mercredi 6 janvier 2016

Les mondes noirs : 15

Mafgrok après être tombé plusieurs fois, sentit quelque chose de dur sous son pied gauche. Il se précipita. L’escalier ! C’était l’escalier. Il s’y engagea comme un noyé s’accroche à une planche. Il se heurta à des mâles bleus l’arme à la main. Il dut même batailler avec eux. En le voyant ainsi surgir du brouillard, couvert de sanies, au milieu de tous ces bruits de bataille, ils l’avaient pris pour un ennemi. Quelqu’un donna l’ordre de poser les armes. Mafgrok ne l’entendit pas. Un dernier coup d’épée l’avait rendu inconscient.
Chimla tremblait encore de tous ses membres devant l’horreur qui était ressortie des mondes noirs. Heureusement pour elle qui était au premier rang de l’intendance, les derniers rangs des mâles bleus avaient stoppé avant de mettre le pied sur le sol mouvant. Elle tremblait, mais elle s’occupait de ceux qui avaient réchappé de l’horreur. Tous déliraient. Ils étaient couverts de plaies et de bosses. Un seul n’avait aucune blessure faite par une arme. Il était le plus sale et le moins marqué. Cela étonna Chimla. Elle nota ce détail dans un coin de son esprit. Elle verrait cela plus tard. Il lui fallait de l’eau pour soulager les blessés. Chimla était soulagée, comme tous ceux de l’intendance, de ne pas s’être engagée dans l’escalier. Elle ne comprenait pas pourquoi on n’avait pas achevé les vaincus comme d’habitude. La reine était arrivée très vite sur les lieux alors que les cris continuaient dans le brouillard des mondes noirs. Elle avait vu revenir les derniers de ses mâles avant que le silence ne retombe. Elle avait alors ordonné de soigner tous les blessés. Cela avait provoqué l’étonnement. On avait réquisitionné une propriété du clan brun qui jouxtait l’escalier de lumière. Les blessés qu’ils soient mâles royaux, bleus, ou même gardiens y avaient été transportés. Dame Érausot avait désigné des volontaires pour s'occuper des blessés du clan bleu. Chimla avait bien senti tout le mépris de la chef de clan pour ces incapables. Elle n’en attendait rien et les aurait fait achever sans les ordres de la reine. Les consignes pour Chimla et les autres filles du clan bleu étaient claires. Surveiller ce que les blessés pourraient dire et empêcher que Karvach n’intervienne en les éliminant.
Quand Chimla revint avec l’eau, les rumeurs circulaient. Les quelques autres filles qui étaient là pour les blessés, n’étaient pas très futées. Elles étaient les dernières parmi les servantes. Cela faisait enrager Chimla d’être là. Elle avait compris dès le départ que Dame Érausot ne lui épargnerait rien. Elle était là, inutile, alors qu’elle aurait eu beaucoup mieux à faire pour le clan et surtout pour elle. Elle écouta d’une oreille moins distraite qu’elle ne l’aurait voulu. Les amazones royales étaient rentrées. Les nouvelles étaient alarmantes. Partout, les mondes noirs semblaient avoir progressé comme sur les marches de l’escalier. Le royaume allait disparaître englouti dans ce néant qui les entourait. Telle était la peur qui commençait à se répandre dans le peuple. Les plus optimistes comptaient sur la reine pour les protéger. Les autres échafaudaient des plans de survie. Chimla les écoutait discourir. Tout cela était vain. Sans l’Idole, le royaume ne survivrait pas. Si les meilleurs parmi les mâles avaient ainsi presque tous péri, ce n’étaient pas quelques servantes sans cervelle qui réussiraient.
