dimanche 2 juillet 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 16

Les jours suivants, les tempêtes succédèrent aux tempêtes.
   - Youlba est en colère, déclara la grand-mère.
   - Ne dis pas cela, répliqua le grand-père. Nous ne sommes pas en guerre.
   - Nous ne sommes pas en paix non plus.
   - C’est depuis l’arrivée de la fille aux cheveux blancs, intervint Koubaye.
Les grands-parents le regardèrent, surpris.
   - Pourquoi dis-tu cela, l’interrogea la grand-mère.
Koubaye baissa les yeux :
   - J’ai toujours entendu dire cela…
   - Et tu l’as entendu chez nous ?
   - Non, grand-mère, mais tous les autres le disent.
   - Et bien les autres sont des disciples des seigneurs… Sache que la vérité est bien différente. Ce bruit a été répandu par les seigneurs pour combattre la vérité.
En disant cela, elle regardait le grand-père qui lui fit un petit signe de tête d'acquiescement.
   - Ce que tu dis, Koubaye, n’est pas digne d’un deuxième savoir. Alors je vais te dire ce qui est vrai.
Koubaye n’en crut pas ses oreilles. Il allait recevoir l’enseignement et monter d’un échelon sur l’échelle des secrets. Séas n’aurait qu’à bien se tenir...
La grand-mère continua son travail tout en parlant. Elle commença par un long discours sur les devoirs de celui qui sait et qui doit se taire. Koubaye trouva toutes ces circonvolutions lassantes. Il voulait savoir, pas être assommé de recommandations. L’après-midi avançait. Le grand-père dit :
   - Je vais voir les bêtes.
Koubaye eut le désir de partir avec lui, tellement le ron-ron des paroles de sa grand-mère lui donnait sommeil. Il n’osa pas le suivre craignant de la fâcher. Pourtant l’air froid l’aurait réveillé. Il suivit des yeux le grand-père qui sortait. Il le vit pousser la tenture et ouvrir la porte. Le vent et la neige en profitèrent immédiatement pour envahir la pièce sans pour autant entamer la chaleur que le poêle répandait avec générosité. La voix de la grand-mère devenait de plus en plus lointaine. Koubaye se sentait flotter. Il était comme une barque sur l’océan des mots, allant et venant au gré de leurs vagues. Bientôt il fut au pied du château. Un cheval venait droit sur lui. Il n’eut que le temps de se pousser. Il reconnut l’animal. C’était le cheval du roi. Il n’existait pas d’autre animal aussi blanc. Mais le roi était à la guerre ! Sa pensée n’était pas terminée qu’il se retrouva sur le champ de bataille, les oreilles emplies de cris et de fracas. La tempête soufflait. Il leva les yeux au ciel et entre-aperçut, planant au-dessus de la mêlée comme une géante, la silhouette de Youlba la jalouse. Elle allait punir le père d’avoir une fille trop belle. Cette simple idée le ramena au pied du château. Des serviteurs arrivaient en courant, hurlant de revenir à celle qui s’enfuyait. Koubaye comprit alors que la princesse avait pris le cheval de son père. Il vit arriver les cavaliers chargés de la poursuivre. Sans rien demander, il se trouva pris en croupe. Les muscles puissants de la bête qu’il chevauchait avaient beau jouer l’accord du galop parfait, le cheval blanc prenait de l’avance. Dans sa tête, il se mit à encourager la monture : “Plus vite ! Plus vite ! Plus vite !...” Ce fut comme un martèlement dans son cerveau. Il fut cheval dont la cavalière fuyait son destin. Ses muscles jouaient sous sa peau. La vitesse lui grisait le cerveau. Il avait les poumons en feu mais le désir de celle qui le montait était tellement fort que rien ne pourrait l’arrêter de courir. Le temps disparut, l’espace sembla se dissoudre dans un brouillard blanc. Il n’y eut qu’un mot : “ Viens !” La voix qui venait de le prononcer était puissance pure. La cavalière démonta et, prenant le cheval par les rennes, s’en alla dans la lumière, étoile au milieu des étoiles. Alors Koubaye vit la princesse, toute de blanc vêtue. Ses cheveux étaient clairs comme la neige.
La voix de sa grand-mère devint plus claire. Koubaye eut l'impression de se réveiller. Déjà la lumière baissait. Il savait par-delà les mots. Plus jamais il ne traiterait les cheveux blancs de sorcières. Il venait de comprendre que l'emprise des seigneurs allait bien plus loin que la force brute. Ils avaient tenté de changer les croyances de son peuple. Sa haine envers eux augmenta. Il se mit à rêver d'un savoir où il puiserait pour les chasser.
Une brusque bourrasque de neige et de froid l'interrompit dans son soliloque intérieur. La porte livra le passage à une sorte de bonhomme de neige. Koubaye reconnut sans peine son grand-père qui secoua son manteau lourd de neige.
   - N’en mets pas partout, lui dit la grand-mère !
Elle se tourna vers Koubaye :
   - Prépare la table, qu'on puisse manger.
Le grand-père qui poussait la neige dans la fosse à côté de la porte, prit la parole :
   - Le temps s'améliore. Demain, nous sortirons les bêtes mortes.
   - Il y en a beaucoup ?
   - Déjà trop! Quand s'en viennent les hautes neiges, s'en vient le malheur !
Koubaye connaissait le proverbe. C'était la première fois qu'il le vivait.

