samedi 27 décembre 2014

Le jour qui se leva resta dans les mémoires comme le premier des jours gris. La terre était grise, le ciel était gris, la mer avait la même teinte. Même le roi qui contemplait le pays devant lui, était gris de poussière. Levé avant le jour, il avait revêtu son costume de voyage aux couleurs claires et voyantes. Mais la pluie en avait décidé autrement. Les fines gouttelettes collaient sur toute la poussière grise crachée par le Frémiladur. Dès les premières foulées de son coursier, le roi avait pris cette teinte en accord avec le paysage. Seul le manteau de l’homme-oiseau semblait insensible. Lyanne dénotait en gardant cette couleur de cuir fauve rehaussé des couleurs vives des dessins qui le recouvraient. Il ne fut pas étonné qu’un serviteur vienne le chercher pour l’amener au roi. Tout en avançant, il apprit que le roi se tenait sur la colline en attendant le retour des pisteurs.
- Ma fille me dit que la couleur doit accompagner le roi…
- Votre fille est une sage personne, Majesté, répondit Lyanne. Il est néfaste que l’attention se détourne du roi.
Le roi regarda Lyanne avec étonnement. Il ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose et fut interrompu par un messager.
- Majesté ! Majesté ! Les pisteurs ne trouvent pas de chemin. Il y a trop de cendres. Ils ont perdu l’un des leurs qui est tombé dans un trou et avant qu’ils aient eu le temps de faire quoi que ce soit, il a été enseveli…
Lyanne, positionné devant le roi, vit le sourire fugitif sur le visage de Cappochi, vite remplacé par un masque de désolation.
- On ne peut pas faire demi-tour, dit le roi.
Le pisteur mit le front sur la terre :
- Que le roi prenne ma vie si je mens...
Le visage du roi devint cramoisi. Par un curieux mouvement des montures, Moayanne qui portait la lourde boîte de la couronne se rapprocha pendant que le fils du roi prenait de la distance.
- Père, peut-être que la couronne...
- Tais-toi, petite sotte, l’interrompit le fils du roi. Tu sais bien que la dernière fois qu’il l’a posée sur sa tête pour en utiliser la puissance, il a failli mourir.
- Mais, il nous faut aller là-bas, balbutia le roi. Si on n’y est pas au jour de Bevaka… c’est la fin.
- Peut-être, dit le fils du roi, mais peut-être que tous ces signes sont là pour dire que les choses ont changé, que cette vieille couronne n’est plus bonne que comme ornement. Bien sûr, elle a bien servi le royaume et nous la garderons comme preuve de notre loyauté au passé, mais le Frémiladur nous ferme la route pour nous dire qu’il n’est plus nécessaire de faire tout cela.
Lyanne voyant la satisfaction de Cappochi, prit la parole :
- Peut-être, petit homme !
Ce fut au tour du fils du roi de devenir cramoisi :
- TU OSES … TU OSES...
- Oui, petit homme, j’ose. Je porte le manteau des hommes-oiseaux et comme tu le vois, il garde ses couleurs. Les dessins qu’il porte, toutes ces lignes qui se croisent sont autant de chemins. Une de ces lignes est le chemin que cherche le roi. Je sais les lire. Je sais les voir dans la cendre.
- Père, je t’avais dit...exulta Moayanne.
- Père, vous n’allez pas écouter ce vagabond, coupa le fils du roi. Ce n’est pas un homme-oiseau, ce n’est qu’un voleur et un bandit qui mérite la mort. Qu’on le tue !
Ayant dit cela, il fit un geste. Un archer obéit immédiatement et la flèche vola sans tarder. Lyanne accéléra son temps, prenant la flèche de vitesse. Quand il se recala sur le temps commun, il tenait la flèche à hauteur de sa poitrine. La pointe ne touchait pas encore son habit.
- Tu vois, petit homme, dit-il en tendant la flèche au fils du roi, je te l’offre. Garde-la bien. Tu voulais qu’elle prenne une vie, alors la prochaine fois, choisis mieux. Cette flèche est pour un autre qui est ton ennemi. Cherche et tu trouveras.
