les !
Dans leur refuge, Chimla et Tordak entendirent en dessous d’eux, les bagarres entre scales pour une dépouille. L’air était rempli de l’odeur de la mort et des cris rauques des nécrophages.
24:
Le groupe repartit à la nuit tombante. On s’était partagé les vivres et les armes. Le moral était mauvais. Ils se retrouvèrent dans cette pâle lumière jaune-vert qui fatiguait les yeux. Mafgrok avait décidé de ne pas achever les blessés qui pouvaient survivre. Il avait donné ordre de les laisser là. Charge à eux, de rentrer au Royaume pour donner des nouvelles. C’est donc trente guerriers et amazones ainsi que dix serviteurs qui repartirent. Chimla était maintenant la seule servante. Elle portait à son bras le bouclier et tenait dans l’autre main une branche de riek. Plus légère que l’épée, elle était aussi moins longue et mieux adaptée. Elle retrouva avec désagrément le sol mou et spongieux. Elle marchait derrière Tordak. Il était manifestement le seul à connaître au moins théoriquement, ce qui vivait dans les mondes noirs. Ils étaient au milieu de la colonne. Mafgrok avait préféré nommer les amazones en arrière garde. Selon lui, si elles prenaient du retard, cela aurait moins d’importance. Son serviteur était blessé. Il l’avait laissé au riek. Il soufflait en portant une charge presque deux fois plus lourde que tout le monde. Les gardiens étaient devant. Les goulques étaient nerveuses. Chimla les entendaient renifler bruyamment. Elles cherchaient la piste de Karabval. Chimla n’avait même pas approché des gardiens. Sous leurs masques, elle ne savait même pas à qui elle avait à faire. Elle eut les mêmes pensées pour les autres. Elle n’avait vu que quelques amazones sans leur masque et des serviteurs. Les guerriers étaient bien trop fiers pour avoir la faiblesse de les enlever. Certaines voix ne lui étaient pas inconnues, mais ici dans les mondes noirs, elle n’arrivait pas à associer, nom, voix et visage.
Comme les autres, elle faisait surtout attention où elle mettait les pieds. L’humidité de la veille avait détrempé le cuir de ses bottes et de ses guêtres. Elle avait froid aux pieds et surtout elle commençait à avoir mal.
Ils marchèrent ainsi un long moment en silence. Chimla fatiguait. Mafgrok n’avait pas l’air de vouloir faire de pause. Elle serra les dents. Il fallait qu’elle pense à autre chose. L’amulette, elle se mit à penser à l’amulette qui pendait à son cou. Karabval avait l’amulette du clan bleu, Dame Longpeng avait celle de Karabval et elle avait celle de Dame Longpeng. D’ailleurs, elle était bien lourde. Elle sursauta comme si une mouche l’avait piquée. L’amulette tirait sur son cou de plus en plus fort. Elle qui laissait pendre ses membres comme des poids qu’on traîne, se ressaisit. Tordak sentit tout de suite la différence et se retourna.
- Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as vu quelque chose ?
- Non, mais ce que je sens ne me plaît pas.
Il prit la remarque au premier degré et se mit lui aussi à renifler :
- Les goulques ne sentent rien, mais t’as raison, il y a quelque chose dans l’air.
Chimla se mit aussi à renifler. Vaguement une odeur âcre semblait flotter.
- Ya quelque chose qui pourrit pas loin, dit Tordak.
Chimla ne le pensait pas. Ce ne sentait pas la décomposition. Cela sentait…
- On devrait s’arrêter, dit-elle. Ce que je sens n’est pas bon et ce n’est pas de la pourriture.
Elle avait joint le geste et la parole, bloquant ceux qui étaient derrière. Les guerriers devant continuèrent. Ils les perdirent rapidement de vue. Le brouillard s’épaississait, ouatant les sons. Tordak affermit la main sur son épée. Les serviteurs derrière, virent se regrouper autour d’eux.
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Quelque chose vient, murmura Tordak.
Ce fut au tour de Chimla de prendre fermement son gourdin de riek en main.
- Prenez vos armes, ordonna Tordak. L’odeur vient par ici.
L’air autour d’eux devint fétide. Un des serviteurs se mit à vomir. D’autres l’imitèrent bientôt. C’était une odeur infecte qui emplissait l’air maintenant. Chimla avait des haut-le-cœur. Autour de son cou, l’amulette était lourde, trop lourde. Elle fit un pas dans un sens et puis dans un autre. Une direction rendait la charge moins pénible.
- Par là, dit-elle.
Elle partit en courant presque suivie par les autres. Leurs pas faisaient des éclaboussures bruyantes. Chimla n’en avait cure. On leur avait pourtant, intimé le silence et la discrétion avant de partir. Elle sentait une telle urgence qu’elle ne n’y pensait même pas. Autour de son cou l’amulette se balançait. Elle était moins lourde à droite. Elle tourna à droite, continuant sa course. Les autres derrière, s’accrochaient comme ils pouvaient. Soudain ses pas foulèrent ses aiguilles. Elle stoppa net. Tordak sur ses talons, l’évita de peu. Puis arrivèrent les serviteurs :
- Encore un riek ! dit l’un d’eux.
- C’est celui qu’on a quitté, cria un autre.
- Suffit ! dit Tordak. Ce n’est pas le même. Il est différent.  Regardez au lieu de dire n’importe quoi.
Tordak s’approcha du tronc et le scruta.
- Il n’y a pas de signe d’aménagement. Personne n’est venu ici.
Les derniers serviteurs s’avancèrent suivis des quelques amazones.
- Pourquoi nous faire courir comme ça ? demanda Traerts.
- Il fallait fuir, répondit Chimla.
- Qu’est-ce que tu fuyais, une odeur ? Une charogne quelconque ?
- Tu ne connais rien, Traerts du clan jaune d’or ! répliqua Tordak. Chimla a raison. Je sais ce qu’elle a fui. D’ailleurs vous allez bientôt le voir. Sentez !
Tout le monde renifla un grand cou. Certains poussèrent des cris de dégoût.
- Approchez-vous du tronc, ordonna Tordak et ne bougez plus. Ce riek a des branches basses, cachez-vous derrière.
- Les amazones ne se cachent pas, siffla Traerts.
- Oui, je sais, répliqua Tordak, Elles préfèrent finir comme Gietta !
Traerts rougit sous l’insulte, mais l’odeur qui devenait à nouveau insoutenable, l’empêcha d’insulter Tordak comme il l’aurait mérité. Elle avait les boyaux qui se tordaient dans des spasmes douloureux.
Si l’odeur était épouvantable, le bruit était léger. Tellement léger que personne ne l’entendit au début. Puis ce devint plus net. Un chuintement se rapprochait d’eux. Chimla associa ce bruit au traîneau qu’on pouvait tirer sur la paille pour la hacher.
- Là, dit un serviteur en tendant le bras.
Tous les yeux se tournèrent dans cette direction. Une forme dépassait du brouillard. Une forme molle se balançait largement au-dessus de leur tête. Le chuintement était maintenant très net et l’odeur à vomir. D’ailleurs beaucoup vomissaient. Un des serviteurs fit deux pas, s’éloignant du tronc pour s’écrouler à quatre pattes plus loin, vomissant ce qu’il n’avait plus dans l’estomac.
Chimla s’exclama :
- Ça nous a vus !
La forme molle se tournait vers eux, se penchant vers le riek.
- Ne bougez-pas, dit Tordak entre deux spasmes.
Des serviteurs partaient en tous sens pour fuir. Il essaya d’en retenir un d’une main tout en tenant son ventre de l’autre. Comme le serviteur tirait trop fort, il le lâcha, ne pouvant le retenir. Celui-ci déboucha en courant sur le tapis d’aiguilles. Il y eut comme un coup de fouet. On le vit porter ses mains à sa poitrine et il disparut comme happé par le brouillard. Tous ceux qui avaient quitté l’abri de la branche basse du riek subirent le même sort. Certains hurlèrent un temps, jusqu’à ce que le silence ne retombe dans un bruit de siphon.
- Qu’est-ce que c’est que cette horreur, demanda Traerts ?
- C’est un Gouam, dit Tordak entre deux spasmes.
- Alors ça se tue, hurla Traerts en dégainant ses deux épées.
Elle sortit en courant, hurlant sa haine et son dégoût. On entendit de nouveau ce bruit de coup de fouet et on vit se planter comme des harpons montés sur tentacules là où s’était tenue Traets. Dans le brouillard, la forme molle bougea plus rapidement. Les coups de fouet succédant aux coups de fouet.
Il y eut un cri horrible poussé par un gosier non humain.
- ELLE L’A TOUCHÉ ! hurla quelqu’un.
Depuis le riek, on entendait le combat. D’autres amazones se jetèrent dans la bataille. Le remue-ménage devint intense. On entendit un premier cri humain, celui-ci. On vit alors un des tentacules faire une boucle en l’air, entraînant dans sa course, une amazone transpercée au niveau de la cuisse. Elle se débattait tentant de frapper le tentacule qui l’emmenait. Son coup d’épée fit mouche mais n’alla pas plus loin. Un deuxième harpon venait de lui transpercer le thorax. Sous les yeux effrayés des serviteurs, on la vit disparaître dans la brume. Bientôt d’autres cris suivirent et le silence revint.
- Ne bougez-pas, redit Tordak, Ne bougez-pas !
Tous les présents étaient tétanisés, aplatis par terre de terreur. Un coup de fouet claqua, suivi du bruit d’un harpon tapant dans le riek.
- IL VEUT NOUS AVOIR, hurla quelqu’un.
Tordak ne vit pas qui c’était. Il entendit se lever l’homme et le bruit de sa course pour fuir les lieux. On entendit claquer le fouet et son cri quand il fut touché. Ce fut un long hurlement qui se termina en gargouillis horrible.
- On va tous y passer, si ça continue, dit Chimla.
- Pas si on ne bouge pas. Il ne peut pas venir sous le riek.
La tête molle se balançait comme si elle cherchait comment atteindre ses proies. Brusquement elle stoppa son mouvement.
Tout le monde retint sa respiration.
Lentement, la forme molle se pencha vers l’extérieur. Puis elle disparut. L’odeur enfin diminua.
Tout le monde tremblait maintenant.
- Pourquoi c’est parti, demanda quelqu’un ?
- Il a entendu ou vu ou senti d’autres proies. Les gouams sont insatiables, répondit Tordak.
Il se tourna vers Chimla.
- Merci, sans toi et ton odorat, on était tous morts. Tu ne sais peut-être pas te battre, mais tu sais survivre !
25:
Après ce qu'ils venaient de vivre, personne n'était prêt à partir. Quand la lumière du jour revint, ils restèrent à l'abri du riek. Sous cet arbre, les scorpions volants hésitaient à venir. On pouvait rester un moment sans masque. Il suffisait de le mettre quand on entendait le bruit du vol d’un scorpion. En dehors de Tordak, il ne restait que deux combattantes. Chimla regarda les serviteurs survivants. Ils n’avaient pas fière allure. Tous avaient la mine défaite des vaincus. Ils avaient perdu le contact avec leurs guerriers et ne pensaient pas même plus sortir vivants des mondes noirs. Elle pensa à Karabval qui était à l’origine de ce voyage sans retour...

    Il avait eu du mal à grimper dans l’arbre à épines. Karabval appelait comme cela les arbres dans lesquels il trouvait refuge chaque jour. Il manquait des branches basses et il avait été difficile de couper assez d’épines pour se faire des prises sans se blesser. Il avait dû sacrifier une cape pour y arriver. Il était maintenant bien installé sur le tapis d’aiguilles intérieur. Il ne lui restait plus qu’à se reposer. Il pensa à tous les évènements qui l’avaient conduit là où il était. Jamais il n’avait pensé qu’il quitterait le royaume et encore moins par les mondes noirs. Petit, il avait rêvé un temps de voyager vers les montagnes, celles qui bordaient le pays là où le soleil se couche. Il avait interrogé les grands sur ces contrées étranges d’au-delà des monts. Il savait que les gardiens venaient de par là, que les gardes noirs venaient d’encore plus loin. Il savait aujourd’hui que ce n’étaient que des rêveries d’enfant. La réalité s’était imposée à lui. Il avait un rôle à jouer. Le plus important était devenir mâle premier. Il avait de la chance, comme le lui répétaient ses maîtres. Il était né dans un des grands clans, un des clans du premier cercle. La Dame du clan discutait presque d’égale à égale avec la reine. Cela faisait la fierté de tous.
Karabval avait passé son enfance comme tous les jeunes mâles, entre exercices et corvées. Il avait un don particulier pour se mettre dans des situations impossibles. Il aimait passer derrière les barrières, faire ce qu'on ne doit pas faire. Il évitait autant de corvées qu'il avait de punitions. Ce qui le rendait intouchable était la protection dont il bénéficiait. Dame Longpeng le considérait suffisamment pour le saluer quand elle le croisait. La première fois que son groupe d'adolescents avait croisé la dame du clan, alors que tous s’agenouillaient pour la saluer, Karabval était resté debout. Tout le monde s'attendait à une sévère punition. Ils eurent la surprise de voir celle dont on disait qu'elle valait la reine pour la cruauté de ses punitions, s'arrêter, le regarder un moment et lui dire :
- N’exagère pas !
Karabval avait alors incliné la tête comme le premier des mâles.
La dame avait eu un sourire forcé et avait continué son chemin. Cette rencontre avait ouvert la porte à toutes les spéculations.
26:
Karabval laissait remonter ses souvenirs.  Dans son abri d'épines, il se revoyait quand il venait de changer de niveau. Il quittait enfin la pouponnière, suivant le mentor des jeunes qui était venu les chercher. Tous ceux qui partaient avaient attendu ce moment avec espoir, impatience et anxiété. Le clan bleu était le meilleur des clans. On leur avait martelé cela depuis toujours. Ils devaient être les meilleurs. Dès qu'ils avaient su marcher, ils apprenaient à se battre et à faire les corvées. Rares étaient les répits.
Il revoyait ce mentor. Sa première impression avait été forte. Le mentor était arrivé en grande tenue avec ses armes. Ses deux épées lui battaient les jambes faisant un claquement à chacun de ses pas. À sa ceinture les dagues s’alignaient dans des fourreaux incrustés de métal brillant. Immédiatement tous les jeunes s'étaient mis à rêver de lui ressembler.
Gambayou n'aimait pas ce rôle de mentor qui l'éloignait des lieux de pouvoir. Il aurait préféré rester dans l'entourage Dame Longpeng. Le mâle premier lui avait rappelé sèchement devant tout le monde que c'était son tour. Il était resté de mauvaise humeur en venant chercher le groupe. Il les jugeait responsables de son éloignement. Il avait revêtu sa tenue d'apparat de façon à les impressionner. Quand il arriva dans la cour, en retard pour montrer son importance, et qu'il vit le groupe, il le jugea d'emblée antipathique. Les regards admiratifs que les jeunes mâles avaient, le confortèrent dans son opinion. Il n'y avait rien à en tirer de bon. Il aboya un ordre pour qu'ils se mettent en rang pour le suivre. La rapidité de leur réaction l'écœura. Des moutons ! Il allait devoir conduire des moutons.
karabval se dépêcha comme les autres de s'aligner pour faire un carré parfait. Il fallait faire bonne impression à ce mâle qu'on disait proche de la dame du clan. C'est lui qui devait tout leur apprendre de ce que doit savoir un bon mâle. Dans un coin de son esprit, il eut une pensée qui l'amusa. Gambayou était proche phonétiquement de grand bayou ce qui était une gentille insulte mais une insulte quand même. Il refoula avec horreur cette idée de comparer son mentor à un benêt…
27
Gambayou était dur, au-delà de la moyenne. Les exercices succédaient aux entraînements. Karabval ne se rappelait que la fatigue de cette période. Dès qu'ils avaient quelques instants de repos, ils s'effondraient pour dormir. Le premier accident arriva vite. Une épée en bois est faite pour éviter les blessures, sauf la pointe. Quand elle pénétra dans l'
œil de Harmi, il hurla sa douleur. Gambayou intervint immédiatement. Il lui asséna une gifle magistrale pour le faire taire. Puis ayant à peine pris le temps de lui faire un pansement sommaire, il le renvoyait du groupe. Karabval en fut horrifié. À la moindre de ses erreurs, il pouvait subir le même sort. Il se jura de ne jamais vivre ça.
Au deuxième accident, suivi du deuxième renvoi, il pensa que son vouloir ne suffirait peut-être pas. Bogueté s'était cassé la jambe lors d'une mauvaise chute lors d'un combat. Pourtant, il était bon, meilleur que lui mais il avait manqué de chance. Karabval se demanda où chercher de l'aide pour avoir un sort favorable. Il devint plus attentif aux temps passés dans le temple. L’’Idole avait sûrement ce pouvoir. Restait à trouver comment la rendre attentive à son destin.
Le troisième accident le toucha. Karabval se battait avec Touasmi. C'était un garçon vif et rapide. Karabval le jugeait sournois. Ses combats étaient toujours comme des combats à mort même si les armes étaient factices. Pour Karabval, c'était le signe que Touasmi essayait de rentrer dans le cercle des proches de Gambayou. Vu la dureté de leur mentor, éliminer un jeune mâle du groupe pour le redescendre parmi les serviteurs, faisait gagner des places dans la hiérarchie informelle du groupe.
Touasmi s'était procuré une dague en bois de noor. Tout le monde connaissait la dureté de ce bois. Normalement les armes des jeunes mâles étaient en bois blanc. Touasmi avait aiguisé son acquisition comme on aiguise du métal. Karabval s'était déjà battu avec Touasmi. Il était aussi rapide que lui. Leurs joutes étaient toujours impressionnantes. Dans la cour où ils s'entraînaient, les combats s'arrêtèrent pour les regarder. Katabval ne sentit pas la première coupure. C'est en voyant son sang couler qu'il avait compris que Touasmi avait triché. Il avait juré tout en reculant. Touasmi avait poussé un cri de victoire en voyant la blessure. Karabval avait rompu le combat. Il se mit à tourner en rond au milieu du groupe formant arène. Touasmi fit de même un moment, portant quelques attaques sans conviction. Karabval réfléchissait. S'il était blessé à droite, c'est que l'arme dangereuse était la dague. Il l'observa mieux. Ce n'était pas celle en bois blanc qu'il tenait dans sa main gauche. Elle était trop sombre. Il pensa à ce qu'il devait faire pour s'en débarrasser. En attendant l'ouverture favorable, il se contenta de parer les attaques, tournant  sans cesse dans le cercle.
C'est alors qu'arriva Gambayou. Le silence se fit, perturbant les combattants. Si Karabval nota le fait dans un coin de son esprit, Touasmi voulut briller aux yeux de son mentor. Il multiplia les attaques. Au début, Karabval para les coups de ses deux mains. Son bras droit lui faisait mal mais répondait bien. Il donna pourtant des signes de fatigue en parant juste à temps. De nouveau, il y eut des cris autour d'eux. Certains qui anticipaient la victoire de Touasmi, l'encourageaient ouvertement. D'autres ne criaient qu'au moment des engagements. Gambayou s'était croisé les bras, sans perdre une miette du combat, tout en restant silencieux.
Il y eut un cri de surprise quand Karabval passa son épée dans la main gauche et sa dague à droite. Touasmi fut un instant décontenancé. Ils firent presque un tour de l'arène avant qu'il ne remonte à l'assaut. Il pensa que Karabval fatiguait. Il allait montrer au mentor sa haute valeur. Multipliant les attaques, il voulait noyer son adversaire sous un déluge de coups.
Karabval para les coups. La dague en bois de noor passa très près, entamant son habit à l'épaule. C'était l'instant favorable. Il laissa Touasmi pousser à fond son mouvement. D'un coup de pied, il le déstabilisa. Quand son adversaire fut en déséquilibre, Karabval d'un mouvement tournant le frappa à l’entrejambe du plat de son épée de bois. L'autre poussa un cri de bête et tomba à terre, cisaillé de douleur. Karabval acheva l'action en l'assommant.
Ce combat fut le début de la haine que Touasmi voua à Karabval. Ce fut aussi le début de la suprématie de ce dernier sur le groupe. Quant à Gambayou, il ne fit aucun commentaire mais n'oublia jamais de rappeler ce combat à Touasmi, utilisant cette haine pour gérer le groupe.
Karabval s'était soigné tout seul. Il connaissait la règle. Demander de l'aide pour une blessure revenait à se faire renvoyer chez les serviteurs. Déjà dans le groupe, nombreux étaient ceux qui étaient partis, trop épuisés ou trop malades.
28:
Au deuxième printemps, ils restaient une dizaine. Gambayou en semblait content. Il avait eu une fois ce commentaire :
- Il vaut mieux pas beaucoup sûrs que beaucoup incertains.
C'est Larjai qui l'avait entendu. Larjai était le plus petit du groupe. Si ça petite taille était un handicap pour les combats, c'était un avantage pour passer inaperçu. Comme les autres, il s'était endurci physiquement et moralement. Il avait appris les règles. Demander de l'aide était devoir à un autre. C'était une faiblesse. Rien n'était gratuit. On voyait bien la trame complexe des relations ainsi créées. Y manquer entraînait d’immédiates sanctions. Plus celui qui aidait était puissant et plus cela coûtait. Plus Larjai aidait les autres et moins il risquait. Seulement Larjai avait une dette. Karabval l'avait aidé. Pendant un des entraînements, Larjai avait perdu pied en traversant une rivière. Karabval lui avait tendu la main. Dans un geste réflexe Larjai l'avait attrapé. Depuis il enrageait. Même si Karabval n'était qu'un jeune mâle, se faire sauver la vie vous enchaînait à votre sauveur. Karabval qui avait fait ce geste sans calculer, avait demandé à Larjai, qui semblait toujours au courant de tout, de le tenir informé.
C'est par Larjai que Karabval avait appris que sans une bonne amulette, on ne pouvait pas conjurer le mauvais sort. Tous les habitants du clan bleu avaient reçu à la naissance une amulette. Elle était dans un petit sac accroché au cou de l'enfant. Elle éloignait le mauvais oeil. Celle du clan bleu était puissante. Nombreux étaient les bébés qui survivaient. Plus tard, elle avait moins bonne réputation. C'est pour cela que les jeunes mâles tentaient d'en avoir une autre. Certains accumulaient les amulettes. C'est ce que faisait Touasmi en volant celles des vaincus dans les combats.
Larjai avait entendu un des gardiens de l'Idole dire que cela ne servait pas à grand chose. L'amulette protégeait mieux ce qu'elle savait protéger. Pour protéger autre chose, il en fallait une autre. Chaque clan faisait ses gri-gris. Chaque couleur avait son domaine. Le clan rouge était réputé pour son efficacité au combat. Larjai était à la recherche d'une de ces amulettes. Karabval avait compris que le pouvoir venait de l'Idole. Il ne savait pas comment l'Idole faisait mais elle donnait du pouvoir à chaque amulette.
À chaque passage dans le temple, il observait. Il avait, comme tout le monde, assisté à la consécration des amulettes de son clan. Il avait vu la dame du clan de près. Pour une raison qui lui échappait, elle avait voulu que les jeunes mâles soient à côté de son siège. Il avait passé son temps à la regarder. Il avait senti sa puissance. Derrière elle, les dames premières semblaient beaucoup plus ternes. Dame Longpeng irradiait. Son magnétisme personnel était tel que personne ne pouvait contester sa place. Karabval avait senti le poids de son regard quand elle regardait vers eux. Jeune mâle, il avait tremblé, s'interrogeant sur ses manquements aux règles. Quand la cérémonie avait commencé, il s'était concentré sur ce que faisaient les officiants et particulièrement le porteur d'amulettes. Alors qu'un gardien de l'Idole attirait tous les regards par ses encensements, le porteur d'amulettes était passé derrière la statue. Il en était ressorti juste à temps pour voir se finir la grande prière.
Juste après dame Longpeng avait reçu les amulettes avec pour mission de les donner à ceux de son clan qui naîtraient.
29:
Karabval se réveilla épuisé. Il avait déjà vécu cela. Dans les mondes noirs, l'eau était un problème. Il y en avait beaucoup d”imbuvable. Quelques plantes contenaient de l'eau au milieu de leurs feuilles. La veille, il n'avait pas trouvé celle qui lui semblait la meilleure. Il avait dû se rabattre sur une plante en forme d'entonnoir. L'eau y avait un goût douceâtre. Il avait déjà vécu cet état une fois. Il savait qu'il allait devoir attendre pour émerger de cette somnolence. De nouveau il laissa remonter ses souvenirs.
Il se revit debout, au garde à vous. Gambayou arriva en grande tenue. Les jeunes mâles échangèrent des regards furtifs. Le voir apparaître en grande tenue était mauvais signe. Cela signifiait une nouvelle épreuve. Carnaval sentit son ventre se nouer. À chaque fois, il y avait eu un mort.
- On va voir ce que vous avez dans le ventre, commença Gambayou.
Le noeud se resserra autour du nombril de Karabval, d'autant plus que le mentor laissa un temps de silence.
 - Chacun de vous va tenter de pénétrer sur le terroir d'un clan. Charge à lui de me ramener un trophée !
Il vit au regard catastrophé des jeunes mâles qu'il avait atteint son but. Il n'y avait pas besoin de préciser que celui qui échouait, serait renvoyé chez les serviteurs. Quant à celui qui se faisait prendre, la seule sanction serait la mort.
 - J'ai préparé une cruche. Elle contient des boules de couleurs. Chacun va venir en tirer une. Ainsi il saura où aller.
Il fit un signe et deux serviteurs amenèrent une grande jatte. Avant de la poser au sol sur un signe de Gambayou, ils la secouèrent. Une fois posée, ils retirèrent le bouchon. Le mentor avait surveillé les opérations avec attention. Redressant la tête, il regarda le premier jeune mâle du premier rang et lui fit signe. Auroux avala sa salive et s'avança. Sentant tous les yeux braqués sur lui, il plongea la main, remua les boules et en sortit une. Elle était bleu vert. Il soupira de soulagement. Gambayou eut une légère contraction des mâchoires. Le second fit de même. Il tira une boule orange. À voir son visage se décomposer, tout le monde comprit. La peur monta d'un cran dans les rangs. Si le clan bleu vert entretenait des relations avec le clan bleu, autant le clan orange vivait pour l'éliminer. Les suivants eurent plus ou moins de chance. Touasmi tira la boule du plus petit clan, celui qu'on appelait parme. Larjai eut droit à une boule verte, vaste clan possédant beaucoup de terres. Il eut le sourire. Il pourrait mener sa mission sans avoir à rentrer dans le château du clan. Quand Karabval s'approcha, il sentit ses jambes trembler. Beaucoup de clans redoutables n'étaient pas sortis. Il plongea la main. Sous ses doigts les boules roulèrent. À la première tentative, elle lui échappa. Il replongea la main pour en saisir une fermement. Il la sortit et la montra à tous. Au cri qu'il entendit, il la regarda. Il ne comprit pas. Elle était noire. Et puis toute l'horreur de la situation lui apparut. Le noir n'était pas la couleur d'un clan mais celle du temple et de ses gardiens.
30:
Karabval observait encore une fois le temple. Cela faisait des jours que tous les soirs, il venait sur ce haut mur pour regarder la masse imposante du temple et de ses dépendances. Les goulques et les gardiens suffisaient à décourager tout le monde. Il n'était pas tout le monde. C'est ce qu'il se répétait pour s'encourager. Apprendre que Touasmi avait réussi était aussi un puissant stimulant. Comme tous les soirs, il vit arriver le vieux prêtre. Il ne savait ni son nom ni son rang. Il le voyait sortir quand le soleil était bas sur l'horizon et rentrer une fois la nuit tombée. Le vieil homme montait la pente qui menait à la petite porte latérale, celle que personne n'utilisait à part lui, quand il glissa. Répondant à une intuition, karabval se précipita pour l'aider. Le vieil homme se laissa aider. Karabval se posa un instant la question de savoir s'il agissait bien. Le vieux prêtre, avec une force qui étonna le jeune mâle, lui prit le bras en disant d'une voix éraillée :
- Viens, entrons !
La peur s'insinua dans l'esprit de Karabval. Il sentit le piège. Avant qu'il puisse se dégager, un gardien et une goulque apparurent non loin. Le vieux prêtre fit un signe au gardien qui s'inclina et s'éloigna. Karabval vit la goulque renifler son odeur. Elle gronda sourdement avant de suivre son gardien.
 - Parfois, ils en font trop, commenta le vieux prêtre.
Ils passèrent la porte, bras dessus, bras dessous. Un gardien ouvrit et ferma sans rien dire. Toujours fermement entraîné par le vieil homme dont il sentait la force, Karabval ne savait quoi penser. Il mémorisa les couloirs, comme il mémorisait tous ses trajets, sans y faire attention. Ils marchèrent ainsi un moment croisant différentes personnes qui tous s'arrêtèrent pour saluer le vieux prêtre. Karabval s'inquiétait de plus en plus. Il devait être maintenant au
cœur du temple, à la merci de quelqu'un dont il ne comprenait pas les intentions.
- Entre, lui dit le vieux prêtre en soulevant une tenture.
Karabval entra d'autant plus vite qu'il entendit le glapissement d'une goulque non loin de là. Il y faisait complètement noir. Derrière lui, le vieux prêtre laissa retomber le lourd tissu, supprimant le peu de lumière. Karabval avait entraperçu quelques étagères couvertes d'objets qu'il n'avait pas eu le temps d'identifier.
- Dès le deuxième jour, les goulques avaient repéré ta présence. Tu as de la chance que je t'aie attendu.
Karabval fut étonné de ces paroles.
- Vous m'avez attendu ?
- Crois-tu que ton mentor soit le premier à envoyer ses jeunes mâles chez les autres ?
Karabval n'avait jamais pensé à cela.
- Alors je ne suis pas le premier.
Cela fit rire le prêtre. Dans le noir, cela avait un côté angoissant.
 - Que sont devenus les autres ?
 - Certains ont rencontré les goulques avant moi, d'autres n'ont pas survécu à l'épreuve...
- L'épreuve ?
- Oui, celle que tu vas passer, ricana le vieux prêtre.
- Et si je refuse, dit Karabval en dégageant son épée.
Seul un rire qui s'éloignait lui répondit. Il resta un moment immobile, essayant de repérer où était l'entrée. Il fit un pas dans la direction qu'il estimait la bonne. Il se heurta à un obstacle bas, faisant un bruit de frottement qui le fit s'immobiliser. Il écouta longuement. Les sons étaient lointains. Le temple bruissait. Personne ne semblait réagir au boucan qu'il avait fait. Il utilisa son épée pour tâter le terrain devant lui. Il pensa qu'il fallait qu'il trouve un mur. Une fois au contact de la paroi, il arriverait à trouver la sortie. Là ce serait une autre histoire. "Mais une chose à la fois ! " pensa-t-il. D'obstacle en obstacle, il avança. Il toucha enfin un mur. Vint la question de la direction. Il tata son amulette comme si elle pouvait l'aider. Il allait prendre à gauche quand un bruit le fit sursauter. Cela lui évoqua le raclement d'une griffe sur le sol. Il prit à droite pour s'en éloigner. Une main sur le mur et l'épée dans l'autre, il avança plus vite. Le noir était toujours aussi profond. Ses pas, qu'il essayait de faire aussi discrets que possible, lui semblaient aussi bruyants que les tambours lors des fêtes. Bientôt il eut l'impression de marcher dans un couloir. Il connut la peur. Les paroles du vieux prêtre lui revinrent à la mémoire. Allait-il survivre à l'épreuve ?
Maintenant il touchait les deux bords du tunnel qui continuait à se rétrécir. Il en était à marcher en crabe quand il arriva dans une pièce. Il prit d'un côté, touchant encore le mur. Il fit un pas, puis deux. Son pied heurta une masse souple qui se mit à gronder. Karabval fit un bond sur le côté. Une goulque !
   - Je serais toi, je n'énerverai pas Ruegos. Il a beau être vieux comme moi, il a encore les crocs solides.
La voix éraillée du vieux prêtre le fit sursauter. Karabval entendit le choc des silex et vit les étincelles à quelques distances de lui. Un brasero se mit à jeter quelques lumières. Il était dans une grande pièce au plafond bas. Deux piliers la séparaient. Il se retourna. Une goulque mâle au poil blanchi se tenait dans un renfoncement de la paroi. Bien que son mufle soit posé sur ses pattes avant, il ne quittait pas Karabval des yeux. Près du brasero se tenait le vieux prêtre.
- Si tu es là, c'est que tu as choisi l'épreuve.
- Ai-je le choix ?
- Oui, tu peux préférer discuter avec Ruegos.
Katabval haussa les épaules. Il rengaina son épée.
- Que dois-je faire ?
- Toi, presque rien. Simplement, je vais faire une cérémonie.
- Je veux en savoir plus.
Le vieux prêtre resta un moment immobile. Il réfléchissait. Ruegos eut un glapissement doux.
- Oui, je sais. Tu as sûrement raison, dit le vieil homme à la goulque.
Il se tourna vers Karabval.
- Tu as de la chance. Mon temps est compté. Je vais t'expliquer ce que j'attends de toi.
Le vieux prêtre s'assit sur un tabouret. Il commença son récit. Il était l'ancien grand prêtre. Il avait été évincé par le parti du nouveau grand prêtre. Depuis il voulait se venger. Il avait mis des années à préparer ce qu'il allait faire. Puis il avait attendu des années avant de pouvoir sortir comme il sortait. Le nouveau grand prêtre, cet imposteur se battait maintenant avec ses anciens alliés. Dans le temple, il existait plusieurs factions soutenues par différents clans. Le clan bleu était plutôt de son côté à son époque. Il avait déjà utilisé d'autres jeunes mâles d'autres clans, comme le orange ou le rouge, sans qu'ils survivent. Aujourd'hui les augures étaient favorables, et Karabval était du clan bleu. Le vieux prêtre ne cherchait pas à tuer mais voulait que sa vengeance s'accomplisse.
- Quelle vengeance cherches-tu ?
- Que le pouvoir leur échappe et que cela les détruise comme je l'ai vécu et même pire.
- Quel est mon rôle dans ton plan ?
- Tu seras celui par qui les choses arriveront.

