mardi 24 janvier 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 4

La saison du soleil touchait à sa fin. Celle des petites pluies commençait. Les grands-parents étaient contents. L'année était bonne. Les récoltes suffisantes et le fourrage engrangé. Koubaye avait participé à la mesure de ses forces. Il avait aidé à rentrer le foin pour les bêtes, une partie dans la grotte, une partie dans la grange. Il ne posait pas de questions. Il avait toujours vu qu'on faisait comme cela. C'est comme pour les bêtes, elles n'étaient jamais toutes au même endroit. Il avait entendu des bribes d'histoires de gens pas si loin que cela qui n'avaient pas fait comme il fallait. Quand le seigneur du lieu où ses sbires venaient, ils prenaient tout. Koubaye avait appris à se méfier de la race des seigneurs. Ils n'étaient pas de leur peuple. C'est le roi Vergent qui les avait fait venir et avec eux le malheur. Tout était bon pour opprimer les gens. Ils avaient édicté des lois et des règlements tous plus durs les uns que les autres. Koubaye et ses grands-parents habitaient loin de la demeure du seigneur. Il fallait cinq jours de voyage pour atteindre la ville, la ville où sa mère travaillait. Il y pensait souvent. Cela faisait bien longtemps qu'il ne l'avait pas vue. Sa grand-mère lui avait dit qu'elle était au service d'une famille seigneuriale. Ses qualités de couturière et sa bonne figure avaient séduit la nièce du seigneur. Cela faisait deux ans qu'elle n'avait pu rentrer. Mais peut-être, l'année prochaine, pourrait-elle venir à la Fête. Koubaye voulait y croire. Le seigneur venait à chacune des Fêtes. Il ne se risquait pas dans la plaine mais prenait ses quartiers avec ses troupes dans la citadelle du baron Virme. Il venait surveiller. Le roi des seigneurs aurait très mal vu que la Fête soit autre chose qu'une fête. Si Virme méprisait le peuple, il n’était pas aussi cruel que les autres seigneurs. Il avait pour lui l'avantage, aux yeux du peuple, de la paresse et des abus d'alcool. Si les impôts qu'il levait étaient lourds, il ne se livrait pas au pillage, préférant la joie de la chasse et des banquets. Koubaye savait que jamais il ne fallait faire confiance à quelqu'un de la race des seigneurs, trop de malheurs en découlaient. Comme jamais il ne fallait se faire prendre dans les rouages de la justice de Virme ou d'un autre. Tout le monde connaissait Résiskia qui avait été accusée d'avoir manqué de respect au seigneur et qui avait eu la langue coupée ainsi que le vieux Gnirad qui, avec ses deux mains coupées, ne survivait que grâce à la charité. Les seules punitions dont il avait entendu parler faisaient appel au fouet, au fer rouge et à la hache. Koubaye était content que ses grands-parents habitent près de la barre rocheuse et loin de la citadelle de Virme. Le baron venait rarement dans cette partie de son territoire. Trop escarpé, le terrain n'était pas favorable à la chasse à cheval. Koubaye connaissait bien sa petite région, nettement mieux que les sbires du baron. Quand ses corvées habituelles lui laissaient du temps ou quand il gardait les bêtes, il explorait les environs. C'est ainsi qu'en cette saison des petites pluies, il avait découvert différentes tanières et des sources. Il aimait bien cette vie et se sentait fier d'habiter près du rocher du roi Riou. La ferme de ses grands-parents était la dernière de cette petite vallée. Située assez haut sur le versant de la colline du rocher, elle bénéficiait d'un bon ensoleillement et était protégée du vent du Nord par la colline elle-même. La partie visible était composée d'un corps de bâtiment en pierres sèches recouvert d'un toit de terre. Elle était assez sombre malgré les rares ouvertures tournées vers le sud. Elle se composait de trois pièces. Son grand-père disait avec fierté qu'elle était déjà là du temps du roi Riou. Au fond de la pièce principale s'ouvrait la resserre. Elle avait été creusée dans la colline elle-même. Les occupants successifs l'avaient agrandie et une entrée secrète donnait accès à la partie cachée de la demeure. Aussi grande que la partie visible, il y avait là ce qui était précieux et les vivres pour survivre même après un pillage ou un incendie. Koubaye savait qu'il existait d'autres caches mais il ne les connaissait pas. Seuls ses grands-parents en savaient tous les secrets. On venait parfois de loin pour demander conseil au vieil homme sur la meilleure manière de faire une cache ou un abri discret pour le bétail.