Le roi avait levé la main, provoquant l’arrêt des autres archers qui s’étaient mis en position. Il se tourna vers son fils :
- Attends d’être roi pour faire cela. J’en viens à me demander si tu es digne de tenir ce rang.
Comme un enfant en faute, le fils du roi baissa la tête en se mordant la lèvre inférieure. Le roi se tourna vers Lyanne :
- Je ne crois toujours pas que tu sois un homme-oiseau, mais ma fille semble te considérer comme digne de sa confiance. Alors marche, mais mes archers te tiendront en joue. Tu as pu arrêter une flèche, tu ne pourras toutes les bloquer.
- Alors, allons, le jour de Bevaka approche… et tu souhaites y être.
Lyanne fit demi-tour pour s’engager dans la descente. Il remarqua du coin de l’œil, le visage assombri de Cappochi. Cela l’amusa. Il aurait probablement moins été joyeux s’il avait vu le regard de haine sur le visage du fils du roi.
Lyanne avait pris la tête des pisteurs. Il avançait, sans vraiment chercher, tant les traces lui semblaient faciles à voir. Les pisteurs le suivaient, interloqués, mais validant son chemin au fur et à mesure de leur progression. 
Au premier soir, s’ils n’avaient couvert le chemin prévu, ils étaient entrés profondément dans le marais. La discussion s’engagea sur les habitants. Les pisteurs répondirent qu’il n’y avait plus personne. Un des pisteurs parla d’un combat contre un monstre inconnu et de l’éruption. Les habitants, disait-il, avaient fui. Le jour de Bevaka était pour eux un mauvais jour. C’est ainsi qu’ils avaient interprété les signes. Lyanne les laissa discuter. De nouveau, il profita de la tombée de la nuit pour s’éloigner. Son vol l’amena au-dessus des hommes de Cappochi. Ils bivouaquaient un peu plus loin, suivant les traces de la colonne. Lyanne remarqua qu’ils n’avaient pas allumé de feu. Il partit alors vers la mer, trouva l’endroit où ils en seraient le plus près. Il remarqua sans peine les bateaux alignés sur la plage plus loin. Il grimaça, se posant la question sur ce qu’il devait faire. Était-ce à lui de combattre ? Ce roi et sa descendance, que représentaient-ils pour lui ? Il décida d’informer Moayanne. Après tout, c’est elle qui lui avait demandé un service, juste surveiller. Il revint vers le camp et se posa à temps pour entendre qu’on l’appelait. Le serviteur le houspilla. Le roi l’attendait.
Lyanne se retrouva, debout, près de la table du roi. Les serviteurs s’agitaient comme la veille. Le vent continuait à pousser les cendres vers la mer et la pluie s’était arrêtée. Sans les cendres et le bruit incessant du Frémiladur, on aurait pu croire à une simple promenade.
Moayanne était au bout de la table, semblant s’ennuyer ferme. Les hommes buvaient et buvaient encore. Le verbe était haut mais la parole vide. Lyanne trouva qu’ils ressemblaient à des marionnettes qu’un montreur aurait manipulées. Le roi le fit venir au dessert, avec les autres pisteurs, pour avoir des informations sur la route du lendemain. Lyanne laissa les autres parler. Ils évoquaient plusieurs routes possibles tout en disant que celle qui longeait la mer était probablement la plus rapide.
- Alors, on longera la mer, décida le roi. Le jour de Bevaka ne va pas tarder. Je ne veux pas le manquer et attirer le malheur sur les miens.
Il avait ajouté la dernière partie en regardant son fils, qui dodelinait de la tête déjà ivre. Moayanne demanda la permission de se retirer en même temps qu’on congédiait les pisteurs. Elle s’arrangea pour passer près de Lyanne et lui glisser à mi-voix de la suivre. Lyanne attendit un peu avant de se rendre à son invitation. Il longea les tentes. Les gardes étaient là tout autour. Lyanne avança sur le chemin principal. Il se fit arrêter par un soldat qui n’en menait pas large :
- Ce sont les ordres, balbutia-t-il.