Le souvenir de la cérémonie le réveilla. Il souffla bruyamment. Le cauchemar était récurrent. Ce souvenir était le pire de sa jeunesse. Il avait tellement souffert. Le vieux prêtre l'avait attaché sur une pierre. Karabval s'en rappelait comme si les événements étaient arrivés hier. Il se souvenait du contact de la pierre froide sur sa peau nue. La goulque s'était enfoncée dans son recoin en émettant de petits glapissements craintifs quand le vieil homme avait jeté des herbes sur les braises. Une fumée dense et plutôt âcre avait envahi la pièce. Karabval toussa un moment et puis commença à se sentir nauséeux. Quand son estomac se mit à se révulser, il tira sur ses liens sans pouvoir bouger. Même sa tête était entravée. Le prêtre, sans s'occuper de ce qu'il vivait, dessina sur son corps. Karabval ne pouvait voir. Il en sentait toute la sinuosité. Le doigt parcourait son corps suivant un trajet anguleux. Il perdit la notion du temps. Bientôt il eut la sensation qu'on le brûlait. Partout où était passé le doigt du prêtre, sa peau semblait cuire. La douleur devint intense. Le prêtre chantait et karabval criait, puis il hurla. Tout semblait se confondre dans un brouillard orangé, pulsant des ondes douloureuses dans tout le corps. Enfin tout devint noir…

- Oui, Ruegos, il a l'air d'avoir survécu. Oui, je sais, c'est le premier.
Telles furent les premières paroles dont se souvenait Karabval. Son corps était comme une plaie à vif. Sans y penser, il essaya de bouger. Il était libre. Quand il s'assit, ce fut pire. La douleur augmenta au-delà de l'imaginable. Il retomba en arrière.
- Reste tranquille ! Prends ton temps.
Karabval fit un nouvel essai. La tête lui tournait, il avait envie de vomir et souffrait comme il pensait impossible de souffrir. Il vit le vieux prêtre assis non loin, caressant la goulque. Il semblait avoir vieilli énormément. Ses traits étaient creusés. Ses yeux enfoncés dans les orbites, au point de le faire ressembler à un vautour au souffle court.
- Qu'avez-vous fait ? susurra-t-il dans un effort.
Le vieillard leva la tête. Il regarda Karabval un moment et articula d'une voix fatiguée :
- Je ne sais pas... je croyais savoir mais là, je ne sais plus.
Karabval voulut bouger. Un voile noir lui ferma les yeux.

Il était resté inconscient un moment avant de se réveiller à nouveau. La douleur avait diminué. Il était de nouveau couché sur la table en pierre. Il se bougea avec précaution. Le vieux prêtre était là, la tête posée sur son énorme bête. Les deux monstres semblaient dormir. Quelques braises donnaient encore une lueur rougeoyante dans la pièce. Le froid l’avait réveillé. Il resta assis un moment sans bouger. La douleur était encore violente. Toutes les traces de peinture étaient des brûlures à vif. La peau avait disparu. Karabval attendit que les vertiges cessent avant de se mettre debout. Il ne pouvait pas rester là. Il fallait qu’il retourne au château de son clan. Le vieux prêtre allait devoir l’aider. Quant à sa vengeance, il pouvait se la mettre où il voulait.
Une fois debout, il dut encore attendre un bon moment avant de pouvoir bouger. D’appui en appui, de table en mur, il progressa. Il dut s’arrêter une ou deux fois pour vomir et autant pour s’asseoir. C’est dans la nuit quasi complète qu’il arriva près du vieux prêtre. La souffrance le rendait insensible à la peur. Son esprit émergeait avec peine du brouillard de douleur. La présence de la goulque était un détail. Sa seule pensée était "rentrer" et le prêtre devait le conduire. Il se reposa à nouveau avant de pouvoir faire les derniers pas qui le séparaient de son but.  Quand les battements diminuèrent dans son crâne, il s’appuya sur la paroi pour s’aider à avancer. Le vieil homme était toujours immobile. Karabval trébucha sur une irrégularité du sol. Il ne put se retenir. Son pied frappa le sol avec violence lui arrachant un cri. Il tomba en avant droit sur le mufle de la goulque. Les cornes lui enfoncèrent les côtes. Le souffle coupé, il se retrouva à terre incapable de bouger. Il eut de nouveau un moment d’inconscience. À son réveil, il avait soif. Péniblement, il se mit à quatre pattes. Le prêtre et sa goulque étaient là, à deux pas. Il les fit se remettre debout.
- Il faut me ramener chez moi, murmura-t-il.
Cela n’eut aucun effet. Karabval le secoua. Le vieil homme tomba, il était froid. Karabval jura. Il mit sa main devant le mufle de la goulque. Il ne sentit aucune respiration. Il jura à nouveau. Alors c’était vrai, quand une goulque mourait, son maître mourait avec… ou le contraire. Karabval ne savait plus bien. Il s’adossa à la bête et de nouveau se sentit glisser dans l'inconscience. Il vécut plusieurs épisodes de réveils et d’endormissements successifs. La soif se fit plus présente à chaque fois.
À son nouveau réveil, son corps réclamait de l’eau. Il tâta le corps raide du prêtre, trouva la petite gourde qu’il portait à la ceinture et la vida d’un trait. Un peu plus lucide, il fit le point. Il était au milieu du temple dans une pièce, ne connaissant pas les lieux et sans lumière. Il manquait d’eau, de vivres. Son corps était une plaie et il était nu. Il pensa que cela ne pouvait pas être pire. Il se mit à rire quand la pensée de Gambayou lui revint. Il ne fallait pas qu’il oublie de ramener quelque chose pour prouver qu’il avait réussi sa mission. Cette pensée lui donna le fou rire. Il fallait qu’il ramène un souvenir pour le mentor ! Quand il se calma, toujours secoué de hoquets de rire, il pensa à ses habits et à ses armes. Le tas qu’il en avait fait ne devait pas être très loin. Évitant de se mettre debout, c’est à quatre pattes en explorant le sol devant lui qu’il se mit en mouvement. Il trouva ses affaires là où il pensait qu’elles étaient. Il en fut heureux. Il se rhabilla. Toujours à quatre pattes, il repartit vers la goulque et son maître mort. Il se retrouva contre la paroi et dut chercher un peu pour sentir les poils de la bête. L’idée lui traversa l’esprit d’en prendre quelques uns et de les mettre dans son sac à amulettes. Les poils de goulque avaient la réputation de faire de bonnes amulettes de protection. Il bougeait doucement. La douleur était toujours importante. En évoluant avec lenteur, il avait moins mal. Il lui fallait de la lumière. Il fouilla les poches du prêtre cherchant un briquet. Il trouva une gourde. En la secouant, il entendit qu’elle contenait encore du liquide. Prudent, il l’accrocha à sa ceinture. Il continua sa recherche. Il trouva ce dont il avait besoin dans un sac posé près du corps. Il battit le briquet, faisant naître une petite flamme bleutée. Il se dirigea vers le brasero et bientôt il eut une lumière suffisante pour voir ce qui était dans la pièce. Il trouva de l’eau dans un bassin. Il but beaucoup, tellement il était assoiffé. Puis il s’assit. Il se sentait épuisé au moindre effort. De nouveau il dormit. Quand il se réveilla, le brasero ne contenait presque plus de bois. Il en rajouta. Il se posa la question du temps passé et comment sortir. Au clan bleu, il devait le croire mort. Il eut un petit rire. Il était là enfermé dans une pièce avec une goulque et un prêtre mort. Entre lui et son clan, il y avait tout le temple et ses gardiens. Il peinait à voir comment il allait en sortir.
Un raclement de pied se fit entendre. Karabval se dépêcha de se lover dans le recoin le plus sombre derrière la goulque. Un homme entra en portant un plateau. Il se dirigea vers une petite alvéole dans le mur opposé. Il tâta la paroi et posa son fardeau. Quand il se retourna, Karabval vit ses yeux blancs. Un aveugle ! L’homme sembla écouter quelque chose. Karabval retint sa respiration. Cela dura quelques secondes, puis le serviteur repartit aussi silencieusement qu’il était  venu. Karabval attendit un moment avant de sortir de son abri. Comme tout semblait calme, il se dirigea vers le mur opposé. Le serviteur avait déposé des vivres. Karabval se jeta dessus. Plus il mangeait et plus il prenait conscience de sa faim.
De nouveau, la fatigue le submergea. Il trouva un coin près de la goulque avec une couverture. Il s’y lova. À son réveil, il allait mieux. La douleur était importante. Malgré cela, il bougeait mieux. Certains mouvements lui étaient interdits. Les croûtes, qui parsemaient son corps, craquaient s’il les faisait. Il explora un mieux la pièce. Des tentures cachaient des alcôves dans lesquelles était entassé tout un fatras de vases, coupes et autres objets de cérémonie. Karabval en manipula quelques uns. En retournant une urne, des amulettes tombèrent. En en ramassant une, elle était lourde dans la main. Cela l’étonna pour une aussi petite chose. Il la regarda. Elle était cousue. Il essaya de savoir ce que le sachet de cuir contenait en le triturant sans y arriver. Elle avait un cordon. Il la passa autour de son cou. Il la trouva étonnamment légère. La reprenant en main, il fut étonné de retrouver cette sensation de poids. Il associa à sa découverte l’idée de la puissance. Il fit les gestes d’appropriation qu’on lui avait appris et la remit autour de son cou.
Explorant une autre alcôve, il découvrit des offrandes. Une d’elles était au couleur de son clan. C’était une poupée habillée comme la dame du clan. Cela le fit sourire. Voilà ce qu’il allait rapporter. Il l’enveloppa dans un tissu et la glissa entre sa peau et sa tunique avec d’infinies précautions. Il ne voulait pas réveiller la douleur.
Une autre tenture occultait un couloir. En la soulevant, il avait eu la sensation d’un air plus frais. Aucune lumière n’éclairait ce couloir. Il s’y engagea en espérant que c’était le couloir qu’il avait emprunté pour venir. Il avança à tâtons mais sans trébucher car le sol était lisse. Il jura intérieurement. Ce n’était pas le bon couloir. Il fit demi-tour. Alors qu’il allait soulever la tenture, il entendit :
-  Le vieux est mort ! Va prévenir le grand prêtre !
Il y eut un bruit de pas et de griffes raclant le sol. Rapidement Karabval s’enfonça dans le sombre couloir. La nuit et l’incertitude étaient préférables aux goulques. Il avança rapidement et silencieusement. Il se heurta à la paroi quand le boyau fit un coude. Il jura à mi-voix. La lumière brusquement augmenta. Le gardien qui était resté dans la pièce avec le cadavre, cria à sa goulque :
- T’as entendu quelque chose, ma grosse ? Allez va voir !
Karabval ne hurla pas de terreur mais se mit à courir. C’était complètement irrationnel. Une goulque court tellement vite. Il n’avait pas fait cinq pas qu’il s’écrasait sur la paroi dans un nouveau tournant. Il se fit très mal. L’esprit complètement embrumé par la douleur, il se retourna juste à temps pour se retrouver face au mufle d’une goulque. Karabval se colla le dos au mur, trop douloureux pour avoir peur. Il sentait l’horrible odeur de la gueule à quelques centimètres de son visage. Elle le renifla. Le sourd grondement d’alerte se transforma en une sorte de petit glapissement joyeux quand les naseaux de la bête se furent approchés de sa nouvelle amulette. La goulque qui ne pouvait faire demi-tour dans cet étroit couloir repartit en marche arrière négociant difficilement le tournant. Karabaval en profita pour s’éloigner, plié en deux par la douleur qui le taraudait. Il marchait lentement une main en avant. Il évita ainsi d’autres surprises. Ce couloir accumulait les virages à angle droit. Il passa devant quelques embranchements sans s’arrêter. Il ne savait pas où il allait quand il entendit la rumeur. Ce fut comme un bruissement fluctuant prenant de l’ampleur à chaque pas. Dans sa mémoire, surgirent des images de cérémonies. Il se heurta à une tenture. Elle était lourde et épaisse. Il la souleva. Elle sentait la poussière. Il se retrouva dans une petite pièce à l’air stagnant. D’autres tapis étaient suspendus au mur. Une vague lumière venait d’en haut. Il souleva une des tapisseries, derrière, un tissu léger bougea. Il s’approcha doucement. L’écartant, il jeta un coup d’œil. Il referma bien vite en découvrant la grande salle du temple. Un office avait lieu. Il retourna dans la petite pièce. Il prit une autre issue. Il trouva un escalier derrière le tapis. Les marches étaient hautes. À chacun de ses pas, il sentait sa peau lui faire mal. Les croûtes tiraient, se détachaient, saignaient. Ses vêtements, poisseux de sang, collaient.
Heureusement cela ne dura pas. Il trouva une nouvelle tenture. Il la poussa avec précaution. Il était sur un petit balcon. Il entendait les chants de l’assemblée. Il mit un moment à comprendre et quand il comprit, il eut un mouvement de recul.
Il était derrière l’Idole, à hauteur de sa tête. Son cœur se mit à battre très fort. L’anathème n’était pas loin. Il se renfonça dans une encoignure de la paroi. Rien ne se passa. Les chœurs continuaient. Il risqua de nouveau un œil. Tout était calme autour de lui. Il détailla l’arrière de l’Idole. Lui, qui n’en avait vu que les pieds, en voyait maintenant la tête. Immense et dorée, elle était terrifiante. Quelque chose dans ses traits lui évoqua les goulques. Il s’en voulut immédiatement de penser cela. Il n’aurait jamais dû être là. Quelle punition l’attendait ? Une idée s’imposa à lui. La faute en revenait au vieux prêtre. C’est lui qui avait fait ce qu’il avait fait. C’est à cause de lui que Karabval était sur ce balcon avec autour du cou cette amulette qui amadouait les goulques. Il détailla encore l’Idole. Peut-être était-ce cela la vengeance ? Il remarqua une petite trappe sous l’épaule de l’Idole. En tendant le bras, il pouvait presque  l’atteindre. Elle était intrigante cette trappe. Que pouvait-elle contenir ? Il tenta de la toucher mais faillit tomber. Il chercha autour de lui quelque chose pour s’accrocher. Il trouva alors un crochet de métal posé sur le sol. En l’utilisant, il pouvait forcer l'ouverture. Il fut étonné de la facilité de l’ouverture. Dedans il vit une cavité où reposait quelque chose qu’il prit pour une amulette. Il allait tenter de l’attraper quand son regard fut attiré par deux silhouettes se dirigeant vers le rideau cachant la cavité où il était passé. Son instinct lui dit qu’ils venaient sur le balcon. Il repoussa la trappe, posa la barre rapidement et se dépêcha de rentrer dans le couloir. Pouvait-il descendre ? Il tendit l’oreille tout en se plaquant contre la paroi. Il entendit le bruit des pas dans l’escalier. Il fallait qu’il se cache.
- Je te dis que c’est l’autre qui aurait dû te passer la panière.
- Oui, mais ce n’est pas bien grave, ce ne sont que des amulettes de nourrissons. Même si le rite n’est pas parfait, ça ira bien.
- Le vieux serait encore là, tu ne dirais pas ça.
- Oui, mais depuis que Fasruc est devenu grand prêtre, on fait comme ça et ça marche.
Karabval entendit les deux prêtres se disputer à mi-voix tout en montant les escaliers. Ils poussèrent la lourde tenture qui pivota pour venir s’appuyer sur la paroi. Karabval retenait le plus qu’il pouvait sa respiration pour ne pas se faire remarquer derrière. Il espérait que le couloir et le balcon étaient assez sombres pour qu’ils ne voient rien. En entendant jurer un des prêtres, il risqua un œil.
- C’est encore cet idiot de Brastil qui n’a pas remis le crochet à sa place, dit l’un des deux en cherchant la tige que Karabval avait utilisée.
- Et en plus il a mal refermé la trappe, dit l’autre.
- Même si t’es pas d’accord, je le signalerai à Fasruc.
- Je ne dis rien, moi ! Tu sais qu’il est du parti dominant.
- Et alors, on peut pas le laisser traiter l’Idole comme ça !
Sous les yeux de Karabval, les deux prêtres avaient ouvert la trappe. Ils firent des génuflexions et récitèrent des mantras. Puis l’un d’eux, avec le crochet, sortit le contenu de la cavité. Dans la pénombre, Karabval ne vit pas distinctement. Il vit juste les prêtres toucher chaque amulette de nourrisson avec ce qu’ils maniaient avec beaucoup de déférence, tout en marmonnant des paroles indistinctes. Cela dura un moment, puis ils remirent tout en place. Murmurant encore des prières, ils sortirent à reculons fermant la tenture derrière eux. Karabval se retrouva seul face au balcon et à la mystérieuse trappe. Il souleva la tenture et silencieusement se mit à descendre les marches derrière les prêtres.
Arrivé dans la petite pièce, il se dirigea vers l’issue donnant sur la grande salle. Derrière la lourde tapisserie, le rideau bougeait encore. Il se risqua dehors. Il faisait sombre. Les deux prêtres contournaient l’Idole pour rejoindre l’autel. Karabval se glissa le long de la paroi la plus sombre. Il appréciait aujourd’hui que cet immense espace soit aussi mal éclairé. Il glissa un long moment d’ombre en ombre. Il voyait de mieux en mieux l’assemblée en prière. Il se rappela ce qu’il avait déjà vu. Il pensa se glisser au fond de la foule et sortir sans se faire remarquer. L’encenseur occupait l’espace faisant monter des volutes de fumées odorantes devant l’Idole. Un des prêtres qui étaient montés sur le balcon, se tenait prêt à intervenir.
- Je serais toi, je retournerais bien vite à ma place…
Karabval sursauta en entendant cette voix grave derrière lui. Tout occupé à surveiller la salle, il venait de passer devant un gardien et sa goulque. Celle-ci était debout et le regardait sans bruit.
- … tu dois être jeune mâle très pieux pour que ma goulque ne dise rien. Alors file sans faire de bruit.
Karabval ne se le fit pas dire deux fois et se dirigea vers le fond de l’assemblée. Comme certains jeunes mâles faisaient au cours de retraites dans le temple. En approchant des gens agenouillés, il reconnut la couleur de son clan. Il chercha des yeux les jeunes mâles et les aperçut un peu plus loin. Sans bruit, il se glissa au dernier rang.
31:
Le soleil était déjà haut quand Karabval se réveilla. Il avait faim et soif, surtout soif. L’eau douceâtre qu’il avait bue, il y a … il ne savait plus, n’avait pas étanché sa soif. Il descendit avec précaution du riek. Il avait repris le manteau pour protéger ses mains des épines coupantes. Avant d’arriver en bas, il fit une halte, se mettant la tête en bas pour observer. Il avait failli se faire avoir une fois dans les premiers jours. Maintenant, il avait appris. Sous le riek, tout semblait calme. Il finit sa descente. Dans les mondes noirs, on ne voyait jamais le soleil toujours noyé de brume. Pour une fois la luminosité était assez forte. Il prit autour de son cou le petit sac qui contenait l’homonculus. Il le laissa pendre au bout de son cordon. Fermant les yeux, il fit le vide en lui. Rien, il se concentra sur ce rien, écartant les idées au fur et à mesure qu’elles se présentaient à son esprit. Il sentit alors la traction. Comme toujours elle était ténue. Il patienta un peu avant d’ouvrir les yeux. La précipitation était défavorable. Devant lui, le sac avait bougé. Il ne pendait plus à la verticale mais tirait vers une direction. Karabval regarda. Un tronc sombre lui servirait de premier repère. Après, il verrait bien. Il faisait confiance à l’homonculus qui l’avait, à chaque fois amené là où il fallait qu’il soit.
Il vit le serpent avant que le serpent ne le voie. Karabaval était sur une partie solide du sol. Le serpent se reposait sur la mousse spongieuse. Réfléchissant à la manière dont il allait en faire son déjeuner, il dégaina son sabre. Le serpent était difficile à chasser sauf s’il digérait. Karabval l’observa cherchant le renflement qui lui indiquerait qu’il avait l’estomac plein. Il avança jusqu’à la limite de la mousse. La moindre vaguelette alerterait la bête. Il allait devoir bondir pour l’atteindre. Alors qu’il allait agir, Karabval vit le serpent se mettre en mouvement. Il jura intérieurement. Il le suivit des yeux. Le reptile avançait de plus en plus vite. Il s’enroula et bondit en avant. Karabval fut étonné de le voir s’abattre sur une de ces bêtes couinantes qu’il avait fait fuir une fois ou l’autre. Le serpent s’enroula autour de sa proie. Il était beaucoup plus long que ce que Karabval avait estimé. L’eau giclait dans tous les sens, dans un bruit de remue-ménage assez fort pour attirer d’autres prédateurs. Karabval se précipita, levant haut son sabre. Frappant de taille, il envoya rouler les deux têtes qui se faisaient face. Les corps se convulsèrent encore quelques temps puis ce fut le silence. Rapidement, il découpa des morceaux du couinant. La viande aurait un meilleur goût que celle du serpent. Il repoussa les premiers nécrophages le temps de finir de désosser la bête. Puis, il partit en courant, laissant se faire le grouillement de tous les bestiaux qui voulaient profiter de l’aubaine. Un jeune riek poussant non loin lui servit de halte. Il s’assit à l’abri de l’arbre. Découpant de fines tranches de viande encore chaude, il se remplit l’estomac.
Repu, il se reprit la route. Il savait qu’il ne fallait pas baisser son attention quand on marchait dans les mondes noirs. Trop de dangers vous guettaient. Pourtant son esprit revenait sans cesse vers ses souvenirs. L’expérience dans le temple et ce qui avait suivi étaient les causes de sa présence ici. Il se fit peur une première fois en marchant sur un serpent étrangleur. Heureusement, il était petit. Karabval put le décapiter avec sa dague. Il resta un moment attentif avant de se reperdre dans ses pensées. La deuxième fois, sans sa cuirasse de cuir, il aurait été blessé. S’étant pris les pieds dans une racine à moitié cachée dans l’eau, il s’était étalé sur des branches enchevêtrées. L’une d’elles, cassée en biais, lui avait juste entaillé la peau. Le cuir épais de son justaucorps avait dévié la pointe acérée. Le souffle coupé, Karaval s’était relevé avec difficulté. Il se remit en marche lentement. Il savait qu’on ne pouvait pas s’arrêter n’importe où. Trop de bêtes guettaient l’immobile pour en faire leur proie. Il marcha ainsi, la douleur lui déchirant le flanc jusqu’au moment où ses jambes flageolèrent. Il fallait qu’il se repose et qu’il mange quelque chose. Il vit un arbre mort. Autour tout semblait dégagé, il s’y dirigea. Il vérifia que l’arbre était bien ce qu’il était. Il se hissa avec peine sur une fourche et entreprit de vérifier sa plaie. En quelques heures, elle était devenue noire et ce qui en coulait avait une couleur et une odeur nauséabonde. Il jura. Il n’avait pas le choix. Il prit le petit pot de crème qu’il avait volé au clan mauve. Il en restait malheureusement assez peu. Il étala ce qu’il put sur l’estafilade. Il sentit le découragement. Il ne lui en restait plus. À la prochaine plaie, sa vie serait en danger. Il mangea un peu malgré la nausée et s’attacha pour dormir. Il était trop fatigué pour continuer. Son esprit en profita pour vagabonder dans ses souvenirs. L’odeur de l’onguent le ramena en arrière…
Il était près de Cabk. Elle était jolie dans sa tenue mauve. C’était une servante de clan qui avait succombé à son charme. Karabval n’avait pas eu de peine à la séduire. Elle était jeune et impressionnable. Il l’avait sauvée de hors-clans qui la poursuivaient. Le reste avait été on ne peut plus simple. Il avait alors mission de trouver des pommades de soins par tous les moyens. Il avait trouvé plus pratique de séduire une servante que de risquer sa peau à aller en voler au clan mauve. Il connaissait assez de hors-clans pour que son plan fonctionne. Ils avaient accepté de jouer le rôle des méchants contre une petite rétribution. Cabk avait failli mourir de peur. L’arrivée d’un mâle même d’un autre clan avait été comme un miracle. Karabval, devenu son sauveur, put faire jouer la loi clanique.  Cabk avait été obligé de le fournir en crème à son sauveur. Il avait toujours gardé un pot jusqu’à ce jour. Il soupira à ce souvenir. Il avait réussi à calmer les éternelles démangeaisons que lui procuraient les brûlures du temple avec cet onguent.
Le souvenir des sensations de sa peau lui fit évoquer son retour au clan bleu. Quand il était arrivé derrière les jeunes mâles, un groupe plus jeune que le sien, ils s’étaient tous tenus cois. Karabval était sorti avec eux comme l’un d’eux. Même le mentor s’était tu. Il avait attendu d’être hors de vue du temple et des goulques pour intervenir. Karabval, tout à sa joie de s’en être sorti, ne l’avait pas vu s’arrêter et prendre place derrière lui. Alors qu’il pensait à la première chose qu’il allait faire en rentrant, Karabval sentit une main pesante s’abattre sur son épaule.
- Qui es-tu ?
Karabval se retourna, pliant les genoux pour se libérer de cette étreinte qui réveillait la douleur. Celui qui le dominait de sa haute taille était un mâle adulte qui ne le lâcha pas. Karabval grimaça.
- Réponds, dit son tortionnaire en appuyant plus fort.
- Je suis Karabval. Gambayou est mon mentor.
La pression se relâcha immédiatement.
- Ainsi tu n’es pas mort…
Le mentor du groupe lui donna une bourrade dans le dos :
- Alors avance, on verra bien ce qu’il dira.
32:
Un cri l’avait réveillé. Il écouta. C’était un aboiement rauque. Karabval se détacha. Il s’était fait surprendre par le sommeil dans un arbre mort. Il jura contre sa faiblesse. Son côté le lançait. Il avait pourtant l’impression que sa peau allait mieux. La nuit était tombée depuis longtemps. C'était la première fois qu'il se faisait surprendre hors d'un riek. Il s'était mis debout sur l’embranchement. Des lueurs vacillantes flottaient ici et là. Des bruissements entouraient l'arbre mort. Karabval entendit un claquement de mâchoires et vit disparaître une des petites lumières. Les autres prirent de l'altitude. L'une d'elles passa près de lui en vrombissant. Il vit passer un gros insecte bossu dont l'abdomen émettait cette étrange lueur. La première question qui lui vint à l'esprit fut celle de la dangerosité de la bête. Il la regarda s’éloigner. Il relâcha l’air de ses poumons. Il avait retenu sa respiration prêt à faire face, mais cette bestiole lumineuse n’était pas comme un scorpion volant. Un autre cri attira son attention. C’était assez loin. Pourtant quelque chose l’inquiétait. Il monta d’un étage sur les branches supérieures. Il se cala, toujours debout. Son instinct l’avertissait d’un danger, mais ses yeux ne voyaient rien dans ce crépuscule glauque. Il entendit le bruit que fait l’eau quand quelque chose tombe dedans. Cela se rapprochait. Il y eut un nouveau bruit, comme une porte qui grince. Cela lui mit les nerfs à vif. Les feuillages bougèrent non loin. Quoi que ce soit, cela venait vers lui. Doucement, il dégaina son sabre, plissant les yeux pour mieux voir. L’arbre frémit. Karabval scruta le tronc. Le noir était trop intense. L’arbre de nouveau trembla comme si la bête s’appuyait dessus. Il était assez haut pour se sentir en sécurité, sauf si ça grimpait aux arbres. Il avala sa salive. Le nuage de bestioles luminescentes perdait de l’altitude. Lentement, une ombre énorme surgit du noir. Il y eut un grand claquement de mâchoires quand une des bestioles passa trop près. Avant qu’elle ne s’éteigne, Karabval eut le temps de voir l’ombre des dents. De nouveau, il retint son souffle. L’arbre se mit à remuer. En bas la bête avait posé ses deux pattes avant sur le tronc pour le secouer. Karabval s’accrocha aux branches. Des grognements et des grincements venaient d’en bas, pendant que la bête cognait le bois. Brusquement, tout s’arrêta. Le silence fut plus impressionnant encore. Puis un cri retentit au loin. Du pied de l’arbre, la bête répondit par un cri semblable. Elle s’éloigna, cria, écouta la réponse et partit dans un bruit de gerbes d’eau. Le calme revint, seuls vrombissaient les insectes. Pourtant, il ne se sentait pas rassuré. Son instinct le gardait en éveil. Rêvait-il ? Il entendait comme un frottement au-dessus de lui. Il leva la tête, fouillant le noir du regard. De nouveau, on n’entendait plus que les insectes. De la poussière de bois lui tomba sur le visage, le faisant cligner des yeux. Sans rien voir, il abattit son sabre, le plantant dans une branche. Il avait tranché quelques chose. Il l’avait senti. Il passa le reste de la nuit sur le qui-vive sans vivre d’autres alertes. Quand la pâle lumière de l’aube revint, il découvrit la dépouille d’un serpent au-dessus de lui, coupé en deux. Il dégagea son sabre et le remit dans son fourreau. C’était un serpent étrangleur de bonne taille. Karabval eut un sourire. Il aurait son petit déjeuner sans bouger. Il aurait préféré pouvoir le faire cuire mais dans les mondes noirs, il n’avait jamais réussi à faire du feu. Il descendit avec précaution. L’homonculus lui donna la direction. Il se mit en route tout en mâchant la viande froide.  Son humeur se mit à l’unisson du temps, gris et pluvieux.
Ses pensées repartirent vers le royaume. Il fuyait avec le cœur du pouvoir. Étaient-ils déjà en chasse ? Karabval n’avait pas la réponse mais chasse il y aurait. La reine enverrait des mâles royaux, des gardiens et des mâles enrôlés. La réputation de certains mâles de petits clans laissait entendre qu’ils chassaient dans les mondes noirs pour compléter les maigres ressources des terres pauvres. La reine avait dû les faire venir pour mener la traque. Quant aux goulques, pourraient-elles suivre sa trace dans les mondes noirs où tout dégoulinait d’eau ? Là aussi, il ne voulait pas prendre le risque de s’arrêter trop longtemps. Il connaissait trop bien leur flair. Il ne pouvait pas compter sur leur gentillesse comme quand il avait le talisman trouvé chez le vieux prêtre. Ça lui avait bien servi. Plusieurs fois, il s’était retrouvé à être la proie que cherchaient les goulques. À chaque fois, il s’était passé la même chose. La goulque venait frotter son mufle sur l’amulette en poussant un petit glapissement et elle repartait aussi vite qu’elle était venue, laissant les gardiens perplexes devant ces échecs. Karvach entrait alors dans des colères dévastatrices. Voir tomber les têtes des gardiens, mettait Karabval en joie. Il en avait profité pour tenter des exploits de plus en plus audacieux, jusqu’à ce dernier, tellement fou, qu’il avait pris la fuite.            
33
La pluie s'était enfin arrêtée. Karabval était dégoulinant d'eau. Le petit vent qui s'était levé, le faisait frissonner. La soif le tenaillait encore quand il repéra enfin un groupe de plantes qu’il connaissait. Les larges feuilles se gorgeaient d’eau au moment de la pluie. Il sortit sa dague pour les couper délicatement avant de les presser dans la poche en cuir qu’il s’était faite. Il était parti trop vite pour les mondes noirs. Son impréparation aurait pu lui coûter la vie. Il était persuadé que le petit sac en cuir autour de son cou était ce qui lui avait permis de supporter l’épreuve de ce voyage. Il y avait trop de coïncidences pour croire que sa chance était suffisante. Les insectes l’évitaient. Il trouvait toujours de l’eau ou de la nourriture à temps. Sans savoir où il allait finir, il avait une direction pour avancer. Il but avidement tout ce qu’il avait récolté des premières feuilles, puis se mit au travail pour remplir à nouveau sa poche à eau. Quand il eut achevé, il reprit sa marche. L’homonculus ne le faisait pas avancer en ligne droite. Karabval était incapable de dire où il se trouvait, et où se trouvait le royaume qu’il avait quitté. Il avançait en faisant confiance. Cela ne lui ressemblait pas. Gambayou leur avait suffisamment inculqué la méfiance. Il avait cassé toutes les amitiés dans leur groupe, les montant les uns contre les autres.
- Seul celui que tu peux contraindre fera ce qu’il doit faire, leur répétait-il régulièrement.
Karabval avait fini par le croire, surtout après son retour du temple. Gamabayou n’avait montré aucune joie à le voir revenir. Le mentor de l’autre groupe l’avait ramené sans ménagement et en se moquant ouvertement de Gambayou qui envoyait ses jeunes, avait-il dit, faire du tourisme.
Karabval, tête basse, avait entendu la colère froide de son mentor à travers les paroles de remerciements qu’il avait dites. La première gifle l’avait pris par surprise et l’avait envoyé à terre. Les injures et les coups s’étaient mis à pleuvoir. Puis, aussi brutalement que cela avait commencé, tout s’était arrêté. Karabval avait relevé la tête. À travers le brouillard rouge qui lui obscurcissait la vue, il avait découvert la silhouette de la dame du clan.
- Que se passe-t-il ? avait-elle dit de cette voix dure qui la caractérisait.
- Ce chien revient après s’être planqué dans le temple, répondit Gambayou, et...
- Ce n’est pas ce qui m’a été rapporté, coupa-t-elle. Amène-le !
Sans attendre, elle fit demi-tour. Gambayou, donnant un coup de pied à Karabval, lui hurla :
- T’AS ENTENDU, ALORS DEBOUT !
Karabval se remit sur ses pieds. Tout un carillon lui sonnait dans la tête. Le monde semblait tanguer, lui donnant la nausée. Certaines plaies saignaient à nouveau poissant ses vêtements. Les autres ne dirent rien, soulagé que leur mentor ne s’en prenne qu’à Karabval. Gambayou donna une autre bourrade pour le faire avancer. Ce fut le coup de trop. Karabval qui déjà vacillait, s’écroula inconscient.
Gambayou connut la panique. La dame du clan avait donné un ordre et cet idiot de jeune mâle allait le faire désobéir. Il se retourna vers les autres membres du groupe, en désigna quatre et leur fit porter Karabval sur un brancard improvisé. Si son désir aurait été de gifler Karabval pour le ranimer, il ne pouvait prendre le temps de le faire sans déplaire à Dame Longpeng. Il fit courir tout le monde le long des interminables couloirs. Contrairement à la dame du clan qui possédait ses propres passages, il devait emprunter les chemins publics. Cela ne plaisait pas à Gambayou. Être ainsi exposé à la vue de tous, dans cette situation humiliante de servir d’ambulance à un inférieur, le faisait enrager. Karabval le paierait. Il s’en fit le serment. En attendant ce jour, il en était réduit à contrôler que ces incapables ne reversent pas leur charge en courant. Quand ils arrivèrent dans l’antichambre de la dame du clan, ils sentirent le poids des regards sur eux et les interrogations des témoins. Gambayou était très mal à l’aise. Les mâles premiers qui formaient un petit groupe non loin se mirent à chuchoter entre eux. Gambayou était sûr qu’on le dénigrait. La demande de la dame du clan le mettait dans une position intenable. Voyant que Karabval ouvrait un peu les yeux, il lui donna une bourrade pour le faire mettre debout. Karabval se leva soutenu par un des porteurs. Dès que Gambayou vit que Karabval ne s'effondrait pas, il renvoya les autres. Il avait assez honte comme cela sans s’exposer devant ses arpètes. Gambayou se mit à faire les cent pas pendant que Karabval tanguait sur place. Dans l’antichambre, les mâles premiers ne les quittaient pas des yeux ce qui augmentait le trouble du mentor. Les autres personnes, essentiellement des dames de la suite de dame Longpeng semblaient s’être désintéressées de ce couple improbable.
La porte s’ouvrit à plusieurs reprises sans qu’on leur fasse signe d’entrer. Gambayou qui observait Karabval, le trouvait plus solide sur ses jambes. Il s’interrogeait sur les raisons de cette exceptionnelle convocation. Le dernier jeune mâle qui avait connu cela, avait été écartelé le lendemain. Personne n’en avait vraiment su la raison. Ce qui inquiétait Gambayou, était que le mentor de ce jeune mâle avait tout simplement été retrouvé pendu. On avait dit qu’il s’était suicidé, mais Gambayou qui le connaissait très bien savait qu’on l’avait sûrement beaucoup aidé. Son angoisse augmentait au fur et à mesure que passait le temps. La nuit tombait qu’en enfin, on lui fit signe de rentrer. Karabval avait presque retrouvé une stature normale. Il avait les traits tirés, semblait épuisé mais tenait debout. Gambayou, comme à son habitude, lui donna une bourrade pour le faire avancer. Karabval grimaça un peu mais fit les quelques pas qui le séparaient de la porte. Il passa entre les deux amazones de garde qui bloquèrent son mentor sans un mot. Karabval se retourna :
- Il n’entre pas ? demanda-t-il.
Pour toute réponse, il reçut un coup de plat d’épée et on lui fit signe d’avancer. Il avait oublié que les amazones de garde aux portes de la dame du clan avaient été rendues sourdes et muettes.
Il tremblait en passant les secondes portes. Il pénétra dans une grande pièce encore sombre. Des servantes s’activaient pour allumer les candélabres, nombreux, qui parsemaient la pièce. De garde en garde, on l’expédia vers l’estrade où était la dame du clan. Cette dernière parlait à voix basse avec d’autres dames, dames premières à en juger par leur air hautain et la richesse de leurs atours.
Karabval se jeta à genoux, face contre terre selon le protocole. Le temps lui parut long avant que quelqu’un ne lui fasse un signe pour qu’il se relève.
Quand il releva la tête, le regard aigu de dame Longpeng était fixé sur lui. Il ressentit un malaise à se faire ainsi examiner.
- Ce n’est pas possible, dit une dame au visage ridé comme une vieille pomme.
- Pourtant, dame Mallim, il s’agit bien de lui.
- Il n’a pas la puissance nécessaire pour vaincre une goulque et à mains nues.
Celle qui venait de parler était grande. Plus jeune que les autres, elle avait la voix ferme et acérée.
- Il n’a peut-être pas eu besoin de tant de puissance, dame Erausot, dit la dame du clan. C’est vrai que son aspect ne le sert pas. Pourtant Fasruc est formel. C’est lui qui a tué l’ancien grand-prêtre.
Karabval n’osait pas répondre, paralysé par la peur face au pouvoir. Il n’avait tué personne. C’est lui qui avait risqué sa vie à cause de ce vieux prêtre sénile.
- Le plus intéressant est que Fasruc l’ait laissé partir. Ses goulques auraient quelques failles ?
La conversation se poursuivit ainsi un moment, le détaillant comme un objet ou un animal. Brutalement Dame Longpeng se tourna vers lui et lui demanda :
- Qu’as-tu fait ?
34

Karabval avait trouvé un nouveau riek pour se reposer. Il se sentait de plus en plus fatigué. La vie avait un poids qu’il supportait de plus en plus mal. Tous ces “pourquoi ?” qui le suivaient depuis si longtemps. Il tailla comme à chaque fois un chemin vers le cœur de l’arbre, cet encorbellement de branches où il savait pouvoir se reposer. Il avait de l’eau, il lui restait du serpent et même s’il mangeait froid, le repos serait le bienvenu. Quand la nuit tomba, il mâcha sans entrain la viande froide et s’allongea sur le lit d’aiguilles de riek qui faisaient un matelas bien accueillant. Ses pensées vagabondèrent un moment avant de se fixer sur ce moment qui l’avait beaucoup marqué. Faire face à toutes ces “sorcières” que représentait le conseil du clan, en ne sachant même pas s’il en sortirait vivant, avait été une épreuve au même titre que sa rencontre avec le vieux prêtre. Les yeux fermés, il se souvenait.
- Qu’as-tu fait ? avait demandé Dame Longpeng de ce ton dur et cassant qu’elle maniait comme un fouet.
Karabval avait bafouillé qu’il essayait de réussir l’épreuve de son mentor.
- PLUS FORT ! avait hurlé dame Mallim.
- C’est Gambayou… Il voulait que je rentre dans le temple et que je ramène quelque chose...
- Et tu as tué le vieux prêtre ? coupa dame Erausot. Qu’on l’écorche vif et qu’on en finisse. Le temple sera heureux de cette fin et nous rentrerons dans ses bonnes grâces.
- Doucement, Dame Erausot, doucement. C’est aller vite en besogne. Fasruc est retors et ce n’est sûrement pas pour la mort d’un vieux débris qu’il serait intervenu comme cela. Tout le monde disait l’ancien grand-prêtre devenu sénile.
- C’est de sa faute aussi tout ça, murmura Karabval.
Dame Longpeng tourna son regard vers lui. Ses yeux se plissèrent comme si elle essayait de lire en lui.
- Alors raconte, jeune mâle, et si ton récit est véridique et que tu as fait ton devoir, tu auras la vie sauve.
La voix s’était faite presque douce. La dame du clan n’engageait jamais sa parole à la légère. Karabval se sentit rassuré.
- J’ai guetté pendant des jours pour faire ce que Gambayou nous avait imposé. Je ne voyais pas comment entrer dans le temple avec les goulques. Et puis… et puis…
- Mais parle, Par l’Idole, PARLE !
Karabval sursauta en entendant la voix de dame Erausot. Elle transpirait la haine. Il se lança dans une tirade rapide :
- Le vieux prêtre m’a fait entrer comme si j’étais un ami… Il m’a conduit dans son antre par des couloirs obscurs et là, m’a imposé de lui obéir ou de mourir. Je ne voulais pas mourir… Alors il a fait des choses, des dessins, des incantations et là je ne sais plus… j’ai eu très mal… très froid… la pierre était très froide… et puis y’avait la goulque et … je ne sais plus… Tout fut noir… Quand je me suis réveillé, j’ai cru que j’avais dormi dans le feu… Tous ses dessins me brûlaient…
- Les dessins te brûlaient ? Tu dis bien que les dessins te brûlaient, demanda Dame Longpeng.
Karabval qui avait gardé la tête baissée pour parler la releva pour regarder autour de lui. Il ne vit que des yeux braqués dans sa direction avec une expression d’horreur.
- Déshabille-toi ! ordonna Dame longpeng.
- Quoi ?
- Déshabille-toi tout de suite !
Ce fut au tour de Karabval d’avoir un regard horrifié. Enlever ses habits devant toutes ses femmes… C’était… c’était impossible et pourtant, il n’avait pas le choix. Il commença par enlever sa tunique, découvrant son cou et ses bras et les premières traces rougeâtres qui parsemaient sa peau en des dessins compliqués.
- ARRÊTE ! cria Dame Longpeng qui s’était levée pour donner plus de poids encore à sa parole. Que tout le monde sorte ! MAINTENANT !
Si les gardes tout autour de la salle et les serviteurs se dépêchèrent d’obtempérer, les dames du conseil exprimèrent leur désaccord.
- Stupides que vous êtes, reprit dame Longpeng. Vous ne voyez pas que c’est de la Sanmaya.
Karabval fut sidéré. De la Sanmaya ! Sur son corps ! Les choses étaient pires qu’il ne le craignait. Cette magie était le plus puissant des leviers pour agir sur le monde, rares étaient ceux qui la maîtrisaient. Il fallait que ça tombe sur lui, mais pourquoi Gambayou avait fait ça ? Autour de lui les dames du conseil se retirèrent sans un mot même si leur visage exprimait la désapprobation.
- Nous somme seuls, dit Dame Longpeng après avoir elle-même vérifié les portes. Viens avec moi.
Karabval la suivit dans un passage discret qui s’ouvrait dans l’ombre d’un pilier. Ils se retrouvèrent rapidement dans une petite pièce, simplement éclairée par quelques chandelles.
- Ici, tu ne risques rien ! Enlève le reste !
Avec des gestes lents, Karabval se débarrassa de ce qui restait de ses habits. Dame Longpeng le laissa, là, nu, debout au milieu de la pièce. Elle tourna autour de lui avec une lampe.
- Il n’a dessiné que sur le devant, bien sûr… Rien derrière… Par l’Idole, qu’a-t-il fait ?
- Pardon, Dame, mais je ne comprends pas.
Dame Longpeng sembla sortir de ses pensées. Elle regarda Karabval. Elle lui mit la main sur l’épaule :
- Tu es un bon mâle du clan bleu ?
Karabval hocha le tête.
- Le vieux prêtre a dessiné sur toi des signes très puissants, peut-être les plus puissants de la Sanmaya. Je ne peux même pas les traduire, alors que je connais cette magie et que je sais la pratiquer. S’il a dessiné sur ton ventre et pas sur ton dos, c’est qu’il a voulu marquer ton avenir. Il a mis en route quelque chose mais je ne sais pas quoi…
Dame Longpeng semblait parler pour elle-même.
- ...Ces signes-là y mêlent le clan bleu dans son entier. Tu es comme une tour minée à sa base. Tout peut tomber mais personne ne sait quand cela va arriver. Si je te tue… je précipite la catastrophe. Il faut que je trouve comment protéger le clan.
Dame Longpeng arrêta brusquement son examen.
- Qu’est-ce que c’est ? dit-elle en désignant le petit sac qu’il portait autour du cou.
- C’est une amulette puissante que j’ai trouvée chez le vieux. Elle semble me protéger des goulques. Quand elles sentent ça, elles s’en vont.
- Une amulette… une amulette… Bien sûr… En attendant mieux…
Dame Longpeng fouilla dans son corsage, en sortit un sachet bleuté contenant une amulette. Elle la détacha et l’attacha autour du cou de Karabval.
- C’est l’amulette principale du clan bleu. C’est à ton cou qu’elle nous protégera le mieux jusqu’à ce que je trouve quoi faire, si cela existe…
Une fois le cordon noué, Dame Longpeng alluma des petits braseros tout autour de la pièce et commença une série d’incantations. Karabval se sentait trembler de froid et de peur. Entre deux incantations où revenait sans cesse l’Idole, Dame Longpeng lui dit :
-  Cesse de trembler… Ta misérable petite vie ne risque rien. Il est même nécessaire que je la protège. Je comprends pourquoi Fasruc veut te récupérer. Mais il ne le pourra pas. La survie du Clan en dépend.
Entre les herbes odoriférantes, la chaleur des braseros et le ron-ron de la voix de Dame Longpeng récitant de longues litanies, Karabval sentit refluer la souffrance. Elle était là et absente comme si deux forces se faisaient face incapables l’une comme l’autre de remporter la victoire. 

35
Karabval avait du mal à se réveiller. Il était dans un demi-sommeil qui ne semblait même pas le reposer. Depuis son passage dans le temple, il n'avait plus jamais dormi sereinement. D'étranges rêves venaient hanter ses moments de repos. Parfois, souvent même, ils tournaient aux cauchemars. Karabval se réveillait alors, couvert de sueurs, le coeur battant la chamade. Il lui fallait toujours un peu de temps pour se resituer dans le présent. Quand il ouvrit enfin les yeux, il renifla. L’air était chargé d’humidité. Il avait déjà vu cela dans les mondes noirs. Un épais brouillard avait tout recouvert et emplissait l’atmosphère d’un air lourd et collant. Les branches du riek où il se reposait étaient couvertes de gouttelettes. Leurs rencontres faisaient des gouttières tombant avec un bruit étouffé sur les aiguilles. La douleur allait augmenter. Il le savait. L’humidité des mondes noirs semblait avoir réveillé le feu dans les cicatrices sur sa peau. Avec ce brouillard, il allait souffrir plus. Il l’avait remarqué très tôt dans le royaume. Les périodes de pluie étaient toujours synonymes de souffrance pour lui. Quand Gambayou l’avait vu revenir de sa convocation au grand conseil de la dame, Karabval ne lui avait rien dit. Il profitait du calme qui régnait dans son corps. Les autres l'accueillirent avec fraîcheur voire avec une franche hostilité. Karabval avait quelque chose d'innommable puisque personne ne savait, ni ne pouvait dire. Pire, la dame du clan demandait le secret sur son existence à tout le clan. C’est peu après qu’il ressentit les premières pulsions. Il se mit à voler tout et n’importe quoi. Quand l’idée du vol entrait dans sa tête, il ne se maîtrisait plus. Il fallait assouvir cette pulsion. Karabval avait failli plusieurs fois se faire prendre, mais les goulques, qu’on utilisait pour garder les trésors, le laissaient tranquille. Entre l’amulette du clan bleu et celle du vieux prêtre, il s’en sortait toujours. Si les premières fois eurent des témoins, les fois suivantes, il avait pris assez d’assurance et de savoir-faire pour éviter qu’on le remarque. Il avait aussi pris les moyens en fréquentant les hors-clans. C’était la lie de la société. Le pouvoir les tolérait. Ils rendaient parfois des services que personne ne pouvait demander dans son clan. La taverne du puits sans fond était à la fois le lieu où l’on venait s’encanailler et l’endroit discret avec ses nombreux recoins sombres, où l’on pouvait parler sans se faire remarquer. Karabval avait senti de l’attirance pour ce lieu dès le lendemain de son retour au clan bleu. Il lui avait fallu quelques temps pour s’y rendre. Les premières fois, les hors-clans l’avaient regardé lui et ses amis, comme des loups regardent un troupeau de moutons. Lui était trop intimidé pour dire quelque chose. Ils avaient commandé des boissons de mâle et s’étaient assis dans un coin. À la première gorgée, il avait senti le feu descendre tout le long de sa gorge et quelque chose s’était passée. Alors que les autres copains qui l’accompagnaient roulaient sous la table alors qu’ils n’avaient bu que la moitié de leur verre, lui ne sentait rien d’autre qu’une chaleur intérieure. Quand les servantes s’étaient approchées pour débarrasser et la table et leurs poches, il avait réagi avec une vivacité et une brutalité auxquelles elles ne s’attendaient pas. Celle qui tentait de le détrousser avait hurlé quand sa dague lui avait cloué la main sur la table. L’attention de toute la salle s’était focalisée sur lui et ses copains. Des mâles hors-clans étaient tout de suite intervenus. Karabval s’était levé immédiatement, l’épée à la main :
   - Tout doux l’ami, avait dit un grand type au visage marqué d’une cicatrice. Tu es bien nerveux.
Il avait alors récupéré la dague, libérant du même coup la servante, à qui il fit un signe de tête pour qu’elle s’en aille. Elle n’avait rien dit. Elle avait entouré sa main blessée avec son chiffon et avait filé vers les cuisines. Puis l’homme s’était assis sur la table, jouant avec la dague de Karabval. Lui souriant, il dit :
   - On va pas se fâcher pour ça. La Kenasy le méritait bien. Ça lui apprendra à vérifier que sa proie peut pas se défendre. Allez, on va se boire un verre tous les deux puisque tu bois comme un vrai mâle.
Karabval resta sur la défensive. L’homme n’était pas seul. Trois sbires l’entouraient.
   - Je ne suis pas sûr de vouloir, répliqua Karabval.
L’homme à la cicatrice se mit à rire… Karabval se sentit subitement idiot. Il était le seul conscient face à quatre mâles mieux armés et sûrement plus habitués aux combats que lui. Ce rire l’invitait à faire de même et en même temps, cela puait le danger. Avant qu’il n’ait pu décider, la dague s’était mise à voler. L’homme à la cicatrice, d’un vigoureux coup de poignet, l’avait lancée.
Karabval, dans son riek, ressentit la même incrédulité que ce jour-là. Alors qu’il s’attendait à la prendre en plein cœur, elle alla se planter juste au-dessus de son épaule gauche. Au regard incrédule de l’homme à la cicatrice, Karabval comprit qu’il n’était pas le seul à être surpris. La discussion n’alla pas plus loin. Les gardiens venaient d’entrer accompagnés d’une goulque.
   - QU’EST-CE QUI SE PASSE ICI ? hurla le premier.
Dans la taverne du puits sans fond, il y eut un mouvement général de fuite. Dans leur coin, Karabval, ses compagnons inconscients et les quatre hors-clans se trouvèrent bloqués. La goulque avait fait mouvement vers eux.
   - TOI ! hurla le gardien en désignant Karabval, APPROCHE !
Karabaval déplanta sa dague et s’avança vers la goulque. Celle-ci se mit à pousser de petits jappements au grand étonnement des gardiens.
   - Alors, on peut plus boire tranquille, dit-il avec une assurance qu’il était loin d’avoir. Et puis dites à votre petite bête d’aller voir ailleurs.
Ce fut comme s’il avait donné un ordre. La goulque sortit au galop. Son gardien fut obligé de la suivre pour en reprendre le contrôle. Les autres furent assez déstabilisés pour ne pas insister. Autour d’eux, les hors-clans de plus en plus nombreux, finirent de les convaincre d’effectuer un repli stratégique.
Courageusement Karabval avait fait face au groupe, l’épée dans une main, la dague dans l’autre. Une voix avait retenti du fond de l’ombre :
   - Ça suffit les garçons ! Laissez-le.
Un vieil homme aux habits défraîchis mêlant toutes les couleurs sortit de la plus lointaine des alcôves. Il boitait s'appuyant sur une canne torsadée. Tout le monde s'écarta pour le laisser passer. Il s'approcha de Karabval. Quand il fut presque à le toucher, il l’examina sous le nez. Karabval se sentit ridicule les armes à la main, Avec son expérience dans le temple, il resta sur ses gardes.
   - Bien, bien, bien, murmura l’étrange personnage.
Dans la taverne du puits sans fond, tout le monde tint son souffle.
   - Viens avec moi, ajouta-t-il en tournant les talons. Continuez vous autres !
Brusquement tout le monde se détendit, se détournant de Karabval. Lui qui était en garde, baissa ses armes. Le vieil homme se dirigeait vers le fond de la taverne. Il lui emboîta le pas.
Arrivé dans une alcôve, ils prirent un escalier aux marches usées qui débouchait dans une pièce au plafond mansardé. Le vieil homme s’assit sur un fauteuil bas, étendant une jambe raide. Devant lui, une rambarde basse marquait la fin du plancher, surplombant la salle où les bruits familiers avaient repris.
Karabval s’avança jusqu’à la barrière, regarda vers la salle. D’ici, on pouvait observer tout ce qui se passait, voir sans être vus. Il se tourna vers le vieil homme. Il lui jeta un regard interrogatif.
   - Alors c’est toi !. dit le vieil homme en l’examinant de la tête aux pieds.
Karabaval eut un instant de panique. Qu’est-ce que ces paroles voulaient dire ?
   - Je ne pensais pas que cela viendrait par un clan.
Karabval eut l’air de plus en plus surpris.
   - Tu es bien jeune pour l’avoir.
   - De quoi parlez-vous ?
Ce fut autour de l’homme assis d’avoir l’air surpris.
   - Mais de l’amulette que tu as autour du cou. Sais-tu qu’il n’en existe que deux ?
Devant l’air étonné de Karabaval, il continua :
   - En fait tu ne sais rien. Comment as-tu fais pour la récupérer ? Elle avait disparu depuis si longtemps. Mais ne reste pas debout. On va nous monter à boire.
De son bâton, il tapa le sol plusieurs fois. Pendant que Karabaval s’asseyait sur le bord de l’autre fauteuil, une servante monta l’escalier portant deux chopes.
   - Comment va Irakou ?
   - Ses os ne sont pas touchés, répondit la servante sans regarder Karabval. Mais elle va perdre son habilité...
   - Les erreurs coûtent cher… Que personne ne monte, ajouta le vieil homme.
Karabval, qui avait vu le regard que la servante lui avait jeté en biais, pensa qu’il aurait intérêt à surveiller ses arrières dorénavant. Lui aussi avait fait des erreurs et ça lui coûtait cher. Jamais il n’aurait dû faire ce qu’avait demandé Gambayou… Mais alors il aurait été un hors-clan. Il eut un sourire amer… Avec ou sans ce qu’il avait vécu, il se serait retrouvé là. Il attendit que le vieil homme finisse sa chope.
   - Tu vois, parfois les choses nous surprennent. Ce que tu portes autour du cou avait disparu depuis si longtemps que je la croyais perdue. Mais tu es là et tu commandes aux goulques…
   - Je ne comprends rien, réplique Karabval.
Cela fit rire le vieil homme.
   - Je sais bien. Il y a bien des années, deux chasseurs de goulques avaient réussi à faire une amulette pour les contrôler. La mémoire de leurs noms et de leurs exploits est maintenant perdue. On sait juste que si le premier était un hors clan, l’autre avait juré fidélité aux prêtres. Depuis ces temps immémoriaux, l’amulette passe de cou en cou. Si je suis le dépositaire de celle des hors clans, tu es manifestement celui qui détient celle des prêtres. Elle a servi à faire les ceintures que tous ces balourds de gardiens portent. Pourtant, il n’y a plus de ceinture d’activées depuis bien des générations. Je la croyais perdue et tu es là ce soir pour me prouver le contraire.
   - Je pourrais avoir eu de la chance…
   - Oui, mon garçon, et puis tu supporterais les boissons frelatées qu’on sert aux jeunes mâles comme vous. Tu vois, ça aussi, c’est un des pouvoirs de l’amulette.
Karabval se mit à craindre à nouveau pour sa vie. Il était seul au milieu de tueurs avec autour du cou une amulette convoitée. Comme s’il lisait ses pensées, le vieil homme reprit :
   - Pourtant, ici, tu ne risques rien. Malheur à celui qui te ferait du mal. Les goulques seraient alors libérées de leur servitude…
   - C’est pour cela que tu m’as épargné.
   - Oui, je tiens à ma petite compagnie. Chacun à sa place chez moi, Irakou comme toi. Elle était habile mais stupide. Ça aussi, c’est une erreur qui ne pardonne pas.
Karabval but à son tour, pour se donner le temps de comprendre tout ce qu’il venait d’entendre. Quand il prit la parole, ce fut pour attaquer :
   - Tu ne m’as pas épargné, en fait tu as épargné les tiens.
Le vieil homme se remit à rire.
   - Je vois que tu comprends vite.
   - Alors je ne te dois, rien, ajouta Karabval en se levant.
   - Tout doux, jeune mâle. Tu ne me dois rien, je ne te dois rien non plus. Je porte l’autre amulette et je commande aussi aux goulques. C’est pour cela que la taverne du puits sans fond existe encore. Avec cette patte folle, je ne peux plus bouger comme je le veux. Alors, je te propose un marché…
En entendant cela, Karabval repensa aux paroles du prêtre. Cela sentait le piège.
   - J’ai entendu les bruits qui courent déjà sur ton compte. Mes hommes sont très bien renseignés. Tu as réussi quelques beaux coups. Je t’offre mon aide…
   - Contre quoi ? le coupa Karabval.
   - Disons une bonne rétribution…
 Karabval se rassit. Il reprit sa chope et but à petites gorgées pour réfléchir à ce qui s’était dit. Une alliance avec les hors-clans pouvait avoir des avantages. Des bruits couraient sur les liens inavoués entretenus par les clans avec les hors-clans pour exécuter les basses besognes. Cela pouvait être source de pouvoir.  

36
La douleur lancinante ne le quittait pas. Karabval sentait chacune de ses cicatrices. La brûlure semblait prendre de la force avec la pluie qui tombait sans discontinuer. Toujours la même, seule l’intensité changeait. Il pensa qu’il valait mieux être fou ou mort que de souffrir cela. Dans cet environnement hostile, il n’avait même pas Dame Longpeng pour le soulager. Avant, avant tout cela, quand il avait trop mal, Karabval s’invitait chez elle. Elle trouvait toujours le temps de le conduire dans cette pièce où il devait se mettre nu. Elle pratiquait de nouveaux rites. Si la Sanmaya ne le guérissait pas, elle le soulageait. Un jour où il se rhabillait, il avait vu Dame Longpeng s’asseoir et fermer les yeux un moment. Il avait découvert les profondes rides sur son visage et sur son cou. Il pensa avec horreur qu’elle était vieille et que si elle mourait, personne ne pourrait plus le soulager. Aujourd’hui, le jour était venu, personne ne pouvait le soulager. Autour de son cou, l’homonculus se fit plus lourd. Karabval quitta le riek. La douleur le rendit maladroit. Il laissa du sang sur les épines de l’arbre. Il s’avança d’un pas lourd sur le sol spongieux. Il était bien loin du jeune mâle fier et arrogant qui pouvait voler ce qu’il voulait. Aujourd’hui chaque pas était un effort. Il tombait une petite pluie fine et pénétrante. Il se mit à avancer comme un automate, suivant les indications d’un guide inaudible. Ses pensées dans le brouillard, il ne voyait même pas fuir les animaux devant lui. Une seule chose lui importait, trouver la direction qui soulagerait la tension de son cou. Le rythme du bruit mouillé de ses pieds s’enfonçant dans la mousse gorgée d’eau fut son seul compagnon dans ce monde liquide. Avant que la matinée ne soit très avancée, il était entièrement trempé. Ses vêtements pesaient de plus en plus lourd. Le corps de karabval n’était que douleur. Seule sa ténacité le tenait debout et lui faisait mettre un pied devant l’autre. Dans sa tête, les pensées étaient devenues une sorte de magma informe. De temps en temps, une image surnageait avant de sombrer dans un océan de lassitude. Il ne sut ni combien de temps ni vers où il avait marché. Il savait juste qu’il avait marché quand un riek se profila devant lui. L’’arbre était curieux. Ses branches torves couvertes d’épines descendaient jusqu’à terre. Les aiguilles formaient un tapis tout autour qui semblait flotter sur la masse verdâtre de la mousse. Leur couleur brun clair tranchait. Cette tâche presque vive lui fit espérer un repos. Il en fit le tour avant de trouver un petit passage par où se glisser. Bien que le jour ne soit pas encore très vieux, Karabval se laissa tomber à terre. Il eut à peine la force de s’enrouler dans son manteau que déjà il dormait.
Ses rêves l’emmenèrent dans le royaume. Il était à la taverne du puits sans fond. Son retour d’expédition était sujet à fête. Le butin était bon. Les goulques n’avaient rien dit. Personne n’avait été blessé. Malgré les ovations, il se sentait différent. Les cicatrices pulsaient doucement, lui rappelant un désir profond qui lui tenaillait les entrailles. Il avait le désir de voler le trésor des trésors, d’être le plus grand de tous les voleurs. Le chef des hors-clans le félicitait. On buvait. On riait. Pourtant en lui la faille n’avait jamais été aussi grande. Le prochain vol serait plus grand encore, plus audacieux. Les clans avaient beau se protéger, il trouvait la faille. Il avait émis l’idée de s’en prendre au temple. Le chef des hors-clans était entré dans une colère homérique, mettant fin à la fête. Karabval n’en avait jamais reparlé avec lui. Pourtant l’idée le tenaillait. Sans rien dire, il était entré une fois ou l’autre dans le temple par un de ces accès discrets. Il avait visité des chambres secrètes, ramené des trésors inestimables, mais avait toujours été déçu dans les jours qui suivaient. Cela ne suffisait pas. Il fallait plus. Il fallait qu’il soit celui dont tout le monde se souviendrait. Cette pensée l’avait hanté longtemps jusqu’à ce jour où il avait dû fuir dans le temple par le passage du premier jour. Si les goulques le laissaient tranquille, il n’en était pas de même des gardiens. C’est en les fuyant qu’il s’était retrouvé dans la pièce maudite où il avait tant souffert. La douleur s’était immédiatement réveillée avec violence. Il s’était raccroché à l’autel où il avait été sacrifié à la folie d’un vieux prêtre. Il avait dû fuir sans pouvoir reprendre souffle. Les gardiens étaient trop près. Dans le tunnel, ses pieds avaient heurté les mêmes obstacles et ses mains avaient rencontré les mêmes angles. Quand il s’était retrouvé dans la petite pièce poussiéreuse, il avait grimpé quatre à quatre les escaliers et s’était retrouvé sur le petit balcon près de la trappe dans le cou de l’Idole. C’est là qu’il avait eu l’illumination. Il allait voler l’homonculus. 

37
Chimla n’en pouvait plus. Les jours succédaient aux jours. Le paysage semblait immuable. C’était toujours le même sol spongieux et les mêmes pluies. Seul le nombre de scorpions volants diminuait. Les attaques n’étaient plus journalières. Elle en avait pris conscience, un jour d’oubli, de mettre son masque. Leur groupe diminuait. Chaque jour, au moins un de leur membre disparaissait. Chimla ne se rappelait pas toutes les disparitions. Certaines se faisaient sans bruit. Juste à une pause, il manquait quelqu’un. Parfois un hurlement leur glaçait le sang. Alors tout le monde s’arrêtait. On se regardait cherchant à savoir qui manquait et surtout ce qui allait manquer. Chacun était déjà chargé au maximum et à chaque disparition, on perdait des armes, des provisions, de l’eau et puis des onguents et des pansements. C’est ce que pensa Chimla en entendant hurler encore une fois. D’un rapide coup d’oeil, elle avait remarqué qu’elle ne voyait plus cette amazone aux cheveux de feu. Plus qu’à Smenla du clan orange, elle pensa à ses pieds qui lui faisaient si mal. La peau en était partie à de multiples endroits. Ses bottes en cuir avaient pris l’eau dès le premier jour. Les meilleures avaient tenu à peine plus. Les cloques et les plaies handicapaient tout le groupe. Certaines entailles pourrissaient, dégageant une odeur pestilentielle. On avait dû abandonner l’un ou l’autre, délirant de fièvre, incapable de marcher. Depuis la séparation du groupe par le gouam, Chimla avait pris l’ascendant sur le groupe. C’est elle qui donnait la direction. C’est pour cela qu’on lui avait soigné les pieds. Curieusement Tordak se portait bien. Ses plaies aussi fréquentes que les autres ne s’infectaient pas ou peu. Seule Chimla semblait l’avoir remarqué. Elle lui avait posé la question un soir à mi-voix pendant qu’ils se reposaient dans le riek où elle les avait conduits comme chaque jour. Dans cet espace presque clos, où l’on ressentait la sécurité, les relations entre les protagonistes changeaient. Tordak devenait presque moins bourru.
   - Ya des plantes qui aident, lui avait-il répondu sur le même ton. Et ya des plantes qui calment les douleurs. Je te montrerai.
   - Merci, répondit Chimla.
   - Ne crois pas que je fais ça pour toi, rétorque Tordak. Tu es porteuse d'un pouvoir. Si tu meurs, tout le monde mourra et moi avec. Sans toi, on n'en sortira pas.
   - Parce que tu crois que je sais où on va ?
   - Non, mais ce qui te guide est notre seule chance.
Après, Tordak lui avait tourné le dos et s'était endormi. Chimla réfléchissait à ce qu'ils s'étaient dit. L'amulette qu'elle portait au cou était sûrement la source de ce pouvoir. Dame Longpeng devait le savoir quand elle la lui avait passée. Chimla sentit le poids de la responsabilité. Elle était peut-être la seule à pouvoir sauver le clan bleu… et même le royaume. Ce fut comme si une barre lui écrasait la poitrine. Elle qui n'était qu'une servante sans importance, se retrouvait là où elle n'aurait jamais pensé. Le sommeil fut long à venir.
La brume avait infiltré le riek. L’humidité était partout. La troupe se mit en marche lentement non sans avoir laissé quelques traces de sang sur les épines de l’arbre. Chimla prit le temps de sentir la direction. Elle sentait tous les regards posés sur elle. Hier, elle ne savait pas, mais aujourd’hui, cela la troublait. Avec le brouillard qui s’épaississait, on ne voyait pas à dix pas. Alors qu’elle allait se mettre en route, Tordak lui prit le bras :
   - Attends ! On ne peut pas y aller comme ça.
Chimla lui jeta un regard interrogatif.
   - On va tous se perdre si on part comme ça. Tu as une corde ?
Mettant son sac à terre, elle sortit le rouleau qu’elle portait depuis le premier jour.
   - Qu’est-ce qu’on en fait ?
   - On va tous s’y tenir. Tu vas t’attacher à une extrémité et on va tous garder la main dessus.
Joignant le geste à la parole, Tordak fixa la corde sur une bretelle du sac. Chimla ne dit rien mais n’aimait pas cette idée d’être ainsi en laisse. Si Tordak disait avoir besoin d’elle, elle avait besoin de lui pour ce qu’il savait des mondes noirs.  Elle s’enfonça dans la brume scrutant où elle posait le pied. Au bout de dix pas, elle sentit une tension sur la corde puis un relâchement. Elle pensa que Tordak venait de quitter le riek. Très vite, elle oublia ceux qui la suivaient. Le terrain était difficile. Toute son attention était prise. Il lui fallait en éviter les chausse-trappes. Quand elle trébucha une ou deux fois, la corde se tendit brusquement. Tordak jura. Chimla ressentit immédiatement la traction brutale qu’il lui imprima. Quelques heures passèrent ainsi, lentes et difficiles. Malgré tout Chimla se détendit. Sa vue s'était habituée. Elle se raidit à nouveau en voyant d'énormes traces. Elle ralentit :
   - Qu'est-ce? Tordak s'était rapproché. Il jeta un regard au sol et cracha.
   - C'est pas bon. On dirait des traces de tchéppeur. !
   - De quoi ?
   - De tchéppeur, des saloperies pleines de dents et de griffes, un peu comme des goulques mais en moins moches.
Chimla se pencha un peu en avant pour sentir vers où l'entraînait son amulette. Dans ce coton visuel, tout semblait calme. Elle assura quand même sa main sur la garde de son bâton de riek et se remit en marche. Elle avançait tout en écoutant. Derrière elle, elle perçut les bruits de ceux qui la suivaient. Elle allégea ses appuis jusqu’à ne plus entendre  qu’un léger son de frottement à chaque pas.  Les pas des autres, en arrière, étaient beaucoup plus sonores. Les armes de métal battaient contre les cuirasses de cuir faisant un tintement léger mais distinct. Derrière elle, Tordak avait aussi dégainé son arme et devait être aux aguets, car la corde se tendait maintenant plus souvent comme s’il suivait moins bien la progression.
Distinguant une masse brune à la limite de son horizon brumeux, Chimla fit un détour et s’arrêta net. Elle venait de trouver un sac à dos. Tordak la rejoignit aussitôt.
   - Là ! Un sac du clan amarante.
Se penchant, il le ramassa. Son contenu se répandit à terre par de nombreuses fentes.
   - Celui qui le portait n’en aura jamais plus besoin, dit Mafgrok. Un tchéppeur a dû lui faire sa fête. Ya qu’eux pour avoir des griffes aussi larges.
Ils regardèrent tout autour d'eux écoutant les bruits. Ils n'entendaient que ceux qui arrivaient. C'était à chaque fois les mêmes questions. Tordak les trouvait trop bruyants. Il nota qu'ils avaient tous pris les armes à la main. Leurs regards circulaires en disaient long sur leur peur.
L’attaque fut brutale et silencieuse. Une énorme bête s’abattit sur un serviteur qui poussa un hurlement de douleur quand les griffes lui fouillèrent le ventre. Une amazone tenta de planter son sabre dans le flanc de l’animal sans y parvenir. Elle avait déjà bondi hors de leur vue. On entendit le bruit mouillé de sa course quelques instants, puis ce fut le silence. Le serviteur tenait à deux mains ses entrailles qui se répandaient au sol. On lui avait enlevé son masque pour l’aider à respirer. Ce fut le moment que choisirent des scorpions volants pour attaquer.  

38
Le tchéppeur avait littéralement étripé Diardodé, le serviteur du clan jaune. Il était mort sous le couteau de Luzmil, l’amazone au cœur sensible. Elle n’avait pas supporté l’idée que les scales le dévorent avant qu’il ne soit mort. Ils étaient repartis en file indienne avant de voir le spectacle. Le brouillard avait masqué la vision que le bruit des mâchoires suggéra. C’est les dents serrées qu’ils progressèrent. L’état du sol avait empiré. Ils marchaient maintenant dans une succession de marigots vaseux. Chaque pas était une lutte. Les pieds s’enfonçaient trop profondément. Rapidement, Chimla fit une pose sur un banc de sable un peu moins sale. Tout le bas de ses jambes était couvert d’une boue collante et verdâtre. Elle fit tomber les espèces de vers visqueux qui tentaient de se fixer sur sa peau. Elle bénit son pantalon au cuir épais.  D’autres n’eurent pas cette chance. Elle les vit tenter de les arracher. Les jurons succédèrent aux jurons sans résultat. Les doigts glissaient trop sur ces corps gluants
   - Il faut les couper à ras, leur dit Tordak et vite. Ces saloperies vont vous sucer la moelle.
Pendant que ses compagnons se battaient avec les bestioles, Chimla explora un peu le banc. Son amulette semblait l’attirer dans une direction. Elle butta sur une branche qui dépassait et faillit s’étaler. Elle faillit continuer mais un doute dans son esprit lui fit faire demi-tour. Cette branche était trop dure dans ce monde où tout pourrissait. Elle se pencha pour examiner de plus près cette curiosité. Elle poussa un petit cri qui alerta Tordak qui se précipita l’épée haute.
   - Regarde, lui dit-elle, une épée.
Tordak remit la sienne au fourreau et dégagea l’arme enfouie dans le sable vaseux.
   - Elle n’est pas là depuis longtemps, dit-il en examinant la lame. Elle n’a même pas une tache de rouille. Par contre le manche est très abîmé. A croire que son propriétaire s’est fait manger la main. Regarde ! Des traces de crocs.
Il tendit l’épée à Chimla qui examina le manche à son tour.
   - Impossible de dire à quel clan elle appartient. Elle est trop abîmée.
   - Retournons près des autres, dit Tordak en dégainant à nouveau son épée. Je n’aimerais pas rencontrer ce qui a fait cela.
   - Encore un tchéppeur ?
   - C’est bien possible. A croire que l’on est sur son territoire. Je n’aime pas ça du tout. Il faut qu’on avance.
A leur retour près du groupe, ils virent les nombreuses plaies sur les jambes des uns et des autres. Les vers avaient quasiment fait disparaître la peau par endroit. Du sang s’écoulait. Ceux qui étaient encore deux s’aidaient pour faire les pansements. Les autres se débrouillaient.
   - Tu m’avais parlé de plantes contre les infections et les bêtes, dit Chimla à Tordak.
   - Oui, mais pas ici. Trop d’eau, trop de vase. Il faut qu’on avance, dit-il à nouveau.
Il éleva la voix :
   - Il faut qu’on quitte cet endroit au plus vite. On va avancer plus vite. On n’est pas en sécurité.
Tout le groupe leva la tête et rapidement abandonna ses activités. Tordak avait fait signe à Chimla de repartir. Ils n'attendirent pas que les derniers aient rangé leur sac. Le brouillard les avait engloutis, derrière eux, seule la corde qu’elle traînait derrière elle, faisait le lien entre Chimla et les autres.
La marche reprit inquiète et monotone. Tout le monde était aux aguets. Pourtant les seuls bruits qu’on entendait étaient leur pas. Chimla avançait aussi vite qu’elle pouvait. Pourtant régulièrement Tordak se rapprochait d’elle en disant :
   - Plus vite ! Va plus vite !
Chimla entendait la peur derrière ces mots. Elle accélérait autant qu’elle pouvait. Les obstacles, trop nombreux, l’obligeaient à ralentir. Elle s’effondra même dans l’eau. La première fois dans un marigot peu profond à l’eau presque claire. Tordak ne lui laissa pas le temps de réfléchir. Il l’aida à se relever et la poussa en avant. La deuxième fois, elle se retrouva submergée. Elle négociait une descente quand son pied glissa. Elle partit en grand écart. Incapable de se retenir, elle sentit un de ses muscles se déchirer. Elle cria sa douleur en s'effondrant. C’est quand l’eau lui entra dans la bouche qu’elle cessa de hurler. 
Tordak fut tout de suite là. Il la remit debout sans ménagement :
   - T’es folle de crier comme ça !
Chimla ne répondit rien. La douleur pulsait dans sa cuisse, violente, l’obligeant à serrer les dents pour bouger sa jambe. Tordak avait sorti son couteau et lui enlevait les vers qui avaient réussi à s’accrocher.
   - On peut pas rester là, avance !
Chimla serra la mâchoire et avança la jambe. Elle se serait à nouveau étalée si Tordak ne l’avait pas rattrapée. Il jura sourdement en la tenant sous le bras. De sa main libre, il fit passer la corde à droite de Chimla et la prit sous l’aisselle en se collant contre elle à gauche :
   - Avance, je vais te tenir pour que tu aies moins mal. Dès que je vois des plantes à douleur je t’en donne, mais avance.
Les autres qui arrivaient petit à petit et qui espéraient une pause, les virent partir avec le regard las des gens épuisés. La corde se tendit et le troisième se mit en marche. La colonne repartit. Sans rien dire, tout le monde apprécia que le rythme soit plus lent.
Luzmil avait pris la dernière place. Par rapport aux autres, elle était encore en bonne forme. L’entraînement qu’elle avait subi était bien plus dur. Issue d’un petit clan au bord des mondes noirs, la chef des novices estimait que toute amazone devait pouvoir survivre à tout. Elle en savait moins long que Tordak, c’était évident, mais elle en savait assez pour s’en sortir mieux que les autres. Elle avait la corde dans la main gauche et l’épée dans la droite. Devant elle, se tenait Luzta, sa servante. Elle la protégeait, malgré les moqueries des autres. Quand on lui avait affecté Luzta pour la servir, la ressemblance des noms ne lui avait pas échappé. Luzmil était la lumière du midi et Luzta celle du soir. Elle ne pouvait s'empêcher de voir cela comme un signe. Contrairement à toutes les habitudes, elle la traitait bien et Luzta lui rendait des services que peu de mâles ou d’amazones pouvaient avoir de leur serviteur. Entre elles la confiance était absolue. Cette bizarrerie était passée pour de la mièvrerie et on l’avait surnommée l’amazone au cœur sensible. Luzmil pensait que pour le moment, elles étaient vivantes toutes les deux et Luzmil comptait bien que ça continue. L’attitude de Tordak la tenait en alerte. Cet environnement était trop favorable à une attaque.
Son sixième sens se mit en alerte brusquement. Luzmil se rapprocha de Lusta. Elle resta à moins de deux pas derrière elle, marchant sur la même cadence. La corde se tendit brusquement, lui brûla la main ainsi qu’à Lusta pendant que retentissaient des bruits de lutte mêlés de grognements sourds devant elles. Luzmil dégaina sa dague et, doublant Luzta, attaqua ce qui était non loin. Elle n’eut pas le temps de réfléchir, le corps était massif et le pelage d’un vert sombre. Les pattes étaient énormes ainsi que les griffes. L’effet de surprise jouait pour elle. Elle planta sa dague dans le flanc de la bête. S’appuyant dessus, elle bondit sur l'échine qu’elle attaqua à grand coups d’estoc. Le grondement s’était transformé en rugissement, la bête partit au galop, faisant voler Luzmil qui se retrouva étalée dans la boue. Elle se releva en jurant. Si dans sa chute, elle avait pu récupérer son épée, sa dague était dans le flanc du monstre. Elle tira son long couteau et se remit en position de défense. Elle tendit l’oreille. Les râles des victimes venaient de sa droite. Des pas rapides venaient de sa gauche mais aucun signe de la bête. Elle se rapprocha des victimes. Elle vit à terre deux hommes aux plaies béantes. Si l’un ne bougeait plus, l’autre se tenait la cuisse et le ventre. Luzmil regarda rapidement l’homme immobile. Il avait eu la gorge broyée. Elle alla s’occuper de l’autre. Les plaies au ventre étaient profondes. Ailleurs qu’ici, elles auraient probablement cicatrisées. L’homme gémissait, essayant de rapprocher les bords des plaies de sa cuisse. C’était un serviteur sans maître. Le mâle du clan émeraude avait disparu dans les premiers.
   - Aucun intérêt, pensa Luzmil en continuant son chemin.
Elle trouva sa servante, tenant en tremblant une épée à deux mains, comme on tient une bougie. Cela la fit rire. Non, vraiment, Luzta ne serait jamais une guerrière. 

39
Tordak était arrivé rapidement suivi par Chimla et tous les autres. Ils avaient fait cercle autour des victimes. Tordak s’était penché sur le mort. Il avait inspecté la morsure en murmurant :
   - tchéppeur !
Chamli l’avait vu faire un bond en arrière au moment où il allait le toucher pour mieux voir quelque chose.
   - La pourriture verte !
Il s’était brusquement relevé, jetant un regard circulaire :
   - La pourriture verte, il a la pourriture verte ! Ne le touchez pas ! Et l’autre non plus, dit-il en empêchant un serviteur de lui donner des pansements.
Tout le monde le regarda avec une expression d’incompréhension, sauf Luzmil qui revenait avec Luzta.
   - Il a raison, dit-elle. Si ya la pourriture verte, on ferait mieux de déguerpir au plus vite.
   - Mais les affaires, déclara quelqu’un? Nahmo portait des provisions et de l’eau douce. Il est mort, on peut les récupérer.
   - Même pas. Tu le touches, t’es mort. Tordak a raison, foutons le camp !
Il y eut quelques instants de silence total. Tout le monde semblait sidéré.
   - NAHMO BOUGE !
Tous les regards se tournèrent vers le corps égorgé. Chimla ne vit rien. Comme elle ne voyait que le bas du corps, elle se déplaça pour voir ses bras et son visage. Elle faillit hurler. Effectivement, on voyait du mouvement. Une sorte de mousse verte semblait sortir de la plaie du cou. C’est comme si elle était vivante. La masse enflait, se contorsionnait, sortant de la plaie pour rentrer dans la bouche.
   - FOUTONS LE CAMP, hurla Tordak qui attrapa Chimla par le bras et se mit à courir aussi vite que possible.
Derrière eux, Lusmil et Luzta avaient aussi pris leurs jambes à leur cou. Les autres firent de même.
Rapidement, ils dépassèrent tous Tordak et Chimla qui boitillait aussi vite qu’elle pouvait. La douleur était un supplice. Quand ils arrivèrent devant une rivière, Chimla se bloqua.
   - Avec ce courant, je ne pourrai jamais passer.
   - On n’a pas le choix. Si c’est un tchéppeur qui a mordu, alors la pourriture verte va s’étendre.
Essoufflée, les traits tirés, Chimla profitait de l’arrêt pour reprendre son souffle.
   - Encore une vieille légende qui prend vie, dit-elle.
Bien que le brouillard se soit un peu levé, on ne voyait plus personne. Ils semblaient seuls au monde.
   - On n’entend plus personne, ajouta-t-elle en jetant un regard circulaire.
   - Les autres sont partis dans toutes les directions, répondit Tordak. On ne les reverra plus.
   - Ils ont peut-être compris comment survivre, dit Chimla.
   - Je ne crois pas. La pourriture verte rôde. Seuls ceux qui auront passé la rivière s’en sortiront.
   - Je croyais que cette saloperie ne vivait pas longtemps.
   - C’est vrai, dit Tordak. C’est vrai quand elle ne trouve rien à pourrir. Le corps de Nahmo n’est qu’un début. Bachten est trop blessé pour fuir, il sera le deuxième. Et puis si des scales arrivent, ils subiront le même sort. Elle va gagner en masse et en capacité à chaque fois qu’elle va pourrir un être. Seuls les végétaux ne l’intéressent pas.
   - Pourquoi la rivière l’arrêterait ?
   - Parce que l’eau courante la dilue au point qu’elle est inoffensive. C’est pour ça qu’on va y aller.
   - T’es sûr qu’on a pied ?
   - On se laissera flotter si on n’a pas pied.
Chimla ne dit rien. Elle regarda la rivière avec haine. Elle n’aimait pas l’eau ni s’y trouver.
   - Je pourrai pas, dit-elle. Je pourrai pas !
   - Dis pas de conneries, s’énerva Tordak, t’as pas le choix. Tu sais que quand elle aura assez bouffer, la pourriture verte deviendra un tchéppeur et ça, ça serait la cata.
    - Oui mais l’eau, j’peux pas, vraiment j’peux pas.
Tordak faillit la gifler. Elle avait la clé pour sortir, il en était persuadé. Sans elle, il allait tourner en rond et finir ses jours dans les mondes noirs. Il avait bien songé à lui voler son amulette mais sans l’Idole, il ne pensait pas qu’il pourrait s’en approprier les pouvoirs. Il avait besoin de cette servante et elle ne voulait pas. Cette conne ne voulait pas. Il se retint pour ne pas l’écraser sous ses poings tellement il ressentait de la rage.
Chimla ne semblait rien voir d’autre que l’eau et les vagues du courant. Elle était comme hypnotisée par le mouvement répétitif. Jamais, jamais, elle n’entrerait là-dedans. Elle préférait encore affronter la pourriture verte.
Le vent se leva doucement. Elle ne prit pas conscience tout de suite de l’odeur. Tordak fut le premier à la remarquer. Ça puait la fermentation. Il regarda autour de lui. Cette saloperie arrivait. Il en était sûr. Il secoua Chimla…
   - Mais par l’Idole, secoue-toi. Elle arrive. Renifle : Elle arrive.
Chimla lui jeta un regard vide. Il la gifla à toute volée. Il vit la rage s’allumer dans les yeux de Chimla qui attrapa son bâton de riek. Tordak l’évita de justesse.
   - Salaud ! SALAUD! hurla-t-elle, je vais te faire la peau.
Elle leva bien haut son bâton de riek et vit…
Un tchéppeur avançait vers elle. De nouveau elle se figea. Tordak quand il la vit ainsi les bras levés, figée face au monstre qui arrivait, se précipita en avant, la faucha et se jeta dans l’eau en l’entraînant.
La dernière chose qu’il entendit avant de disparaître sous l’eau fut le hurlement du tchéppeur. 

40
Luzmil attendait Luzta. Cette dernière allait moins vite. Les servantes n’avaient pas l’entraînement des amazones. Elle avait de l’endurance. Elle portait plus longtemps que Luzmil des charges plus lourdes. Aujourd’hui, avec la pourriture verte qui rôdait, ça allait peut-être causer sa perte. Luzmil avait voulu lui prendre certaines choses. Luzta avait refusé. Ça ne se faisait pas. Déjà Luzta était gênée de la gentillesse de Luzmil. Elle n’avait jamais vu, ni entendu pareille chose. Ce signe-là plus que le vol de l’homonculus faisait penser à Lusta que le monde allait mal. Si chacun avait tenu sa place, le monde serait resté monde et elle ne serait pas en train de courir devant un être tout droit sorti d’un cauchemar.
Luzmil remarqua la levée progressive du brouillard. Elle voulait trouver une rivière. C’est ce qu’on lui avait appris. Toujours traverser un cours d’eau avec un bon courant quand il y avait de la pourriture verte dans les parages. Quand elle avait été apprentie amazone, Luzmil avait vu revenir un groupe des mondes noirs. Leurs yeux étaient encore remplis d’effroi à l’évocation de ce qu’elles avaient vu. La maîtresse des novices avait réuni tout le monde et avait fait une mise au point sur la pourriture verte. Elle avait obligé Talenda à se dévêtir devant les autres. Toutes avaient pu voir son moignon à la place du bras.
   - Et n’oubliez jamais, il vaut mieux couper un bras que de laisser la pourriture verte tout bouffer.
Luzmil l’entendait encore cette phrase. Non seulement Talenda avait perdu un bras, mais tout le groupe avait dû fuir pendant deux jours devant la pourriture verte. Elles étaient persuadées que sans la traversée providentielle d’un cours d’eau, elles seraient toutes mortes.
   - On peut encore continuer ou faut faire une pause ? demanda Luzmil.
   - Ya encore du danger ? réplique Luzta.
   - Oui, tant qu’on aura pas mis une rivière entre nous et ça, y’aura encore du danger.
   - Alors on ne s’arrête pas…
Luzmil repartit devant, elle cherchait les passages sûrs. Elles marchèrent comme cela encore un bon moment. Luzmil espérait ne pas tourner en rond. Elle se pensait assez bonne pisteuse pour l’éviter. Pourtant, elle ressentit un immense sentiment de joie en voyant la rivière. Assez large et au courant rapide, elle était tout à fait adaptée. Elle faillit pousser un cri de contentement. Elle se retint. Une pensée venait de lui traverser l’esprit. Quels monstres vivaient dans ces eaux ?
Luzta arriva avant qu’elle n’ait la réponse.
   - Tu as ta rivière, on se reposera de l’autre côté. Regarde, la forme qui dépasse du brouillard…
On dirait un riek.
Luzmil tourna les yeux dans la direction indiquée.
   - Tu as raison, ça se pourrait bien ! Mais avant faut qu’on traverse. Il te reste de la corde ?
   - Ya pas de gué ?
   - Non et je ne sais même pas ce qui vit là-dedans.
Après avoir lancé un regard noir à Luzmil, Luzta se mit à fouiller les eaux du regard. Comme à chaque fois, l’eau n’était pas transparente. Ici, elle avait une couleur de terre. Luzmil estima que la rivière faisait entre quinze et vingt pas de large. Elle fit signe à Luzta de se reposer et alla fureter du côté de la berge. Elle repéra un arbre moins pourri que les autres. Luzta la vit sursauter, se pencher et faire très attention où elle mettait les pieds. Elle la vit disparaître derrière le tronc pour réapparaître au niveau du premier embranchement. Luzmil escalada une branche puis une autre et sembla trouver son bonheur. Elle vérifia soigneusement autour d’elle avant de s’asseoir sur le bois. Elle détacha son sac à dos et en sortit une corde qu’elle attacha soigneusement. Puis avec toujours autant de précautions, elle fit le chemin inverse pour retourner au sol. De nouveau Luzta la vit examiner le sol avec soin et marcher sur la pointe des pieds. Quand elle fut près d’elle, elle entendit l’amazone :
   - Je crois qu’on peut passer. Tu vas me donner la corde que tu as et avec celle que j’ai accrochée à la branche, on devrait y arriver.
Luzta se mit en devoir de dérouler la corde qu’elle avait lovée dans son sac.
   - Non, attends qu’on soit au pied de l’arbre. Mais attention, mets tes pas strictement dans les miens… Y a un nid de schka.
   - C’est quoi ?
   - Je ne sais pas exactement. Tout ce que je sais, c’est que si tu marches dessus, t’es mort !
Les deux femmes se mirent en route. Arrivées près de l’arbre, Luzmil avança de nouveau avec mille précautions. Luzta, qui ne voyait rien de très inquiétant, faisait les mêmes pas, posant les pieds aux mêmes endroits que Luzmil. Quand elles furent au pied de l’arbre, Luzmil attrapa le bout pendant de la corde qu’elle avait attachée et fit signe à Luzta de lui passer sa corde. Elle noua les deux cordes ensemble et, ramassant une branche au sol qu’elle avait soigneusement examinée, elle la fixa au bout libre.
   - Tu vas reculer un peu, dit-elle à Luzta.
Regardant soigneusement le sol, elle fit mettre Luzta à un endroit précis.
   - Ne bouge qu’en remettant tes pas dans tes traces… ya plein de nids par ici.
Elle vérifia que Luzta était bien et s’avança jusqu’au bord de l’eau. Elle était encore à un pas quand elle sentit que le sol devenait trop mou pour la supporter. Elle jura mais recula d’un pas. Elle regarda par terre tout autour d’elle. Son examen la rassura. Il n’y avait aucune trace de schka. Elle fit tournoyer la branche au-dessus d’elle avec la corde, de plus en plus vite avec de plus en plus d’ampleur. On entendait le sifflement sourd de la branche. Luzmil avait le regard fixé sur l’autre bord. D’un coup, elle lâcha la corde et la bûche s’éloigna en vrombissant vers un arbre sur l’autre rive qu’elle heurta d’un bruit sourd avant de tomber dans l’eau dans une gerbe d’écume.
Luzta entendit les jurons de Luzmil pendant qu’elle ramenait la corde. Elle récupéra le tout et fit à nouveau tournoyer l’ensemble.
Elle ne réussit son coup qu’à la quatrième tentative. Elle se retourna et revint vers Luzta en lui faisant de grands signes pour qu’elle approche.
   - On va traverser, lui dit-elle.
En voyant le regard de panique de Luzta, elle ajouta :
   - T’inquiète pas, c’est solide. D’ailleurs je passerai la première avec les sacs.
Joignant le geste à la parole, elle ramassa son sac, l’ajusta devant elle et attrapa la corde d’un petit bond. Luzta poussa un petit cri en voyant la corde ployer sous le poids. Luzmil sembla ne rien entendre. Elle se déplaçait à une vitesse surprenante suspendue sous la corde. Elle traversa la rivière sans encombre et attrapa la branche de l’arbre pour se hisser. Elle se mit debout dessus et sembla danser une sorte de gigue qui fit remuer tout l’arbre. Le craquement fut sinistre et la branche ploya brusquement pour aller s’abîmer dans l’eau. Luzta qui avait poussé un cri en voyant l’amazone tomber, applaudit quand elle vit qu’elle se tenait à une autre branche.
Luzmil testa de nouveau la branche et fut rassurée sur sa solidité. Elle y fixa solidement la corde et le sac puis entreprit de faire le retour toujours suspendue. Arrivée près de Luzta, elle lui fit signe de lui passer un de ses sacs et repartit vers l’autre rive. Luzta qui portait un sac à dos, un sac ventral et deux musettes se retrouva toute légère quand elle eut tout donné Luzmil lui fit des grands signes et l’encouragea de la voix à la fin de son dernier passage.
   - A toi ! Je te descends un peu la corde et tu l’attrapes.
Luzta avala sa salive. Elle savait qu’elle allait devoir le faire mais tremblait de peur à l’idée de se retrouver la tête en bas suspendue sous une corde. Elle dut faire plusieurs essais pour s’accrocher correctement et tomba même une fois.
Luzmil s’impatientait. Le tchéppeur pouvait être n’importe où et elle voulait avoir trouvé un abri avant la nuit. Elle jura comme un hors-clan. Luzta était quasi immobile sur son fil. La corde sous son poids, s’infléchissait beaucoup. Si Luzmil était fine comme une lame de sabre, Luzta était charpentée pour porter.
   - Mais dépêche-toi ! lui cria Luzmil. On a encore du chemin.
Luzta lui jeta un regard noir et fit des mouvements un peu plus rapides. Elle était maintenant à mi-chemin. La corde faisait une courbe et remontait. L’effort pour avancer devenait plus grand.
   - GROUILLE ! YA un truc dans l’eau ! hurla Luzmil.
Ce fut comme si on avait brûlé Luzta, elle s’agita et fila comme une flèche. Luzmil l’attrapa dès qu’elle fut à portée et l’aida à se mettre à califourchon sur la branche :
   - Regarde, lui dit-elle en montrant l’eau.
Luzta vit un dos sombre se déplacer dans la rivière.
   - Je sais pas ce que c’est et j’ai pas envie de savoir !
   - Je vais aller décrocher la corde de l’autre côté et revenir, dit Luzmil.
Elle allait attraper la corde quand un poisson au corps sombre et massif fit un bond hors de l’eau. Il était au moins aussi grand que Luzta. Sa gueule frôla la corde. Il retomba dans une gerbe d’écume qui les atteignit. Les deux femmes se regardèrent :
   - C’est pas une bonne idée… vaut mieux qu’on file.
Luzta opina du chef. Luzmil se mit à descendre, inspectant le sol avant d’y poser les pieds.
   - Ici aussi, ya des nids de Schka. Ces saloperies doivent aimer l’eau.
Avec mille précautions, elles progressèrent s’éloignant de la berge. C’est à ce moment-là qu’elles entendirent crier.
Elles virent arriver quatre des membres de leur groupe. Avec la brume qui traînait encore, elles ne les reconnurent pas. Leurs habits étaient couleur boue. Luzmil leur cria :
   - ATTENTION ! YA DES NIDS DE SCHKA !
Une des quatre silhouettes fit de grands gestes.
   - Je pense qu’ils ont compris, dit Luzta.
   - Peut-être, répliqua Luzmil. Ne restons pas là, il nous faut un abri pour la nuit. Je crois avoir vu la silhouette d’un riek en traversant.
Les yeux rivés au sol, Luzmil avançait avec lenteur. Elle se servait de son épée pour pousser certaines herbes et découvrir le sol. Elles se retournèrent toutes les deux en entendant le hurlement. La brume cachait en partie la scène.
   - Y en a un qui a marché sur un nid, commenta Luzmil.
Elle se retourna pour reprendre son chemin quand Luzta cria :
   - LÀ !
Luzmil regarda dans la direction que montrait Luzta. Elle reconnut le monstre qu’elle avait blessé.
   - Un tchéppeur !
Elle avait envie de fuir et en même temps, elle était fascinée. Elle regarda vers les silhouettes de ses anciens compagnons. Deux avaient attrapé la corde. Le troisième se mit à fuir. Une sorte de nuage jaillit à l’un de ses pieds. Luzmil et Luzta virent le coureur se figer. Le nuage devint une sorte de tornade autour de lui. C’est à ce moment-là qu’il hurla. Ce fut un long cri qui s’interrompit brusquement. La tornade devenait noire et semblait bouillonner. Des branches jaillirent à droite, à gauche puis dans toutes les directions. Quand tout se calma, il ne restait que des lambeaux de vêtements accrochés aux branches d’un noir d’encre.
   - C’est… c’est ça des schka ? demanda Luzta.
   - Oui, murmura Luzmil, c’est ça, une plante carnivore. Tu marches sur le nid et t’es mort. Ça te bouffe, t’as même pas le temps de faire un pas…
Leurs regards se reportèrent vers les deux qui tentaient de traverser la rivière. Leur poids faisait tendre la corde vers le bas. Le tchéppeur, un instant distrait par le cri de la victime des schka, avait repporté son attention sur les deux dernières proies. Il s’élança au galop. Elles le virent piétiner des nids de schka qui lâchèrent leur nuage mortel. C’est tout auréolé de cette brume dévorante qu’il se jeta sur la silhouette qui était la plus proche de la berge.
Sur l’autre rive, elles virent disparaître le tchéppeur, sa proie et les schkas dans les hautes herbes. Ce fut comme si une main géante bousculait le paysage. Et puis des branches jaillirent couvertes d’écume verte avant de fléchir comme si elles pourrissaient à vue d’oeil. Il y eut plusieurs jaillissements qui toujours se terminèrent de la même manière. Puis tout se calma.
Le survivant ballotté comme un fétu de paille par la corde que le tchéppeur avait bousculée et sautant sur sa proie, tentait de progresser. Il montait et descendait au rythme des vibrations de la corde. Pourtant, il avançait. Alternativement au ras de l’eau et presque au sommet de l’arbre, main après main, il s’approchait de l’autre rive.
   - Il va s’en sortir ? demanda Luzta.
   - Je sais pas, répondit Luzmil, dont le regard fouillait la zone où avait disparu le tchéppeur.  Ça bruisse encore là-bas. Je n’aime pas ça !
   - Par l’Idole ! cria Luzta en montrant la rivière.
Luzmil vit alors le dos noir du gros poisson apparaître.
   - S’il voit le grimpeur, il est foutu, commenta Luzmil.
Dans un grand bruit de végétaux écrasés, un tchéppeur se leva. Il était encore plus gros que le premier. Ses yeux flamboyaient en scrutant tout autour. Son regard se fixa sur celui qui traversait. En deux bonds, il fut au bord de l’eau. Se dressant sur ses pattes arrière, il attrapa la corde avec une de ses pattes et se mit en devoir de la secouer. Le pauvre être qui était dessus poussa un cri, se cramponnant du mieux qu’il pouvait. C’est alors que, comme une énorme flèche noire, jaillit des eaux boueuses une énorme mâchoire déjà ouverte.
Luzta détourna le regard et ne vit pas le tchéppeur attraper le monstre de l’eau et le ramener sur la berge. La corde avait cédé et l’homme, qui n’avait pas lâché, se hissa à la force de ses bras jusqu’à la rive. Sans demander son reste, il s’éloigna le plus vite qu’il put.