La neige laissa la place au vent. Il soufflait en permanence, gelant bêtes et gens. Chaque matin, il fallait sortir les bêtes mortes de l’enclos. Koubaye était effrayé de voir fondre le troupeau. Son grand-père était plus fataliste. C’était le troisième hiver de hautes neiges qu’il vivait. Il raconta à Koubaye comment il avait failli mourir lui-aussi la première fois.
“Une fois, son père lui avait donné l’ordre d’aller dans les grottes s’occuper des moutons. Il avait dû lutter contre le vent toute la matinée pour atteindre la vallée. Malgré les nombreuses épaisseurs de ses vêtements et la marche, il avait eu froid, très froid. En arrivant à la grotte aux moutons, il découvrit plusieurs cadavres dans les rochers qui y menaient. Il avait couru jusqu’au passage pour découvrir que la porte de branches d’épineux était entrebâillée. C’est alors qu’il avait commis l’erreur. Il n’avait pas fait de feu, pour partir plus vite à la recherche des brebis égarées. Alors qu'il suivait les traces dans la neige, il avait commencé à trembler. Cela n'avait pas duré. Bientôt, il ne sentit plus rien au niveau de son visage. Dans son esprit, il n'y avait plus qu'une pensée, trouver les moutons. Alors que des flocons recommençaient à tomber, il s'appuya sur un arbre pour se reposer. L'esprit vide, il ferma les yeux un instant.
C'est la douleur qui le réveilla. Ses mains, ses pieds mais aussi son nez et ses oreilles lui faisaient mal. C'est comme si un millier de guêpes l'avaient criblé de leurs dards. En ouvrant les yeux, Sorayib avait découvert qu'il était allongé. Un feu de braises entretenait une chaleur lourde. Sorayib avait du mal à remuer bras et jambes. Il tomba dans une succession d'éveils et d’endormissements douloureux. À chacun de ses réveils, le feu brûlait toujours. Quand il put s'asseoir, il resta le dos posé contre la paroi. Il détailla l'endroit. Il était dans une pièce troglodyte dont une des parois était recouverte d'une couverture. La faim lui tenaillait le ventre.  Autour de lui, il y avait du bois, de la paille mais rien de comestible. Il voulut se lever. À peine dressé, il eut un vertige. Il retomba lourdement. Il vit la tenture se soulever. Sorayib fut heureux de voir son père se glisser dans la pièce.
   - Ah ! Tu es réveillé…
Il lui glissa un bol dans les mains. Soulevant un pot que Sorayib n'avait pas vu, il lui servit un brouet épais et fumant. Une fois rassasié, il demanda :
   - Qu’est-ce qui s'est passé?
   - Tu as oublié les règles… mais les règles ne t'ont pas oublié…
Son père lui avait donné un autre bol. Pendant que son fils mangeait, il reprit la parole :
   - Quand viennent les hautes neiges et que le froid casse les pierres, il faut toujours penser à se réchauffer. Tu as eu de la chance… J'allais vers la grotte aux longues pattes…”
   - Tu vois, Koubaye, si mon père, n'avait pas décidé d'aller s'occuper des longues pattes, tu ne serais pas là… je serais mort, ce jour-là et je n'aurais jamais rencontré ta grand-mère.
Koubaye et son grand-père laissant les carcasses des animaux morts, rejoignirent la maison. Dans la douce chaleur, dans la bassine sur le feu, mijotait une soupe. La grand-mère avait préparé deux grands bols et mis des galettes sur la table.
   - Je vous attendais, dit la grand-mère.
Le grand-père eut un sourire et regarda Koubaye :
   - Si on n'était pas rentrés… elle serait venue nous chercher.
   - Elle n'oublie pas les règles !
   - Non, jamais, elle n'oublie jamais les règles...
Le temps des hautes neiges s’étirait. Koubaye était toujours occupé. Ses grands-parents trouvaient mille et une choses à lui faire faire. Il rêvait régulièrement de la caverne effondrée. Il en avait parlé une fois à sa grand-mère qui avait été désagréable. Elle lui avait exceptionnellement fait des reproches. Il l’avait regardé un instant sans comprendre et avait filé sans demander son reste pour aller faire ses corvées. Ce jour-là, elles avaient été longues et pénibles. Il était parti se coucher épuisé et s’était endormi comme une masse. En plein milieu de la nuit, il s’était réveillé. De nouveau, il avait rêvé de la caverne. Il s’y était endormi et les bayagas étaient venus. C’est au moment où l’un d’eux ouvrait une gueule énorme et pleine de dents qu’il s’était réveillé en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Dans la nuit, il resta un moment à reprendre souffle avant de s’apercevoir qu’on parlait non loin de lui. C’était la voix de ses grands-parents. Il pensa qu’il n’avait pas dormi longtemps puisqu’ils n’étaient pas encore couchés. Le grand-père demandait à sa femme d’alléger le travail de Koubaye. Il le trouvait épuisé.
   - Je ne veux pas qu’il retourne à la caverne! Une fois c’est déjà trop. Tu as vu, il a grandi et je suis sûre que son esprit aussi.
   - Tu ne peux aller contre Rma. Il entremêle les fils du temps comme il le veut...
Koubaye n’écouta pas la suite. Il pensa que la caverne l’appelait par ses rêves récurrents. Il fallait qu’il trouve le moyen d’y aller, malgré tout.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire