vendredi 21 juillet 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 18

Koubaye avait fait comme le grand-père lui avait dit. Il avait voyagé avec le minimum de précautions. Pendant la saison des hautes neiges, les seigneurs ne venaient jamais, et les traces ne duraient pas. En prenant le chemin le plus direct bien que le moins sûr, il avait réussi à faire ce qu'il devait faire. Il était rentré tard mais, au grand soulagement de la grand-mère, ils avaient pu fermer la porte avant que ne se lève l'étoile de Lex.
Pendant le repas, Koubaye dut raconter par le menu tout ce qu'il avait fait dans la grotte.
   - Demain, il faudra s'occuper des chevaux, et si la neige s'abstient de tomber, tu pourras aller voir les longues pattes dans la grotte.
La grand-mère grimaça sans faire de commentaire.
   - Je ne pourrais pas aller avec toi, j'ai encore trop mal pour faire le trajet. Il faudra que tu fasses bien attention au passage du col. Avec toute cette neige, le sentier sera mauvais…
Le grand-père resta un moment sans parler comme s'il réfléchissait. Puis il reprit :  
   - Tu ne pourras pas tout faire… même en te dépêchant. Tu feras en sorte qu'ils aient à manger et tu rentreras. Pour le nettoyage, nous irons plus tard.
Koubaye acquiesça sans rien dire. Il était déjà trop fatigué et pensait surtout à aller dormir. Le lendemain fut un jour de soleil. Les nuages avaient disparu. Il ne restait dans le ciel que quelques formations filamenteuses blanches. Quand il ouvrit la porte, la lumière entra à flot dans la maison. Derrière lui, le grand-père arriva en claudiquant, heureux de pouvoir s'appuyer sur  son solide bâton de marche. Sorayib donna ses dernières consignes. Koubaye les écouta avec attention, se récitant intérieurement la liste des choses à faire. Puis il partit. La luminosité de la neige était tellement forte qu'elle obligea Sorayib à aller se réfugier dans la maison.
Koubaye commença son travail dès qu'il fut aux enclos. Il trouvait les bêtes nerveuses. Il fit le tour des barrières sans rien voir d'anormal. Le temps restait beau. Seul le vent soufflait en continu, augmentant la sensation de froid. En milieu de matinée, il retourna à la maison se réchauffer. Il en profita pour parler de la nervosité des bêtes.
   - Le grand bélier aussi ?
   - Surtout lui, répondit Koubaye.
   - Alors c'est mauvais signe, enchaîna le grand-père. Les loups ne sont pas loin et il les sent…
Koubaye se remémora ce qu’il avait fait. Il était certain d'avoir bien remis les branches d’épineux et dans son esprit, les loups étaient bien loin. Il en fit part à son grand-père. Il sentit le regard de ses deux grands-parents sur lui. Il se défendit en expliquant qu'il ne voyait pas d'attaque de loup.
    - La meute est passée. Elle monte vers le nord. Elle se hâte d’y arriver. Les grands troupeaux de boeufs velus commencent à descendre.
Les deux grands-parents se regardèrent. Koubaye les étonnait toujours.
La grand-mère lui servit un grand bol de soupe fumante :
   - Tiens, réchauffe-toi ! Tu iras aux autres enclos après.
Koubaye avala sa soupe encore très chaude et se dépêcha de sortir. S'il voulait un peu de temps pour lui, il lui fallait se presser.
Quand la porte fut refermée, la grand-mère s'approcha de son mari.
   - Qu'en penses-tu?
Sorayib resta un moment en silence. Puis lentement il dit: 
 - La petite chez Burachka a peut-être raison. C'est un Sachant.
   - Mais ça n'existe plus ! On n'en a pas vu depuis….
La grand-mère laissa sa phrase en suspens. Son mari reprit :
   - Oui, ça fait tellement longtemps qu'on en a perdu la mémoire. Pourtant, savoir en reconnaître un est le fondement de l'enseignement du cinquième savoir.
La grand-mère dut en convenir. Quand le Dieu des dieux le décidait, naissait un Sachant. C'était un honneur et une bénédiction pour la famille. Ils allaient rentrer dans la caste très fermée des proches du pouvoir. Dès que le bruit se répandrait, Koubaye serait interrogé par les grands sages de ces familles. S'il était reconnu comme tel, alors toute la famille serait honorée. Si cela se révélait être faux, le châtiment était à la hauteur de l'injure faire au Dieu des dieux.
   - Rassure-toi, on n'est pas encore au conseil des sages.
Koubaye fit deux autres apparitions. Il eut droit à chaque fois à sa soupe brûlante. Il ne signala rien de particulier. Les bêtes se calmaient. Les loups, si loups il y avait, étaient bien loin. Demain il pourrait aller s'occuper des gros animaux dans leur grotte. Sa grand-mère ne l'entendait pas de cette oreille. Il y avait les loups, il y avait là la grotte et Sachant ou pas, elle avait peur pour lui. Elle se heurta au grand-père qui n'entendait pas perdre plus de bêtes. Se sentir inutile était terrible pour lui. Jamais il ne s'était retrouvé dans cette situation de ne pas pouvoir faire. Il bouillait intérieurement. Il essaya de rester le plus calme possible pour expliquer à sa femme que le choix n'existait pas. Koubaye devait y aller, un point c'est tout. La discussion fut orageuse. Le grand-père resta sourd à tous les arguments. Il fallait soigner les bêtes. Leur survie en dépendait.
À la nuit quand Koubaye rentra, le climat de la maison sentait l'orage. Comme il était relativement tôt, il osa demander la permission d'aller voir les enfants de Pramib.
   - T’as qu'à poser la question à ton grand-père… puisqu’ il décide de tout !
Koubaye fut très étonné par le ton agressif de sa grand-mère. Il se tourna vers son grand-père qui lui fit un signe de tête affirmatif. Il n'en demanda pas plus et s’éclipsa rapidement.
Chez Burachka, tout semblait plus calme. Il faisait froid comme toujours. Pourtant tout le monde rigolait. L'arrivée de Koubaye n'y changea rien. On lui donna un bol et quelqu'un y versa la soupe fumante. On lui passa le fromage et la conversation reprit. Résiskia racontait comment il avait échappé aux sbires d'un seigneur. Malgré sa diction particulière, il savait très bien raconter et faisait rire tout le monde. Bientôt Koubaye se mit à rire autant que les autres.
Dans la maison au-dessus, on en était loin. Sorayib et sa femme se disputaient. Il défendait l'avenir. Le froid tirait trop de bêtes pour en prendre plus et il ne pouvait s'en occuper. Elle défendait l'avenir de Koubaye. S'il restait dans les grottes, il serait perdu et l'avenir aussi. Aucun des deux ne voulait lâcher.
   - Je n'ai plus l'âge de me louer comme saisonnier, déclara Sorayib. Sans troupeau on ne survivra pas autrement…
   - Je préfère faire la servante que le perdre, lui rétorqua sa femme.
    - Si c'est un sachant…
   - On ne le sait pas et je ne veux pas que les bayagas le touchent.
   - Il restera dans la grotte avec les bêtes…
   - Non, non, non...
Quand Koubaye rentra bien avant l'étoile de Lex, son grand-père l'attendait. Il trouva par contre curieux de découvrir sa grand-mère déjà enfermée dans son alcôve. Sorayib lui fit signe de s'asseoir. Koubaye lui jeta un coup d'oeil interrogatif…
   - Il faut s'occuper des grandes bêtes de la grotte. Et je ne peux toujours pas marcher. Tu es assez grand pour y aller et en revenir dans la journée. Il te faudra plusieurs jours mais si le temps se maintient, tu auras vite fini…
   - Mais, Grand-père, si je dors sur place…
  - Non, l'interrompit Sorayib, tu dois être de retour chaque soir…
  - Mais, pourquoi? La grotte est grande et les bêtes la chauffent bien.
