vendredi 30 novembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...70

Quand le dernier combattant mourut, sa tête fit un bruit mat en tombant sur le rocher. Riak éclata d’un rire cristallin :
   - J’adore cette épée !
Jirzérou s’approcha d’elle, suivi de Narch. Ils venaient d’achever les mourants. La patrouille était réduite à néant :
   - C’est pas encore aujourd’hui que les buveurs de sang trouveront Nairav !
En disant cela Jirzérou cracha sur un des cadavres.
   - Récupérez les armes et rentrons, j’ai faim !
Riak joignit le geste à la parole en ramassant les armes de son dernier adversaire. Narch se rapprocha de Riak :
   - Elles sont déjà là, dit-il en désignant les hyènes qui arrivaient.
   - Oui, elles nous suivent. Elles ont compris depuis longtemps qu’on leur laisse toujours de quoi se restaurer.
Dans le crépuscule naissant, ils reprirent le chemin du temple.
Gochan l’attendait à l’entrée :
   - Tu es encore partie sans permission ! Tu n’apprends rien !
   - Il y avait une autre patrouille dans les canyons.
Gochan sursauta. Les seigneurs envoyaient de plus en plus de patrouilles. Ceux qui venaient à Nairav expliquaient que, dans la région autour de Solaire, les buveurs de sang cherchaient des rebelles. Ils avaient eu beaucoup de pertes dans la grande forêt. Les hommes libres du Royaume semblaient être entrés en rébellion ouverte.
   - Ils sont fous. Ils n’ont aucune chance, expliquait Gochan. Ils peuvent gagner quelques combats, mais si la grande troupe des buveurs de sang vient… cela va être un massacre. Le diadème est ici. Ils ne sont pas en lien avec la dame blanche. La grande prêtresse le sait bien. Pourquoi ne l’écoutent-ils pas ?
Riak haussa les épaules. Elle avait fait ce qu’elle devait faire. Protéger le passage vers Nairav. Elle ne savait pas pourquoi. Elle sentait que son destin était dans cette protection. Elle sentait quand approchaient les seigneurs, son médaillon lui chauffait la poitrine. Il fallait les éliminer, un point c’est tout.
   - Bientôt, ce sera l’hiver. Nous serons à l’abri. Même les seigneurs respectent l’hiver, disait Mitaou. Alors je pourrais ne plus craindre.
Elle se plaignait à Bemba presque tous les jours. Elle était passée de l’état de novice pas très habile, à celle de fugitive toujours pourchassée. Même si elle vouait une quasi-adoration à Riak, elle ressentait le besoin de repos tranquille. Bemba, avec l’autorisation la mère supérieure Gochan, avait commencé à entraîner celles et ceux qui pourraient combattre. À son arrivée, la mère supérieure lui avait fait la remarque qu’il n’y avait jamais eu de bicolore à Nairav. Ce n’est qu’après l’apparition de l’épée, qu’elle avait changé d’avis.
   - La violence est là, avait-elle déclaré à Bemba, en la croisant. Tes talents pourraient être utiles en ces temps où la mort semble s’inviter jusque dans le temple.
Bemba avait pris cela pour une invitation et après avoir recruté quelques volontaires, elle était venue demander l’autorisation de s’entraîner au combat. La réponse de Gochan l’avait étonnée.
   - Il faudra peut-être plus qu’un bâton pour repousser ce qui vient.
Le temps passa et de nouveau le médaillon se mit à chauffer sur la poitrine de Riak. Elle était dans la salle d’étude, apprenant à lire et à écrire. Elle se leva et dit à la mère enseignante :
   - Ils sont à l’entrée des canyons… Il faut que j’y aille.
   - Mais, il va faire nuit, dame Riak. Les bayagas…
   - Je ne crains pas les bayagas. Il ne faut pas que les seigneurs pénètrent dans les canyons !
Tout en disant cela, elle s’équipait. Jirzérou apparut comme à chaque fois sans que personne ne l’appelle.
   - Ils sont revenus ?
   - Ils sont revenus, répondit Riak.
   - Je préviens Narch et on arrive.
Il alla chercher ses armes et Narch. Ils se retrouvèrent à la porte du temple. Gochan arrivait, marchant rapidement dans un frottement de tissus sur le sol.
