mercredi 5 novembre 2014

Le lendemain matin, Lyanne se retrouva isolé. Sounka et Ziepkaar marchaient devant avec le guide. Les gardiens laissaient de l'espace entre eux et Lyanne qui suivait les premiers. On avait quitté les terres noires fertiles et dangereuses pour s'engager dans une lande encore marécageuse par endroit.
Il accueillit l'arrivée de la pluie comme une bénédiction. Chacun se couvrit d'une cape et marcha en regardant ses pieds.
Ils avancèrent ainsi sous un ciel bas et noir. Rapidement l'humidité les envahit. Les capes devenues lourdes, laissaient passer une partie de l'eau. Tout le monde marchait en silence. Seul le bruit des pas sur le sol détrempé troublait la pesanteur de l'atmosphère. Les bêtes elles-mêmes se terraient. Ils traversèrent à gué plusieurs ruisseaux qui enflaient au fur de la journée.
Katvia fit faire la pause du milieu du jour dans un bosquet d'arbres chétifs qu'on apercevait de loin dans cette lande. Il reprocha au guide la lenteur de leur progression. Ce dernier répliqua qu'en cette saison, l'eau envahissait beaucoup de bons chemins. Les détours étaient nombreux pour trouver des passages praticables. Katvia le somma d'aller plus vite. Le guide prit l'air contrarié. Le groupe s'était entassé sous plusieurs capes tendues comme des bâches entre les troncs tortueux. Le moral était bas.
La pause fut courte. Tout le monde reprit son cheminement silencieux à la queue leu leu. La pluie continuait forte et continue. Le guide malgré sa connaissance du milieu dut leur faire rebrousser chemin plusieurs fois. Katvia devint de plus en plus nerveux à chaque erreur. Devant un chenal intraversable, il perdit même son sang froid et frappa le guide l'envoyant rouler à terre. Ce dernier se releva en lui jetant un regard de haine pure qui s'effaça quand Katvia releva sa trique. Le guide rampa un peu plus loin et se releva en montrant un petit épaulement de terrain couvert de buissons. Il avança rapidement montrant un chemin. Il distança le groupe d'une trentaine de pas, monta d'un côté pour revenir sur ses pas et prendre une autre trace aussi peu marquée. Lyanne levant un peu les yeux pour regarder où aller, le vit arriver en haut, se retourner, leur faire signe de le suivre et disparaître entre les plantes. Quand il arriva en haut, il se heurta au gardien qui le précédait.
- Et maintenant... On va où ?
Lyanne regarda à son tour. Sous le rideau de pluie qui grisait l'horizon, le guide avait disparu. L'arrivée de Katvia ne rassura personne. Il tempêta, vitupéra, hurla au guide de revenir mais rien n'y fit. Ils se retrouvèrent seuls dans ce labyrinthe d'eau et de boue. Lyanne sentit la peur des hommes. Il entendit l'un ou l'autre chuchoter l'histoire des patrouilles perdues dans ces terres incertaines.
- On va tous crever.
Katvia se retourna violemment en exigeant de savoir qui avait dit cela sans obtenir de réponse.
Ce fut Ziepkaar qui interrompit ses vitupérations :
- Ben... Ya qu'a suivre le courant... On arrivera à la mer.
Le regard de Katvia fut le seul à s'illuminer. Les autres n'étaient pas plus rassurés par cette option que par celle d'attendre.
- On a des vivres pour trois jours. En se rationnant on peut tenir six. On va faire ce que dit l'enfant. Là on avisera.
Les visages se fermèrent mais aucun n'osa désobéir. Chacun se mit à scruter l'eau. Seul Lyanne regarda vers le ciel. Les nuages couraient encore nombreux. Il les sentait moins épais. Il espérait que la pluie cesse avec la fin du jour.
Sounka fut le premier à donner la direction. Katvia l'associa à un gardien et les envoya ouvrir la route. Lyanne se retrouva au milieu du groupe. L'avancée devint rapidement difficile. Ils devaient souvent marcher dans la boue ou dans la vase.
Quand la nuit arriva, ils n'avaient que très peu progressé. Katvia fit dresser un bivouac sur le seul espace à peu près plat qu'il trouva. Heureusement la pluie se transforma en crachin.
- On devrait faire du feu !
La remarque de Lyanne fit apparaître quelques sourires crispés.
- T'as qu'à essayer, toi qu'es si fort...
- J'ai repéré des herbes comme celles de mon pays. Je dois pouvoir les allumer malgré la pluie.
Katvia haussa les épaules en signe d'assentiment :
- Il ne faut pas aller trop loin...
Lyanne hocha la tête et s'éloigna d'une dizaine de pas. Il trouva une sorte de buisson bas qui lui évoqua le bois de la forge de Kalgar. Il en fit un tas.