Une servante s’approcha et lui murmura quelque chose à l’oreille. L’homme se remit au repos prestement, rentrant dans l’ombre. Elle fit signe à Lyanne de la suivre. Elle le conduisit à une tente du deuxième cercle.
- Ne vous inquiétez pas, murmura la servante, ma maîtresse ne voulait pas qu’on vous voie trop près de sa tente. Elle vous attend dans la mienne.
Elle souleva le pan de fermeture et laissa passer Lyanne. Il était à peine entré qu’elle fermait derrière lui. Il n’eut pas le temps de regarder autour de lui.
- Alors ? dit une voix impérieuse. Son nom ?
Près du pilier central, Moayanne se tenait debout. La lampe était un peu plus loin, laissant son visage dans l’ombre.
- Quel est ton pouvoir, jeune fille ?
- Je sais me battre, mieux que mon frère !
- C’est une bonne chose, mais ce que tu veux combattre est puissant.
- Alors tu sais !
- Oui, mais je tairai le nom.
Moayanne prit un air étonné puis furieux.
- Tu dois me le dire.
- Doucement, princesse. Il est trop fort pour une jeune fille, même si elle se bat mieux que son frère.
- Mon père peut vaincre tous les hommes et toutes les bêtes.
- Oui, jeune fille, quand la puissance est avec lui, mais la couronne est vidée de sa force. Il faut tenir jusqu’au jour de Bevaka pour qu’elle redevienne puissante.
Elle fit la moue.
- C’est l’autre qui l’aura sur la tête et mon père se sera retiré. Toutes ces histoires sont sans intérêt pour lui. Il pense qu’être roi, c’est comme un jeu permanent. Il suffit de le flatter pour attirer ses bonnes grâces, comme il suffit d’un rien pour provoquer sa colère. 
- La couronne lui donnera la sagesse.
- Donne-moi le nom… et je le combattrai.
- Son nom est douloureux aux oreilles des jeunes filles. Son vrai nom, devrais-je dire.
- Tes paroles sont des énigmes, homme-oiseau. Que veux-tu dire ?
- L’être qui veut le pouvoir est malfaisant et inhumain.
- Un esprit ?
- Pire, un être qui va et vient entre les mondes mais qui monte des gouffres infernaux. Si tu le combats et que tu es vaincue, tu seras entraînée pour une éternité de supplices jusqu’à ce que son esprit soit repu de ta souffrance.
Lyanne vit la peur sur le visage de Moayanne.
- C’est mon devoir d’e le faire et je le ferai. DONNE-MOI SON NOM !
- Doucement, princesse. La toile d’une tente laisse passer trop de son. Je te dirai son nom, plus tard et ailleurs.
- Je vais finir par croire l’autre. Tu es sans pouvoir. Comme un coucou, tu occupes le nid d’un autre.
Lyanne se mit à rire.
- La jeune fille sort ses griffes… Tu auras ton combat, mais au jour de Bevaka. Avant ce serait prématuré.
Lyanne crut un instant qu’elle allait taper du pied par terre en serrant les poings pour réclamer ce nom qu’elle voulait. Un instant plus tard, elle avait repris le contrôle d’elle-même. Elle se redressa :
- Tu es l’homme d’une parole. Va. Tu me diras ce nom à ton heure et je me battrai pour la gloire de mon royaume.
Elle se dirigea vers la sortie de la tente.
- Reste-là un moment. Je préfère qu’on ignore cette entrevue dans l’entourage du roi.
