jeudi 19 mai 2016

Les mondes noirs : 46

Salone fermait la marche. Il avait un peu d’eau, si on pouvait appeler cela de l’eau, et un peu de nourriture. Tordak ouvrait la voie en pistant les traces des deux femmes. Il demandait son avis assez régulièrement à Chamli. Comme à chaque fois, elle s’arrêtait, se penchait en avant et donnait raison à Tordak. Ces arrêts étaient les bienvenus. Salone fatiguait. Il n’avait plus l’endurance de ses jeunes années. Il ne se rappelait plus la dernière fois qu’il avait ainsi passé des jours sans dormir assez et sans manger à sa faim. Le matin même il avait resserré les lanières de ses vêtements. Il flottait dedans. Il commençait à douter. Serait-il efficace en cas de combat ? La journée se passa sans vraie difficulté. La trace était facile à suivre. Chamli suffisamment fatiguée pour ne pas marcher vite permettait à Salone de tenir le rythme. Salone eut même la chance de découvrir un arbre à eau que Tordak, qui scrutait la piste, n’avait pas vu. Il fut donc le premier à se servir. Les deux autres en bénéficièrent aussi car il était beaucoup plus gros que le premier qu’ils avaient vu. C’est avec des gourdes pleines qu’ils reprirent la route. Il ne fallut pas longtemps à Salone pour comprendre que toute sa provision d’eau représentait du poids…
Quand ils arrivèrent près d’un riek le soir, Tordak dit :
   - La trace manque de fraîcheur…  Nous perdons du terrain sur elles.
   - Il est trop tard pour continuer, répliqua Chimla. Arrêtons-nous.
Salone approuva d’un mouvement de tête. Il était près du tronc.
   - D’ailleurs elles ont dû dormir là. Ce riek a été taillé.
Tordak s’approcha à son tour, regarda les marches taillées et les épines coupées.
   - On ne les rattrapera pas. Autant se reposer.
Ils s’installèrent pour la nuit. Chimla posa ses affaires près d’une branche maîtresse. Elle poussa un cri en voyant  une petite bête couverte de piquants. Elle se recula vivement. Salone dégaina sa dague et la fit tomber. Tordak, qui était de l’autre côté, s’était retourné vivement.
   - Regardez si vous en voyez d’autres… il y a peut-être la mère qui est pas loin…
   - Et c’est quoi, demanda Salone ?
   - Une Assade ! Les piquants contiennent assez de poison pour tuer n’importe quoi !
Salone et Chamli jetèrent des regards apeurés autour d’eux. Ils ne virent rien. La nuit tomba doucement et la lumière se mit à manquer. C’est à ce moment-là que revinrent les cris. Leur nuit ressembla à la précédente, longue et sans sommeil.
Avec la lumière, revint la pluie. Chimla soupira en entendant les premières gouttes. Le feuillage en aiguilles du riek avait cette particularité de guider l’eau sans la laisser traverser le rideau qu’il formait. Leurs affaires s’étaient égouttées depuis la dernière pluie, mais l’humidité s’était infiltrée partout. Ils mangèrent plus que frugalement presque sans échanger un mot. Leurs traits étaient tirés. La journée allait être longue.
Le temps que Salone se charge, Chimla et Tordak étaient déjà partis. Pour une fois Chimla ouvrait la marche. Tordak la suivait en regardant tout autour de lui. La pluie, petite bruine pénétrante, semblait le rendre nerveux. Salone ajustait ses sangles quand il vit Tordak trébucher et s’étaler dans la boue par terre. Cela le fit sourire involontairement. Il l’entendit jurer car son masque contre les scorpions volants avait volé plus loin. Tordak se précipita pour le récupérer. Même s’ils n’étaient pas très nombreux, ils restaient une menace de tous les jours. Salone le vit se pencher, fouiller dans les herbes et se relever en le réajustant.
Tordak avait eu peur. La chute lui avait fait perdre son masque et il avait entendu des bruissements inquiétants non loin de lui. Heureusement, il l’avait récupéré rapidement. C’est à peine s’il s’était un peu abîmé le doigt sur un piquant. Il frotta la goutte de sang qui perlait sur son pantalon et se mit en devoir de rattraper Chimla.