- T'vas faire comment  ? T'as même pas de pot à feu !
- Écarte-toi, répondit Lyanne au gardien qui le surveillait. C'est un des secrets de mon peuple.
L'homme s'éloigna en grommelant. Lyanne se pencha, cachant aux autres ce qu'il faisait. Bientôt une fumée blanche s'éleva. Elle fut suivie du bruit du crépitement du petit bois qui s'enflamme.
Quand Lyanne se releva, un bon feu éclairait la nuit naissante.
Si les gardiens se précipitèrent pour se chauffer, Katvia regarda Lyanne qui allait voir Sounka, de plus en plus surpris.
Avec la nuit, arriva l'angoisse. Autour d'eux, ils entendaient des bruissements, des grognements. Ils firent un tour de garde sur l'ordre de Katvia qui les engueula de prêter l'oreille aux légendes de vieilles femmes. Il affirma péremptoire que le monstre des marais n'existait pas.
L'attaque eut lieu au milieu de la nuit. Une des deux sentinelles donna l'alerte avant de mourir. L'engagement fut violent. Ziepkaar hurla quand une lance se leva au-dessus de lui. Elle n'atteignit jamais son but. Une gueule énorme se referma sur la lance et son porteur, faisant craquer les os en un bruit écœurant. Un rugissement acheva de mettre en fuite les assaillants qui furent poursuivis par le monstre.
Le feu avait été dispersé pendant l'engagement. Le regroupement des gardiens prit du temps. Katvia fit l'appel : quatre noms ne répondirent pas. Puis il repéra ses trois prisonniers qui revenaient  avec des branches assez rougeoyantes pour redonner du feu.
- Vous n'êtes pas blessés ?
- Rien qu'une égratignure, répondit Sounka. La lance m'a raté de peu et puis le monstre est arrivé.
- Tu l'as vu ?
- C'était énorme. J'ai vu une gueule pleine de crocs.
- Moi aussi, j'l'ai vu. C'était gros comme une montagne, s'exclama Ziepkzaar.
- Et toi, tu ne dis rien, demanda Katvia en regardant Lyanne.
- J'en ai assommé un... Et puis c'est arrivé. J'ai entendu le bruit de ses mâchoires et la fuite des autres. Le temps que je me ressaisisse, tout était fini.
Les gardiens survivants firent des récits parfois contradictoires.
- Peut-être vont-ils revenir ?
- Je ne crois pas, dit Katvia. Mais nous allons veiller.
- Qui nous a attaqués ? demanda Lyanne. J'aime savoir qui je tue et pourquoi.
- Ce sont les hommes des marais. Le guide était l'un d'entre eux. Ces bâtards ont un sens de l'honneur particulier.
- Ils nous ont attaqués parce que vous l'avez frappé, si je comprends bien.
Katvia ne répondit rien. Il détourna la tête pour aller s'occuper des survivants.
Ziepkaar prit la main de Lyanne et l'attira vers lui. Lyanne se pencha pour entendre Ziepkaar lui murmurer à l'oreille :
- C'est toi qui nous a sauvés. Ya qu'toi pour faire ça.
Quand le jour se leva, la pluie avait cédé la place à un ciel bas et gris. Le vent s'était mis à souffler en rafales. Les gardiens passèrent la matinée à faire une sépulture pour leurs compagnons morts au combat. Pendant ce temps, Lyanne et ses deux compères explorèrent les environs. Ils trouvèrent plus d'une dizaine de corps morts. Affreusement mutilés, ils témoignaient de la violence de ce qui était arrivé.
- Regarde, des traces de pas, fit remarquer Sounka.
Lyanne se pencha pour les examiner.
- On dirait plutôt un animal.
Il fit quelques pas en suivant les traces.
- Ce sont des traces de loups...
- Mais elles sont énormes, s'exclama Ziepkaar.
- Oui, répondit Lyanne. La meute de loups noirs est passée par ici.
Quand les gardiens eurent terminé leur cérémonie, Lyanne fit part de la découverte à Katvia.
- Les loups sont passés. Ils ont trouvé le chemin. Si nous les suivons, nous passerons.
- Mon pisteur est mort, répondit Katvia. Il vaut mieux aller vers la mer.
- Je sais suivre la piste qu'un autre a tracée.
Katvia le regarda curieusement. Il sembla peser le pour et le contre.
- Bon, on va te faire confiance... dit-il enfin.
Ils se mirent en route. Lyanne était devant. Devant ses yeux d'or, la piste était évidente. Il marchait vite. Quand vint le soir, ils s'installèrent sur un petit tertre. De nouveau Lyanne alluma le feu. Ils firent cuire des tubercules qu'ils avaient ramassés lors d'une pause.
Katvia semblait nerveux. Il fit signe à Lyanne de venir le voir.