Lyanne la regarda partir. Drôle de petit bout de femme ! pensa-t-il. Elle était sortie emmenant avec elle la lampe. Lyanne resta dans le noir. Il ne savait pas combien de temps il devait attendre. Il s’assit sur le tabouret et fit le vide dans son esprit. Il sentit la vibration de son bâton de pouvoir. Il le décapuchonna. Le monde prit une teinte dorée. Une pulsation douloureuse parcourut son corps. Le Frémiladur grondait toujours au loin, pourtant il n’était pas la cause. Lyanne se releva. Il sortit de la tente. L’espace devant était sombre. Il y resta, cherchant ce qui perturbait ainsi le monde. C’est alors qu’il repéra le filament jaune qui s’étendait vers la mer. Cela ne lui plut pas. Il le suivit un moment, de tache d’ombre en tache d’ombre. Il s’arrêta avant de passer la zone découverte où patrouillaient les gardes. Le pseudopode s’en allait en direction de la mer, vers les soldats en bateau. Lyanne grimaça en s’apercevant que le vent venait du large. Il allait être facile aux bateaux d'approcher rapidement de la côte. Il partit dans l’autre sens en réfléchissant à ce qu’il allait faire. Il se retrouva près de la tente de la servante de Moayanne et se mit à suivre la trace jaune dans l’autre sens. Il passa les différents cercles de tentes pour arriver au premier. Au centre brûlait un grand feu. Il repéra la tente du roi sans difficulté. Des gardes se tenaient de part et d’autre de l’entrée. Si d’un côté une tente semblable lui fit évoquer le fils, de l’autre se tenait une tente pus petite mais aux riches décorations picturales. Il pensa immédiatement à Cappochi. Il avança entre le premier et le deuxième cercle. Invisible à d’autres yeux que les siens, le pseudopode jaune s’étalait devant lui. Comme il l’avait deviné, il le vit disparaître sous le bord de la tente de Cappochi. Il avança encore malgré la répulsion que lui provoquait la vue de cet être. Il décapuchonna son bâton de pouvoir. Quelque chose n’allait pas. Le monde des humains perdit de sa netteté au profit d’ombres et de lumières racontant une autre histoire, celle du monde des esprits. Il aurait dû voir une multitude de petites formes aussi diverses que les plantes des petits esprits simples de la nature. Le Frémiladur pouvait les avoir fait fuir, à moins que la présence de Cappochi ne soit la vraie raison. Plus il approchait de la tente, plus il sentait la pulsation de l’espèce de corde jaune qui se tortillait à ses pieds. Il sursauta en découvrant une deuxième extension. Il pensa à l’autre groupe, celui qui était sur terre. Il fit encore quelques pas pour voir la direction. Ne le voyant pas au loin, il le suivit du regard et s’aperçut qu’il entrait sous la tente du fils du roi. Lyanne comprit mieux son comportement. Il se glissa d’ombre en ombre pour essayer d’en savoir un peu plus. Il remarqua le trait jaune qui filait entre la tente du fils du roi et celle du roi. Il se mordit la lèvre inférieure. Cela ne lui plaisait pas du tout. Il respira profondément et se mit en marche. De son bâton de pouvoir des volutes dorées comme ses pupilles semblaient s’écouler vers le sol. Les gardes le regardèrent passer, interloqués par le spectacle ne sachant que faire. Arrivé au-dessus du filament jaune, il posa le bâton de pouvoir dessus. Il y eut un cri dans la tente du roi. Sous son bâton de pouvoir le pseudopode se démena comme un serpent pris au piège. Lyanne souleva l’extrémité de son bâton de pouvoir pendant que les gardes se précipitaient vers la porte. Le filament jaune fila comme une flèche vers la tente de Cappochi pour y disparaître. Ce dernier, comme tous les courtisans, apparut au seuil de sa tente pour voir la raison des cris. Un garde sortit en criant :
- Appelez le guérisseur, le roi fait un malaise !
Profitant de l’agitation, Lyanne s’éclipsa, non sans avoir remarqué le visage aux traits tirés de Cappochi. Cela le fit sourire. L’être qui le possédait ne s’attendait pas à ce qu’il venait de subir. Il s’éloigna à contre-courant de tous ceux qui venaient aux nouvelles. Il vit Moayanne sortir de sa tente, suivie par sa servante cherchant à finir de l’habiller.

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