  - Tu n'auras pas toujours autant de chance que lors de ta première nuit. Par le toit effondré, les bayagas peuvent entrer… et il en est de terribles...
Koubaye se sentit frissonner. Son grand-père lui raconta les méfaits des bayagas. Grand était le nombre de ceux qui avaient été retrouvés morts, le visage horriblement déformé par un rictus de peur ou d'horreur. Plus grand encore celui de ceux dont la raison avait disparu dans la rencontre. Ceux qui détenaient les hauts savoirs avaient trouvé les rites qui protégeaient. Mais encore à ce jour, rares étaient ceux qui les maîtrisaient assez pour passer toute une nuit dehors. Quand Koubaye atteindrait ces niveaux, libre à lui de tenter l'expérience. En attendant, ils comptaient sur lui et surtout sa grand-mère pour bien se conduire et faire ce qu'il y avait à faire.

mardi 11 juillet 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 17

Les jours passaient inexorablement. La grand-mère avait un peu assoupli son contrôle en permettant à Koubaye de rencontrer les voisins. Ils étaient aussi occupés que lui. Burachka n’avait pas encore de maison. Ils campaient toujours dans la grange. Tchuba et  Résiskia avaient calfeutré du mieux qu’ils pouvaient les murs et le toit.
Cela ne suffisait pas à avoir chaud, même quand on était six dans la pièce. Chez Burachka la corvée de bois était vitale… et longue. Chaque jour, il fallait aller de plus en plus loin ramasser le bois mort. Cela occupait les trois hommes presque à temps plein. Chaque tempête les mettait en danger. Leurs réserves de bois étaient toujours trop justes. Quand Koubaye venait, Tchuba donnait aux enfants un temps de récréation. Séas qui se considérait toujours comme le chef de par son âge et son savoir, appréciait de plus en plus ces visites. Burachka leur laissait un coin de la pièce. Ils jouaient aux osselets ou aux jeux de mains. Séas, qui était mauvais perdant, se bagarrait souvent avec Koubaye. Il avait toujours le dessus. À force de manier la hache et la scie, il avait des muscles d’homme alors que Koubaye restait plus frêle. Riak intervenait aussi, essayant de calmer les garçons, ce qu’elle n’arrivait pas à faire. Alors elle rentrait dans la bagarre et faisait preuve d’une vivacité et d’une intelligence dans le pugilat qui mettaient les deux garçons au sol. Souvent Pramib ou Burachka intervenaient pour séparer tout le monde et si cela ne suffisait pas à les calmer, pour distribuer des corvées.
La saison des hautes neiges méritait bien son nom. Le froid restait mordant et les tempêtes redoutables.
Les troupeaux fondaient. Ceux qui étaient dans les parcs mouraient de froid et ceux qui étaient dans les grottes mouraient de faim. Sorayib faisait tout ce qu’il pouvait pour aller dans les grottes le plus souvent possible. Un soir, alors que le vent commençait à hurler, il s’arc-bouta pour fermer la barrière. Sa lutte fut victorieuse. Les branchages prirent leur place. Soulagé, il se retourna alors qu'une bourrasque arrivait. Son manteau, mal fermé, s’enfla, entraînant Sorayib. Il tomba lourdement sur le sol. Une explosion de douleurs lui traversa la cheville. Il hurla de surprise et de souffrance. Le vent le traîna d'autant plus facilement que le sol gelé était en pente. C'est en attrapant un arbuste qu’il arrêta la glissade. Accroché à deux mains au tronc, il reprit sa respiration. Sa cheville lui faisait mal. Il respira profondément plusieurs fois l'air glacial laissant les élancements se calmer. Il savait qu'il ne devait pas traîner trop longtemps dehors. S’aidant de l'arbre, il se remit debout. Avec beaucoup de précautions, il posa le pied par terre. Quand il appuya son poids dessus, il ressentit les pulsations douloureuses. Accroché, il regarda vers la maison. Il estima le temps dont il aurait besoin pour faire la centaine de pas qu'il devait faire. Il grimaça. Avec le vent et la pente, la tâche lui sembla rude. Sans lâcher son arbre, il fit un pas et sentit son pied glisser. Sorayib jura. Il reprit son équilibre grâce à sa prise sur le tronc. Il jura à nouveau. Il n'atteindrait jamais la maison et allait faire comme ses bêtes, mourir de froid. Déjà, malgré toutes les couches de vêtements qu'il avait sur lui, il sentait le froid. Il savait que cela ne durerait qu'un temps puis viendrait l'envie de se laisser aller et viendrait la fin.
Le vent l'empêcha d'entendre la porte de la maison s'ouvrir. Koubaye venait de sortir. Avant de quitter l'abri de l'auvent, il attacha la corde comme lui avait dit la grand-mère. Muni de deux courtes pioches, il commença sa lutte face au vent hurlant. Il avançait en plantant une pioche et en se hissant dessus puis en recommençant. Malgré le froid intense il avait très chaud. La nuit était tombée. Seul le hurlement du vent lui emplissait les oreilles. Sans le fanal que lui avait confié la grand-mère, il aurait été dans le noir.
Avec la neige et le vent, Sorayib ne remarqua la lumière qu'à vingt cinq pas de lui. Il s'était accroupi pour garder sa chaleur. Il s'interrogea. Était-ce Koubaye ou sa femme ? Il connaissait aussi ce qu'il fallait faire. Celui qui venait devait être attaché et ses pioches courtes fixées à ses mains. Il devait attendre. Le temps lui parut ralentir tellement la progression était lente. De son côté, Koubaye s’économisait. Aller jusqu'à l'enclos serait long et déjà il souffrait des bras. Il planta une nouvelle fois sa pioche courte et fut surpris de voir une main se poser sur la sienne. Sorayib hissa Koubaye à sa hauteur. Il le serra dans ses bras. Il tenta de lui hurler les explications sans parvenir à faire passer le message. Les bourrasques incessantes emportaient tout. Ils s’arrimèrent l'un à l'autre. Prenant une des deux pioches courtes, le grand-père et son petit-fils entamèrent la descente.
Le lendemain, Sorayib pouvait à peine poser le pied par terre. La grand-mère vint le soutenir. Ils mangèrent en silence, chacun enfermé dans ses réflexions. Quand la table fut débarrassée des reliefs du repas, Sorayib se tourna vers Koubaye :
   - Tu vas aller voir les moutons. Avec ce que j'ai fait hier, ça devrait aller. Vois si tout va bien et reviens.
   - Oui, grand-père. Et s'il y a des animaux morts… qu'est-ce que je fais ?
   - Si tu as la force, sors-les de l'enclos. Youlba s'est calmée, tu devrais pouvoir.
C'est ainsi que Koubaye se retrouva à s'occuper des bêtes. Si dans l'enclos des moutons dont il s'occupa le matin, il n'eut qu'à dégager la neige, dans l'enclos des longues pattes, il y avait un cheval mort. Koubaye était revenu chercher des instructions. Il dut harnacher une jument pour tirer l'autre bête hors de l'enclos. Quand il rentra, heureux d'avoir fait tout ce qu'on lui avait demandé, il remarqua la gêne entre ses deux grands-parents. La grand-mère avait des gestes vifs et des remarques désagréables. Le grand-père était mutique, le regard perdu dans le vague.
   - Assieds-toi et mange ! On verra le reste après.
Koubaye ne la fit pas répéter comme il pouvait le faire quand il voulait la taquiner.
Quand Sorayib eut fini sa soupe, il poussa son écuelle. Il jeta un coup d'oeil à sa femme. Elle lui répondit par un regard noir.
   - Demain tu iras à la combe Lawoden et à la grotte des moutons. Et tu feras du mieux que tu peux. Puis tu rentres me dire comment ça s'est passé.
  - Oui, Grand-père.
 - Le lendemain, si le temps le permet, on... enfin tu t’occuperas des longues pattes.
  - Mais Grand-père, je pourrais rester sur place… ça serait moins fatigant et j'aurais plus de temps.
La grand-mère ouvrit la bouche comme si elle voulait parler. Le grand-père la coupa en faisant un geste de la main.
   - Suffit ! On ne va pas redire ce qu'on a déjà dit. Koubaye va aller voir les moutons puis il reviendra avant la nuit…
Et se tournant vers son petit-fils, il ajouta d'un ton sans appel :
    - ...et tu seras rentré avant la nuit.

dimanche 2 juillet 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 16

Les jours suivants, les tempêtes succédèrent aux tempêtes.
   - Youlba est en colère, déclara la grand-mère.
   - Ne dis pas cela, répliqua le grand-père. Nous ne sommes pas en guerre.
   - Nous ne sommes pas en paix non plus.
   - C’est depuis l’arrivée de la fille aux cheveux blancs, intervint Koubaye.
Les grands-parents le regardèrent, surpris.
   - Pourquoi dis-tu cela, l’interrogea la grand-mère.
Koubaye baissa les yeux :
   - J’ai toujours entendu dire cela…
   - Et tu l’as entendu chez nous ?
   - Non, grand-mère, mais tous les autres le disent.
   - Et bien les autres sont des disciples des seigneurs… Sache que la vérité est bien différente. Ce bruit a été répandu par les seigneurs pour combattre la vérité.
En disant cela, elle regardait le grand-père qui lui fit un petit signe de tête d'acquiescement.
   - Ce que tu dis, Koubaye, n’est pas digne d’un deuxième savoir. Alors je vais te dire ce qui est vrai.
Koubaye n’en crut pas ses oreilles. Il allait recevoir l’enseignement et monter d’un échelon sur l’échelle des secrets. Séas n’aurait qu’à bien se tenir...
La grand-mère continua son travail tout en parlant. Elle commença par un long discours sur les devoirs de celui qui sait et qui doit se taire. Koubaye trouva toutes ces circonvolutions lassantes. Il voulait savoir, pas être assommé de recommandations. L’après-midi avançait. Le grand-père dit :
   - Je vais voir les bêtes.
Koubaye eut le désir de partir avec lui, tellement le ron-ron des paroles de sa grand-mère lui donnait sommeil. Il n’osa pas le suivre craignant de la fâcher. Pourtant l’air froid l’aurait réveillé. Il suivit des yeux le grand-père qui sortait. Il le vit pousser la tenture et ouvrir la porte. Le vent et la neige en profitèrent immédiatement pour envahir la pièce sans pour autant entamer la chaleur que le poêle répandait avec générosité. La voix de la grand-mère devenait de plus en plus lointaine. Koubaye se sentait flotter. Il était comme une barque sur l’océan des mots, allant et venant au gré de leurs vagues. Bientôt il fut au pied du château. Un cheval venait droit sur lui. Il n’eut que le temps de se pousser. Il reconnut l’animal. C’était le cheval du roi. Il n’existait pas d’autre animal aussi blanc. Mais le roi était à la guerre ! Sa pensée n’était pas terminée qu’il se retrouva sur le champ de bataille, les oreilles emplies de cris et de fracas. La tempête soufflait. Il leva les yeux au ciel et entre-aperçut, planant au-dessus de la mêlée comme une géante, la silhouette de Youlba la jalouse. Elle allait punir le père d’avoir une fille trop belle. Cette simple idée le ramena au pied du château. Des serviteurs arrivaient en courant, hurlant de revenir à celle qui s’enfuyait. Koubaye comprit alors