- La piste des loups est une bonne piste. Nous avons bien progressé. Si demain nous marchons aussi bien, nous devrions sortir d'ici. Alors je devrais te remettre aux militaires, puisque tu es un voleur de bateau.
- Oui, tel est ton devoir.
Katvia remua sur son siège.
- Je pensais que si demain quand nous serons près de la sortie des marais, vous vous enfuyiez... Je n'aurais pas les hommes pour vous poursuivre...
- Je comprends... Mais je suis venu de très loin pour trouver cette terre. Alors fais ton devoir. Tu diras ce qui s'est passé.
- Les militaires ne sont pas les gardiens. Ils sont très durs. Tout le monde tremble devant eux. Seule la reine ou le roi ont autorité.
- J'entends... Je vais réfléchir.
Lyanne resta en silence. Katvia l'interrogea au bout d'un moment :
- Tu avais quelque chose à me dire ?
- Oui. Des hommes nous ont suivis. J'ai vu leurs silhouettes. Ils sont très discrets. Je les sens. Je crains une autre attaque.
Katvia jura plusieurs fois.
- À combien les estimes-tu ?
- Je dirais deux fois comme hier.
Après une nouvelle bordée de jurons, Katvia remercia Lyanne.
- Nous allons nous mettre en position de défense. Nous vendrons chèrement nos vies.
- Laisse-moi aller repérer avant de bouger. Cela rendra la défense plus facile.
Katvia acquiesça et commença à donner des ordres.
Lyanne s'éloigna du campement tranquillement comme quelqu'un qui va se soulager. Une fois accroupi, il se déplaça sans bruit devenant ombre dans le crépuscule. Il contourna les hommes des marais et se présenta à eux en arrivant dans leur dos.
Le premier qui le vit attaqua en hurlant et se retrouva immédiatement assommé aux pieds de Lyanne. Deux autres subirent le même sort avant que s'avance un homme.
- Qui es-tu, toi qui sais te battre ?
- Je viens en paix vous proposer de vous laisser la vie.
- Tu es seul... Nous sommes nombreux.
- Tu as vu ce qui est arrivé. Je peux faire pire. Je peux appeler le monstre qui est venu hier soir et pas un de vous ne survivra.
Lyanne entendit murmurer ses interlocuteurs.
- J'entends tes paroles, homme qui sait se battre. L'honneur a été bafoué. Seul le sang peut laver l'offense. Tu n'es pas celui qui nous a insultés. Pars, nous ne combattrons pas. Reste, tu deviendras notre ennemi.
- Alors nous allons nous combattre.
Lyanne n'avait pas fini de parler que tous l'attaquèrent.
Dans la nuit, le combat fut violent. Les hommes des marais luttèrent bravement mais ils ne faisaient pas le poids devant Lyanne. Les deux derniers qui tentèrent de s'enfuir ne virent même pas la mort arriver.
De retour au campement, il répondit à Katvia qui l'interrogeait :
- Ils sont dans l'incapacité de se battre. Nous pourrons dormir tranquille.
- Mais tous ces cris et ces bruits de combat ?
- Ils ont rencontré un ennemi plus fort qu'eux.

Comme l'avait annoncé Lyanne, la nuit fut tranquille. Le vent avait dispersé une grandeur partie des nuages. Ils se remirent en route avec un certain entrain.  La perspective de sortir vivant de ce lieu de mort les stimulait. Alors qu'il passait un ruisseau en milieu d'après-midi, Lyanne remarqua que Katvia et ses hommes étaient maintenant loin derrière. Il se tourna vers Sounka et Ziepkaar :
- Sounka, vois-tu ces traces ? Elles vous conduiront en lieu sûr. Les loups noirs seront vos amis.
Il interrompit Ziepkaar qui voulait dire quelque chose.
- Le moment est venu de se séparer. Nous nous reverrons bientôt.
Lyanne les regarda partir.
Quand Katvia arriva, il demanda :
- Où sont les autres ?
- Ils sont plus loin sur le chemin. Ici la terre est ferme. Bientôt tu trouveras tes repères.
Lyanne se remit en marche. S'appuyant sur son bâton, il monta une marche de pierre. Il vit les traces légères des pas de Ziepkaar et celles un peu plus nettes de Sounka. Elles devenaient indiscernables sur la dalle rocheuse sur laquelle il s'engagea. Plus loin, il vit sur sa gauche les traces de rochers en rochers. Regardant à droite, il découvrit un chemin bien tracé. Se retournant, il le vit longer la marche de pierre et s'éloigner vers les marais. Il s'arrêta, regarda Katvia et lui dit :
- Ce chemin semble conduire vers les tiens.
- Tu as choisi...
- Oui. J'irai au bout de ma quête.

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