Il arrivait même à Koubaye d'aider les voisins. C'est ainsi que parfois il conduisait les bêtes de Burachka sa voisine au pied de la barre rocheuse où trônait le roi Riou. Il aimait grimper dessus malgré les difficultés. La première fois qu'il y était parvenu, il en avait découvert la taille. Haut comme plusieurs hommes, c'était la statue d'un géant. Son imagination s'enflammait. Suivant les jours il était un des valeureux guerriers du roi, ou le roi lui-même revenant délivrer son peuple de la race des seigneurs.
C'est ainsi qu'il passa sa première saison des petites pluies de jeune sachant.

mercredi 11 janvier 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 3

Koubaye avait demandé, quelques jours plus tard à sa grand-mère ce qu'était devenue la princesse.
   - Nul ne le sait, mon enfant, nul ne le sait. Seule la légende raconte qu'elle a galopé jusqu'au bout du monde et que là, face au mur des étoiles, elle a invoqué le roi des dieux qui s'est ému. Alors le roi des dieux a changé son blanc destrier en constellation et il a fait d'elle la plus belle des étoiles.
   - Et c'est laquelle ?
   - Te souviens-tu de la Fête ?
   - La grande Fête dans la plaine ?
   - Oui, la grande Fête où tout le peuple se réunit dans la plaine pendant trois jours.
   - Oh oui !
Les yeux de koubaye brillèrent à l'évocation de toutes les bonnes choses qu'il avait mangées, de tous les jeux auxquels il avait joué et surtout du laxisme des adultes à son égard et à l'égard des enfants qu'ils avaient laissés libres de corvées et de règles. Il avait mangé, dormi, joué où il voulait comme il voulait, regrettant au bout de trois jours que son quotidien ne soit pas comme cela. Le point culminant de la Fête était le matin et la nuit du deuxième jour. Comme mus par un signal, tous les hommes présents s'étaient tournés vers l'endroit où se lève le soleil. Ils avaient levé qui son verre, qui sa coupe, qui sa chope ou son pichet. Le silence s'était fait. Comme une marée, il avait gagné toute la plaine. Les enfants eux-mêmes s'étaient arrêtés, interloqués par cette brutale absence de bruit humain. Seuls les animaux continuèrent par leurs cris à peupler le lieu. Aujourd'hui, Koubaye comprenait. Tous les hommes avaient salué le rocher du roi Riou au moment même où le soleil couchant l'illuminait.
L'autre moment fort qui avait aussi interrompu ses jeux était survenu plus tard. Alors que la nuit était complète, tous les femmes d'une même voix, avaient hurlé : “ Elle est revenue!”
Alors la Fête avait perdu toutes mesures. Les boissons fortes avaient coulé à flot. Il avait vu maints couples s'éloigner dans la pénombre. Il en avait conclu que la Fête était aussi la saison des amours dans son peuple.
   - Te rappelles-tu le cri des femmes ?
   - Ah oui ! Je jouais à me cacher…
   - Et bien, ce cri salue le retour de la Constellation Blanche dont les étoiles sont si brillantes qu’on peut les voir tout le temps de la saison du soleil même quand la lune brille de tout son éclat.
   - Et c'est elle la princesse ?
   - Oui, Koubaye. C'est ainsi qu'elle continue de vivre sans que Youlba ne puisse l'atteindre. C'est elle qui guidera le roi Riou quand il se lèvera du rocher. Mais assez parlé, il se fait tard. Il me faut de l'eau et du bois.
Koubaye se dépêcha de sortir pour aller chercher ce qu'on lui avait demandé. Il avait encore beaucoup de questions. Il savait déjà s'il était préférable de ne pas trop importuner les adultes.

mardi 3 janvier 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 2

   - Il y a bien longtemps…
L'enfant fut ravi. Il adorait les histoires que lui racontait son grand-père. Ils avançaient tranquillement tout en faisant leur travail, c'est-à-dire ramasser du bois pour le feu. Malgré son jeune âge, Koubaye savait ce qu'il avait à faire. Si son grand-père faisait un fagot de belles branches tombées, lui faisait la même chose avec du petit bois. Ils étaient sur les terres du seigneur Vrenne. S'ils se faisaient prendre à couper un arbre même petit, le châtiment était terrible. Koubaye avait bien compris cela… quelle que soit la faute, le châtiment était toujours terrible.