41
Luzmil contre l’avis de Luzta était allée aider l’homme. Elle avait donné comme raison qu’il lui fallait récupérer la corde, enfin ce qu’il en restait. Il l’avait suivie parmi les nids de schka. Il s’appelait Salone. Il était du clan Emeraude. Il était surnommé le chanceux. Luzta faisait la tête quand ils arrivèrent.
   - Je ne porte rien pour lui, avait-elle déclaré.
   - Mais je ne te demande rien, avait répliqué Salone. Je me suis toujours débrouillé...
Il avait toujours son sac sur le dos malgré les aventures qu’il venait de traverser. Luzmil interrompit la conversation :
   - Il nous faut un refuge pour ce soir. En traversant la rivière, j’ai cru voir la silhouette d’un riek un peu plus haut le long de la rivière.
   - Ça m’va, dit Salone en réajustant son sac. J’pense qu’il vaut mieux faire attention de pas marcher sur un nid de schka.
   - Tu penses bien, lui répliqua Luzmil.
L’un derrière l’autre, à quelques pas, ils tracèrent leur chemin. Les herbes étaient hautes. Salone avait pris un bâton pour écarter la végétation. Il avançait doucement, s’arrêtant parfois pour regarder autour de lui. Sa prudence allait bien à Luzmil. Cela faisait trop longtemps qu’elle était dans les mondes noirs. Elle doutait pouvoir en sortir vivante. Elle pensa que c’était juste une question de temps avant qu’elle aussi ne trouve la mort. Elle fut soulagée, alors que la lumière baissait, de voir le tapis d’aiguilles d’un riek. Toujours prudent, Salone avait dégainé son épée. Il examina les alentours avant de se glisser sous la ramure du riek.
   - Il y a quelqu’un, murmura-t-il.
Aussitôt, Luzmil dégaina son arme. Cela pouvait être quelqu’un de leur groupe, à moins que par hasard ils ne soient tombés sur Karabval. Elle s’approcha en douceur, attentive au moindre bruit. On entendait comme une conversation étouffée venant des branches. Elle regarda Salone et haussa les épaules d’un air interrogatif. Il lui répondit par un signe d’assentiment et rengaina son arme.
   - Ohé là-haut, appella-t-il.
On entendit des mouvements brusques dans l’arbre :
   - Qui êtes-vous ? demanda une voix étouffée.
   - Je suis Salone, mâle du clan Emeraude et vous ?
   - Salone ?! Monte, il y a assez de place pour toi.
Il venait de reconnaître la voix de Tordak. Il s’approcha du tronc pour trouver le passage qu’il avait dû tailler. Il trouva facilement les prises. Il commença son ascension en disant :
   - Nous sommes trois. Ya Luzmil et sa servante.
   - Fais-les monter aussi. Ici nous sommes que deux.
Luzmil fit comme Salone. Luzta se débarrassa de ses musettes et de son sac ventral. Elle fit signe à Luzmil de lui envoyer la corde pour monter les sacs. Bientôt, ils se retrouvèrent à cinq dans le petit espace que formaient les branches souches du riek.
   - Vous assez survécu, dit Salone. Je craignais ne plus vous revoir.
   - Tu as bien failli avoir raison, répondit Tordak. Le tchéppeur nous a ratés de peu.
   - Pour moi aussi, c’était très chaud, répondit Salone. Sans le poisson, enfin ce qui ressemblait à un poisson, qui a sauté au bon moment, le tchéppeur m’aurait ajouté à son repas.
   - Le poisson ? Une grosse bête noire à la mâchoire immense ?
   - Oui, tout à fait. J’ai bien cru lui finir dans la gueule… Ils se sont battus et moi, je suis là.
   - On a quand même failli crever ! cracha Chimla.
   - Oui, mais on est là, lui répliqua Tordak. T’aimes pas l’eau ! Mais entre ça et un tchéppeur !
Il se tourna à nouveau vers Salone et Luzmil.
   - Tu as des nouvelles des autres ?
   - Aucune, répondit Luzmil, on a couru et on a sauvé notre peau.
   - J’étais avec Fronvo, du clan blanc, Galtier du clan rose, et Haben un serviteur du clan mauve. Galtier et moi avons atteint la rivière. Haben a marché sur un nid de schka. Fronvo a tenté de fuir et s’est fait dévorer. J’étais le premier sur la corde. Galtier me suivait. Il était encore trop près de la berge. Le tchéppeur l’a chopé en même temps que les schka. J’ai juste eu de la chance.
   - T’as toujours eu de la chance, grommela Chimla.
   - Nous aussi, on a eu de la chance. Je sais pas si c’est ton amulette ou la mienne, mais on a eu du pot. Et cesse de faire la gueule… t’es vivante.
   - On aurait pu crever dans l’eau !
   - On aurait pu mais on ne l’a pas fait. Par l’Idole, on est vivant et c’est tout ce qui compte.
   - Et pour combien de temps ?
Les quatre se retournèrent en même temps vers Luzta qui venait de parler.
   - On n’a plus d’eau propre, nos vivres sont quasiment finis et on n’est plus que cinq. Je parle même pas de notre mission…
   - Écoutez, on est fatigués. On a tous échappés à la mort. Demain est un autre jour. On ferait mieux de dormir.
Luzmil vint à son aide :
   - Tordak a raison. On ne peut rien faire de plus ce soir. On verra demain. On n’est pas morts, alors profitons-en.
Elle commença à enlever son armure pour se mettre à l’aise. Personne n’ajouta rien. Tous firent comme elle. Luzmil et Luzta restèrent près de la descente. Tordak était plus près du tronc. Chimla s’était éloignée autant qu’elle pouvait. Salone alla se positionner près d’une grosse banche, là où le tapis d’aiguilles était le moins épais. Il tira de son sac une de ses dernières galettes de marche. Demain, il lui faudrait chasser. Il regarda les autres faire de même. Tordak et Chimla devaient être à court de vivres, il les vit seulement boire. De plus, ils n’avaient plus qu’un sac pour deux. Dans un angle de sa vision, il vit Luzta sortir plusieurs galettes de marche. Il les envia. Luzta et ses cinq sacs étaient peut-être la personne la plus importante de leur groupe. Il fut surpris de penser que Luzmil avait eu raison de bien s’occuper d’elle. S’il avait fait la même chose avec Jialwi, son serviteur, il n’en serait pas à se contenter d’une maigre galette.
La lumière baissa rapidement. Le feuillage du riek étouffait les bruits et les lumières. Malgré son estomac qui réclamait, il s’allongea pour dormir. C’était la meilleure chose à faire. 

42
Salone avait très mal dormi. Il s'était réveillé de nombreuses fois. Son estomac ne l'avait pas laissé tranquille. Avec Luzta, Luzmil grignotait quelque chose tout en faisant l'inventaire des sacs. Tordak n'était pas là. Salone ne l'avait pas entendu partir. Chimla dormait encore, allongée sur le côté, la tête cachée par sa couverture. Bien qu'il ne pleuve pas, tout était humide. Il rangea ses maigres biens dans son sac. Il tournait le dos à l’ouverture quand on entendit Tordak monter.
   - Réveille-toi, Chimla ! J’ai de quoi te réjouir.
Ayant dit cela, il se retourna et fit monter avec sa cordelette un poisson. C’était un machin tout en plaques et en dents. Avec la cordelette, Tordak lui avait attaché la gueule. Chimla s’était dressée sur son coude et regardait Tordak, les yeux encore endormis. Elle regarda un instant le tableau et se dressa sur son céans.
   - Et c’est mangeable, ce genre de saloperie ?
Cela fit rire Tordak.
   - Même froid, c’est bon. Par contre faut bien enlever les arêtes. Si t’en avales une, t’auras le ventre qui va pourrir.
Chimla maugréa un peu mais se leva. Tordak, pendant ce temps, s’était rapproché de Salone. Avec son épée, il coupa les épines de la partie horizontale de la grosse branche. Salone le regarda faire. Il sentait son estomac se révulser en voyant cette nourriture. Il ne pouvait quand même pas se battre pour en récupérer. L’espace ici était trop petit. Il se recula en faisant attention de ne pas tomber dans le trou pour descendre.
Tordak avait posé le poisson sur la branche et, de son coutelas, avait entrepris de le dépecer. Chimla se glissa jusqu’à lui. Elle regarda les gestes posés et experts de Tordak qui, de la pointe de son couteau, passait entre les plaques pour découvrir une chair rouge et ferme. Il détacha un premier lambeau. Après l’avoir bien nettoyé, il le mit dans sa bouche et le mâcha longuement.
   - T’as intérêt à faire pareil, dit-il à Chimla. Vaut mieux avoir un abcès dans la bouche que dans les boyaux.
Il continua son œuvre de dépeçage. Il partageait les lamelles avec Chimla. Celle-ci comme Tordak, examinait soigneusement le lambeaux avant de l’enfourner. Salone les vit une fois ou l’autre retirer une arête avant d’enfourner le morceau. Malgré lui, il salivait. Il grignota quelques miettes qui restaient de sa galette de la veille. Quand Chimla fit signe qu’elle avait assez mangé, Tordak continua son travail, jusqu’à ce qu’il soit lui aussi rassasié. Quand il eut fini, il laissa la carcasse encore bien recouverte de chair.
   - On ne l'emmène pas ? demanda Chimla.
   - Non, ça va pourrir et attirer les scales.
   - Alors, je peux ? demanda Salone.
Tordak le regarda et haussa les épaules :
   - Pas de problème, t’as un couteau !
Salone ne se le fit pas dire deux fois. Il s’approcha à son tour de la bête et entreprit de couper dans la chair. Il n’avait pas la dextérité de Tordak. Ses morceaux étaient plus petits, moins bien découpés mais ça lui remplissait l’estomac. Prudent, il examinait aussi longuement chaque morceau avant de la mâcher consciencieusement. Il en coulait un jus revigorant. C’était une chair dense contrairement aux autres poissons qu’il avait goûtés. Cela lui rappelait plus la viande saignante. Les yeux fermés, il se revit à la terrasse du château du clan Émeraude, dégustant un des plats préparés pour les mâles. Il fut interrompu dans ses rêveries par Tordak qui venait de donner le signal du départ. Salone fut déçu de s’arrêter.
Il descendit du riek le dernier.
Quand il posa le pied sur le tapis d’aiguilles au pied de l’arbre, il vit Chimla penchée en avant, tournant sur elle-même. A son cou, pendait l’amulette. Luzmil et Luzta étaient légèrement en retrait. Chimla fit un geste en disant :
   - Par là.
Salone pensa à ces rituels qui reviennent tous les jours, tout le temps, comme au château Émeraude quand la dame du clan réunissait tous les mâles tous les matins pour choisir son compagnon du jour. Ils étaient toujours décevants. Salone n’avait jamais été choisi. Seuls les mâles premiers avaient une chance de se retrouver à côté de la dame du clan. Lui, comme beaucoup d’autres n’avait jamais réussi à se hisser à ce niveau. Il était resté dans la masse de ceux qu’il jugeait médiocres, ceux qui rêvaient sans arriver à changer de statut.
Tordak ouvrait le route. L’épée à la main, il veillait. Chimla le suivait, lui indiquant s’il fallait changer de direction. Luzmil et Luzta laissaient une dizaine de pas entre Chimla et elles. Salone fermait la marche. Il restait attentif sans pour autant avoir l’arme au poing. Leur progression était difficile. Ils devaient lever les genoux très haut pour pouvoir avancer dans ces herbes et ces bosses. Rapidement Salone ressentit la fatigue. Devant lui, il vit Luzta qui parfois buttait contre l’un ou l’autre des obstacles. Il pensa qu’elle aussi devait ressentir cette lassitude de tous ses muscles. Le poids des sacs l’entraîna à la chute. Avant que Salone ne l’ait rejoint, Luzmil l’aidait déjà à se relever.
   - Faut qu’on fasse une pause, cria-t-elle à Tordak. J’en peux plus.
Salone fut heureux de ne pas être celui qui demandait. Même dans les mondes noirs, il aurait mal vécu de devoir demander du repos avant une amazone.
Tordak se retourna et haussa les épaules. Il en avait marre aussi et la figure de Chamli exprimait l’épuisement. Il regarda autour d’eux. Pour une fois, la pluie ne tombait pas et le brouillard était devenu brume. Il distingua un peu plus loin sur leur droite, la silhouette d’un riek. Il fit signe au groupe :
   - J’vois un riek, on va aller s’y poser.
Ils s’écroulèrent plus qu’ils ne s’assirent au pied de l’arbre. Salone lâcha son sac près du tronc et se laissa tomber à plat dos les bras en croix. Il avait les yeux fermés et respirait bien à fond. Quand il les rouvrit, il écouta ce qu’il se passait autour de lui. Luzta et Luzmil parlaient à voix lasse d’un côté. Chimla et Tordak se querellaient à mi-voix, sur la marche à suivre. Il laissa ses yeux errer sur l’arbre au-dessus de lui, pensant que sans les rieks, ils seraient déjà tous morts. Quelque chose gêna son attention. Il mit un peu de temps à comprendre ce qui le dérangeait. Quand il comprit, il s’assit brutalement et appela les autres :
   - Venez voir, on est déjà venus dans ce riek !
Tout le monde le rejoignit et vint examiner l’arbre. Tordak en commença l'ascension. Il trouva sans peine les prises nécessaires.
   - Tu as raison, Salone. Il est venu ici.
Arrivé à l’encorbellement, Tordak examina les aiguilles. Cela confirma son impression. Karabval était venu. Il trouva même les restes d’un de ses repas sous la forme d’os épars, probablement un serpent, pensa-t-il. Il ressentit un sentiment de jubilation. Ils avaient retrouvé la piste. Maintenant, il fallait trouver la suite et ne pas la perdre. S’il rentrait avec Karabval et son butin, il connaîtrait la gloire et le pouvoir.
Malgré la fatigue, il était de bonne humeur en redescendant. Il partagea son optimisme avec les autres. Il ne déclencha pas la joie qu’il espérait. La fatigue creusait les traits. Les corps étaient douloureux. Seul Salone réagit un peu comme lui.
   - Si on l’attrape...
En disant cela ses yeux brillèrent.
   - Si on survit…
Les deux hommes se tournèrent vers le groupe des trois femmes. Chimla et Luzta semblaient épuisées. Luzmil était debout. Ses traits tirés en disaient long sur sa fatigue. 

43
Tordak avait profité du repos de la fin de journée au pied du riek pour examiner les environs. Il allait et venait. Luzmil s’était jointe à lui avant que la lumière ne soit trop faible. Elle avait retrouvé des indices laissant penser que Karabval était passé par là.
  - Regarde, lui avait-elle dit.
Tordak avait beau tourner son regard dans la direction, il ne remarquait rien.
   - Que vois-tu ?
   - Il y a comme une trace là, une sorte de chemin. Rien de très net, pourtant j’ai l’impression que le sol est moins sombre par là. On verra demain. Ce soir, on ne peut pas s’y aventurer.
Tordak soupira.
   - Non, on ne se promène pas la nuit dans les mondes noirs.
Tordak avait un peu traîné encore dans le coin, essayant de comprendre ce que Luzmil avait vu. Pour lui le sol, les herbes, les bosquets, tout avait le même aspect, quelle que soit la direction. À quoi était-elle sensible ? Il rejoint le riek avant que la lumière ne manque. Les autres étaient déjà montés. La place y était comptée. L’arbre était encore jeune et n’avait pas pris l’ampleur qui leur aurait permis d’être, sinon à l’aise, tout du moins plus confortable. Salone et Luzta avaient élargi autant que possible l’espace en coupant les épines sur les branches inclinées. Ils avaient attaché les sacs. Luzta était même allée chercher des aiguilles au sol pour améliorer le couchage. Ils mangèrent en silence, chacun sortant ce qui lui restait. Salone secoua sa gourde et but les dernières gorgées. Tordak le regarda faire. Il sortit aussi sa provision d’eau. Même en se rationnant, il ne durerait pas longtemps.
   - Demain, il faudra aussi trouver de l’eau à boire. Certains arbres renferment un suc buvable.
   - Oui, ceux qui ont une forme renflée au pied. Je n’en ai pas encore vu, répondit Luzmil.
   - On ne tiendra pas plus de deux jours avec ce qu’il nous reste.
La nuit fut agitée. Des bruits de combat se firent entendre autour du riek. Puis se furent les scales qui les dérangèrent.
Au petit matin, Salone était déjà réveillé. Il avait faim, il avait soif. Il regarda avec envie les sacs de Luzta. Il bougea un peu, et calcula s’il pouvait atteindre celui qui contenait de l’eau. Lentement, il se dressa sur son coude. Son esprit se tendait vers le but, la gourde. Sous lui les aiguilles bruissaient à peine. Il commença un lent mouvement de rotation. Après le charivari de la nuit, les autres dormaient. Il était maintenant bien tourné. Il allait avancer le bras quand il vit les yeux de Luzmil à moitié ouverts. Il changea son mouvement en un petit salut tout en jurant intérieurement pour cet échec. Puis, il prit son sac. Il vit alors le mouvement de Luzmil pour reposer sa dague. Il jura une nouvelle fois intérieurement. Il avait toujours jugé les amazones inférieures aux mâles. Aujourd’hui, il se posait la question. Elle avait bien de la chance d’avoir encore sa servante et ses sacs. Puis il pensa que si elle n’avait pas aidé Luzta celle-ci aurait disparu comme avait disparu son propre serviteur. Cette pensée le perturba. Cela heurtait tout ce qu’on lui avait appris.
Il descendit du riek. Assis sur le tapis d'aiguilles à la limite de la protection des branches, il regarda autour. Il repéra rapidement le lieu du combat nocturne. Les herbes y étaient écrasées. Il s'approcha avec précaution pour examiner le sol. Les scales étaient passés par là. Il ne restait que quelques débris d'os. Il revint vers le riek. Il eut une impression de mouvement à la limite de son champ visuel. Il tourna vivement la tête vers la droite, repérant un mouvement dans l’herbe. Les autres entendirent son cri de victoire quand il planta son épée dans le corps du serpent. Il le ramena immédiatement sous le riek et le dépeça dans la foulée. Il jeta au loin les viscères et découpa la chair. Il avait à peine fini que des scales arrivaient. Ils n’étaient pas très nombreux. Pendant qu’il mangeait la viande crue, il les observa. Il était prêt à défendre sa nourriture, l’épée à la main. Les scales durent le comprendre. Ils n’approchèrent pas du riek. Derrière lui, Tordak descendait, les autres allaient suivre :
   - Ils n’approcheront pas, dit-il à Salone. Ils sentent ta détermination et vont voir que nous sommes plusieurs.
Salone se décontracta. Il planta son épée non loin et utilisa ses deux mains pour avaler le plus possible de nourriture avant le départ.
Ce fut au tour de Luzmil de descendre et de réceptionner les sacs que lui fit passer Luzta. Chimla arriva la dernière. Elle avait les yeux cernés et les traits tirés. Sa nuit ne l’avait pas reposée. Elle s’approcha du bord du tapis d’aiguilles. Luzmil scrutait déjà le terrain.
   - Le combat de cette nuit a effacé les marques, dit-elle sans regarder Chimla.
Cette dernière se pencha un peu en avant. Le sac contenant l’amulette se balança un peu au bout de son cordon.
   - Par là, dit Chimla en désignant un arbuste à la limite de la brume.
   - Ton amulette est puissante, fit remarquer Luzmil. Elle est de ton clan ?
   - Oui, elle est de mon clan.
Elle n’ajouta rien et se mit en marche derrière Tordak. Autour du riek, les herbes avaient été écrasées par les combattants de la nuit, leur facilitant la marche. Arrivés près de l’arbuste, le sol changea. Il devint, encore une fois, spongieux et humide. De nouveau Chimla s’était arrêtée pour laisser son amulette montrer la route. Luzmil regarda le terrain devant elle. Avant que Chimla ne parle, elle avait désigné une direction.
   - Il est passé par là, affirma-t-elle !
Derrière elle, Chimla confirma.
   - Oui, l’amulette dit pareil !
Avant que Tordak ne se soit remis en route, Luzmil était repartie, Luzta cinq pas derrière elle.
   - Elle a l’air bien pressée, l’amazone, fit remarquer Salone !
   - Elle est en chasse, lui répondit Tordak. Elle a trouvé la piste.
   - Alors ne traînons pas, dit Salone, si nous voulons participer à la capture. 

44Tordak ne comprenait pas sur quoi se basait Luzmil. Il ne pouvait constater que sa réussite. Chimla confirmait tous ses choix. Il l’avait questionnée et avait eu pour toute réponse :
   - Mais tu ne sens pas… Là, regarde, on sent la force qui a laissé sa trace.
Avait-elle le pouvoir de sentir le butin que Karabval avait volé ? Tordak ne savait pas bien ce que Karabval avait dérobé. On lui avait parlé du cœur de l’Idole. La seule précision qu’il avait eue de la part de la dame du conseil lors du briefing, était de ne pas toucher ce qu’avait volé Karabval et de le ramener sans essayer de regarder ou de le sortir de son sac.
   - Garder toujours avec vous un sac… Grand comme ça, avait-elle ajouté en écartant un peu les mains pour en montrer la taille. Et mettez le cœur de l’Idole dedans. Rentrez victorieux et vous serez couvert de gloire et d’honneurs !
Ces dernières paroles avaient fait retentir des cris d'allégresse dans l’assemblée des mâles. 
Tordak y repensait en suivant l’amazone et sa servante. Où étaient-ils maintenant tous ces fiers guerriers ? Il préférait ne pas y penser. Luzmil semblait infatigable. Elle réduisait les pauses à leurs plus simples expressions. Son regard s’était rempli de reflets d’exaltation. Tout son être était tendu vers la chasse. Tordak pensa qu’il lui faudrait la tuer pour récupérer le butin. Salone devrait pouvoir l’aider et comme il n’était qu’un simple mâle, il ne poserait pas de problème. Restait Chimla. Même avec sa branche de riek, pourrait-elle s’occuper de Luzta ? Il ruminait ces pensées en suivant la servante de Luzmil, qui bien que pas très grande, était large d’épaules et semblait posséder une force peu commune.
C’est Salone qui le repéra le premier. L’arbre à eau était à la limite de la brume. Sa forme était heureusement bien reconnaissable. Salone qui souffrait de la soif, fut envahi de bonheur à l’idée de l’étancher. Il prévint Chimla et Tordak. Celui-ci se retourna pour regarder dans la direction indiquée. 
   - Luzmil ! Il y a un arbre à eau !
Sans se retourner, elle répondit :
   - On a de l’eau, vous nous rattraperez!
Et sans rien ajouter s’enfonça dans la brume. Tordak se posa un instant la question de poursuivre la traque ou d’aller chercher de l’eau. Sa gourde était plate. Sans en faire le plein, il ne tiendrait pas. Il haussa les épaules. Puis il fit signe à Chimla et à Salone. Ils allèrent vers l’arbre bouteille.
   - C’est très humide ici, fit remarquer Salone. Y aurait pas des nids de schka ?
   - T’as raison. Restons prudents.
Tordak se concentra sur ce qu’il foulait. Le sol était effectivement gorgé d’eau. Il ne remarqua rien de suspect, hormis quelques mouvements furtifs signalant la fuite de petits animaux. Arrivés près de l’arbre, ils en firent le tour pour l’examiner.
   - Et maintenant, comment fait-on demanda Chimla ?
   - Regarde, dit Tordak en s’approchant de l’arbre. Tu vois, le tronc est fait de feuilles qui s’imbriquent. L’eau est comme filtrée par en haut et elle s’accumule en bas.
Il avait préparé sa gourde et joignant le geste à la parole, il perça le bas du tronc. Un liquide un peu brun s’écoula. Il devint plus clair au fur et à mesure. Tordak mit sa gourde. Quand elle fut pleine, il laissa sa place à Chimla qui fit de même. Salone fut le dernier à pouvoir présenter sa gourde devant l’ouverture. L’arbre n’était pas bien gros. L’eau cessa de couler alors que sa gourde était encore à moitié vide. Il jura intérieurement, se promettant la prochaine fois de se servir avant les autres. Il avait compris comment faire. Il devait atteindre l’arbre avant les autres.
Le temps qu’il range sa provision d’eau, Chimla était déjà penchée à écouter son amulette. Sans elle, auraient-ils été capables de trouver un chemin ?
Salone fut rassuré quand ils retrouvèrent les traces des deux autres. Manifestement, elles marchaient tout droit. Ils eurent beau marcher vite, ils ne les rattrapaient pas. La lumière déclina sans qu’ils les revoient.
   - Il nous faut un riek, dit Salone.
   - La lumière baisse beaucoup, ajouta Chimla.
Tordak qui menait la marche, soupira.
   - Bien, on s’arrête dès qu’on en trouve un…
La nuit était presque tombée quand ils commencèrent à fouler des aiguilles de riek. Tous trois furent soulagés. Aucun d’eux n’avait envie de passer la nuit sans l’abri des épines. Des bruits étranges et inquiétants surgissaient non loin d’eux. C’est les armes à la main qu’ils se précipitèrent vers le tronc. Ils trouvèrent sans difficulté le passage pour monter. Tordak fut le dernier à escalader le tronc. Il fut déçu de ne trouver ni Luzmil, ni Luzta.
   - Elles n’ont quand même pas continué à marcher dans la nuit, fit remarquer Chimla.
   - Je ne pense pas, répondit Salone. Elles ont dû trouver un autre riek un peu plus loin.
   - On verra ça demain, ajouta Tordak qui émergeait entre les grosses branches. On a bien marché. On ferait bien de dormir.
Chimla en avait profité pour sortir sa gourde. La soif la tenaillait aussi. Elle but plus que de raison. Tordak lui fit remarquer. Elle râla pour la forme, tout en sachant qu’il disait la vérité. Les arbres à eau ne semblaient pas nombreux. Salone lui, buvait par petites gorgées en se rinçant bien la bouche. L’eau récupérée avait un goût de moisi et de bois, mais c’était de l’eau. Une fois sa gourde reposée, il s’allongea. Il était préférable pour lui de dormir. Il n’avait plus rien à manger.
Chimla et Tordak partagèrent quelques miettes de ce qui leur restait. Le silence fut bientôt total dans les branches du riek.
C’est alors qu’ils entendirent le cri. Quelqu’un hurlait dans la nuit. Quelqu’un hurlait sa douleur. Ils furent tous éveillés, les armes à la main. Quand le cri cessait quelques instants, c’était pour reprendre plus aigu, plus fort, impossible de dire si il venait d’un gosier d’homme ou de femme. Tous frissonnèrent. Ce cri réveillait leurs peurs et leurs angoisses.
La lumière du matin ne leur apporta pas le repos. Ils repartirent l’esprit lourd et le corps fatigué. Les cris avaient cessé. Ils repérèrent facilement les traces de  l’amazone et de sa servante. Elles correspondaient avec ce qu’indiquait l’amulette de Chimla. Salone suivait. Il traînait les pieds. Il essayait de rester vigilant. Parfois un bruit ou un mouvement le remettaient en alerte et le stimulaient. Cela lui permettait de se sentir mieux un peu de temps puis l’apathie revenait et la fatigue prenait le dessus. Il serrait les dents pour ne pas être le faible qui demande l’arrêt. Il espérait que Chimla le demanderait avant lui.
En milieu de matinée, ils atteignirent un autre riek. Les traces suivies y allaient. Luzmil et Luzta y avaient séjourné. C’est ce que déclara Tordak en redescendant. Il n’alla pas plus loin, Chimla dormait. Il fit signe à Salone :
   - On fait une pause, juste une petite pause.
En quelques instants, tous dormaient. 

45
Luzmil marchait l’arme à la main. Elle n’avait que faire de ces traînards qui n’avaient même d’eau. Ils voulaient en trouver, grand bien leur fasse ! Elle serait celle qui capturerait le voleur et le gloire serait pour elle. La piste était assez claire à ses yeux. Dans ce monde où tout semblait prêt à pourrir, elle avait repéré une trace un peu plus verte, un peu moins sale. Elle y avait même vu quelques timides fleurs. Luzta avait du mal à suivre le rythme mais cinq pas derrière, elle serrait les dents. Elles firent une courte pause sous un premier riek où Karabval ne s’était pas arrêté. Un autre riek les accueillit quand la lumière fut très basse. Luzmil eut de la peine à voir les prises pour monter. Quand elles furent allongées sur le matelas des aiguilles, Luzmil dit :
   - Le mieux est de dormir. Demain, il faudra se rapprocher de lui. 
Luzta acquiesça, déjà partie dans un demi-sommeil. 
Leur repos fut de courte durée. Un cri les réveilla, ou plutôt un hurlement. Luzmil fut tout de suite debout l’arme à la main. Luzta émergea plus difficilement.
   - Qui peut crier comme ça, demanda-t-elle ?
   - Chut, lui fit Luzmil.
Elle pencha la tête sur le côté, ferma les yeux et, tournant sur elle-même, se laissa porter par le son. Luzta la regarda faire. Le cri lui glaçait le sang. Même Karvach, le bourreau de la reine, n’avait pas le pouvoir de provoquer de tels cris. Quand Luzmil ouvrit les yeux, elle regarda sa servante et dit :
   - On ne risque rien. Je ne suis même pas sûre que ce soit un cri humain. Maintenant, il faut dormir.
Luzta fut rapidement jalouse de Luzmil. Elle entendit rapidement le souffle régulier de sa maîtresse, alors qu’elle n’arrivait pas à dormir. Le cri lui résonnait dans les oreilles, lui tordant les boyaux. Elle en écoutait les variations. Le cri montait dans les aigus, s'interrompait quelques instants et reprenait de plus belle. Elle s’assoupissait un moment et reprenait conscience violemment quand le hurlement atteignait des sommets.
Une des fois, elle vit Luzmil attentive, l'épée et la dague nues. Elle écoutait. Luzta murmurait :
   - Qu’est-ce qui se passe ?
   - Chut !!!
L'amazone écoutait la tête baissée. Luzta n'entendait que le cri et s'interrogeait sur la conduite de sa maîtresse. Elle fut surprise par le mouvement brusque de Luzmil. Elle abattit son épée sur une des branches, provoquant un couinement suraigu qui s’acheva dans un gargouillis immonde.
   - Saloperie, éructa Luzmil, Il croyait passer sans que je l’entende…
Du bout de son épée, elle souleva la bestiole tout en griffes et en piquants.
   - ...touche pas, c’est venimeux de partout.
   - C’est quoi ?
   - Je pense que c’est une Assadde.
   - Une quoi ?
   - Une Assadde ! Ma mentor savait les préparer… Je verrai demain à la lumière si je peux le découper.
   - Mais ça va pas attirer les squales ?
   - Si, mais ils ne monteront pas dans le riek. Maintenant dors !
   - Le cri m’en empêche.
   - Ferme ton esprit à ce cri, ajouta Luzmil en se recouchant.
Quelques instants plus tard,  Luzta entendit de nouveau le souffle régulier de sa maîtresse. Elle soupira, mit tout ce qu’elle pouvait sur sa tête pour étouffer le bruit et tenta de sommeiller. En dessous d’elle, les premiers claquement de mâchoires se firent entendre.
Luzta se réveilla avec mal à la tête. La douleur était lancinante. Elle regarda Luzmil qui déjeunait mais refusa d’un geste sa proposition. La moindre bouchée l’aurait fait vomir. Elle prépara lentement les affaires pendant que Luzmil s’affairait sur l’Assadde. Avec mille précautions, elle la découpa et la dépeça sans jamais la toucher.
   - Tu vois, Luzta, tout l’art consiste à enlever la peau sans toucher un seul piquant. Ils contiennent assez de venin pour te tuer. Le moindre frôlement et tu es morte.
Luzta avait fini de ranger les sacs avant que Luzmil n’ait fini d’œuvrer. Elle s’assit, prenant ses genoux entre ses bras, elle posa sa tête et ferma les yeux. Elle dut s’assoupir car Luzmil la secoua :
   - T’en veux un peu ?
Luzta releva la tête pour se trouver devant un morceau de viande sanguinolent.
   - C’est pas mauvais, mais dur à mâcher...
Luzta regarda un instant la viande, puis Luzmil et fut prise d’une intense nausée. Mettant la main devant sa bouche, elle se détourna pour vomir faisant non de la tête.
   - Tant pis, répliqua Luzmil qui ingurgita le morceau sans autre forme de procès.
Puis elle ajouta :
   - En route, on a un fugitif à attraper.
Avant de descendre, elle alla le plus loin possible sur le tapis d’aiguilles au milieu des branches de riek. En dessous, les scales claquaient des mâchoires. Elle jeta les restes de l’Assadde aussi loin qu’elle le put. Les animaux qui se chamaillaient en bas suivirent la piste. Elle les entendit grogner. Comment pouvaient-ils manger cette peau infestée de poison ?
Elle revint vers Luzta qui, bien que pâle, s’était redressée. Elle lui fit un petit signe d’invitation à se mettre en marche. Luzta répondit en faisant oui de la tête. Luzmil descendit la première. L’épée à la main, elle regarda les scales qui finissaient de nettoyer le sol. Ils levèrent la tête, la regardèrent de leurs petits yeux jaunes et s’éloignèrent.
   - C’est bon, dit-elle à Luzta, tu peux passer les sacs.
Quand elles fure: nt chargées, Luzmil, s’orienta. Elle trouva la trace et se mit à la suivre. Au bout de quelques pas, elle regarda que Luzta suivait, dégaina son épée et reprit sa quête.
Luzta ne pensait pas. Elle marchait. Posant un pied devant l’autre, elle comptait ses pas, quatre par quatre. Elle savait que si elle arrêtait, elle ne repartirait pas. Son corps fatigué supportait difficilement la nuit blanche qu’il venait de passer. Le seul point favorable était la fin des cris. Le silence s’était installé quand elles s’étaient mises en marche.
Luzta levait la tête tout les dix répétitions de quatre pas. Elle vérifiait qu’elle suivait toujours Luzmil et qu’elle ne se laissait pas distancer. Elle avait remarqué les coups d’œil en coin que lui jetait sa maîtresse. Elle était bien la première à faire attention à elle. Tous ses autres maîtres l’avaient traitée comme la dernière des choses. Elle ne voulait pas la décevoir.
Dans cet état second, les deux femmes marchaient vite. Le fugitif n’avait qu’à bien se tenir. Il ne ferait sûrement pas le poids devant Luzmil. Leurs pensées étaient tellement tournées vers leur but qu’elles en avaient oublié ceux qui les suivaient. 

46

Salone fermait la marche. Il avait un peu d’eau, si on pouvait appeler cela de l’eau, et un peu de nourriture. Tordak ouvrait la voie en pistant les traces des deux femmes. Il demandait son avis assez régulièrement à Chamli. Comme à chaque fois, elle s’arrêtait, se penchait en avant et donnait raison à Tordak. Ces arrêts étaient les bienvenus. Salone fatiguait. Il n’avait plus l’endurance de ses jeunes années. Il ne se rappelait plus la dernière fois qu’il avait ainsi passé des jours sans dormir assez et sans manger à sa faim. Le matin même il avait resserré les lanières de ses vêtements. Il flottait dedans. Il commençait à douter. Serait-il efficace en cas de combat ? La journée se passa sans vraie difficulté. La trace était facile à suivre. Chamli suffisamment fatiguée pour ne pas marcher vite permettait à Salone de tenir le rythme. Salone eut même la chance de découvrir un arbre à eau que Tordak, qui scrutait la piste, n’avait pas vu. Il fut donc le premier à se servir. Les deux autres en bénéficièrent aussi car il était beaucoup plus gros que le premier qu’ils avaient vu. C’est avec des gourdes pleines qu’ils reprirent la route. Il ne fallut pas longtemps à Salone pour comprendre que toute sa provision d’eau représentait du poids…
Quand ils arrivèrent près d’un riek le soir, Tordak dit :
   - La trace manque de fraîcheur…  Nous perdons du terrain sur elles.
   - Il est trop tard pour continuer, répliqua Chimla. Arrêtons-nous.
Salone approuva d’un mouvement de tête. Il était près du tronc.
   - D’ailleurs elles ont dû dormir là. Ce riek a été taillé.
Tordak s’approcha à son tour, regarda les marches taillées et les épines coupées.
   - On ne les rattrapera pas. Autant se reposer.
Ils s’installèrent pour la nuit. Chimla posa ses affaires près d’une branche maîtresse. Elle poussa un cri en voyant  une petite bête couverte de piquants. Elle se recula vivement. Salone dégaina sa dague et la fit tomber. Tordak, qui était de l’autre côté, s’était retourné vivement.
   - Regardez si vous en voyez d’autres… il y a peut-être la mère qui est pas loin…
   - Et c’est quoi, demanda Salone ?
   - Une Assade ! Les piquants contiennent assez de poison pour tuer n’importe quoi !
Salone et Chamli jetèrent des regards apeurés autour d’eux. Ils ne virent rien. La nuit tomba doucement et la lumière se mit à manquer. C’est à ce moment-là que revinrent les cris. Leur nuit ressembla à la précédente, longue et sans sommeil.
Avec la lumière, revint la pluie. Chimla soupira en entendant les premières gouttes. Le feuillage en aiguilles du riek avait cette particularité de guider l’eau sans la laisser traverser le rideau qu’il formait. Leurs affaires s’étaient égouttées depuis la dernière pluie, mais l’humidité s’était infiltrée partout. Ils mangèrent plus que frugalement presque sans échanger un mot. Leurs traits étaient tirés. La journée allait être longue.
Le temps que Salone se charge, Chimla et Tordak étaient déjà partis. Pour une fois Chimla ouvrait la marche. Tordak la suivait en regardant tout autour de lui. La pluie, petite bruine pénétrante, semblait le rendre nerveux. Salone ajustait ses sangles quand il vit Tordak trébucher et s’étaler dans la boue par terre. Cela le fit sourire involontairement. Il l’entendit jurer car son masque contre les scorpions volants avait volé plus loin. Tordak se précipita pour le récupérer. Même s’ils n’étaient pas très nombreux, ils restaient une menace de tous les jours. Salone le vit se pencher, fouiller dans les herbes et se relever en le réajustant.
Tordak avait eu peur. La chute lui avait fait perdre son masque et il avait entendu des bruissements inquiétants non loin de lui. Heureusement, il l’avait récupéré rapidement. C’est à peine s’il s’était un peu abîmé le doigt sur un piquant. Il frotta la goutte de sang qui perlait sur son pantalon et se mit en devoir de rattraper Chimla.
Ils marchèrent assez vite. La piste était facile à suivre. Sans la fatigue, Tordak était persuadé qu’ils auraient pu diminuer leur retard. Mais la fatigue était là. Tordak sentait ses muscles las. Bientôt le rythme baissa. Tordak voulait aller plus vite. Ses jambes ne répondaient pas à sa demande. Salone lui passa devant pour suivre Chimla qui avait pris la tête. Tordak eut un sursaut de rage de se faire ainsi doubler par Salone. Il sentit en lui l’énergie de la colère et se remit à marcher d’un bon pas. Cela ne dura pas. Les douleurs qui le gênaient, surtout au niveau des pieds qu’il avait en sang, comme les autres. Petit à petit la peur s’insinua dans son esprit. Ce qui arrivait n’était pas normal. Ils marchaient maintenant sur un sol plus herbeux où l’eau avait laissé la place à une sorte de prairie. Cela lui fit penser à une île. Tordak s’arrêta :
   - On va faire une pause !
Salone et Chimla se retournèrent. Leurs traits avachis répondirent pour eux. Ils firent demi-tour pour rejoindre Tordak qui venait de s’asseoir.
   - Je ne sais pas si on va les rattraper, dit Chimla. Cela semble plus facile aujourd’hui.
   - Si on dormait… ce serait plus facile, fit remarquer Salone en posant ses sacs.
Tordak ne dit rien. La tête lui tournait vaguement. Il avait presque la nausée. Il attrapa une musette qu’il avait posée un peu plus loin et sursauta. Une douleur lui traversa la main gauche. Il enleva son gant. Il découvrit sa main avec horreur. Une tache noire avait envahi son petit doigt. Il mit un instant à comprendre. En partant, il avait sucé la goutte de sang sur ce doigt. Qu’est-ce qui l’avait piqué ? Il regarda de près ce qui lui arrivait. Il n’y avait qu’un petit point banal. La peau était maintenant sombre sur plus de la moitié de son auriculaire. La tache occupait plus que la première phalange. Tordak réfléchit. Il ne devait pas se tromper, animal ou plante. Il se rappela la petite douleur quand il avait récupéré son masque. Il fut heureux de la porter. Les autres ne pouvaient pas voir trop de son visage. Une seule piqûre éliminait tous les serpents et autres rampants. Une plante?  Mais laquelle ? Il n’en connaissait pas qui faisait cela. La seule image qui lui venait à l’esprit était la mort de Niavet. Il avait mis la main sur une Assade et en moins d’une demi-journée, son corps était devenu complètement noir. Pourtant la seule Assade qu’il avait vue était un bébé qu’il avait vu tomber. S’il avait mis la main dessus, ce n’est pas une mais de multiples piqûres qui orneraient sa main. Et si malgré tout, il avait mis le doigt sur un piquant perdu…
Tordak avait peur. Plus il regardait son doigt et plus il avait l’impression que la tache grandissait. Pouvait-il prendre le risque ? Son mentor avait été clair. Le venin d’Assade était constamment mortel si on le laissait agir. Niavet aurait dû se couper la main tout de suite avait-il expliqué à ses apprentis. Son manque de courage avait entraîné sa mort. Tordak craignait la mort. C’est ce qu’il se disait en regardant son doigt. En y réfléchissant, il pensa qu’une belle mort au combat ne l'effrayait pas. Il ne voulait surtout pas mourir comme Niavet qui avait hurlé tant et plus. Il se mit à haïr les mondes noirs, cette mission, la dame de son clan et jusqu’à la reine. Il regarda une nouvelle fois son doigt. La tache semblait prête à dépasser la deuxième phalange. Tordak n’hésita pas. Il sortit sa dague et d’un geste brusque se trancha le petit doigt au ras de la paume. La douleur fut supportable et la plaie saigna peu.
Chimla le regardait. Tordak qui ne voyait que ses yeux, lui dit :
   - Je me suis fait piqué par une saloperie. C’est plus prudent.
   - Encore un truc des mondes noirs. Crois-tu que nous en sortirons ?
   - Au départ, j’y croyais… maintenant… je ne sais plus.
Salone intervint à ce moment-là :
   - Faut croire en sa chance… sinon, on est déjà mort.
Tordak se leva en ajoutant :
   - Salone a raison… On va s’en sortir. Allez ! En route !
Il avait entouré sa main d’un bandage et remis ses gants.
Ils marchèrent bien cette après-midi-là. Tordak avait pris la bonne décision. La piste était facile à suivre. Le sol était moins spongieux et il ne pleuvait pas. Tout cela confortait Tordak. Il avait bien fait. Il était préférable de vivre avec un doigt en moins que de pourrir sur pied. Salone, qui pour une fois ouvrait la marche, attrapa même un serpent. Il l’avait vu au dernier instant, juste avant de butter dedans. C’était un petit spécimen. Tordak lui confirma le caractère mangeable de la bête.
   - Le mieux est de le garder vivant. Ça évitera que les squales s’y intéressent. Juste une chose… ne lui mets pas la main dans la gueule… Les crocs venimeux sont au fond !
Salone l’avait enfourné dans un sac. Il en était rempli de joie. Il allait enfin manger. Cela le changerait des miettes dont il se nourrissait.
Ils arrivèrent à un riek avant le soir. La brume était moins dense. On voyait au moins à deux cents pas. Les autres ne s’étaient pas arrêtés. C’est ce que constata Salone quand il l’examina. Il proposa à Chimla de s’installer pour la nuit. Tordak était plus loin derrière. Chimla acquiesça, elle n’en pouvait plus. Salone prit sa dague et entreprit de couper les épines. Il en était à tailler les appuis pour monter quand Tordak arriva.
   - On va se reposer, lui dit-il. Et demain, ça ira mieux.
   - Oui, répondit Tordak. Demain, ça ira mieux.
Il y avait de la lassitude dans sa voix. Salone en conclut qu’il était maintenant aussi fatigué que lui et que la perte de son doigt était un rude coup.
Arrivé au niveau de l’encorbellement des branches, Salone eut le plaisir de découvrir un beau tapis d’aiguilles. Leur sommeil allait être confortable.
   - C’est bon, dit-il aux autres. Vous pouvez monter.
Chimla monta la première. Salone l’aida sur la fin pour qu’elle ne déchire pas ses sacs sur les autres branches. Quand vint le tour de Tordak, Salone l’entendit attraper la première prise et tomber lourdement en arrière sur le sol au pied du riek. Chimla se précipita en demandant ce qui arrivait et poussa un cri quand elle vit que Tordak gisait par terre. Celui-ci déjà se relevait en jurant. Elle le vit retirer son gant gauche. Ce fut à son tour de crier. Sa main gauche était toute noire.
Chimla donna un coup de coude à Salone :
   - Aide-le !
Devant le regard de Chimla, il ne répondit rien et se mit en devoir de secourir Tordak.
Quand ils furent tous les trois en haut, sans leurs masques et sans les gants, ils découvrirent avec effarement ce qu’étaient devenus la main et le poignet de Tordak.
   - J’vais crever comme Niavet… C’est sûr, j’vais crever comme Niavet !
Salone ne disait rien. Il avait estourbi son serpent qui s’était manifesté en remuant quand il l’avait posé sur le tapis d’aiguilles. Chimla essayait de savoir ce qu’il se passait, mais Tordak ne semblait rien entendre. Salone toucha le bras de Chimla :
   - Il faut qu’il boive le sang. C’est un remède souverain. On a toujours fait ça dans mon clan, dans les cas graves.
 Il trancha la tête du serpent qu’il jeta au pied du riek et offrit le sang qui coulait à Tordak. Celui-ci ne le vit même pas. Chimla prit le gobelet. Elle prit Tordak par les épaules et lui fit boire le contenu du gobelet. Cela sembla le ramener à la vie.
   - Faut couper tout… C’est ma seule chance.
Il se tourna alors vers Salone, l’attrapa de sa main valide et lui dit :
   - Tu vas le faire… N’est-ce pas que tu vas le faire ? Je t’ai sauvé la vie… Tu me dois ça.
Salone opina du chef :
   - Ça me semble juste.
Il dégaina son épée et ajouta :
   - A quel niveau ?
Chimla se détourna quand l’épée s’abattit sur le coude. Tordak ne poussa pas un cri. Il pressa immédiatement un tissu sur le moignon pour empêcher le saignement. Il ajouta pour Chimla, les dents serrées :
   - Bande bien, que ça appuie fort.
Pendant que Chimla finissait le pansement, Salone découpait le serpent. Il avait à nouveau rempli le gobelet qu’il donna une nouvelle fois à Tordak. Celui-ci but sans rien dire. Il mangea un peu de viande. Salone et Chimla se partagèrent le reste.
Alors que la nuit tombait, ce fut le silence qui s’installa sur le riek. Tordak s’était déjà endormi. Chimla et Salone communiquèrent par signes. Ils mangèrent tout ce qu’ils purent et jetèrent le reste.
Les scales ne furent pas long à arriver. Ils entendirent quelques claquements de mâchoire. Dans la semi-obscurité brumeuse qu’était la nuit dans les mondes noirs, Chimla s’interrogeait sur ce qui allait lui arriver si Tordak ne survivait pas à son amputation. C’est alors que montèrent les premiers cris. 
47
Luzmil écoutait les hurlements. Elle s’en était rapprochée. Son instinct de chasseur lui disait qu’elle était sur la bonne voie. Cela la galvanisait. Luzta avait le corps épuisé d’avoir trop marché trop vite en portant trop lourd. Luzmil entendait son souffle bruyant alors qu’elle dormait. Si on pouvait appeler cela un sommeil. Luzta perdait conscience par moment et se réveillait brutalement quand les cris montaient dans les aigus. Luzmil pensa qu’elle n’avait pas fait assez attention à elle. Sans logistique, elle n’irait pas loin. Elle se sentait tiraillée entre son désir d’en finir au plus vite et son désir de prudence. Ils étaient partis nombreux et maintenant elles n’étaient plus que deux. Elle était persuadée que son savoir-faire, l’avait protégée de tous les méfaits de ces mondes noirs. Elle les dominait. Karabval ne pouvait être très loin et quel que soit le fauve qui hurlait comme cela, il ne se mettrait pas entre elle et sa proie. Elle se sentait prête à disputer son gibier avec un Gouam. Pourtant, Luzta était son point faible. Elle en avait conscience. Les provisions allaient s’épuiser. Les gourdes étaient presque vides. Dans un ou deux jours, il lui faudrait chasser et trouver de l’eau. Si elle avait bien vu quelques arbres à eau, elle se méfiait de toutes les plantes. Quant aux bêtes, elles étaient toutes dangereuses, de la plus petite à la plus grande. Sa dernière chasse n’avait fait que la conforter dans cette croyance. Si la viande de l’Assade était nourrissante, elle restait insuffisante pour leur permettre de durer très longtemps. Les scales empêchaient toutes provisions. Elle les avait entendus se disputer la viande de l’Assade, malgré les piquants et le venin. Étaient-ils immunisés contre ça ? Elle ne pourrait même pas en tuer un. Ils se déplaçaient toujours en meute. Elle n’aurait même pas le temps d’en dépecer un que les autres auraient attaqué sa carcasse, n’en laissant que des petits bouts d’os brisés. Les cris semblaient s’espacer. Lusmil décida que le mieux était de dormir.
A son réveil, Lusta dormait encore. Luzmil la regarda. Luzta transpirait malgré la fraîcheur. Luzmil fit la moue. Ce n’était pas bon signe. La fièvre dans les marais est rarement une bonne chose. Il était préférable de ne pas obliger Lusta à marcher et à se déplacer. Elle n’en aurait pas la force. Luzmil fit l”inventaire de leurs provisions. Elle pouvait prendre une des musettes et partir en reconnaissance autour du riek. Cela laisserait le temps à Luzta d’aller mieux. Luzmil prit avec elle une gourde qu’elle vida au cas où elle trouverait un arbre à eau. Il était impossible de dire combien de temps duraient les fièvres, ni même si Luzta survivrait. Il fallait faire de ce riek un camp de base et essayer de coincer Karabval à partir de là. Il ne devait pas être loin. C’est ce que lui disait son instinct. Elle disposa les affaires pour prévenir Luzta de ce qu’elle allait faire. Avant de descendre, elle regarda. Posés sur les aiguilles, les objets faisaient comme un rébus. Elle vérifia qu’il disait bien ce qu’elle voulait dire et descendit. Elle s’arrêta au bord du riek, là où le tapis d’aiguilles prenait fin. La brume était moins dense ce matin. Elle pouvait voir un peu plus loin. C’était la première fois, depuis qu’ils étaient entrés dans les mondes noirs, qu’elle voyait autant de paysage. Cela lui fit plaisir. La piste était pour elle, bien visible. Était-ce un oracle favorable ? Luzmil en douta. Pouvait-il y avoir quelque chose de favorable en ces lieux ? Elle se mit au petit trot. La gourde vide lui battait les flancs. Elle avait tout bu avant de partir et elle n’aurait rien d’autre avant de revenir. Sa musette était aussi légère. Luzmil avait pris la dernière galette, laissant les autres provisions dans le riek pour Luzta si elle se réveillait.
La pluie s’invita à la traque. Des grosses gouttes s’écrasèrent sur sa tête. Luzmil réajusta sa cape. Elle maugréa mais ne ralentit pas. Sa course maintenant faisait un bruit mouillé. Elle courait sur une sorte de mousse. C’est la première fois qu’elle voyait de la mousse aussi verte, un vert tendre comme elle n’en avait encore jamais vu dans ces mondes.
Elle s’arrêta.
Cela faisait comme un rond tranchant par sa couleur sur le paysage environnant. Elle remarqua une dépression au centre de cet espace. Elle sursauta. La forme était celle d’une homme allongé par terre, bras en croix. Elle examina l’anomalie sans en comprendre l’origine. Un bruit la fit se relever. Elle dégaina son épée. Une meute de scales se dirigeait vers elle. Ils étaient au moins une dizaine. Cela contraria Luzmil. Elle allait mourir là, bêtement, alors qu’elle approchait du but. De sa main gauche, elle dégagea sa dague. Elle vendrait chèrement sa peau. Bien campée sur ses deux jambes, elle était prête.
Les scales firent alors la seule chose à laquelle elle ne s’attendait pas. La meute se sépara en deux. Chaque partie fit le tour de la mousse vert tendre de son côté pour se rejoindre derrière. Luzmil les regarda s’éloigner toute surprise d’être encore en vie.
Pensive, elle rengaina dague et épée. La piste continuait bien droite. Elle la suivit. La fin de la journée approchait quand elle décida de retourner au riek. Elle avait rencontré un deuxième cercle de mousse vert tendre avec le même artefact en son centre, l’empreinte d’un homme allongé les bras en croix. Elle rentra au trot, espérant sans trop y croire que Luzta serait sur pied.  
48
Elle n’était plus très loin du riek quand les hurlements reprirent. La nuit tombait. Ils lui semblèrent plus proches. Avant même d’entendre quelque chose, son instinct l’avait avertie. Le danger était proche. Elle dégaina ses armes et avança avec prudence. Elle renifla l’air chargé d’odeur de putréfaction à la recherche d’une flaveur inconnue. Elle sentit ce que charriait le vent. Une odeur musquée persistait sous la puanteur banale. Son esprit ne l’associa pas avec un animal ou une plante. Cela lui évoquait de plus vieux souvenirs.
“Impossible dans les mondes noirs”, pensa-t-elle. “Mon esprit me joue des tours!”
Entre deux hurlements, il lui sembla entendre comme des voix. Elle se figea, écoutant de tout son être. Le bruit était plus distinct quand les cris devenaient gargouillements. Des gens parlaient. Ennemis ou amis ? Elle s’avança sans bruit avec lenteur, attentive à tout. Cela venait du riek. Quand elle fut assez près, elle reconnut la voix. Chimla !
Rengainant son épée, elle se précipita vers le tronc.
Elle trouva Chimla près de Luzta. Elle lui tenait la tête et lui parlait doucement pour essayer de la faire boire. Salone était près des sacs et fouillait dedans.
Luzmil dégaina sa dague.
   - Attends, lui dit Chimla. Il ne vole rien, il cherche des herbes à fièvre.
   - Qu’il arrête !
Salone regarda Chimla qui lui fit un signe d’acquiescement. Il reposa doucement le sac sous le regard noir de Luzmil. Elle s’approcha des sacs et sortit d’une musette ce que voulait Chimla. Elle lui tendit en disant :
   - C’est ça que tu cherches.
   - Oui, on va les faire macérer dans de l’eau mais je crains que sans feu, ça manque d’efficacité.
Luzmil jeta un regard circulaire et demanda :
   - Où est Tordak ?
   - Tordak est mort, répondit Salone.
   - Comment ?
   - Il s’est fait piquer par une Assade. C’est ce que j’ai compris… On l’a vu… On l’a vu…
Chimla ne put poursuivre. Elle se dirigea vers le bord du trou qui permettait de monter et se mit à vomir. Luzmil regarda Salone d’un air étonné. Il semblait lui aussi mal à l’aise.
   - Et alors, interrogea Luzmil ?
D’une voix grave mais altérée, Salone se mit à parler sans regarder Luzmil.
   - On l’a vu mourir… C’était… c’était horrible. Il a pourri sur pied, si l’on peut dire. C’est arrivé peu après notre départ du matin… Il est tombé… Je crois que c’est là qu’il s’est blessé. On n’a pas vu de bête, on n’a rien vu… C’est en voyant la tache noire sur son doigt qu’il a parlé d’Assade. Il crevait de peur, rien qu’en disant ce nom…
Chimla était encore secouée de spasmes mais ne vomissait plus. Salone s’était arrêté quelques instants. Il respira bruyamment et reprit :
   - Quand il s’est amputé le doigt, comme lui j’ai cru que c’était fini, et puis à la pause, il a fallu couper plus haut… C’est toute la main qui était noire… Le soir au riek quand la nuit est tombée et que les hurlements ont commencé, lui aussi a commencé....
De nouveau Salone s’arrêta. Luzmil sentit qu’il avait la gorge serrée, comme si trop de choses lui passaient devant les yeux. Elle se dirigea vers le sac à dos de Luzta qui était toujours allongée inconsciente. Elle fouilla dedans et sortit une petite fiole en terre. Elle en fit sauter le bouchon et la tendit à Salone :
   - Bois, c’est fort mais ça remonte.
Salone la regarda d’un air étrange et but à même le goulot. Il s’étrangla à moitié et se mit à tousser.
   - C’est quoi ton truc ? C’est du feu !
   - Chez moi, on appelle cela du tarsla… Rien que des plantes qui ont macéré des jours et des jours… ça réveille un mort...
   - Tordak s'est mis geindre. Quand j'ai regardé sous les vêtements, toute l'épaule était noire. Heureusement pour lui, il a perdu connaissance très vite. Par la suite ça a commencé à couler… et à puer…
   - C'est comme s’il pourrissait sur pied...
Chimla, la voix rauque, venait de couper Salone.
   - On n'a pas pu… je n'ai pas pu supporter…  Quand le petit jour est arrivé, j’ai demandé à Salone de ne pas le laisser souffrir.
Ce dernier prit à nouveau une gorgée de tarsla… et reprit
   - Je me suis approché pour soulager ses souffrances… mais quand je l'ai touché…
Salone avala sa salive avant de continuer d'une voix étranglée :
   - C'est comme si j'avais touché un sac de viande pourrissante… Il ne bougeait plus, il ne respirait plus. Alors on a attrapé nos sacs et on a foutu le camp…
Chimla reprit la parole :
   - En chemin, on a croisé des scales… une meute. Ils couraient vers le riek qu’on venait de quitter. Nous, on a continué à suivre mon talisman. En arrivant ici, quand j’ai vu Luzta aussi mal, j’ai demandé à Salone de chercher des herbes à fièvre…
Luzmil ne put s’empêcher de penser à l’Assade qu’elle avait découpée. 
49
Au petit matin Luzta était toujours vivante. Chimla avait réussi à lui faire boire quelques gorgées d’eau. Pourtant, elle n’avait pas repris conscience. Elle délirait disant parfois des mots sans suite. Luzmil avait mangé une partie des provisions qui restaient. Si Luzta se réveillait, demain, il lui faudrait chasser. Chimla et Salone étaient restés le ventre vide. Ils ne se plaignirent pas. Ils avaient encore le souvenir du serpent qu’ils avaient mangé.
   - Je vais repartir chercher Karabval. Je reviendrai ce soir voir comment va Luzta, déclara Luzmil.
Chimla lui jeta un regard fatigué :
   - Je vais faire comme Luzta et rester ici. Je ne peux plus marcher. Mes pieds sont en sang.
Salone prit la parole :
   - Je vais aller aussi à la chasse. Mais Karabval attendra que j’aie trouvé de l’eau et de la nourriture.
Les deux guerriers firent leurs préparatifs. Chimla se prépara un endroit pour s’allonger à son aise. Elle allait enfin pouvoir dormir sans être réveillé par ces hurlements nocturnes. L’amazone fut la première à descendre. Elle observait encore les environs quand Salone la rejoignit.
   - Ici le brouillard semble devenir brume, dit-il en contemplant le paysage.
   - Oui, c’est étrange. Il semble même que la brume soit moins dense encore. Je pars par là, lui dit Luzmil en désignant une direction.
   - Je t’accompagne, répondit Salone.
Ils partirent d’un pas rapide, presque courant.
Dans le riek, Chimla s’installa pour dormir. C’est la seule chose que son corps réclamait pour le moment. Elle se dit qu’elle aurait faim à son réveil. Ce fut sa dernière pensée consciente.
Les deux guerriers arrivèrent au premier rond de mousse. Luzmil l’examina. Il avait perdu sa fraîcheur pour prendre une teinte plus jaunâtre. Salone la regarda faire avec étonnement.
   - Qu’est-ce que c’est, demanda-t-il.
   - Je l’ignore, répondit Luzmil. Hier c’était d’un vert de printemps, aujourd’hui on dirait que c’est l’automne. Continuons.
Ils reprirent leur petit trot. Luzmil guida Salone jusqu’au rond suivant. La brume moins dense lui rendait l’orientation plus facile. Le rond suivant semblait plus frais, mais déjà passé.
   - La piste va par là, désigna Luzmil, hier, elle était plus fraîche.
Salone arriva le premier sur le rond suivant. Il se pencha sur la trace humaine en son centre :
   - On dirait que quelqu’un s’allonge là…
   - Oui, c’est ce que je crois. Comme nous n’avons vu personne d’autre, ça ne peut être que Karabval. Nous approchons…
Salone compta ses pas pour arriver au rond suivant. Il y en avait moins de mille. Alors qu’ils repartaient vers le quatrième, il fit un geste :
   - Regarde un arbre à eau ! Allons remplir nos gourdes.
Luzmil qui sentait battre sa gourde vide contre son flanc depuis le matin acquiesça. C'était un grand arbre. Salone arriva le premier. Il avait déjà sorti son couteau quand il marqua un temps d'arrêt. Luzmil le rejoignit. Il passait sa main sur l'arbre.
   - Regarde, quelqu'un a déjà ponctionné…
   - Karabval ?
   - Je ne vois pas qui d'autre…
Salone reprit son couteau et fit une entaille un peu plus bas. L'eau se mit à couler. Ils remplirent leurs gourdes en silence.
   - Il est là… pas loin… dit Salone en goûtant l’eau
   - Oui, répondit Luzmil. On va l’attraper, et tout va rentrer dans l’ordre.
   - Est-ce que ça sera aussi simple ?
Ils reprirent la chasse, arrivant rapidement à une nouvelle zone de mousse verte. De nouveau, ils se penchèrent sur la forme humaine dessinée dans le sol.
   - À quoi ça sert, demanda Salone?
   - C’est en rapport avec Karabval. La silhouette lui ressemble, en tout cas elle a la même taille, précisa Luzmil devant la moue de Salone.
Elle ramassa de la mousse qu’elle malaxa entre ses doigts.
   - Elle vient de pousser, elle est aussi tendre que sa couleur.
Salone fit de même. Il la renifla. L’odeur de frais lui sembla curieuse dans ce monde où tout pourrissait.
   - Il faudrait Chimla et son amulette pour l’atteindre au plus vite.
   - Elle n’est pas là, répliqua Luzmil sur un ton sec. La piste est bonne, il n’y a qu’à la suivre…
Joignant le geste à la parole, elle était repartie au petit trot. Salone lui emboîta le pas pour ne pas se laisser distancer. Ils trouvèrent un endroit où la mousse était encore plus fraîche. Luzmil montra avec fierté les traces de pas marquant sur le sol.
   - Il était ici ce matin… courons, on va le rattraper.
Les deux guerriers, l’arme à la main, se mirent au pas de course. Salone laissa Luzmil mener le train. Elle était plus en forme que lui et surtout meilleure pisteuse.
   - Là ! Un riek… Allons voir…
Luzmil avait parlé sans ralentir le rythme. Ils arrivèrent sous l’arbre rapidement. Immédiatement, elle alla vers le tronc pour voir si on avait taillé les épines. Elle se retourna déçue. Il n’avait pas été touché.
   - Il ne s’est pas arrêté, dit Salone, Ses traces continuent par là.
Il montrait une direction avec plus de brume. Luzmil fit une grimace.
   - Là-dedans, ça va être plus difficile de le voir.
   - Oui, mais il ne doit pas être en meilleure forme que nous. Il n’a pas de logistique.
   - Alors, courons…
Ils repartirent. La brume dans laquelle ils rentrèrent les obligea à marcher. La visibilité était réduite. Le sol était moins mou. Ils virent même quelques rochers ici ou là. La végétation changeait.
Brusquement Luzmil s’arrêta. Elle s’était figée. Salone fit de même. La proie devait être là. Il regarda et vit la forme non loin : KARABVAL !
Les deux guerriers se regardèrent. La forme ne bougeait pas. Karabval leur tournait le dos. Ils ne voyaient pas ce qu’il faisait. Par signe, ils se concertèrent pour l’attaque. Salone commença un mouvement tournant pour l’attaquer par le flanc droit. Luzmil lui laissa un peu de temps avant de se mettre elle-même en route. Pas après pas, sans bruit, elle progressa. Karabval ne bougeait pas et semblait même ignorer la menace qui pesait sur lui. Il était concentré par quelque chose qu’il tenait devant lui. L’épée dans la main droite et sa dague dans la gauche, Luzmil n’était plus qu’à dix pas… neuf… huit… sept. Le mieux serait de la clouer au sol avant de récupérer ce qu’il avait volé.
Elle l’entendait marmonner tout seul. Le peu qu’elle comprenait lui semblait sans suite. Il ne restait que quatre pas et Salone attaqua.
Il fit l’erreur de crier.
Vif comme un éclair, Karabval para le coup de sa dague, dégageant son épée, il roula sur le côté. Salone essaya de la clouer au sol mais ne parvint qu’à le blesser. Luzmil entra dans le combat. Elle fut gênée par Salone et ne put porter les coups qu’elle souhaitait. Karabval était un très bon guerrier. Ses coups allaient plus vite que les leurs. Ils se retrouvèrent sur la défensive. C’est lui qui, maintenant, malgré le sang qui coulait de son côté, dirigeait le combat. La suite stupéfia Luzmil. Quant à Salone, il ne la vit même pas. Karabval, de deux énergiques coups de plat de son épée, les assomma proprement. Le plus stupéfiant pour Luzmil fut de ne pas en mourir. Elle n’aurait jamais laissé vivre un ennemi. Quand elle revint à elle, Salone était toujours inconscient. Karabval avait fui sans les tuer, leur laissant leurs armes et leurs affaires. Elle se dit que, s’il était assez bête pour rater sa chance, ce ne serait pas son cas. Elle se releva et, bien qu’à moitié groggy, elle se remit en chasse. 
50   
Karabval s’appuya sur un arbre pour souffler. Il courait depuis si longtemps. Le sang avait séché et il pensait maintenant qu’il avait semé ses poursuivants. Sa chance avait été de croiser un Gouam. Ces bêtes énormes, qui écrasaient tout sur leur passage, effaçant les traces, et qui laissaient une odeur tellement prégnante que même le flair le plus aiguisé ne pouvait suivre la piste. Il palpa sa plaie. Elle était douloureuse. La lame avait provoqué une longue estafilade qui démarrait sous le sein pour finir sur le côté. Elle n’avait tranché que le muscle. Cela rendait la respiration difficile. S’il savait qu’il avait des poursuivants derrière lui, il ne les pensait pas si près. Il jura plusieurs fois. De la distance, voilà ce qu’il lui fallait. Sa respiration se calmait. Il réfléchissait. Comment laisser le moins de traces possible ? Il regarda autour de lui. Le paysage avait changé. Il était plus rocheux. Il alla s’asseoir sur une pierre plutôt plate. Il en avait assez de ce sol marécageux. Après cette course, ses pieds étaient à vifs. La peau, ramollie par trop d’humidité, était partie en lambeaux. Karabval grimaça en voyant l’étendue des dégâts. Il était épuisé. Il s’allongea sur la pierre en fermant les yeux. Quelques instants de repos lui feraient du bien. Après il lui faudrait reprendre sa course pour échapper à ses poursuivants.
Il y eut un clac, puis un deuxième. Karabval se réveilla en sursaut. Il s'était endormi sans même s'en rendre compte. Il se dressa sur son céans. Il découvrit des scales autour du rocher. Leurs claquements de mâchoires venaient de le réveiller. Était-il mort pour avoir droit à la réponse des scales ? Doucement, sans mouvements brusques, il sortit ses armes. La bête la plus proche renifla un grand coup et claqua bruyamment ses mandibules. Karabval fit de même en tapant sa dague et son épée. Le scale fit un bond en arrière.
Karabval se leva. Les autres scales claquèrent des mâchoires. Il claqua encore une fois le métal contre le métal. De nouveau les plus proches reculèrent. Il allait le faire une troisième fois quand survint la douleur, intolérable. Il se sentit à la fois comme broyé et comme si on l'avait jeté dans une fournaise. Il s'entendit hurler. Sa dernière pensée consciente fut que son cri serait comme un phare dans la nuit pour ses poursuivants.
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Quand Karabval revint à lui, l'aube pâlissait. Il était exténué d'avoir crié. Comme les autres nuits, il avait hurlé de douleurs, de peurs, de rage. Ses cris devaient s'entendre de loin. Pourtant les autres n'étaient pas là, à son réveil, pour tenter de lui reprendre ce qu'il avait volé. Il avait à la fois la fierté d'être le plus grand des voleurs et l'impression que c'était son destin depuis que ce prêtre fou avait dessiné les spirales de la magie sur son corps. À chaque fois, les douleurs commençaient sur les cicatrices et brûlaient tout son être. De nuit en nuit, elles augmentaient. Chaque matin, il reprenait conscience au milieu d'un cercle de mousse vert tendre, comme si ses cris l'engendraient. Il décida qu'il pouvait dormir un peu. Il pensait que les douleurs ne reviendraient pas maintenant. Quant à ses poursuivants, il espérait que le gouam avait suffisamment brouillé la piste.
Quand Karabval se réveilla, la matinée était bien avancée. Il se mit debout, rangeant ses armes. Il était presque déçu que les autres ne soient pas là. Il soupira. Son calvaire n'était pas fini. Il regarda autour de lui. Le terrain devenait plus rocheux. Il décida de continuer dans cette direction. En marchant sur de la pierre, même la meilleure des pisteuses aurait du mal à le trouver. Il quitta le fond de mousse en sautant sur une pierre plate de grande taille. Il restait étonné qu'aucune de ces bêtes si féroces des mondes noirs n'osent traverser cette zone vert tendre. Peut-être était-ce dû à la couleur? La matinée s'écoula sans qu'il ne voit aucune bête ou bestiole. Il fatiguait vite depuis ces derniers jours. Le sommeil lui manquait, entre autres. Il cessa de sauter de pierre en pierre. Tant pis si cela facilitait la tâche de ses poursuivants. Des deux qu'il avait affrontés, la femme était la plus dangereuse. Si son clan était petit, la préparation des amazones valait celle de Gambayou. Chaque fois qu'il pensait à lui, une bouffée de haine lui employait le coeur. Sans son acharnement à éliminer ses élèves, il n'en serait pas là. Il se raisonna. Les premières douleurs qui l'avaient fait hurler toute la nuit étaient arrivées alors qu'il accumulait les pensées haineuses contre son mentor, imaginant tout ce qu'il pourrait lui faire, si le hasard le mettait entre ses mains.
Le terrain s'élevait doucement. La brume était toujours présente réduisant la visibilité. Cela lui allait. Il ne savait pas où le conduisaient ses pas. Avait-il  traversé les mondes noirs? Si la question lui traversa l'esprit, son intuition lui chuchotait qu'il vivrait là une nouvelle forme d'enfer.
Des rigoles coulaient ça et là, l'obligeant à se mouiller les pieds pour pouvoir traverser. Il jurait à chaque fois. Après il glissait sur la roche sombre. Il avait déjà remarqué des différences. Les plus noires accrochaient bien sous le pied. D'autres, plus grises que noires, glissaient autant que de l'herbe mouillée. Même les arbres étaient différents de ce qu'il connaissait des mondes noirs. Il ne voyait plus de riek, à la forme si caractéristique. Devant lui s'élevaient des arbres plus hauts et au tronc plus développé. Si la fange ne tenait pas sur la roche, elle semblait avoir colonisé les troncs. Il jugea impossible d'y monter. Pour cela, il aurait fallu traverser toute cette couche de pourriture qui couvrait le bois. Il s'était aussi approché d'arbustes en forme de boule. Là aussi, il avait renoncé. L'extérieur était un mur d'épines. A la différence du riek, elles n'étaient que des pointes. Il avait bien essayé de les couper. Ni son épée, ni sa dague n'avaient le tranchant nécessaire pour les éliminer rapidement. Il devait les trancher une par une pour espérer faire un passage.
Quand arriva le soir, il se retrouva devant un amoncellement de rochers. Il vit cela comme un signe. Il allait pouvoir semer ses poursuivants. Il commença son escalade avec cet espoir. À mi-pente, il entendit le bruit. Arrivé en haut  Il ne fut pas surpris de voir un cours d'eau. Il jura. C'était une rivière capricieuse tout en rebondissements et en remous. Cela ne lui laissait que deux choix : monter ou descendre. Il en était encore à peser le pour et le contre quand la nuit tomba. À défaut de lune, ce furent les douleurs qui se levèrent.
52 
Quand revint la lumière, Karabval était pantelant. Tout l’amoncellement de rochers était couvert de cette mousse vert tendre qu'il pensait issue de ses cris. Sans réfléchir, il se leva. Il se remit en route, tout en chancelant. Cela ne pourrait pas durer. À chaque nouvelle journée, il reserrait sa ceinture d'un cran. Il allait mourir. Ce n'était pas possible que ce qu'il encourait dure encore longtemps. Son corps s'épuisait. Pourtant pas après pas, dans un brouillard de pensées, il se redressa. Il prit conscience qu'il remontait la rivière. Le terrain était difficile. Les roches étaient petites et glissantes au milieu de grandes herbes humides. Son pied, devenu incertain, glissait sur la pierre grise mouillée. Karabval tombait souvent. Il marchait à côté de la rivière dans une zone mi-eau, mi-pierre. Pour faire le moindre pas, il fallait écarter les grandes herbes qui lui arrivaient aux épaules. Même comme cela, il ne voyait pas tous les pièges. Il se retrouvait obligé de mettre les pieds dans la boue et la vase. Sa progression fut lente et pénible.
Quand il atteignit une zone plus sèche, il se sentit empli de joie. Il n'en pouvait plus. Son corps était presque entièrement tétanisé par l'épuisement. Il posa les mains à plat sur un rocher un peu plus haut que les autres, juste un instant, juste pour reprendre souffle. C'est alors qu'apparut la bête. Elle était aussi grosse qu'une goulque. La tête était plus proche des scales que des goulques. La mâchoire était proéminente, pleine de dents pointues comme des crocs qui se croisaient quand il fermait la gueule.
Karabval se dit qu'il voyait enfin sa mort en face. Il allait finir déchiqueté par un fauve dont il ne connaissait même pas le nom. Cela le fit rire. Ce fut un rire débordant comme sa fatigue. Il riait à gorge déployée, se tenant les côtes pour éviter la douleur de ses muscles tétanisés.
La bête, qui s'approchait en grondant sourdement, s’arrêta. Elle fixa Karabval, renifla bruyamment et éternua plusieurs fois. En entendant cela, Karabval redoubla son rire. Il trouvait extraordinairement drôle d'avoir fait, tout ce qu'il avait fait, d'avoir risqué mille fois la mort, de la mériter pour son dernier larcin, et de ne pas la vivre parce qu'un fauve sanguinaire éternuait. Par petites reculades, la bête s'éloigna. Quand elle fut assez loin, elle fit demi-tour et en trois bonds disparut dans la végétation.
Doucement, comme une marée qui se retire, Karabval cessa de rire. Il retrouva sa fatigue. Il était dans un pays pourri, les mains posées sur une pierre, récupérant comme il pouvait un peu de souffle. Il aurait dû ne pas le faire, mais la sanmaya avait pénétré son être. Il fallait qu'il continue. Il regarda ses bras qui dépassaient de ses vêtements déchirés. Il ne les reconnut pas. Ils n'avaient plus ni chair, ni épaisseur. C'est comme si la peau était simplement tendue sur les os. La bête ne l'avait pas mangé.
Il lui donna raison. Il était impropre à la consommation. Les scales devaient avoir raison. Il était déjà mort bien que bougeant encore.
En lui une force se manifesta. Il fallait qu'il marche. Karabval se remit en route. Le premier pas fut une torture. Au deuxième, il s'étala dans la fange. Malgré tout il se remit debout : il fallait qu'il aille plus loin.
Sa marche reprit, hésitante, douloureuse. Quand, il ne pouvait plus marcher, il rampait. La nuit le surprit dans sa quête. Il ne s'arrêta pas. Quand survinrent les premiers éclats du jour, il rampait sur une dalle rocheuse. La rivière coulait maintenant dans un lit en contrebas de sa position. Il était dans une gorge. De part et d'autre, des falaises se dressaient, véritables murs de pierre lisse. De temps à autre des cascades jaillissaient, venant grossir le flot qui mugissait en contrebas.
Sa seule pensée était : “ Encore un pas… encore un pas”. De chutes en effondrements, il progressait. Il se tenait à la paroi quand il vit que la falaise finissait en cul de sac. Au milieu, comme une grande fontaine à la vasque tranquille débordait en cette rivière furieuse qu'il longeait jusque-là.
Il sut.
Il venait d'atteindre le bout, le bout de son chemin, le bout de ses souffrances, le bout de sa vie.
Près de l'eau à l'aspect si tranquille, sur une petite plage de sable blanc, un tronc d'arbre, que le temps avait rendu semblable à un squelette, dressait les quelques moignons qui restaient de ses branches. Karabval le contempla un moment. Le plus incongru était ce sable resté blanc dans ce monde où tout pourrissait.
Dans un effort final, il se remit en route. Appuyé contre la pierre dont les aspérités déchiquetaient les lambeaux de ses manches, il progressait. Il arriva au point le plus proche de l'arbre. Il s'arrêta une fois de plus. Il fallait qu'il réfléchisse. Comment passer de la paroi de pierre qui formait le tour du cul de sac à cet arbre mort qui était au centre ? Karabval pensa qu'il allait profiter de la pente pour rejoindre l'arbre debout. Il fit un premier pas, puis un second. Il se tordit le pied. Ne voulant pas tomber, il se mit à courir, recherchant un équilibre qui le fuyait. Il arriva sur l'arbre en pleine course. Il avait ouvert les bras pour l'attraper ne voulant surtout pas se retrouver à l'eau. Sa tête heurta violemment le bois qui sonna comme un gong. Le monde se brouilla autour de lui. Il vit d'abord un voile noir. Celui-ci se déchira pour laisser apparaître des milliers de couleurs, puis arriva la pulsation. Karabval la connaissait. C'est elle qui rythmait ses calvaires nocturnes. Elle jubilait. Cela se sentait à sa puissance et à son rythme de tambour de victoire.
Karabval n'essayait même pas de lutter. Les scales avaient vraiment raison. Il était mort. Il était mort depuis que la sanmaya était entrée en lui. Il était mort parce que l'essence même de la sanmaya était la mort. Il se laissa aller. Tout serait bientôt fini.
La pulsation prenait de l'ampleur. Bientôt même les mondes noirs auraient disparu dans le maelström qui allait arriver.
Toc...Toc...Toc…
Karabval entendit cela. Il avait l'oreille collée contre le bois. Quelque chose tapait sur le tronc.
Toc...Toc…Toc...
Intrigué, son esprit se mobilisa pour comprendre. Cela n'allait pas avec la fureur qui allait tout emporter. Il découvrit que le sachet qui contenait l’homonculus venait cogner le bois. Écrasé contre l’arbre, Karabval fit l'effort immense de casser le cordon qui le retenait à son cou. Il y avait un trou dans le tronc. Il le mit dedans.
Ce fut son dernier acte conscient. La douleur et la fureur déferlèrent sur lui, balayant tout ce qui restait d’humain.
53
Luzmil était en rage. Elle débordait de colère. Elle jurait contre ce gouam qui lui avait ôté sa proie. Face à tout autre bestiole, elle aurait tenté le passage en force. Même devant un tcheppeur, elle aurait osé. Mais là, elle avait eu peur, terriblement peur comme lors de sa première rencontre avec cette bestiole. Dès qu'elle avait senti l'odeur pestilentielle du gouam, elle s'était camouflée derrière des buissons. Bougeant à peine, lors de son passage à proximité, elle n'avait pas attiré son attention. C'est après son départ qu'elle avait découvert les dégâts qui la mettaient en rage. Cette saloperie avait tout écrasé sur son passage. Il n'y avait plus aucune trace exploitable. Elle avait bien suivi quelques temps la piste du gouam sans découvrir où les traces de Karabval reprenaient. Elle avait fini par faire demi-tour car son estomac ne supportait plus l’effroyable puanteur que la bête laissait derrière elle. Elle récupèra Salone qui suivait de loin. Elle ne lui dit rien. Il ne posa aucune question. Il lui emboîta juste le pas. Gardant le petit trot, ils allaient vers le riek quand retentit le cri. Luzmil stoppa net sa course. Écoutant le cri qui devenait hurlement, elle sentit ses muscles se raidir. C'était sa proie. Elle en était sûre. Elle allait s'élancer pour reprendre sa traque quand Salone l'attrapa par le bras :
   - On ne peut pas y aller maintenant. Il va faire nuit.
Luzmil ne répondit rien. Elle se dégagea d’un geste brusque. Néanmoins, elle reprit le chemin du riek. Salone avait malheureusement raison. Rester sans abri pendant une nuit, n'aurait abouti qu'à sa mort. Et puis Chimla avait son amulette. Ces contre-temps exaspéraient Luzmil. Elle se sentait impuissante à faire autrement. Elle n'aimait pas du tout ce sentiment. Pour la première fois de la journée ses pensées allèrent vers Luzta. Avait-elle survécu ? Luzmil en doutait. Qu'allait-elle pouvoir prendre dans les affaires pour la suite de la mission? Elle faisait le tri dans sa tête. Une musette en plus de son sac à dos était le maximum qu'elle pouvait prendre tout en gardant une capacité à se battre. Karabval était un sacré guerrier. Même amaigri et affaibli, il était venu facilement à bout de leur assaut. Le vaincre serait une bénédiction pour l'avenir. Ce soir, les cris qui perçaient la nuit, représentaient l'espoir de la victoire.
Ils arrivèrent au riek à la nuit tombante.
54
Chimla regardait Luzta. Les guerriers étaient. partis. La survie de la servante était loin d'être assurée. Chimla prépara les herbes à fièvre. Elle en fit boire à Luzta. Puis elle s'installa pour l'attente. Elle se doutait bien que les guerriers ne seraient pas de retour avant la nuit. Elle se reposa un moment, mieux, elle dormit. À son réveil, Luzta grelottait et délirait. Elle lui fit boire une nouvelle dose d'herbes à fièvre. En attendant l’action des herbes, elle fit l'inventaire des sacs. Elle admira tout ce qu'avaient pu préserver les deux femmes. Luzta était une femme organisée. Tout était bien agencé, bien rangé. Luzmil ne connaissait pas sa chance. Il y avait même des vêtements de rechange… 
En déplaçant une tunique, elle découvrit une petite figurine de chiffon. L'émotion envahit le coeur de Chimla. Elle ne s'attendait pas à trouver un tel trésor. Chimla reconnaissait sans difficulté ce trésor de petite fille. Luzta était si sûre de ne pas revenir qu'elle avait pris son bien le plus précieux, la figurine de son enfance. Chimla devint nostalgique en évoquant la sienne. Elle l'avait perdue depuis longtemps. Les nécessités de la course au pouvoir lui avaient fait se débarrasser de toutes ces choses qui pourraient devenir une arme contre elle. En réfléchissant à leur situation d'aujourd'hui, Chimla pensa que Luzta avait eu raison. Elle avait dû y trouver du réconfort. Chimla prit la figurine de chiffon contre elle. Elle pencha la tête pour lui embrasser le bonnet comme elle faisait quand elle était petite fille. Elle retrouva les mêmes sensations quand enfant elle jouait avec la sienne. Des larmes perlèrent à ses yeux. Chimla ne se laissa pas aller. Elle n'avait rien à retirer de bien d'une faiblesse dans les mondes noirs. Elle reposa la figurine de chiffon qu'elle avait serrée sur son cœur au point de marquer sa peau avec l'amulette du clan bleu.
Elle se concentra sur l'état de Luzta ne s'améliorant pas malgré les infusions. Dans le royaume, on l'aurait amenée à la dame du clan pour qu'elle utilise l’amulette clanique pour la soigner. Mais ici…
Chimla pensa qu'elle ne pouvait rien faire. Elle n'allait pas se séparer de son amulette pour la passer autour du cou de Luzta. Elle prit la figurine de chiffon et la posa sur le cou de Luzta. Ensuite, elle installa la malade du mieux qu'elle put. Autant qu'elle passe les derniers moments de sa vie, le plus calmement possible. Comme la figurine tombait, Chimla prit la main droite de Luzta pour la poser sur le jouet tout en lui murmurant tout bas des mots pour la calmer. Elle vit la main de Luzta se contracter sur la figurine.
   - Bien, dit-elle, au moins avec ça tu seras calme.
Un bruit la mit en alerte. Chimla bondit sur la dague et sur son bâton de riek. Elle se posta au-dessus de la voie d'accès, prête à abattre quiconque voudrait entrer. Un long moment passa et sa patience fut récompensée. Un curieux petit animal avec de longues pattes griffues escaladait le tronc du riek. Elle entendit son reniflement. Il avançait avec prudence. Chimla était immobile comme une statue. Elle attendait. Si elle réussissait, elle aurait son dîner tout chaud. L'animal renifleur arriva à la hauteur de Chimla. Il marqua un long temps d'arrêt. Ses reniflements redoublés étaient le signe de sa perplexité. Chimla vit d'abord monter une patte avant que ne se montre le reste. En le voyant en entier, elle pensa à un échassier à quatre pattes. Elle ne s'interrogea pas plus. Elle planta la dague à travers le corps de la bête, la fixant sur le tronc du riek et l’acheva d'un grand coup de bâton. Les épines lui ouvrirent le crâne. L'animal émit un dernier couinement et ne bougea plus.
Chimla poussa un cri de joie. De la viande fraîche !...
Prudente, elle examina sa prise sous toutes les coutures. Elle voulait être sûre qu'il n'ait pas des piquants venimeux, ou des griffes empoisonnées, ou des dents à vous faire pourrir vivant ou autre chose. Elle attrapa le solide couteau de Luzta et trancha le bout des pattes et la tête. N'ayant vu qu'une peau nue ailleurs, elle détacha la bestiole pour l’étaler sur les aiguilles. Elle la dépeça proprement, mangeant au fur et à mesure les muscles de la bête. Quand son estomac fut plein, Chimla rôta de satisfaction. Avec ce qui restait de viande, elle se dit qu'elle allait revigorer Luzta. Méfiante, avant de faire cela, elle expédia les viscères de la bête à l'extérieur du riek, persuadée qu'elle allait bientôt entendre les scales se battre.
Elle s'approcha de sa compagne de riek. Elle avait toujours la main droite crispée sur sa figurine de chiffon, pressée sur son coeur. Elle semblait moins bouillante et surtout ne délirait plus. Chimla se dit qu'elle verrait peut-être le soir.
En attendant de voir ce qui lui adviendrait, Chimla s'occupa de la viande qui restait. Elle prépara une des branches du riek en lui ôtant toutes ses épines. Quand elle eut une surface suffisante, elle posa une peau sur le bois, puis un tissu. Enfin elle y posa la viande qu'elle emballa dans le tissu. Une fois terminée sa préparation, elle s'installa confortablement et, de toute sa force, avec ses poings, elle écrasa la viande pour lui faire rendre son jus. Tout en travaillant, elle calculait. Si Luzta mourait, ce qui restait probable, jamais Luzmil ne pourrait tout prendre. En s'occupant de Luzta, Chimla gagnait le droit de prendre ce que Luzmil laisserait. Si Luzta survivait, et encore plus, si elle guérissait, elle serait l'obligée de Chimla, ce qui était une position encore plus favorable.
Alors qu'elle finissait de marteler la viande, elle entendit les claquements de mâchoires des scales. Elle trouva que dans ces mondes noirs, ils étaient quelque chose de prévisible...
Elle contempla avec satisfaction le gobelet de jus qu'elle avait obtenue en essorant le tissu dans lequel elle avait martelé la viande. Ça lui avait pris du temps mais ça en valait la peine. Munie du gobelet de jus de viande, elle s'approcha de Luzta. Chimla fut étonnée de sentir sa peau plus fraîche et son corps moins couvert de sueurs. Elle souleva la tête de Luzta, qui ouvrit les yeux, sans lâcher sa figurine de chiffon.
- Tiens, bois ! Ça va te revigorer. On fait ça dans le clan bleu pour soigner les malades..
Luzta lui adressa un pâle sourire et se mit en devoir de boire. Elle fit la grimace. Chimla lui donnait raison. La viande de cet animal n'était pas de bonne qualité. Pourtant, elle la houspilla pour qu'elle avale tout. Ce fut un gros effort pour Luzta. La tête à peine reposée, elle s’endormit.
Chimla pensa qu'elle n'avait rien de mieux à faire. Elle piéga l'accès au riek. Elle ne voulait pas se faire surprendre par une bestiole. À peine allongée, elle s'endormit.  
55
Luzmil ouvrait la marche. Quand elle arriva au riek, à la nuit tombante, son humeur ne s'était pas arrangée. Elle allait monter dans l'arbre quand elle s'arrêta. Salone, qui était juste derrière elle, faillit lui rentrer dedans.
   - Qu’est-ce qui se passe, demanda Salone ?
   - Quelque chose ne va pas.
   - Qu'est-ce qui ne va pas ?
   - Je sens le danger.
Luzmil fit le tour de l'arbre, cherchant ce qui n'allait pas. Elle ne trouva rien. Elle commença à escalader le tronc. Elle s'arrêta à mi-hauteur, examinant chaque détail.
   - Quelqu'un a piégé l'entrée…
   - Chimla ?
   - Sûrement ! Reste à désamorcer ça…
Luzmil remonta dans l'arbre en appelant Chimla. Personne ne répondit. Salone, à son tour, donna de la voix, sans plus d'effet. Regardant Luzmil, il demanda :
   - Tu crois qu'elle est partie ?
   - Je l'ignore, comme j'ignore ce qu'est devenue Luzta. Si elle a piégé le riek, c'est qu'il reste quelque chose là-haut.
Luzmil, la dague à la main, agita le bras en tous sens. Elle sentit une légère résistance. Elle abaissa immédiatement le bras, mais pas assez vite. Sa dague lui fut arrachée de la main par un morceau de bois qui alla s'écraser sur les épines. Le temps qu'elle récupère son arme, elle entendit des bruits dans le riek. Très vite, elle aperçut la tête de Chimla qui entreprit de dégager le passage. Quand ils furent montés, Luzmil, examina le mécanisme du piège. Elle regarda Chimla d'un autre œil. Elle n'aurait jamais pensé qu'une servante pouvait connaître de tel stratagème.
Luzmil, tout en réfléchissant aux implications de ce qu'elle venait de découvrir, s'approcha de Luzta. Cette dernière dormait paisiblement, couchée en chien de fusil sur le côté, tenant contre son coeur, un jouet d'enfant. Luzmil en fut étonnée. Elle s'attendait à retrouver sa servante agonisante. Elle en fut heureuse. Pendant un instant, elle ne pensa plus à l’échec de sa traque. Sa compagne allait mieux. Elle se tourna vers Chimla :
   - Crois-tu qu’elle pourra marcher demain ? Karabval n’est pas loin.
   - Entre les boissons d’herbes à fièvre, le jus de la bête que j’ai tuée et le repos, elle est mieux. Si elle se réveille, alors…
   - Tu as mangé, interrogea Salone ?
   - Oui, répondit Chimla, j’ai tué une drôle de bête renifleuse qui montait dans le riek. J’ai jeté la tête et les pattes aux scales et j’ai mangé tout ce que je pouvais. Avec le reste, j’ai fait un jus pour Luzta.
   - Il ne reste rien ?
   - Si, dans le linge, là, tu trouveras ce qu’il reste.
Salone se précipita sur la viande. Elle était encore assez fraîche pour être mangée. Même pressée par Chimla, la viande qu’il mangeait lui semblait bonne. Luzmil se contenta de grignoter quelques noix qui restaient dans le paquetage. Heureusement, ils avaient rempli leur gourde pendant le retour.

Le lendemain matin, Luzta se sentait mieux. Elle était assise quand les autres se réveillèrent. Elle tenait toujours sa figurine de chiffon serrée contre elle. Luzmil la regarda :
   - Tu peux marcher, demanda-t-elle ?
Luzta répondit en faisant oui de la tête.
   - Bien, répliqua Luzmil, alors nous allons partir.
Luzta glissa la figurine dans son vêtement contre sa poitrine. Cela étonna Luzmil. Elle allait lui en faire la remarque quand elle vit que Luzta commençait à préparer les sacs. Elle se retourna alors vers les deux autres qui se réveillaient à peine.
   - Luzta peut marcher ! Il faut rattraper Karabval !
On lisait une telle détermination dans son regard que ni Chimla ni Salone ne firent de remarque. Ils rassemblèrent leurs affaires et bientôt, ils furent tous au pied du riek.
Ils s’étaient répartis les sacs, tellement il était évident que Luzta ne pourrait pas tout porter. Chimla donna une direction et ils se mirent en marche. Le brouillard était dense et chaud. La luminosité était forte preuve que le soleil brillait au-dessus d’eux. Malgré son impatience, Luzmil fermait la marche. Elle craignait trop un égarement. Très vite, la transpiration les détrempa. Ce fut une marche pénible et fatigante.
Très vite Luzmil déchanta. Luzta ne suivait pas le rythme. Ils devaient faire des pauses plus souvent qu’elle ne le souhaitait. Luzmil brûlait du désir de laisser ses compagnons pour courir sus à Karabval, mais la piste était devenue trop froide. Ils avaient commencé à la suivre. Chimla s’en était écartée après un cercle de mousse. Luzmil, qui l’avait vu vert tendre, fut étonnée de voir comme déjà tout pourrissait. Elle avait interrogé Chimla sur son choix.
   - On ne suit pas les traces ! Es-tu sûre ?
   - C’est ce que dit mon amulette, avait répondu l’intéressée. Je serai incapable de le pister. Je dois faire confiance.
Salone avait renchéri en rappelant que l’amulette du clan bleu, en plus de protéger et de soigner, semblait être attirée par l’homonculus. Il pensait même que toutes les amulettes réagissaient de même mais avec moins d’intensité. Luzmil avait sorti la sienne pour tenter l’expérience, sans rien ressentir.
   - Ton amulette n’est pas une amulette de clan ! Elle est loin d’en avoir la puissance ! avait déclaré Salone.
Luzmil n’avait pas été convaincue. Faire le choix de les quitter pour continuer seule était suicidaire. Elle le savait. Elle en avait cependant très envie. Elle passa sa journée à remâcher sa rancoeur de marcher quasiment à l’aveugle.
Quand ils s’arrêtèrent pour la nuit, ils n’avaient pas fait la moitié de ce qu’elle pensait nécessaire pour rattraper le fugitif. Elle était furieuse. Devant les traits tirés de Luzta, elle se contint et déclara qu’elle allait chasser. Chimla commença à préparer le riek pour la nuit. Luzmil ne l’entendit pas, elle était déjà loin.
C’était un petit arbre. Ils durent se serrer pour tenir sur l’encorbellement des branches. Luzmil n’arriva qu’aux dernières lueurs du jour. Les autres sentirent sa colère. Elle jurait contre le sort issu des mondes noirs. Elle n’avait pas vu une seule proie digne de ce nom. Elle avait cependant ramassé des insectes sur son passage. Ils étaient meilleurs cuits. Ce soir, elle les mangerait crus. 
56

Ce fut Salone qui donna l’alerte. Luzmil vomissait. Arrivée la dernière, elle était près de l’accès. Elle était penchée au-dessus, secouée de violents spasmes. Elle n’avait manifestement plus rien à vomir. Luzta s’approcha d’elle en enjambant Chimla. La nuit était encore très sombre.
   - Les insectes ? demanda-t-elle.
Luzmil tourna vers elle un visage blafard, avant de se pencher au-dessus de l’ouverture pour une nouvelle série de spasmes. Luzta se tourna vers Chimla :
   - Je n’ai rien pour la soigner. Tu as le pouvoir, puisque tu m’as sauvée.
Chimla eut un regard étonné. L’amulette avait du pouvoir mais pas elle.
   - Mais si, insista Luzta. Ma figurine n’avait aucun pouvoir. Je ne sais pas ce que tu lui as fait. Elle m’a guérie.
Chimla ne comprenait pas :
   - Je n’ai rien fait de particulier. Je croyais que tu allais mourir alors je l’ai mise sur ton cœur pour t’apaiser.
   - Oui, mais ça m’a guérie. Il faut faire pareil pour Luzmil. Sans elle, nous ne survivrons pas.
   - Mais je n’ai rien fait, répliqua Chimla avec véhémence.
Salone intervint :
   - Comment as-tu trouvé cette figurine ?
Chimla devint pensive. Elle rappelait ses souvenirs. Elle avait fouillé les affaires, puis elle avait trouvé la figurine et l’avait donnée à… Non, avant elle l’avait serrée contre elle. La puissance de l’amulette pouvait-elle se transmettre simplement comme cela ?
Se tournant vers Luzmil, elle lui dit :
   - Donne-moi ce à quoi tu tiens le plus.
Luzmil qui commençait un geste, s’interrompit pour une nouvelle salve de spasmes. Entre deux efforts, elle murmura :
   - Mon petit couteau.
Luzta se précipita pour le récupérer. Elle avait toujours vu Luzmil s’en servir. Elle avait affûté la lame si souvent qu’elle en était usée. Luzta le passa à Chimla :
   - Fais vite. 
Chimla serra le couteau contre son amulette, en espérant que cela suffirait. Elle pensa qu’elle ne savait rien de la vraie puissance de ce qu’elle portait autour du cou. Et si cela avait affaire avec la Sanmaya ? Elle n’avait même pas été initiée aux rudiments de cette magie. La Sanmaya pouvait-elle avoir un côté lumineux ? Elle n’en avait jamais entendu parler. Elle savait juste que c’était une magie de puissance pour prendre pouvoir sur les autres. Elle avait un coût. Plus on montait de degré d’initiation et plus on était seul. Après avoir traversé les mondes noirs, elle ne savait plus si elle souhaitait le pouvoir. Avant, tant qu’elle avait été une fidèle collaboratrice de Dame Longpeng, le pouvoir la séduisait. Après avoir vécu ce qu’elle avait vécu ici, elle aspirait à une vie simple et surtout sans danger. 
Salone l’arracha à ses réflexions :
   - Passe !
Chimla lui tendit le couteau. Il eut juste le temps de le donner avant une nouvelle crise. Luzmil n’eut pas le temps de le remettre dans sa poche, elle le tenait encore en main quand elle se pencha pour tenter de vomir à nouveau. Le deux mains fermées sur son couteau, elle prit appui sur le rebord de la branche, maudissant son envie de manger qui l’avait conduit là. Penchée en avant, elle attendait le spasme qui ne vint pas. La nausée l’envahissait toujours mais lui revint en mémoire le jour où elle avait reçu son premier couteau, celui précisément qu’elle serrait dans ses mains. Elle se souvint de sa joie. Ce couteau était le signe qu’elle ne serait jamais servante et qu’elle allait devenir une amazone. Elle était une des rares de son âge à en rêver. Les autres n’enviaient pas le sort des apprenties amazones. La discipline était de fer et le rythme de fou. Tout le monde parlait des blessés et des morts qui survenaient régulièrement, les uns pour blâmer la maîtresse des amazones, les autres pour la justifier. Celles qui accédaient au rang d’amazone étaient des guerrières d’élite. C’était le rêve de Luzmil. Très tôt, elle avait su qu’on observait les enfants pour les classer dans différentes catégories. Les matrones qui s’occupaient des enfants les jaugeaient régulièrement. Elle avait toujours été une petite fille bagarreuse. Mais ça ne suffisait pas. Sa dureté naturelle l’avait beaucoup servie. Elle ne pleurait pas, ne se plaignait pas et réglait ses histoires sans en appeler aux adultes même avec les plus grandes. Rêvant de combats et de batailles, elle passait son peu de temps libre à observer l'entraînement des amazones. Elle avait ainsi acquis le respect de tout le groupe des enfants quand elle avait mis hors de combat un grand, déjà désigné pour être un mâle du clan. Elle avait bien vu la maîtresse des amazones montrer les points faibles. Et quand le grand était venu l’embêter, tout en arrogance tellement il était sûr de sa force, elle avait fait ce qu’elle avait vu faire. Le garçon s’était effondré, le souffle coupé. Tout à sa colère, Luzmil avait continué à frapper. Une matrone, alertée par les cris, était arrivée et l’avait ceinturée. À la saison suivante, elle recevait le couteau signe de son destin. Elle l’avait toujours chéri. Elle le tenait constamment affûté et prêt à sortir. Même plus tard, quand elle avait eu accès à de vraies armes, elle avait toujours gardé ce petit coutelas dans sa ceinture. Il était devenu son grigri personnel. C’est avec lui qu’elle avait traversé toutes les épreuves. Elle lui devait sa survie. Larguée sans arme, ni provisions sur le terrain de chasse des mâles d’un clan autre, elle avait eu la chance de découvrir que l’amazone, qui l’avait fouillée pour lui ôter toutes ses armes, n’avait pas trouvé son couteau fétiche. Elle avait été la première à rentrer. Non seulement elle avait survécu mais elle avait chassé les chasseurs. Elle avait décimé le groupe de mâles qui l’avait pris en chasse. Le regard des autres amazones du clan sur elle avait changé. Elle était devenue une héroïne, un modèle à suivre.
Les images de ses souvenirs défilaient dans sa tête. Puis la voix de Luzta la ramena dans le moment présent :
   - Ça va ? Oh ! Ça va ?... lui demanda-t-elle en la secouant.
Luzmil n’avait pas envie de bouger. Elle était bien malgré l’inconfort de la position allongée sur le ventre les deux mains contre sa poitrine.
Luzta s’adressa aux autres :
   - Elle ne bouge plus !
   - Elle respire, déclara Chimla. Je crois que le pire est passé.
57
Chimla ouvrait la marche. L’amulette du clan bleu la tirait en avant. Elle n’avait même pas besoin de s’arrêter pour en sentir l’effet sur son cou. Salone suivait, puis Luzta toujours aussi chargée qui se retournait régulièrement pour voir si Luzmil suivait. Une journée lui avait été nécessaire pour se remettre suffisamment pour reprendre la route. Les autres avaient été étonnés de son silence. Elle n’avait pratiquement pas ouvert la bouche. Elle, que le moindre retard dans la chasse mettait en colère, était restée assise comme penchée à l’intérieur d’elle-même jusqu’au lendemain matin. Quand Salone avait proposé de se mettre en route, elle avait simplement acquiescé.
Le paysage changeait sous leurs pieds. Des rochers étaient apparus. Couverts de mousse et de lichen, les couleurs allaient du brun sale au vert sombre. Les rares emplacements de roche nue étaient noirs. La marche n’en était pas facilitée. La pierre trop lisse glissait sous les chaussures mouillées. En tombant, Salone s’était ouvert le front, contusionné l’épaule et claqué les côtes. Les trois femmes avaient eu peur. Pour sauter d’un rocher à l’autre, il avait glissé en prenant son appui. En se relevant, il avait déclaré :
   - J’ai de la chance ! Les cailloux ne sont pas pointus.
Chimla avait pensé différemment. La moindre plaie dans ces mondes noirs était un danger. Et vu comme il bougeait son épaule, Salone allait être dans l’incapacité de se battre correctement.
   - On ferait mieux de marcher entre les rochers que d’essayer de passer dessus, dit-elle.
Luzmil appuya sa déclaration et commença à progresser comme cela. Cela se révéla vite un exercice  difficile. Si parfois l’espace entre deux rochers permettait une marche facile, le plus souvent, on pouvait se coincer les pieds dans un passage étroit, à moins que de hautes herbes ne cachent un trou ou un animal qu’on évitait au dernier moment. Ils progressèrent assez peu, tellement chaque pas demandait une attention particulière.
Au milieu de la journée, le paysage était devenu très minéral. Lentement, ils quittaient le sol marécageux qui maintenant se cantonnait dans les espaces libres entres les formations rocheuses. Le brouillard lui-même qui les accompagnait depuis leur entrée dans les mondes noirs se délitait. Ils étaient assis, inconfortablement, sur les rochers les plus plats et les moins coupants. Luzmil découpait le serpent qu’ils avaient chassé. Alors que Chimla s’était un peu éloignée du groupe pour satisfaire ses besoins, elle avait dérangé un reptile long et noir qui avait préféré fuir. Son cri avait alerté les autres qui avaient sorti les armes. La bête se glissait avec facilité entre les rochers ce qui la rendait difficile à suivre. Quand elle fut face à Luzta, elle se dressa de toute sa hauteur en sifflant. Le serpent n’eut pas le loisir d’attaquer, le sabre de Luzmil l’avait proprement décapité.
Ils virent les squales toujours aussi prompts à apparaître quand régnait l’odeur de la mort. Luzmil jura. Elle avait pourtant enveloppé le serpent du mieux qu’elle pouvait pour éviter toute fuite. Elle fut étonnée de les voir se tenir aussi loin d’eux. Ils balançaient d’un côté et de l’autre comme si la peur les retenait. Si l’un deux faisait deux pas en avant, rapidement, il reculait en claquant des mâchoires. Ils ne s’interrogèrent pas plus sur le phénomène, préférant manger.
Quand ils furent tous rassasiés, Luzmil, qui n’avait pas cessé de surveiller les squales, leur jeta les restes du serpent. Ils se précipitèrent sur cette nourriture. De nouveau, elle fut surprise. Elle ne s’attendait pas à leur virulence après les avoir vu ainsi craintifs.
   - Je ne comprends pas, dit-elle.
   - Quoi donc ?
   - Les squales se comportent d’une manière curieuse.
   - Ils ont eu peur de nous, suggéra Luzta.
   - C’est bien cela que je trouve anormal. Chaque fois qu’on les a vus, ils ont attaqué pour récupérer ce qu’ils voulaient.
   - Tu as raison, reprit Salone. Qu’est-ce qui a changé ?
   - Sûrement pas leur patience, ajouta Chimla. Luzta a raison, ils ont peur de nous. Mais moi aussi, je m’interroge.
   - En tout cas, ne restons pas là… On a encore du chemin. Et puis je ne sais pas si nous allons trouver un riek.
Instinctivement, ils regardèrent tout autour d’eux. La végétation avait bien changé. Le vert cédait la place à du gris et du noir. Ils se préparèrent. Luzmil interrogea Chimla du regard. Celle-ci montra une direction et tous se remirent en marche. La chaleur et la moiteur augmentèrent tout au long de l’après-midi. Ils longeaient des canyons aux roches aiguës hauts comme plusieurs hommes. Au fond, on voyait des arbustes ou de la végétation. Eux foulaient une roche aux arêtes effilées qui aurait coupé la peau à la moindre chute. Arrivée au bord d’une de ces entailles, Luzmil regarda Chimla pour lui demander la direction. Elle sursauta quand Chimla lui indiqua d’aller tout droit.
   - Mais c’est impossible, on ne peut pas traverser ça.
   - Pourtant l’amulette est formelle. Il faut aller de l’autre côté.
Luzmil regarda si elle voyait un passage plus loin. Le soleil les cuisait mais avait fait disparaître le brouillard. D’un côté comme de l’autre, elle ne vit que le canyon qui se prolongeait. Jurant intérieurement, elle estima la largeur. S’il lui était impossible de sauter, elle savait que la corde qui leur restait était assez longue pour atteindre l’autre bord. Le tout était de pouvoir assurer le bout opposé.
   - Tu ne pourras pas, lui dit Salone.
Luzmil tourna un regard étonné vers lui.
   - Il n’y a pas d’arbres et les roches sont coupantes.
   - Et en envoyant une pierre par là-bas, j’ai l’impression que cela pourrait fixer la corde.
   - On n’aura jamais la solidité pour s’accrocher.
Salone se pencha sur le canyon.
   - Il faut descendre et remonter. Il ne semble pas très haut.
Pendant que les deux guerriers discutaient, Chimla était partie longer le bord. Elle cria pour les appeler :
   - Venez voir ici !
Quand ils furent tous les quatre penchés au bord, ils virent qu’à cet endroit la paroi était faite d’une succession de rebords de pierre. Luzmil fut la première à regarder en face.
   - Peut-être que là-bas, désigna-t-elle, on pourrait remonter sans trop de difficulté.
Ils scrutèrent avec attention la paroi opposée. Bien sûr, on était très loin d’un escalier. Pourtant il y avait comme une sorte de gradin naturel qui devrait permettre la remontée.
Luzmil jeta un coup d’œil au soleil et grimaça. La journée était déjà très avancée. Aurait-il le temps de traverser et de trouver un abri avant la nuit ?
Pendant que Luzta démêlait la corde, Luzmil s’attachait. Elle allait descendre. Elle ne garda sur elle que sa dague et son couteau. Salone se cala bien sur la roche et passa la corde autour de ses épaules. C’est avec appréhension qu’elle posa son premier pied sur la paroi en dessous. La pierre lui meurtrissait les mains. Elle fut heureuse de la sentir moins coupante que ce qu’elle pensait. Les deux premiers appuis furent faciles. Le troisième lui fit presque faire un grand écart. Il était bien plus bas qu’elle ne l’aurait aimé. Salone la vit disparaître dans le trou. Chimla et Luzta regardaient, penchées au-dessus du canyon. Ce n’était pas très haut. Luzmil n’en aurait pas pour longtemps. Elles-mêmes s’estimaient capables de descendre. C’est à ce moment-là que Luzmil poussa un cri d’alarme.
  - C’EST PLEIN DE NIDS DE SCHKA ! JE REMONTE !
Quand elle fut de nouveau en sécurité sur le plateau, elle raconta qu’elle avait failli poser le pied en plein milieu d’un nid.
   - C’est trop humide au fond. Il m’a semblé en voir partout. Il faut qu’on essaye ailleurs.
Personne ne fit de remarque. Luzta lova la corde pendant que les autres scrutaient les bords.
   - Par où va-t-on  demanda Chimla ? L’amulette tire toujours par là.
   - Au hasard, souffla Salone.
   - Alors on te suit, déclara Luzmil.
La marche reprit. Avec la journée qui avançait, les nerfs furent de plus en plus tendus. Les choses se gâtèrent encore quand ils arrivèrent devant un affluent du canyon. Les parois en étaient quasi verticales. Luzmil, vu sa largeur, était pour le sauter. Les trois autres ne s’en sentaient pas la capacité. Ils durent faire demi-tour. Ils longèrent à nouveau le bord. Le canyon allait en s’élargissant sans gagner en profondeur. Le soir arriva au moment où il trouvèrent un passage.
Le cri de Luzmil, leur signalant que tout allait bien en bas, fut un soulagement pour eux. Ils lui descendirent tous les sacs, puis ce fut le tour des servantes. Luzmil remonta pour assurer Salone. Son épaule le handicapait. Elle tenait surtout à récupérer sa corde. Sa dernière descente fut difficile. Le manque de lumière la gêna beaucoup.
   - J’ai trouvé un endroit sec, annonça Luzta, alors que Luzmil arrivait en bas. Sous l’auvent là-bas, nous y serons bien.
Les deux guerriers firent la grimace. On était loin de la protection des rieks. Une casquette de pierre couvrait une surface assez grande pour eux quatre. Sans feu, la place serait difficile à défendre contre les possibles attaquants nocturnes.
   - La nuit est trop près. Sans lumière, on ne peut pas aller plus loin. On va faire un tour de garde.
Salone acquiesça.
58
Chimla ouvrait la marche. Ils longeaient le fond du passage cherchant où ils pourraient monter. Ils étaient fatigués par une nuit sans sommeil. Ils avaient eu peur de dormir dans le canyon sous un simple auvent de pierre et rien n’était arrivé. À part des cris étranges et des bruits furtifs, la nuit avait été calme.
Ils marchaient au milieu d’herbes hautes et la vision de nids de Schka hier les rendaient prudents. Chimla regardait à chaque pas où elle posait les pieds. Elle sentait l’amulette prendre du poids. Cela lui semblait idiot de penser cela. Dans le creux de sa main, c’était toujours léger. Autour de son cou, elle lui évoquait quelque chose de plus lourd. Décidément les mondes noirs étaient bien étranges. Pour éviter de marcher dans l’eau noire qui occupait le centre du canyon, elle se rapprocha de la paroi. Son amulette se mit à vibrer. Elle s’arrêta net provoquant l’inquiétude de ses compagnons.
   - Qu’est-ce qui se passe, chuchota Salone en sortant son épée ?
Derrière lui, Luzmil avait fait de même et scrutait les environs.
   - L’amulette… Elle vibre !
Le regard d’incompréhension que lui jeta Salone fit rire Chimla.
   - Elle veut qu’on monte par là.
Luzmil, qui s’était rapprochée en entendant le rire, examina la paroi. Elle semblait assez lisse. Elle rengaina ses armes et commença à chercher des prises. Elle monta un peu avant de retomber. Elle jura avant de refaire une tentative. De nouveau elle dérapa et se retrouva par terre.
Elle s'assit le dos à la paroi. Luzta se précipita pour lui examiner les mains. Luzmil la repoussa brusquement :
   - C’est rien ! Ça saigne un peu, mais c’est rien. Au moins cette pierre ne pourrit pas !
Chimla approcha à son tour :
   - Pourtant elle vibre, dit-elle !
   - Je sais, lui répliqua Luzmil. Mon couteau aussi. Mais y a pas moyen de monter.
Salone observait la paroi. Au bout d’un moment, il se tourna vers Luzta :
   - Tu as une corde ?
Luzta regarda Luzmil avant de répondre. Cette dernière lui fit un signe d’acquiescement avec la tête. Luzta se pencha sur un de ses sacs et sortit le rouleau de corde. Elle le tendit à Salone.
Attachant son poignard à une extrémité, il fit tournoyer la corde avant de l’envoyer en haut. Ils entendirent le bruit métallique lorsque l’arme toucha le sol. Salone tira doucement mais fermement. La corde se bloqua et se tendit sous sa traction. Il tira un peu plus fort pour tester la résistance et commença à s’élever. Il resta là un moment les pieds à une coudée du sol. Comme rien ne se passait, il dit :
   - Bon, j’ai eu l’idée, alors je passe le premier.
Il se hissa, prenant appui sur la paroi. Il monta rapidement les deux premières hauteurs d’homme. C’est à ce moment qu’il dérapa. Son pied droit perdit son appui. Il tourna autour de la corde pour venir s’écraser contre la roche. Salone poussa un cri de surprise quand son épaule douloureuse tapa à nouveau la paroi. Il sentit la perte de force de sa main droite. Il assura fermement la gauche et se cala contre une petite saillie. Il respira amplement et après un bref coup d’œil vers le bas, il entreprit de finir son ascension. Il découvrit avec soulagement que la partie la plus haute était plus facile. Il s'agrippa alors au rocher et lâcha la corde. Le mouvement qu’il lui imprima déstabilisa le poignard qui se décrocha.
   - ATTENTION, cria-t-il !
Il entendit Luzmil lui répondre que tout allait bien en bas. Il s’était à peine rétabli au sommet et mis debout qu’il vit arriver le poignard vers lui. Il l'esquiva de justesse mas attrapa la corde. Autour de lui, il n’y avait ni arbre, ni arbuste. Il coinça le poignard dans une fente du sol en faisant attention de ne pas abîmer la corde. Ayant fait cela, il dégaina son épée et scruta les environs. Rien ne bougeait. Rassuré, il appela les autres.
Chimla monta la première. Arrivée en haut, elle s’activa à monter les sacs. Ce fut au tour de Luzta de grimper.
   - C’est trop calme, dit Salone. Je n’aime pas cette impression de danger alors que tout semble calme. Que Luzmil se dépêche !
Il n’avait pas fini de parler que Luzmil arrivait avec la corde qu’elle remontait avec elle. Son regard était noir.
   - Partons, dit-elle. En bas, j’ai vu l’eau noire remuer. Mieux vaut mettre de la distance.
Salone se pencha pour regarder ce qui se passait dans le canyon. Il se releva brusquement.
   - Tu parles bien, partons ! Il y a comme une ombre au fond.
Chimla s’était déjà éloignée quand les deux guerriers se mirent en marche. Tout en avançant, ils jetèrent des coups d’œil en arrière jusqu’à ce qu’un mouvement de terrain ne cache le canyon. Salone pourtant garda la main sur son épée. Il se savait blessé mais continuait à sentir le danger. Luzmil était aussi énervée que lui. Elle houspilla Luzta pour accélérer.
   - Qu’est-ce que tu as, demanda cette dernière ?
   - Je sens une présence qui nous suit et elle n’a rien d’amicale.
   - Les sacs sont lourds, difficile d’aller plus vite.
Luzmil ne répondit rien mais ressentit le besoin de serrer son couteau, son petit couteau amulette sur la poitrine. Luzta vérifia que sa figurine de chiffon était bien contre sa poitrine.
Salone se retournait fréquemment. il ne voyait rien. Simplement, il sentait. Derrière eux, quelque chose se glissait sans bruit et sans se faire remarquer. Ce quelque chose ne leur voulait pas du bien. Salone sentait des ondes de pure haine le traverser. Était-ce Karabval ? Ou une autre de ces horreurs des mondes noirs?
Quand le soleil fut à son zénith, la chaleur rendit la soif plus intense. Aucun des quatre ne fit de remarque. Ils firent une pause pour prendre le reste de leur eau dans les sacs. Chacun était persuadé que les autres vivaient la même peur que lui.
L’air vibrait de chaleur. Assis en rond, buvant leurs dernières réserves, ils étaient silencieux. Salone regardait dans le vide. Tourné vers la zone qu’ils avaient parcourue, il regardait sans voir. Luzmil à sa droite, tripotait son couteau, tout en scrutant les roches qu’ils allaient fouler. Les deux autres, penchées en avant, contemplaient la roche noire et coupante des rochers à leurs pieds.
Salone porta son sac à eau à la bouche et se figea dans son mouvement. Son immobilité alerta les autres qui le regardèrent sans comprendre. Salone semblait horrifié. Les trois femmes tournèrent leurs regards vers le point qu’il  fixait.
   - Qu’est-ce que c’est que ça ?
Chimla avait parlé sans s’en rendre compte.
   - C’est un orage, dit Luzta sans conviction.
   - Non, ça ne peut pas, ça n’aurait pas cette forme, affirma Luzmil. Je crois qu’on n’a pas intérêt à rester là…
Ils se levèrent précipitamment.
   - Par où, demanda Luzmil ?
Chimla indiqua une direction et tous se mirent en marche rapide. Derrière eux, une ombre noire prenait de l’ampleur couvrant déjà l’horizon, elle avançait assombrissant les roches.
Pendant un bon moment, ils crurent qu’ils allaient pouvoir devancer l’ombre. Ce fut Luzta qui tomba la première. Heureusement, ses sacs amortirent sa chute. Luzmil s’arrêta pour l’aider à se relever. Quand elle la vit hors d’haleine, elle sut que la fuite était vouée à l’échec. Chimla, qui s’était arrêtée pour voir ce qu’il se passait, ne repartait que difficilement. Salone était déjà vingt pas devant. Il s’arrêta un peu plus loin. Le temps qu’ils reprennent leur souffle et l’ombre avait regagné le terrain perdu.
   - On n’y arrivera pas, souffla Luzta. Mais qu’est-ce que c’est ?
   - Je ne vois qu’une chose pour être aussi noire…
Les trois femmes fixèrent leurs regards sur Salone.
   - Mais parle, lui ordonna Luzmil !
   - La Sanmaya… Il n’y a qu’elle pour secréter ainsi des ombres de cette noirceur. Ma dame, dans mon clan, disait que la Sanmaya était la maîtresse des mondes noirs…
   - Et l’Idole ???
   - L’Idole est le maître mais la Sanmaya est son ombre.
   - Je croyais qu’il fallait l’invoquer pour qu’elle existe, fit remarquer Chimla.
   - Karabval, affirma Luzmil ! C’est Karabval qui l’envoie.
   - Mon amulette me dit qu’il est par là, dit Chimla en désignant l’opposé de l’ombre.
   - Alors si l’homonculus est par là, hâtons-nous !
Salone joignit le geste à la parole en prenant un sac sur l’épaule et en reprenant sa marche. Les femmes échangèrent un regard et firent de même. Salone avait pris un des sacs de Luzta, Luzmil en prit un autre.
La marche reprit. Ils allaient moins vite, ne distançant plus l’ombre qui les suivait. Le paysage n’était maintenant que rocailles pointues et petits vallonnements. La journée avançait.
   - Et cette nuit ?
Luzmil regarda Luzta qui venait de poser la question.
   - On verra. On trouvera un abri.
   - Je ne sais pas si cela suffira. On dit que Karvach est empli de Sanmaya. Je ne voudrais pas finir comme lui.
   - Tu sais bien que le bourreau de la reine avait déjà le cœur mauvais.
Elles pressèrent le pas pour rejoindre les autres qui prenaient de l’avance. La question de Luzta se mit à tarauder l’esprit de Luzmil. Sa servante avait raison. Elle pouvait se battre contre n’importe quel être mais là… Que faire contre la magie la plus noire ? Pas après pas, elle se sentait perdre espoir. Toute cette histoire allait se terminer mal avec l’échec de leur mission.  
59
Chimla courait. Les autres la suivaient de près. Fuyant l’horreur, ils tentaient de sauver leurs vies. Ils fuyaient l’ombre noire qui avançait par vagues. Alors qu’ils s’étaient arrêtés pour souffler un peu en haut d’une pente raide, ils avaient vu l’ombre envahir le sol comme une marée qui monte. Chaque vague allait un peu plus haut que la précédente avant de refluer pour laisser la place à la suivante. Ils avaient vu la meute de scales au loin, en contrebas. furetant entre les roches, se faire rejoindre par l’ombre noire. Ce qu’elle touchait disparaissait. Certains scales avaient été littéralement coupés en deux. Lors du reflux de cette vague, ils virent des morceaux de scales s’agiter avant de se faire recouvrir par la vague suivante. Depuis, ils couraient pour échapper au néant.  Le terrain était plus facile. Ils avaient atteint une sorte de plateau. Bien que traversé de profondes failles, la roche était presque régulière. Elle avait perdu ses formes acérées. Elle était juste assez bosselée pour nécessiter une attention soutenue. La végétation était maintenant composée de petits arbustes aux épines acérées. Il y avait ceux dont le frôlement déchirait les vêtements et la peau. Il y avait aussi ceux dont chaque contact provoquait une brûlure. Ils avaient tous un échantillonnage des deux. Leur fuite n'était pas une ligne droite. Chimla suivait la direction donnée par son amulette. Les autres suivaient Chimla. Chaque fois qu'elle bifurquait pour éviter un buisson aux pointes brûlantes, les trois autres suivaient sans rien dire. Elle était là la seule à avoir le début du commencement d’une idée pour s'en sortir. Chimla sentait monter les douleurs de la fatigue. Son mollet droit était à la limite de se bloquer. La crampe allait arriver. Elle avait un peu ralenti essayant de gérer. Son amulette lui donnait la direction. Elle avait foi en elle. Elle allait la sauver.
Luzta ne pensait qu'à suivre Luzmil. Tout son esprit était concentré sur cette seule idée: courir tant que sa maîtresse le ferait. Elle ne sentait plus son corps. Elle n'avait plus d'autre conscience, ni l'ombre noire, ni les difficultés du terrain n'arrivaient à la surface de son esprit. Elle était dans un état second, juste un corps qui court…
Luzmil avait ralenti en même temps que Chimla en rentrant intérieurement. Elle tenait la distance gérant son effort. Tout son esprit était occupé à cette tâche. En arrière plan, la pensée de l'ombre noire faisait comme une pression intérieure que sa conscience repoussait de toute sa puissance. Luzmil comptait ses foulées, ses respirations pour ne surtout penser à rien d'autre.
Salone était derrière. Tout son corps lui faisait mal. Ses jambes couvertes d'un pantalon en lambeau, lui brûlait par les dizaines de griffures des épines de feu. Ses poumons lui brûlaient à chaque inspiration. Ses muscles le brûlaient de fatigue. Les trois femmes devant lui couraient toujours, moins vite mais elles couraient toujours. Il n'allait quand même pas s'arrêter avant elles. Tout son orgueil le faisait tenir foulées après foulées. Jamais il n'avait couru aussi longtemps et aussi vite. Pourtant une pensée commençait à s'insinuer. A quoi bon tout cela ? Au bout du compte, ils arrêteraient et l'ombre noire arriverait et tout serait fini… alors pourquoi courir pour souffrir et de toute façon en arriver au même point ? Mais il n'arrêterait pas avant les femmes. Ça jamais !
Maintenant Chimla courait à la vitesse d'un homme qui marche. Elle continuait pourtant. L'amulette pendue à son cou lui servait de volonté. Derrière elle, les autres suivaient, d'aussi près qu'ils pouvaient. Le terrain montait en pente douce. Malgré cela, ils trébuchaient. Tous savaient que si l’un d'eux arrêtait, tous les autres arrêteraient, mais personne ne voulait être ce premier, mieux valait souffrir.
Déjà le soir arrivait. Le ciel était dégagé éclairant le paysage d'une faible lueur crépusculaire. Salone se releva juste à temps pour voir Chimla bloquer sa course. Elle regardait ses pieds semblant ne rien pouvoir faire. Il arriva le dernier, ne comprenant pas ce qu’il se passait pour les trois femmes.
Comme elles, il regarda ses pieds. Il découvrit qu’ils étaient au bord d'une falaise. Il leva les yeux. Autour d'eux, l'ombre noire avançait de partout…
En bas la brume cachait le relief.
   - Et maintenant ?
Chimla releva la tête.
   - L'amulette dit d'aller en bas !
   - Mais on ne peut pas descendre, dit Luzmil.
Luzta sortit la corde pour la jeter dans le vide.
   - Vite, ajouta Salone, l'ombre noire semble accélérer.
   - Ça fait plus d'une longueur, elle ne touche pas le fond.
   - Alors qu'est-ce qu'on fait?
   - On n'a pas le temps de chercher, il faut sauter, déclara Chimla.
Joignant le geste à la parole, elle se lança dans le vide. Luzmil regarda un instant l'ombre noire qui semblait fondre sur eux et dit :
   - Luzta, on saute !
Salone vit disparaître les deux femmes dans la brume. Il regarda autour de lui. L'ombre noire arrivait. Par réflexe, il sauta à son tour. 

60
Chimla tombait. Elle était dans la brume, sentant le vent autour d'elle. Le contact avec l’eau fut brutal. Elle fut à moitié assommée. Elle sentit le froid liquide se refermer autour d’elle. La chute continua au ralenti. La lumière disparaissait au fur et à mesure qu’elle s’enfonçait. Curieusement, elle se sentit bien. L’air allait lui manquer. Son esprit lui disait. Son corps ne le ressentait pas. Autour d’elle le bleu profond avait laissé la place au noir complet. Ainsi son histoire allait finir là. Au fond d’un lac, dans les mondes noirs. Elle ouvrit la bouche pour en rire. L’eau avait un goût clair.
Elle sentit le choc, le double choc de deux corps tombant dans l’eau. Elle fut désolée pour Luzta et Luzmil. Son amulette l’avait conduite sur un parcours sans retour. Elle porta la main à son cou. L’amulette était toujours là, lourde et pesante, l’entraînant toujours plus profond. Elle se laissa aller, tête la première… Autant en finir !
Un autre choc fit vibrer la masse de l’eau. Ils étaient maintenant au complet. La Sanmaya ne les enverrait pas au néant. Ils deviendraient comme les cailloux au fond des sources.
En douceur, elle se posa sur le fond. Nulle lumière, nul bruit, rien… ou plutôt si, un courant, un léger courant comme une caresse. Elle se laissa aller au bercement de l’eau.
Son esprit rechignait. Elle ne pouvait pas vivre sous l’eau. On le lui avait toujours dit. Seules les légendes parlaient des dieux qui vivaient dans les eaux claires.
Sa pensée fut comme un signe. Une vibration prit naissance, une présence pulsait. Une lueur clignotait. Chimla fut surprise. La lumière semblait venir d’elle. Instinctivement, ses mains allèrent à sa rencontre. Elle trouva son collier. L’amulette du Clan Bleu semblait prendre vie. Le sac qui la contenait laissait fuir par ses trous les rayons bleutés qui irradiaient. Son cœur se mit à l’unisson de la lumière. Les rayons prenaient de l’ampleur, ouvraient leur chemin dans les ténèbres environnantes. Chimla vit les corps de Luzmil et de Luzta descendre, à chaque pulsation lumineuse un peu plus bas. Elles furent rejointes par Salone. Chimla ne détecta aucun signe de vie chez eux. Elle en fut chagrinée. Elle en aurait pleuré sans cette sensation qu’elle sentait en elle à chaque fois que le bleu brillant de son amulette éclairait autour d’elle. Une douleur avait pris naissance dans sa poitrine, battant au rythme de la lumière. Chaque pulsation était déchirure… Plus que déchirure, chaque pulsation menaçait de lui faire exploser le cœur. Le feu lui brûlait le corps, consumant ses entrailles. La souffrance tordait son corps en une danse sauvage. Elle aurait voulu fermer les yeux pour que tout s’arrête sans y parvenir. Dans l’eau sombre, elle vit que sa peau irradiait à son tour de lumière bleue. Une arabesque douloureuse l’amena près de Luzta. Chimla vit qu’elle flottait à quelques distance du fond, ancrée par ses sacs. Elle la toucha. Chimla sursauta en voyant le spasme qui tordit Luzta. Pire, elle en ressentit la douleur. Elles voulurent hurler sans qu’aucun son ne sorte de leur bouche. Chimla vit le corps de Luzta s’éclairer de l’intérieur.
Ce fut au tour de Luzta de toucher Luzmil au cours de cette chorégraphie déchirante. Chimla et Luzta vécurent un nouvel écartèlement quand la lumière prit possession du corps inerte de Luzmil. Elles vécurent l’enfer par les battements. Chacune à son rythme pulsait la lumière. Si Chimla restait en bleu, Luzmil et Luzta exploraient l’arc-en-ciel. Les trois femmes virevoltaient dans l’eau claire comme secouées par une main géante. Salone fut le dernier à être touché. Sa déchirure vint s’ajouter aux autres, broyant les corps et les consciences.
Au loin dans un battement apaisant, un toc...toc...toc… vint se surimprimer sur le fond turbulent des pulsations des quatre protagonistes.
Le battement devint comme une onde au sein même de l’eau. Le bleu pulsatile gagna en éclat, chaque vibration en renforçant l’éclat. Les quatre corps, où n’existait plus qu’un soupçon de vie à travers la douleur, se mirent en mouvement. Ils oscillèrent au gré de l’onde. Lentement un mouvement se dégagea. L'asymétrie du battement les amena vers un fond en pente douce. Ils s’échouèrent sur la vase noire du fond. Les pulsations bleues étaient maintenant violentes et claires. Chacun d’eux brillaient maintenant comme un phare dans la nuit.
Malgré l’oscillation de l’eau, ils commencèrent à s’enfouir dans le fond. Le noir de la vase étouffant l’éclat qui les transperçait. Chimla eut un spasme. Tendue comme un arc, elle sembla lutter contre cet enfouissement. La succion devint plus forte. Ouvrant la bouche comme pour crier, un rayon bleu monta droit vers la surface.
Dans un lac, une lumière bleue perça la surface, éclairant les falaises qui entouraient l’eau et sur une petite plage un arbre mort sur lequel était accroché un corps inerte. Dans une cavité du tronc sec, l’homonculus vibrait, venant cogner le bois.
Tout au fond du lac, ce fut au tour de Salone de hurler sa couleur alors que la vase l’aspirait. Puis Luzmil et Luzta dans un même mouvement firent de même. Trois colonnes de lumière maintenant éclairaient le fond. Si de la bouche de Chimla sortait du bleu, Salone hurlait en rouge et les autres en jaune.
L’homonculus vibrait de plus en plus fort, de plus en plus vite. Comme un tambour, l’arbre sec amplifiait le son et les vibrations. Le son devint de plus en plus aigu. L’arbre sec dans un craquement sinistre s’ouvrit en deux laissant passer une lumière plus éblouissante que le soleil. Le noir qui descendait les falaises sembla lui faire obstacle un instant, un instant seulement avant de refluer.
Juste au cœur de la lumière une mince branche claire sortait sa première feuille. 

Épilogue

Chimla, la déesse bleue, regardait ses adorateurs lui offrir leurs offrandes. Elle vivait auprès du dieu blanc mais aussi dans toutes les sources et toutes les fontaines.
Elle n’avait pas le souvenir précis de ce qu’il s’était passé quand l’homonculus s’était réveillé dans l’arbre premier. Elle allait disparaître aspirée par la vase quand une lumière blanche avait inondé le lieu de son supplice. Une main de feu l’avait saisie, brûlant tout l’inutile. Elle avait vu d’autres flammes blanches prendre Salone, Luzmil et Luzta. Ils s’étaient retrouvés, flottant autour d’une mince branche devenant arbre de lumière. Le temps n’y existait plus. Le monde se redécouvrait au fur et à mesure que la lumière progressait. Les paroles furent inutiles tant la communion était parfaite. Chimla sut comment l’arbre premier avait été piégé par la perversion des hommes qui avaient utilisé la Sanmaya par amour du pouvoir. Elle vit les mages au cœur noir enfermer la lumière dans l’homonculus, desséchant l’arbre et voilant le soleil. 
Elle vit en un instant l’histoire du peuple qui lui avait donné le jour. Les mages ne pouvaient détruire la lumière. Nul ne peut dire l’ombre sans la lumière. Ils avaient alors enfermé l’homonculus dans une Idole et l’Idole dans des rites, ajoutant leur noire magie à chaque étape. Ils avaient alors soumis le monde qui en était devenu noir. Les générations avaient succédé aux générations. L’oubli avait fait son œuvre. Seule la source de la lumière savait. Enfermée dans l’homonculus, elle, qui était source et racine, avait agi petit à petit jusqu’à ce que naisse celui qui serait la main du destin. L’ombre en voulant l’ombre avait empli le cœur d’un vieux prêtre aigri. Sans le savoir, il était remonté aux racines de la Sanmaya, dont la puissance n’était que l’ombre de la puissance de la lumière. Karabval, dans son désir d’être, avait été le véhicule que la lumière s’était choisi pour retourner au lieu de l’arbre premier.
Les maîtres de la Sanmaya avaient compris trop tard. Ils pensaient l’ombre si noire qu’ils en avaient oublié qu’elle n’était que ce que la lumière n’éclairait pas. L’homonculus avait mis, dans l’amulette du clan bleu, un pouvoir de guérison et d’apaisement. C’est grâce à elle que Karabval avait tenu assez longtemps pour jouer son rôle et déposer l’homonculus dans l’arbre premier. C’est encore grâce à elle que Chimla et les autres étaient arrivés jusqu’au lac de l’arbre premier.
Les maîtres des forces noires avaient fait l’erreur de s’unir pour, croyaient-ils, sauver leur pouvoir. Seule la lumière est une. La Sanmaya ne savait manipuler que les forces de destruction et de mort. Quand ils avaient ouvert les vannes de sa puissance par leurs rituels, ils n’avaient fait qu’ouvrir les vannes du néant.
Chimla avait senti tout la puissance de l’arbre de lumière quand il l’avait accueillie. Elle avait contemplé tous les possibles qui étaient en lui. Elle avait contemplé la racine de la Vie. Délestée de tout son inutile, elle avait communié à cette puissance. Salone l’avait rejointe, bientôt suivi de Luzta te Luzmil.
Alors l’arbre premier leur avait donné mission de recréer le monde. Chimla avait choisi d’être celle qui irrigue et qui désaltère. Salone devint le dieu des foyers et des flammes. Luzmil devint celle qui éclaire le jour et Luzta celle qui éclaire la nuit pour que jamais l’ombre ne soit complète.

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