que la princesse avait pris le cheval de son père. Il vit arriver les cavaliers chargés de la poursuivre. Sans rien demander, il se trouva pris en croupe. Les muscles puissants de la bête qu’il chevauchait avaient beau jouer l’accord du galop parfait, le cheval blanc prenait de l’avance. Dans sa tête, il se mit à encourager la monture : “Plus vite ! Plus vite ! Plus vite !...” Ce fut comme un martèlement dans son cerveau. Il fut cheval dont la cavalière fuyait son destin. Ses muscles jouaient sous sa peau. La vitesse lui grisait le cerveau. Il avait les poumons en feu mais le désir de celle qui le montait était tellement fort que rien ne pourrait l’arrêter de courir. Le temps disparut, l’espace sembla se dissoudre dans un brouillard blanc. Il n’y eut qu’un mot : “ Viens !” La voix qui venait de le prononcer était puissance pure. La cavalière démonta et, prenant le cheval par les rennes, s’en alla dans la lumière, étoile au milieu des étoiles. Alors Koubaye vit la princesse, toute de blanc vêtue. Ses cheveux étaient clairs comme la neige.
La voix de sa grand-mère devint plus claire. Koubaye eut l'impression de se réveiller. Déjà la lumière baissait. Il savait par-delà les mots. Plus jamais il ne traiterait les cheveux blancs de sorcières. Il venait de comprendre que l'emprise des seigneurs allait bien plus loin que la force brute. Ils avaient tenté de changer les croyances de son peuple. Sa haine envers eux augmenta. Il se mit à rêver d'un savoir où il puiserait pour les chasser.
Une brusque bourrasque de neige et de froid l'interrompit dans son soliloque intérieur. La porte livra le passage à une sorte de bonhomme de neige. Koubaye reconnut sans peine son grand-père qui secoua son manteau lourd de neige.
   - N’en mets pas partout, lui dit la grand-mère !
Elle se tourna vers Koubaye :
   - Prépare la table, qu'on puisse manger.
Le grand-père qui poussait la neige dans la fosse à côté de la porte, prit la parole :
   - Le temps s'améliore. Demain, nous sortirons les bêtes mortes.
   - Il y en a beaucoup ?
   - Déjà trop! Quand s'en viennent les hautes neiges, s'en vient le malheur !
Koubaye connaissait le proverbe. C'était la première fois qu'il le vivait.

La neige laissa la place au vent. Il soufflait en permanence, gelant bêtes et gens. Chaque matin, il fallait sortir les bêtes mortes de l’enclos. Koubaye était effrayé de voir fondre le troupeau. Son grand-père était plus fataliste. C’était le troisième hiver de hautes neiges qu’il vivait. Il raconta à Koubaye comment il avait failli mourir lui-aussi la première fois.
“Une fois, son père lui avait donné l’ordre d’aller dans les grottes s’occuper des moutons. Il avait dû lutter contre le vent toute la matinée pour atteindre la vallée. Malgré les nombreuses épaisseurs de ses vêtements et la marche, il avait eu froid, très froid. En arrivant à la grotte aux moutons, il découvrit plusieurs cadavres dans les rochers qui y menaient. Il avait couru jusqu’au passage pour découvrir que la porte de branches d’épineux était entrebâillée. C’est alors qu’il avait commis l’erreur. Il n’avait pas fait de feu, pour partir plus vite à la recherche des brebis égarées. Alors qu'il suivait les traces dans la neige, il avait commencé à trembler. Cela n'avait pas duré. Bientôt, il ne sentit plus rien au niveau de son visage. Dans son esprit, il n'y avait plus qu'une pensée, trouver les moutons. Alors que des flocons recommençaient à tomber, il s'appuya sur un arbre pour se reposer. L'esprit vide, il ferma les yeux un instant.