   - La Dame Blanche et les canyons nous ont toujours protégés. Ne peut-on pas attendre ? L’hiver sera là bientôt.
   - Les buveurs de sang cherchent le mal. Pour le moment, ils s'intéressent à la grande forêt et au chemin de Diy, mais ça ne durera pas. Les Hommes Libres du Royaume vont devoir fuir. La dernière patrouille parlait des renforts qui arrivaient quand nous les avons observés avant l’attaque.
   - Nous n’avons rien à voir avec cela et la Dame Blanche nous protégera jusqu’au retour du roi.
   - J’entends, ma mère, mais je crois que le roi nous aidera si nous donnons des signes de notre loyauté.
Riak ne parla pas de ce qu’elle sentait. Elle était persuadée que Koubaye continuait à la guider. Pour Riak, Rma ne voulait pas que les fils des buveurs de sang se mêlent avec les fils de ceux qui habitaient les canyons.
Riak sentit que Gochan, de nouveau, cédait à sa volonté de partir au combat.
   - La nuit sera claire, nous ne risquons rien, dit Riak.
   - Que la Dame Blanche vous protège, répondit Gochan qui les regarda s’enfoncer dans la nuit sur l’étroit chemin d’accès.
Narch était émerveillé par le savoir de Riak. Depuis qu’elle avait récupéré l’épée blanche, elle semblait connaître les canyons et toutes leurs grottes par cœur. Ils passaient parfois par de sombres boyaux à peine plus larges qu’eux et se déplaçaient dans ce labyrinthe de parois abruptes et de rochers coupants à toute vitesse.
Sans Riak qui l’avait retenu, Narch se serait jeté dans les bras des buveurs de sang. Ils étaient arrivés par derrière sous le porche qui servait de refuge à la patrouille ennemie. Ils s’accroupirent dans l’ombre derrière des rochers à l’abri des regards.
   - Tu crois qu’on va voir des bayagas, demandait l’un des buveurs de sang.
   - Non, répondit un autre. Ils nous évitent depuis longtemps. Ce sont des ectoplasmes. Leurs formes sont impressionnantes mais ils ne font rien.
   - On va rester ici combien de temps ? Il paraît qu’ils préparent une grande offensive contre les rebelles et nous, on est dans ce labyrinthe…
   - Notre mission est de faire des repérages et de cartographier. Le général pense qu’il y a aussi des rebelles par ici.
   - Une dizaine d’hommes pour faire ça, reprit la première voix et deux sentinelles, le lieutenant est très prudent...
   - Tu viens d’arriver dans la région. Sache qu’il y a sûrement des gens qui ne nous aiment pas par ici… Les autres patrouilles ne sont pas revenues.
Les deux hommes se turent. Riak fit reculer son groupe dans le tunnel. Ils ressortirent dans les canyons d’à côté.
   - Ils sont une dizaine et nous ne sommes que trois, dit Jirzérou
   - Ils ne sont qu’une dizaine et nous aurons l’avantage de la surprise. Ils pensent que nous ne sortons pas la nuit…
   - Je ne sens pas cette attaque, Bébénalki. Ça sent le piège.
   - Les bayagas seront avec nous. Je l’ai senti.
Jirzérou maugréa que ce n’était pas cela qui allait les protéger des épées des buveurs de sang, mais la Bébénalki avait parlé… il fallait obéir. 

Narch et Jirzérou allèrent se positionner au bout du tunnel, derrière l’éboulis. Ils devaient attendre l'attaque de Riak sur le devant. Quand ils arrivèrent sous le porche, tout était silencieux. Ils se déplacèrent le plus silencieusement possible. À chaque fois qu'il faisait bouger un petit caillou, Narch s'immobilisait, le coeur battant la chamade. Il écoutait, comme Jirzérou. Comme rien ne réagissait, ils continuaient. Une fois en position derrière le tas de pierres, ils attendirent dans le noir et le silence. Narch serrait le manche de son sabre court. Jirzérou s’en remettait à la déesse. Il n’aimait pas ce lieu et le ressenti qu’il en avait. Ils attendirent. Riak avait dit : “Aux premières lueurs…”
Le temps passa lentement. Jirzérou donna un petit coup à Narch pour le mettre en alerte. L’aube allait pâlir. Il fallait écouter. Riak n’arriverait pas en hurlant. Les deux hommes restèrent tendus jusqu’à ce qu’ils entendent rouler un rocher. Alors ils bondirent, l’arme à la main.