Ils marchèrent assez vite. La piste était facile à suivre. Sans la fatigue, Tordak était persuadé qu’ils auraient pu diminuer leur retard. Mais la fatigue était là. Tordak sentait ses muscles las. Bientôt le rythme baissa. Tordak voulait aller plus vite. Ses jambes ne répondaient pas à sa demande. Salone lui passa devant pour suivre Chimla qui avait pris la tête. Tordak eut un sursaut de rage de se faire ainsi doubler par Salone. Il sentit en lui l’énergie de la colère et se remit à marcher d’un bon pas. Cela ne dura pas. Les douleurs qui le gênaient, surtout au niveau des pieds qu’il avait en sang, comme les autres. Petit à petit la peur s’insinua dans son esprit. Ce qui arrivait n’était pas normal. Ils marchaient maintenant sur un sol plus herbeux où l’eau avait laissé la place à une sorte de prairie. Cela lui fit penser à une île. Tordak s’arrêta :
   - On va faire une pause !
Salone et Chimla se retournèrent. Leurs traits avachis répondirent pour eux. Ils firent demi-tour pour rejoindre Tordak qui venait de s’asseoir.
   - Je ne sais pas si on va les rattraper, dit Chimla. Cela semble plus facile aujourd’hui.
   - Si on dormait… ce serait plus facile, fit remarquer Salone en posant ses sacs.
Tordak ne dit rien. La tête lui tournait vaguement. Il avait presque la nausée. Il attrapa une musette qu’il avait posée un peu plus loin et sursauta. Une douleur lui traversa la main gauche. Il enleva son gant. Il découvrit sa main avec horreur. Une tache noire avait envahi son petit doigt. Il mit un instant à comprendre. En partant, il avait sucé la goutte de sang sur ce doigt. Qu’est-ce qui l’avait piqué ? Il regarda de près ce qui lui arrivait. Il n’y avait qu’un petit point banal. La peau était maintenant sombre sur plus de la moitié de son auriculaire. La tache occupait plus que la première phalange. Tordak réfléchit. Il ne devait pas se tromper, animal ou plante. Il se rappela la petite douleur quand il avait récupéré son masque. Il fut heureux de la porter. Les autres ne pouvaient pas voir trop de son visage. Une seule piqûre éliminait tous les serpents et autres rampants. Une plante?  Mais laquelle ? Il n’en connaissait pas qui faisait cela. La seule image qui lui venait à l’esprit était la mort de Niavet. Il avait mis la main sur une Assade et en moins d’une demi-journée, son corps était devenu complètement noir. Pourtant la seule Assade qu’il avait vue était un bébé qu’il avait vu tomber. S’il avait mis la main dessus, ce n’est pas une mais de multiples piqûres qui orneraient sa main. Et si malgré tout, il avait mis le doigt sur un piquant perdu…
Tordak avait peur. Plus il regardait son doigt et plus il avait l’impression que la tache grandissait. Pouvait-il prendre le risque ? Son mentor avait été clair. Le venin d’Assade était constamment mortel si on le laissait agir. Niavet aurait dû se couper la main tout de suite avait-il expliqué à ses apprentis. Son manque de courage avait entraîné sa mort. Tordak craignait la mort. C’est ce qu’il se disait en regardant son doigt. En y réfléchissant, il pensa qu’une belle mort au combat ne l'effrayait pas. Il ne voulait surtout pas mourir comme Niavet qui avait hurlé tant et plus. Il se mit à haïr les mondes noirs, cette mission, la dame de son clan et jusqu’à la reine. Il regarda une nouvelle fois son doigt. La tache semblait prête à dépasser la deuxième phalange. Tordak n’hésita pas. Il sortit sa dague et d’un geste brusque se trancha le petit doigt au ras de la paume. La douleur fut supportable et la plaie saigna peu.
Chimla le regardait. Tordak qui ne voyait que ses yeux, lui dit :
   - Je me suis fait piqué par une saloperie. C’est plus prudent.
   - Encore un truc des mondes noirs. Crois-tu que nous en sortirons ?
   - Au départ, j’y croyais… maintenant… je ne sais plus.
Salone intervint à ce moment-là :
   - Faut croire en sa chance… sinon, on est déjà mort.
Tordak se leva en ajoutant :
   - Salone a raison… On va s’en sortir. Allez ! En route !
Il avait entouré sa main d’un bandage et remis ses gants.
Ils marchèrent bien cette après-midi-là. Tordak avait pris la bonne décision. La piste était facile à suivre. Le sol était moins spongieux et il ne pleuvait pas. Tout cela confortait Tordak. Il avait bien fait. Il était préférable de vivre avec un doigt en moins que de pourrir sur pied. Salone, qui pour une fois ouvrait la marche, attrapa même un serpent. Il l’avait vu au dernier instant, juste avant de butter dedans. C’était un petit spécimen. Tordak lui confirma le caractère mangeable de la bête.
