mercredi 23 novembre 2011

Chan sirotait son malch noir


Chan sirotait son malch noir. Il pensait que cette année, la fête ne serait pas très joyeuse. Il n'avait pas pu donner beaucoup pour améliorer l'ordinaire. La récolte avait été médiocre. Les provisions pour l'hiver seraient juste suffisantes. Il fallait éviter les gaspillages. Ce n'est pas avec quelques tonneaux de malch noir que les hommes allaient oublier les mauvais présages. Que ce soit l'interminable colère de Sioultac, ou la venue des loups, en eux-mêmes ces signaux n'étaient pas inquiétants. C'est leur accumulation qui minait le moral de la cité. La venue d'un enfant en dehors de la saison était aussi une anomalie. Dans un pays où toutes les naissances se faisaient au printemps, l'arrivée en hiver d'un petit faisait peur.
L'arrivée de la milice interrompit cette triste fête de la longue nuit.
A peine libérée la porte s'ouvrit à la volée sous la poussée des vents.
Filt et Calt entrèrent en soutenant un homme. Sous sa cape de fourrure, on devinait des habits étranges aux couleurs chaudes et claquantes. Derrière Kalgar fit une entrée encore plus remarquée. Il portait un tas de fourrure d'ours. La botte qui en dépassait évoquait la féminité.
Chan fut le premier à sauter sur ses pieds. Il avait vu la qualité des fourrures. Des étrangers, riches de surcroît, venaient d'échouer dans sa ville. Un nouveau mauvais présage!
- De l'aide vous autres ! dit-il aux hommes présents.
- Kalgar, pose-la ici. Ta femme a accouché, va la voir.
Celui-ci ne se le fit pas dire deux fois. Posant avec le minimum d'égard le paquet qu'il tenait, il courut vers le fond de la salle commune. Derrière, sa femme et son enfant l'attendaient.
Chan fit asseoir l'homme près du feu, sur son fauteuil. Il avait les traits crispés de celui qui souffre. Il soutenait son bras droit, la main pendait inerte, du sang s'écoulait le long des doigts.
- Allez chercher la Solvette, on a besoin d'elle.
Les miliciens s'entre regardèrent. La Solvette avait mauvaise réputation. Elle soignait mais on disait aussi d'elle qu'elle pouvait jeter des sorts.
La voix de Sstanch s'éleva.
- Filt, vas-y, tu ne risques rien.
L'homme grimaça mais prenant ses affaires, il sortit. Les autres furent soulagés de ne pas être obligés d'y aller. La Solvette habitait tout en bas de la ville près de la rivière. Filt en avait pour un bon moment à lutter contre les vents et la neige.
En attendant, Chan s'approcha du tas de fourrure d'ours. Il la déplia, découvrant petit à petit une frêle silhouette féminine. Il trouva les habits somptueux. Il n'avait vu de cuir si fin et si bien décoré, rehaussé de boucles en métal brillant.
- Cant sta chi miacto !
Chan se retourna vers l'étranger qui venait de parler d'une voix rauque altérée par la souffrance.
- Cant sta chi miacto ! redit-il.
- Je ne vous comprends pas ! dit Chan.
L'homme se leva brutalement, fit un pas vers la femme à la fourrure d'ours et tomba. Il poussa un cri quand son bras droit toucha terre et perdit connaissance.
- Allongez-le près du feu ! dit Chan en se retournant vers la femme toujours immobile. Elle était couchée sur le flanc, presque en position fœtale, serrant contre elle un sac. Il posa la main sur son épaule. Elle grelottait. Il la tourna sur le dos. Elle se laissa faire sans lâcher ses affaires. Son regard était voilé et ne semblait voir personne. Elle gémit quand il lui retira son sac. Il le tendit vers un des témoins qui s'était approché. Au moment où celui-ci le prenait, il s'en échappa un vagissement. Chan lui reprit des mains et l'ouvrit. La tête d'un bébé apparut. Il ne devait pas avoir plus de quelques semaines. Le regard de Chan alla de l'enfant à la femme. Qu'est-ce qui peut pousser une jeune mère à faire un tel voyage, en plus avec un hors-saison? Plus il découvrait de choses et moins il aimait ce qu'il se passait. Les augures avaient prévenu. La loi de l'hospitalité lui interdisait de les renvoyer mais tout son être le prévenait du danger qu'ils représentaient. Il jura dans sa tête.
- Qu'est-ce qu'on va faire, Chan? murmura l'Ancien.
La situation était inédite. Il arrivait parfois pendant la saison des longs jours que des étrangers montent jusqu'à la ville. On les voyait arriver de loin. Le chemin suivait la rivière depuis le fond de la vallée. Les premiers guetteurs prévenaient au moins deux jours avant qu'ils ne soient en vue de l'agglomération. Ça laissait le temps de voir venir. Il y avait le colporteur qui faisait sa tournée, les maquignons et quelques autres connus. L'Ancien avait même vu une fois un représentant de la ville de la grande plaine. Il était reparti bien vite quand il avait vu le peu d'intérêt stratégique et financier de la vallée. Parfois l'un ou l'autre descendait jusqu'au marché général qui avait lieu une fois par lunaison plus bas mais encore dans la vallée. Il fallait marcher quatre jours pour y aller et autant pour revenir. On les chargeait de ramener ce qui manquait.
Chan fit étendre la femme à côté de l'homme près du feu. Chargé du bébé, il alla vers le fond de la salle. Il fallait que cet enfant mange.

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