C'est la douleur qui le réveilla. Ses mains, ses pieds mais aussi son nez et ses oreilles lui faisaient mal. C'est comme si un millier de guêpes l'avaient criblé de leurs dards. En ouvrant les yeux, Sorayib avait découvert qu'il était allongé. Un feu de braises entretenait une chaleur lourde. Sorayib avait du mal à remuer bras et jambes. Il tomba dans une succession d'éveils et d’endormissements douloureux. À chacun de ses réveils, le feu brûlait toujours. Quand il put s'asseoir, il resta le dos posé contre la paroi. Il détailla l'endroit. Il était dans une pièce troglodyte dont une des parois était recouverte d'une couverture. La faim lui tenaillait le ventre.  Autour de lui, il y avait du bois, de la paille mais rien de comestible. Il voulut se lever. À peine dressé, il eut un vertige. Il retomba lourdement. Il vit la tenture se soulever. Sorayib fut heureux de voir son père se glisser dans la pièce.
   - Ah ! Tu es réveillé…
Il lui glissa un bol dans les mains. Soulevant un pot que Sorayib n'avait pas vu, il lui servit un brouet épais et fumant. Une fois rassasié, il demanda :
   - Qu’est-ce qui s'est passé?
   - Tu as oublié les règles… mais les règles ne t'ont pas oublié…
Son père lui avait donné un autre bol. Pendant que son fils mangeait, il reprit la parole :
   - Quand viennent les hautes neiges et que le froid casse les pierres, il faut toujours penser à se réchauffer. Tu as eu de la chance… J'allais vers la grotte aux longues pattes…”
   - Tu vois, Koubaye, si mon père, n'avait pas décidé d'aller s'occuper des longues pattes, tu ne serais pas là… je serais mort, ce jour-là et je n'aurais jamais rencontré ta grand-mère.
Koubaye et son grand-père laissant les carcasses des animaux morts, rejoignirent la maison. Dans la douce chaleur, dans la bassine sur le feu, mijotait une soupe. La grand-mère avait préparé deux grands bols et mis des galettes sur la table.
   - Je vous attendais, dit la grand-mère.
Le grand-père eut un sourire et regarda Koubaye :
   - Si on n'était pas rentrés… elle serait venue nous chercher.
   - Elle n'oublie pas les règles !
   - Non, jamais, elle n'oublie jamais les règles...
Le temps des hautes neiges s’étirait. Koubaye était toujours occupé. Ses grands-parents trouvaient mille et une choses à lui faire faire. Il rêvait régulièrement de la caverne effondrée. Il en avait parlé une fois à sa grand-mère qui avait été désagréable. Elle lui avait exceptionnellement fait des reproches. Il l’avait regardé un instant sans comprendre et avait filé sans demander son reste pour aller faire ses corvées. Ce jour-là, elles avaient été longues et pénibles. Il était parti se coucher épuisé et s’était endormi comme une masse. En plein milieu de la nuit, il s’était réveillé. De nouveau, il avait rêvé de la caverne. Il s’y était endormi et les bayagas étaient venus. C’est au moment où l’un d’eux ouvrait une gueule énorme et pleine de dents qu’il s’était réveillé en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Dans la nuit, il resta un moment à reprendre souffle avant de s’apercevoir qu’on parlait non loin de lui. C’était la voix de ses grands-parents. Il pensa qu’il n’avait pas dormi longtemps puisqu’ils n’étaient pas encore couchés. Le grand-père demandait à sa femme d’alléger le travail de Koubaye. Il le trouvait épuisé.
   - Je ne veux pas qu’il retourne à la caverne! Une fois c’est déjà trop. Tu as vu, il a grandi et je suis sûre que son esprit aussi.
   - Tu ne peux aller contre Rma. Il entremêle les fils du temps comme il le veut...
Koubaye n’écouta pas la suite. Il pensa que la caverne l’appelait par ses rêves récurrents. Il fallait qu’il trouve le moyen d’y aller, malgré tout.