- Alors, la Solvette?
Chan avait réuni le conseil des anciens. La fête avait tourné court avec l'arrivée des étrangers. Le vent avait diminué. Maintenant seule tombait une neige épaisse. Derrière le rideau, la femme de Kalgar avait donné naissance à un hors-saison. La matrone l'avait bien aidée. Pour une première naissance, surtout dans de telles conditions, les choses s'étaient bien passées. Restait à savoir si le mauvais œil serait sur l'enfant. Le sorcier était arrivé peu après. Le mécontentement se lisait sur son visage. Il avait déjà prévenu qu'il faudrait faire des sacrifices pour apaiser les esprits à cause du hors-saison et à cause des étrangers. Il avait tiqué en voyant la Solvette auprès des deux étrangers. Elle leur faisait boire un de ces remèdes dont elle avait le secret. Il avait pris une mèche de cheveux de chacun des quatre qui pouvaient potentiellement être porteur de mal. Il était reparti aussitôt faire un premier rite divinatoire. La Solvette s'essuyait les mains sur son tablier en s'approchant du cercle du conseil.
- L'enfant est costaud. Il devrait s'en tirer. La femme a une fièvre maligne. Je suis étonnée qu'elle soit arrivée jusqu'ici. Elle ne survivra pas. Quant à l'homme, son bras est bien abîmé. C'est la morsure d'un loup noir. Les os sont broyés. S'il survit, il ne pourra plus s'en servir. Je leur ai donné un jus de boutrage. Ils vont dormir. L'enfant de Kalgar est une fille bien chétive. Il lui faudra trouver des ressources en elle pour survivre.
Les anciens remuèrent sur leurs sièges. Chan reprit la parole.
- Tu es sûre pour la femme?
- Oui, ses yeux sont déjà partis, son esprit se détache.
- Et l'homme?
- Tu sais comme moi ce que veut dire la morsure d'un loup noir!
Chan se rappelait les mutilations du vieux Snouk. Un des rares qui ait survécu à une telle rencontre. Sa jambe inerte, aux multiples angulations avait fortement marqué l'enfant qu'il était. Incapable de travailler, il mendiait dans la rue qui monte non loin de la maison commune.
- Que Cotban nous protège d'une telle éventualité.
- Il faut qu'ils s'en aillent avec ce maudit enfant dès que possible.
Celui qui venait de parler avait la voix tremblante des très vieux. Il ne quittait plus guère le coin du feu même en été. Sa présence au conseil d'aujourd'hui était pour Chan un signe supplémentaire de la gravité de la situation.
- Les lois de l'hospitalité nous interdisent de les mettre dehors.
- Il faut qu'ils partent. La ville est en danger rien que par leur présence. On ne voyage pas pour le plaisir quand Sioultac hurle dehors. Il faut de bonnes raisons.
- Peut-être qu'un hors-saison...
- Je ne crois pas, chevrota le vieil homme, tu ne vas pas mettre Kalgar dehors parce qu'il a fait un hors-saison. Ces étrangers-là ne sont pas de notre monde. Ils viennent d'où?
Leurs habits ne sont pas ceux de la vallée. Tu as vu comme moi ce qu'ils portaient...
- Peut-être de la grande plaine?
- Tu rêves, Rinca! Les fourrures sont trop belles, les cuirs trop bien travaillés. Personne ne sait faire cela dans la région. Et puis, tu as vu leurs armes...
- Celles que fait Kalgar ne sont pas mal!
- Non, elles sont bien, mais l'épée de l'homme est nettement supérieure.
- Allons, calmez-vous, dit Chan. Nous n'allons pas discuter dans le vide. Il faut attendre demain pour prendre une décision. Nous en saurons plus.
- Pas besoin d'attendre!
Tout le monde se tourna vers le sorcier qui venait d'entrer. Le vent était complètement tombé. Il se débarrassa de la neige qui couvrait sa fourrure et s'avança.
- La femme mourra dans les trois jours. Ainsi discernent les esprits. Pour l'homme s'il passe la lune montante, il sera sauvé et pourra partir. Reste l'enfant, ou plutôt les enfants : deux hors-saisons.
Le sorcier avait quasiment craché ces derniers mots. Il fit une pause, vérifiant que tous étaient bien suspendus à ses lèvres. Comme toujours, il vit la Solvette qui semblait se moquer de lui. Il maudit intérieurement cette femelle, cette hors-saison, qui ne tenait pas son rang. Si cela n'avait tenu qu'à lui, il y a longtemps qu'il aurait fait un rite de sacrifice où elle aurait tenu une place de choix. Mais elle connaissait les secrets des plantes et de la nature. Les chefs de ville qui s'étaient succédé, s'étaient toujours refusé à la menacer.
- Alors Maître Sorcier, qu'ont dit les esprits?
- Ils doivent être exposés. Sioultac et Cotban choisiront.
Les sourcils de la Solvette se froncèrent. Ce vieux rite barbare qui remontait à Hut le fondateur, consistait à poser l'enfant au pied de la pierre qui bouge pendant une nuit. Celui qui était encore là et vivant le lendemain, pouvait rejoindre le clan des citadins.
- Et ont-ils dit quand ?
- Dès cette nuit! Dans leur mansuétude, ils ne demandent que la fin de la nuit.
- Bien, dit Chan. Qu'on prépare les enfants!
La Solvette ne dit rien. Son cœur se serra un peu plus dans sa poitrine. Elle savait qu'elle n'avait pas le pouvoir de s'opposer au rite. Elle savait aussi qu'élever un enfant fragile était une malédiction dans cette région, où la force était recherchée. Elle se dirigea vers le rideau au fond de la salle.
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