Elle laissa les autres à leurs bavardages et refit un tour de la salle. Les mâles blessés allaient mourir. Elle le savait. Toutes les armes étaient empoisonnées. Les quelques gardiens, qui avaient réussi à remonter les marches, étaient aussi blessés. Pour eux, ce serait plus long. Leur peau plus épaisse et leur constitution plus robuste prolongeraient leur agonie. Elle se retrouva près du mâle sans blessure. Laver les autres avait été facile. Ils avaient évité de se retrouver dans la fange des mondes noirs.  Celui-là avait dû y disparaître en entier. La saleté était repoussante et l’odeur presque insoutenable. Elle posa son baquet près de lui. Celle qui avait la responsabilité de ce lieu, avait senti l’animosité de Dame  Érausot contre Chimla. Elle en avait tout de suite profité pour la désigner pour s’occuper de la pire salle de cette infirmerie improvisée. Elle commença par laver tout ce qui n’était pas sous des habits. Il lui fallut faire plusieurs voyages avec son baquet. L’eau était tellement vite souillée qu’elle ne lavait plus. Quand le visage fut propre, elle le trouva plutôt bel homme. L’eau fraîche le ranima. Chimla sentit une poigne de fer lui bloquer la main. Le mâle royal s’assit et la regarda :
- Qui es-tu ?
- Chimla, du clan bleu.
- Que fais-tu ?
- On m’a désignée pour laver tes plaies.
Tout en maintenant fermement la main qui tenait le linge mouillé, le mâle regarda autour de lui :
- Qu’est-ce que je fais ici ?
- Tu es un de ceux qui sont revenus. On t’a amené inconscient.
- Les mondes noirs ! Je me souviens ! Nous sommes allés dans les mondes noirs !
Ses yeux étaient devenus comme fou.
- C’est un monde de folie. Jamais nous ne passerons. Il faut un talisman pour résister à ce qui vit là-bas.
- L’Idole est sans force. Je ne sais pourquoi, mais c’est ce que tout le monde dit.
- Qu’a-dit la reine ?
- Elle vous a épargné. Karvach doit venir. La reine veut comprendre pourquoi ses mâles se sont ainsi fait occire.
Le mâle regarda Chimla sans la voir. La terreur se lisait sur ses traits.
- Personne ne peut survivre dans cet enfer.
Au loin, on entendit quelqu’un crier :
- Le feu ! Le feu repousse tout ce qui vient des mondes noirs. Prenez des torches et protégez-vous.
Chimla se leva, le mâle aussi. Il tendit l’oreille.
- Ce bruit ! Ce bruit ! Ce sont les insectes gris. UNE TORCHE ! VITE UNE TORCHE !
Chimla courut vers le panier près de l’entrée. Les torches y étaient entreposées en attendant la nuit. Elle en prit deux, en tendit une à Mafgrok et battit le briquet. Elles flambaient à peine quand arrivèrent les premiers insectes. Ils se collèrent dos à dos, faisant des moulinets de feu autour d‘eux. Mafgrok les vit pour la première fois distinctement. Grands comme une main, ils avaient plusieurs ailes et un long corps fuselé. Ils en virent se poser sur les autres blessés. Le poison commençait à agir. Ils déliraient. Incapables de se défendre, ils hurlaient à chaque morsure. Pour Chimla et Mafgrok, la bataille sembla durer des heures. Brusquement, comme répondant à un signal, les insectes filèrent. Ils restèrent là un moment, la torche haute et immobile, attendant le retour des agresseurs. Le temps passa. La nuit arrivait. Seul le grésillement des torches venait interrompre les râles des agonisants. Chimla et Mafgrok se regardèrent. Ils avaient été mordus quelques fois.
- J’ai la tête qui tourne, dit Chimla.
- Normal, répondit Mafgrok. C’est les morsures qui font cela.
- Je crois qu’ils ne reviendront pas maintenant. Il fait noir.
- Je ne sais pas, dit Mafgrok. Garde une torche à portée de main.
Chimla baissa sa torche. La lumière qui l’aveuglait en partie, s’éloigna, éclairant la pièce. Elle poussa un cri de surprise :
- Regarde, dit-elle en désignant les gisants.
Mafgrok tourna les yeux vers ce que regardait Chimla et jura. Les autres blessés semblaient avoir été en partie dévorés. À celui-là manquait une main, à cet autre la moitié du visage.
- Il faut prévenir la reine, dit Mafgrok.

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