mardi 11 décembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...71

Le général était trop pris par ses préparatifs. Ce que lui avait rapporté le commandant Brulnoir était inquiétant. Moins cependant que la possible fuite d'informations sur une attaque imminente contre les rebelles. Il faisait venir à Solaire des renforts en vue d'une offensive massive. Comme cela manquait de discrétion, il déployait ses hommes le plus possible. Leur présence partout dans la grande forêt était pour lui le gage que les rebelles allaient rester dans leur tanière. Il y avait bien quelques accrochages. Les rebelles fuyaient toujours, ce qui mettait le général en joie. Petit à petit, il les repoussa vers leur refuge, toujours plus à l’est. Dix jours étaient passés depuis le retour de la patrouille des auxiliaires dans les canyons, dix jours sans incident. Tous les auxiliaires étaient revenus vivants. Ils avaient même découvert où on avait caché les armes des combattants tués. Quand il en avait parlé à son colonel, il avait eu droit à des remontrances. Au lieu de s’occuper des bandits des canyons, il ferait mieux de préparer ses troupes pour l’assaut contre les rebelles. Brulnoir avait encaissé sans un mot. À son retour, il avait convoqué ses officiers et transmis les ordres, presque tous les ordres. Il avait gardé un de ses lieutenants. Il était en charge des jeunes recrues. Elles n’étaient pas prêtes pour le combat. Brulnoir le savait. Elles allaient quand même le servir. Il leur ordonna de patrouiller dans les canyons, tout en leur interdisant de faire plus d’une journée de manœuvre. Il voulait avoir des informations, pas des morts. Le temps de l’action approchait. Cela rendait les hommes nerveux. Les anciens, parce qu’ils allaient en finir avec les rebelles et les jeunes, parce qu’ils ne pourraient pas y participer.
Les préparatifs furent interrompus un matin par la neige qui tombait. L’hiver approchait. Brulnoir fut convoqué à l’état major. Il y retrouva tous les officiers supérieurs. Ils n’eurent pas besoin d’explications. L’heure du combat avait sonné. Le général distribua les directives à chaque groupe avec ordre de ne rien dire aux hommes avant le début des combats. On discuta stratégie une bonne partie de la journée.
À l’autre bout des canyons, Riak regarda les premiers flocons qui tombaient. La neige ne tiendrait pas. Elle jura tout bas. Avec l’hiver, elle ne pourrait pas se déplacer à sa guise. Elle pensa aux longs mois de confinement. Contrairement à elle Gochan était contente de l’arrivée du froid. Malgré la souffrance que lui infligeraient ses rhumatismes, elle pourrait vivre en paix sans craindre pour la sécurité de Nairav. La première chute de neige donnait lieu à une cérémonie. Elle y convia Riak. Les chants étaient doux et pacifiés comme l’est la nature sous la neige. Riak sentait vagabonder son esprit. Elle sentait son corps se mettre à l’unisson du chœur des sœurs. Elle ferma les yeux. La brutalité du sentiment qui s’imposa à elle la fit sursauter. Rma allait trancher des centaines de fils, laissant une brèche dans la trame du temps. Elle sentit de l’inquiétude. Koubaye ! L’esprit de Koubaye était là et elle ressentait ce que ressentait Koubaye. Elle ouvrit les yeux. L’urgence était là… sauver les fils de la trame du temps. Elle interrompit la cérémonie :
   - Mère Gochan ! Il faut ...
Le regard noire de la mère supérieure la fit avaler sa salive. Riak pensa que Gochan, qui pensait être tranquille, n’allait pas aimer ce qu’elle avait à dire…
   - Mère Gochan, les buveurs de sang font un massacre ! Il faut faire la cérémonie des morts !
   - Es-tu sûre de ce que tu dis ? L’hiver est à notre porte et eux, comme les autres, vont se mettre au chaud.
   - Je sais que le sang des innocents coule comme un fleuve.
Riak brusquement se leva.
   - Il me faut y aller !
Avant que quiconque ne puisse l’arrêter, elle avait quitté le temple et se dirigeait à grands pas vers sa chambre. Jirzérou l’attendait devant sa porte.
   - J’ai entendu ton appel. Où allons-nous ?
   - Nous battre contre les buveurs de sang. Ils massacrent les innocents…
Bemba et Mitaou arrivèrent les bras chargés de vêtements et de victuailles. Rapidement pendant que Mitaou aidait Riak à s’équiper, Bemba chargeait les sacs de provisions. Narch arriva sur ces entrefaites. Riak le regarda et lui dit :
   - Tu seras notre intendance… Tu devras rester caché et ne pas te mêler de ce qu’il se passe. Ton rôle sera d’observer et de raconter au retour.
   - Dame Riak, la nuit tombe ! Êtes-vous sûre de vouloir partir ?
Riak regarda Mitaou qui lui tendait la blanche épée.
   - Oui, Mitaou… Déjà nous n’avons que trop tardé.
Bemba et Mitaou les accompagnèrent jusqu’à la porte et les regardèrent partir dans la nuit noire.
   - J’ai peur, dit Mitaou.
   - Moi aussi, répondit Bemba. J’ai peur mais j’ai confiance.
Riak, Jirzérou et Narch avaient à peine quitté le sanctuaire que les bayagas arrivèrent. De leurs luminescences multicolores, ils éclairaient le chemin. Riak se mit au petit trot, suivie des deux hommes. Au petit matin, ils étaient au bord des canyons. Ils firent une pause dans une des grottes.
   - Où va-t-on ? demanda Narch
   - Là où il y a les combats, répondit Riak.
   - Mais nous ne sommes que trois, fit-il remarquer.
   - Les bayagas sont avec nous, répondit Riak. Tu ne les vois pas car elles sont dans l’ombre mais, les ombres noires sont là.
Narch ne put s’empêcher de frissonner. Les bayagas ! Si on lui avait dit qu’il marcherait sans crainte à côté des êtres les plus monstrueux du royaume, il ne l’aurait jamais cru. Il regarda autour de lui sans rien voir.
Un bruit les fit sursauter.
   - Une patrouille, chuchota Jirzérou !
Riak dégaina et dit en regardant Jirzérou :
   - Vivant !
Il fit un signe d’approbation de la tête et ils se précipitèrent hors de la grotte. La surprise fut totale. Les cinq hommes furent proprement mis hors combat sans qu’ils aient eu le temps de réagir.
   - Des renégats, dit Jirzérou !
   - Ils servent d’auxiliaires, ils doivent savoir !
Ils examinèrent le chargement qui avait empêché les auxiliaires de se défendre. Ils reconnurent les armes des soldats qu’ils avaient éliminés.
   - Ils avaient trouvé la cache, fit remarquer Jirzérou.
   - La prochaine fois, il faudra être plus prudents et mieux choisir, répondit Riak.
Ils réveillèrent un des hommes. Il eut un mouvement de recul en  voyant Riak penchée sur lui.
   - Une cheveux blancs ! s’exclama-t-il.
   - Où sont partis les buveurs de sang ?
Riak lui avait posé son épée sur la gorge.
   - Je ne sais pas, hoqueta-t-il, nous avons été mis à part. Le général ne voulait pas que l’on sache…
Riak regarda Jirzérou d’un air interrogatif.
   - Bien sûr qu’il ment, dit ce dernier, les renégats sont tous des menteurs...
   - Tu entends ce qu’il dit… Je manque de patience. Tu parles ou je te tranche la gorge !
   - Cela ne servira à rien !
Riak et JIrzérou se retournèrent pour voir qui avait parlé. Un de leurs prisonniers s’était réveillé et redressé.
   - Je suis leur chef et comme lui je ne sais qu’une chose : les buveurs de sang ne voulaient pas qu’on sache.
Riak laissa tomber celui qu’elle tenait et s’approcha du chef.
   - Dis-m’en plus !
   - Tu vas nous tuer ! Que je te donne ou pas des informations cela ne changera rien… On a vu tes cheveux blancs… Dès leur retour, les buveurs de sang iront à ta recherche.
Une voix caverneuse assombrit le soleil :
   - Laisse, Fille de Thra. Je sais comment on traite les renégats !
Le chef du détachement blêmit en voyant la grande ombre noire s’approcher.
   - C’est pas possible ! C’est pas possible ! Il fait jour !
   - Oui, renégat, il fait jour pour nous aussi, la Fille de Thra est notre soleil.
Ayant dit cela, la grande ombre noire plongea son regard dans le regard de l’homme. Un instant plus tard, il était comme une enveloppe vide.
   - Il se croyait plus fort qu’il n’était, Fille de Thra. Il ne sait rien de précis. Les bruits qu’il a entendus parlent d’un nettoyage de la grande forêt.
Riak regarda la grande ombre noire.
   - Solaire est loin, nous n’arriverons jamais à temps pour nous battre.
La grande ombre noire se retourna en disant :
   - C’est un travail pour Wardsauw.
Il fit un signe de la main et une autre ombre se détacha du rocher.
   - Wardsauw ! Solaire !
La voix qui répondit était comme un puits sans fond. Riak s’y sentit entraînée. Elle lutta pour se tenir debout. Dès qu’elle fut stabilisée, elle prit conscience que l’environnement avait changé. Elle était avec Jirzérou, Narch et la grande ombre noire au milieu des bois. Elle reconnut le campement qu’ils avaient occupé.
   - Allons en ville, dit Riak. La caserne est là-bas.
   - Bébénalki, vous ne pouvez pas entrer comme cela. On va avoir une émeute. Vos cheveux blancs !
Riak dut reconnaître que Jirzérou avait raison. Ils étaient tous les deux en blanc. Les buveurs de sang devaient avoir leur signalement.
La grande ombre noire se mit à rire :
   - Fille de Thra, je vais arranger cela !
Il n’avait pas fini de parler que de sombres nuages bas vinrent obscurcir le soleil. Bientôt, ils s’accrochèrent aux arbres et toute la région fut plongée dans un épais brouillard sombre et froid.
   - Fille de Thra, suivez-moi !