   -  Il y a bien longtemps, sur ces terres, vivait un roi puissant. Il était bon et juste. Ses sujets l’aimaient. C'était le temps de la paix. Les grandes pluies venaient en leur temps et les récoltes étaient abondantes. À la saison des neiges, on avait assez pour les hommes et pour les bêtes. Malheureusement, ce roi n'avait qu'une fille. Elle était belle et sensible. Il avait bien essayé de lui apprendre le métier des armes mais elle était de constitution trop fragile. On voyait régulièrement son front se plisser de souci. Qui pourrait lui succéder ? Ses puissants voisins rêvaient de marier un des leurs avec la belle princesse. Mais le bon roi Riou ne pouvait se résoudre à marier sa fille à l'un de ces prétendants, tout en muscles et au crâne vide. Il savait que cela reviendrait à perdre son indépendance. D’années en années, ils se firent plus pressants. Le pire fut le roi Vergent qui, à la fin de la saison des neiges, lui envoya un ultimatum. Soit le roi Riou acceptait l'alliance de sa fille avec son meilleur général, soit ce serait la guerre. Ce fut le début de la période sombre.
Le roi devint d'humeur triste lui qui avait toujours été gai. La princesse pleurait tous les jours. Les prêtres firent un rite divinatoire. Les oracles eux-mêmes, se révélèrent néfastes. La guerre bouchait l'horizon. Si le roi donnait sa fille en mariage, Vergent serait content mais son autre voisin, le bouillant Tonne, dit le massacreur, refuserait la situation. Un Vergent  trop puissant à sa porte le mettrait sur le chemin du combat…
Mais chut ! Cachons-nous, voilà quelqu'un!
Ils posèrent leurs fardeaux à moitié dans un buisson et se cachèrent derrière.
Bientôt la cavalcade se rapprocha. De leur cachette, ils virent passer cinq cavaliers au grand galop.
   - Alors, Virme, tu vieillis… Tu perds la chasse…
   - Vas-te….
Le reste des paroles se perdit dans le lointain. Le vieil homme et l'enfant sortirent du buisson. Le garçon avait les yeux brillants d'excitation d'avoir vu les cavaliers.
   - Moi, quand je serai grand j'aurai aussi des beaux habits et un beau cheval…
   - Ne rêve pas, Koubaye, c'est pas pour nous!
Le ton presque colérique de son grand-père lui fit peur. Koubaye préféra changer de sujet.
   - Et mon histoire ?
Le grand-père lui sourit et reprit :
   - Cette année-là la saison des grandes pluies fut trop longue. Les récoltes attrapèrent la maladie. La catastrophe était sur le royaume. Le bon roi Riou avait convoqué l'armée, pendant que les prêtres cherchaient le coupable. Seul un dieu avait de tels pouvoirs, déclarèrent-ils. Ils sacrifièrent même des chevaux blancs du haras personnel du roi, mais la réponse ne vint pas. Le roi partit aux premiers jours de ce qui devait être la saison du soleil. Ce fut un triste spectacle que de voir partir tous ces braves sous la pluie et le vent. Quand les inondations survinrent, les prêtres, après d'autres sacrifices, annoncèrent que la déesse Youlba était jalouse de la beauté de la princesse. Elle l’avait vue venir prier au pied de l'arbre sacré et avait trouvé insupportable qu'une simple mortelle atteigne un tel degré de beauté. En apprenant cela, la princesse avait quitté le château en déclarant qu'il était préférable qu'elle meure et que son peuple vive. Elle avait fui, simplement vêtue de sa belle robe blanche, et chevauchant le meilleur cheval de son père. C'était un bel étalon blanc, le plus rapide et le plus puissant de tout le royaume. Si bien que les soldats et les serviteurs qui se sont lancés à sa recherche ne l'ont jamais retrouvée.
Le roi Riou avait déjà rangé son armée en poste de bataille quand il apprit la nouvelle. Il en eut le coeur déchiré. En face, Vergent était à la tête de ses troupes. De chaque côté de la plaine, les deux armées se défièrent. Les deux rois s'avancèrent sous un ciel bas et noir. Ils n'avaient pas fait la moitié du chemin que Youlba elle-même lança la charge. Ses éclairs arrivèrent du Nord illuminant le paysage d'une couleur blafarde. Des rafales de pluie cinglèrent les deux armées. Le roi Riou qui avait choisi de se positionner au sud, dut se protéger le visage pour ne pas être aveuglé. Vergent voyant l'action de Youlba, lança la charge sans attendre. Le roi Riou ne dut son salut qu'à son cheval de guerre, plus rapide que ceux des ennemis. Le premier choc fut d'une extrême violence. Youlba redoubla de colère. La pluie déjà abondante devint déluge. Le vent, par ses rafales, rendait la cavalerie inefficace. Vergent, qui avait trouvé une position plus abritée, fit manoeuvrer ses fantassins. Le roi Riou, embourbé, était tombé de cheval. Piétinant dans la boue, luttant pour rejoindre son état-major, il vit la bataille tourner au désastre. Partout où le roi portait son regard, il ne voyait que des ennemis. Son encerclement menaçait. C'est alors qu'il vit un dernier carré debout, luttant pied à pied. Il reconnut sa garde personnelle. Rejoignant leurs rangs pour mourir avec eux, il entendit son plus fidèle capitaine lui dire :
 - Fuyez, Majesté! Votre peuple a besoin de vous !
Ses gardes manœuvrèrent pour lui frayer un passage vers un bois proche…
Mais tu ne travailles pas !
Koubaye sortit brutalement de son rêve éveillé. Il avait imaginé la bataille et la colère de Youlba. Il était un garde qui défendait son roi jusqu'à la mort quand était arrivée la remontrance.
   - Si,si, grand-père, je travaille…
Joignant le geste à la parole, il ramassa quelques brindilles. Penché en avant, il ne vit pas le sourire narquois du vieil homme. Celui-ci resta silencieux un moment. Koubaye en était mortifié. Il avait trop peur de ne pas avoir la fin de la légende. Il l'avait déjà entendue lors de soirées ou lors de fêtes, mais il s'était toujours endormi avant la fin. Si son grand-père la lui racontait aujourd'hui, c'est qu'il le jugeait assez grand pour la retenir et en comprendre l'importance. Il se sentit fier. Ils étaient maintenant proches de l'orée du bois. Koubaye connaissait l'endroit. Ils allaient traverser la prairie où leur voisin mettait ses bêtes, passer sous la grande barre rocheuse à la forme si curieuse et descendre par le chemin creux pour arriver chez eux.
Son grand-père s'arrêta juste avant de sortir du bois. Il posa son fagot au sol et se mit à la hauteur de son petit-fils. Quand Koubaye sentit son grand-père le prendre par les épaules et le regarder droit dans les yeux, il fut très impressionné.
   - Tu es grand maintenant. Il est temps que tu apprennes et que tu saches. Mais ce que je vais te dire doit rester secret. C'est le secret de notre peuple.
Koubaye avala sa salive et dit :
   - Je te le jure par le roi des dieux !
Il avait dit les mots avec emphase. Dans d'autres circonstances, cela aurait fait rire son grand-père.
   - Bien, dit le vieil homme, Alors écoute et retiens. La grande bataille entre notre bon roi Riou et Vergent s'est déroulée dans la plaine, là, en bas. Le roi Riou a fui dans cette forêt où nous venons de ramasser du bois. Blessé, avec les soldats de Vergent qui le poursuivaient, il a affronté Youlba et sa colère. Mais que peut un homme, fût-ce un roi, contre un dieu ? Le roi Riou a jeté toutes ses forces dans la bataille en invoquant Thra le dieu de la terre. Et Thra lui a répondu. Alors que Youlba croyait tenir la victoire, Thra a assis le roi Riou sur un trône de pierre en donnant la prophétie qu'au temps voulu par Rma le fileur de temps, le roi Riou reviendrait porteur de la pierre sacrée. Alors nous reviendrons libres. Maintenant, regarde…
Le vieil homme lui montra la barre rocheuse.
   - … tu vois ce rocher et sa forme.
Alors pour Koubaye, tout fut clair. Il ne vit plus un rocher mais un trône où était assis le roi Riou. Et les formes curieuses qui en décoraient le torse étaient les runes de la prophétie.
Ils restèrent là un moment. Puis reprenant leurs charges, ils se dirigèrent vers la maison.