   - Le mieux est de le garder vivant. Ça évitera que les squales s’y intéressent. Juste une chose… ne lui mets pas la main dans la gueule… Les crocs venimeux sont au fond !
Salone l’avait enfourné dans un sac. Il en était rempli de joie. Il allait enfin manger. Cela le changerait des miettes dont il se nourrissait.
Ils arrivèrent à un riek avant le soir. La brume était moins dense. On voyait au moins à deux cents pas. Les autres ne s’étaient pas arrêtés. C’est ce que constata Salone quand il l’examina. Il proposa à Chimla de s’installer pour la nuit. Tordak était plus loin derrière. Chimla acquiesça, elle n’en pouvait plus. Salone prit sa dague et entreprit de couper les épines. Il en était à tailler les appuis pour monter quand Tordak arriva.
   - On va se reposer, lui dit-il. Et demain, ça ira mieux.
   - Oui, répondit Tordak. Demain, ça ira mieux.
Il y avait de la lassitude dans sa voix. Salone en conclut qu’il était maintenant aussi fatigué que lui et que la perte de son doigt était un rude coup.
Arrivé au niveau de l’encorbellement des branches, Salone eut le plaisir de découvrir un beau tapis d’aiguilles. Leur sommeil allait être confortable.
   - C’est bon, dit-il aux autres. Vous pouvez monter.
Chimla monta la première. Salone l’aida sur la fin pour qu’elle ne déchire pas ses sacs sur les autres branches. Quand vint le tour de Tordak, Salone l’entendit attraper la première prise et tomber lourdement en arrière sur le sol au pied du riek. Chimla se précipita en demandant ce qui arrivait et poussa un cri quand elle vit que Tordak gisait par terre. Celui-ci déjà se relevait en jurant. Elle le vit retirer son gant gauche. Ce fut à son tour de crier. Sa main gauche était toute noire.
Chimla donna un coup de coude à Salone :
   - Aide-le !
Devant le regard de Chimla, il ne répondit rien et se mit en devoir de secourir Tordak.
Quand ils furent tous les trois en haut, sans leurs masques et sans les gants, ils découvrirent avec effarement ce qu’étaient devenus la main et le poignet de Tordak.
   - J’vais crever comme Niavet… C’est sûr, j’vais crever comme Niavet !
Salone ne disait rien. Il avait estourbi son serpent qui s’était manifesté en remuant quand il l’avait posé sur le tapis d’aiguilles. Chimla essayait de savoir ce qu’il se passait, mais Tordak ne semblait rien entendre. Salone toucha le bras de Chimla :
   - Il faut qu’il boive le sang. C’est un remède souverain. On a toujours fait ça dans mon clan, dans les cas graves.
 Il trancha la tête du serpent qu’il jeta au pied du riek et offrit le sang qui coulait à Tordak. Celui-ci ne le vit même pas. Chimla prit le gobelet. Elle prit Tordak par les épaules et lui fit boire le contenu du gobelet. Cela sembla le ramener à la vie.
   - Faut couper tout… C’est ma seule chance.
Il se tourna alors vers Salone, l’attrapa de sa main valide et lui dit :
   - Tu vas le faire… N’est-ce pas que tu vas le faire ? Je t’ai sauvé la vie… Tu me dois ça.
Salone opina du chef :
   - Ça me semble juste.
Il dégaina son épée et ajouta :
   - A quel niveau ?
Chimla se détourna quand l’épée s’abattit sur le coude. Tordak ne poussa pas un cri. Il pressa immédiatement un tissu sur le moignon pour empêcher le saignement. Il ajouta pour Chimla, les dents serrées :
   - Bande bien, que ça appuie fort.
Pendant que Chimla finissait le pansement, Salone découpait le serpent. Il avait à nouveau rempli le gobelet qu’il donna une nouvelle fois à Tordak. Celui-ci but sans rien dire. Il mangea un peu de viande. Salone et Chimla se partagèrent le reste.
Alors que la nuit tombait, ce fut le silence qui s’installa sur le riek. Tordak s’était déjà endormi. Chimla et Salone communiquèrent par signes. Ils mangèrent tout ce qu’ils purent et jetèrent le reste.
Les scales ne furent pas long à arriver. Ils entendirent quelques claquements de mâchoire. Dans la semi-obscurité brumeuse qu’était la nuit dans les mondes noirs, Chimla s’interrogeait sur ce qui allait lui arriver si Tordak ne survivait pas à son amputation. C’est alors que montèrent les premiers cris.

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