Ils progressèrent sans rencontrer personne. Ils arrivèrent à la porte de la caserne. La sentinelle s'effondra sans un bruit. La grande caserne semblait vide. Ils trouvèrent un gradé réfugié dans ses appartements qui commença par le disputer quand il les entendit :
   - Mais qu’est-ce que tu as foutu, Hatnol, j’attends que…
Il regarda un instant Riak et Jirzérou sans comprendre, puis il sauta sur son arme en appelant la garde. Son cri s’étrangla dans sa gorge. Une main de nuit venait de le saisir par le cou et l’avait soulevé du sol. La grande ombre noire le regarda dans les yeux et le lâcha. Il y eut quelques bruits derrière eux vite étouffés. Riak se retourna. D’autres ombres s’occupaient des gardes qui venaient voir ce qu’il se passait.
   - Je voulais l’interroger, dit Riak en regardant l’ombre noire.
   - J’ai pénétré son esprit, Fille de Thra. Ils sont persuadés que les rebelles sont dans la grande forêt et qu’ils se cachent à Diy. Ils sont partis il y a plusieurs jours…
   - Combien ?
   - Je ne sais pas, Fille de Thra. Le temps n’a pas de valeur pour moi.
Riak jura en entendant cela.
   - Alors allons-y tout de suite !
   - Wardsauw !
Une grande noire se détacha des autres et vint vers eux. Son aspect était aussi morbide que celui de leur interlocuteur.
   - Wardsauw, aux portes de Diy !
Riak reconnut la voix. Comme la première fois, elle s’y perdit. Elle reprit pied en haut du col de Diy. L’odeur de la mort y était prégnante, fade et écœurante. Riak se précipita dans la pente, suivie de Jirzérou et de Narch. Les bayagas noires suivaient en flottant au-dessus du chemin. La mort était partout. Même les gardiens gisaient éventrés au milieu du chemin. Partout Riak vit le même spectacle. Narch dut s’arrêter pour vomir. Riak se tourna vers Jirzérou :
   - Mais pourquoi ?
   - Il faudrait tous les massacrer comme ils ont massacré ces pauvres gens, répondit-il.
   - Tu as raison, dit-elle en sortant son épée.
Elle se tourna vers les bayagas :
   - Wardsauw !
   - Oui, fille de Thra ?
   - Sais-tu où ils sont ?
   - Ils sont dans la forêt à traquer les hommes libres.
   - Allons-y !
Le même malaise l’emplit et la quitta. Ils étaient en forêt. On entendait les bruits d’un combat.
   - Sus, cria Riak en s'élançant.
Jirzérou la suivit, ainsi que les bayagas. De nouveau la nuit sembla se répandre sur la forêt. Ils arrivèrent au milieu des combattants dans une lueur crépusculaire. Quand ils les virent, les buveurs de sang firent face. Si Riak était trop rapide pour eux, Jirzérou avait plus de mal. Les ombres noires des bayagas faisaient des ravages. La plus grande suivait Riak et Wardsauw restait près de Jirzérou. Bientôt les buveurs de sang connurent la peur. L’ombre blanche de Riak taillait et plantait son épée si vite que les rangs devant elle ressemblaient à de la neige au soleil. Les ombres noires se multipliaient à chaque blessure. Il n’y eut bientôt plus que des hommes aux habits dépareillés plus ou moins debout regardant, incrédules, le spectacle de tous les corps gisant au sol. Riak faisait le tour des morts. Aucun des visages ne lui était connu. Elle s’approcha des survivants. Elle dévisagea un homme couvert de sang :
   - Ubice ?
   - Tu nous sauves une nouvelle fois, Bébénalki. Tu as le don d’apparaître au bon moment.
Petit à petit autour d’eux, la lumière du jour perçait les brumes. Ubice et les siens eurent un mouvement de recul en découvrant les ombres noires des bayagas.
    - Vous ne risquez rien, dit Riak. Ils sont sous mes ordres.
Le groupe d’une quinzaine d’hommes tremblait devant les bayagas.
   - Ubice !
En entendant son nom, il regarda Riak d’un air incrédule.
   - C’est impossible ! Ce que je vois est impossible.
   - Ubice !
   - Oui ?
   - Y a-t-il d’autres groupes dans la forêt ?
   - Oui mais les buveurs de sang nous ont séparés. Je ne sais rien d’eux.
Riak se tourna vers une des ombres :
   - Wardsauw, les vois-tu ?
   - Oui, fille de Thra. Certains se battent, d’autres sont morts…
   - Alors allons-y !
Les Hommes Libres du Royaume poussèrent un cri quand ils virent qu’ils s’étaient déplacés sans bouger. Le temps qu’ils comprennent qu’un combat était en cours, Riak et les bayagas avaient nettoyé le terrain. La même scène se reproduisit quand les Hommes Libres du Royaume qu’ils venaient de sauver découvrirent les bayagas. Riak déjà entraînait tout le monde sur un autre lieu pour un autre combat. Elle fit ainsi une dizaine d’endroits différents laissant quelques centaines de buveurs de sang sur le carreau. Le soir tombait quand elle donna l’ordre à Wardsauw de rejoindre les canyons...

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