Jirzérou comprit rapidement que cela n’allait pas. En face de lui, il n’y avait pas des dormeurs surpris mais des guerriers debout, caparaçonnés et prêts à en découdre. Il jura comme seul un tréïben savait jurer. Il dit à Narch de disparaître dans le tunnel. On leur avait tendu un piège. De l’autre côté, les bruits de combat avaient commencé à retentir. Jirzérou se lança dans la bataille. C’est à peine s’il y eut un effet de surprise. Il regretta amèrement d’avoir passé sur son visage la pierre de lune. Même dans la pénombre qui régnait sous le porche de pierre, il était repérable avec son visage trop blanc. Il fut rapidement débordé par le nombre. Au moment où il crut sa dernière heure venue, il entendit : “Ne le tuez pas, il faut qu’il parle avant !”.
On le garotta. Pendant ce temps le combat continuait de l’autre côté de l’auvent de pierre.
Riak, malgré sa vitesse, avait été acculée contre la paroi. Ils étaient trop nombreux et trop proches les uns des autres pour qu’elle puisse manœuvrer rapidement. Le cercle des épées et des grands boucliers se rapprochaient inexorablement. Elle arrivait parfois à toucher une main ou un bras. Ses autres estocades se terminaient invariablement par le bruit du métal sur le métal. Quand son dos toucha la paroi de l’abri, elle pensa qu’ils allaient sortir les lances et la finir comme cela. Dans la pénombre, elle ne distinguait pas bien ce qu’il y avait derrière les premiers rangs. Elle s’en voulut de ne pas avoir écouté Jirzérou. En face d’elle, ce n’était pas une dizaine d’hommes en patrouille mais presque tout un régiment de buveurs de sang qui se réjouissaient déjà de saigner à blanc une cheveux blancs…
Riak les vit s’arrêter à trois pas d’elle. Le mur de boucliers semblait bloqué. C’est alors que se leva le soleil. Elle repéra un mur bouclier noir entre elle et les buveurs de sang. Ils étaient tenus par des ombres noires. Des bayagas ! Une des ombres se leva, semant le trouble dans les rangs ennemis. Elle se tourna vers Riak.
   - Tu connais les mots de l’appel. On t’a donné l’épée. Connais-tu les mots de la fidélité ?
Riak regarda l’ombre noire se détachant sur la lumière qui se levait. Son visage était horrible à voir et ses yeux étaient comme des puits sans fond ouvrant sur l’infini. Riak s’y sentit aspirée. Ce fut comme si elle tombait. À côté d’elle vivait une présence. Koubaye ! Elle fut heureuse et dans son vertige l’appela à l’aide. Dans son esprit, des mots se formèrent, des mots oubliés, des mots de divinité. Elle les avait déjà prononcés mais pas avec ces intonations et l’inflexion finale.
   - BÀR LOKÀÀÀ !
Les mots sortirent seuls de la bouche de Riak. L’ombre noire se retourna vers les boucliers :
   - Elle connaît les mots. Elle est fille de Thra !
Ce fut à ce moment que les rayons du soleil inondèrent le porche de pierre, illuminant les buveurs de sang et se perdant dans le noir des ombres qui se levèrent. Entre les soldats et Riak, il y avait un mur de nuit. Les buveurs de sang semblaient tétanisés. Dans le silence des armes, on entendit le raclement des épées sortant du fourreau. Les ombres noires se retournèrent vers Riak et déclarèrent en chœur :
   - Fille de Thra, notre fidélité est tienne !
   - Mais attaquez ! Attaquez donc ! hurla une voix toute humaine.
Le cri de leur chef mit les buveurs de sang en mouvement. Les épées s’abattirent sur les ombres noires, semblant couper et trancher la nuit dont elles étaient faites. Le mouvement devint ruée qui se brisa comme se brise la mer sur les rochers. De chaque morceau d’ombre se leva une nouvelle ombre. Comme une armée insensible aux coups, les guerriers d’ombre noire massacrèrent les buveurs de sang faisant couler leur sang comme un ruisseau. Quand plus un corps ne fut entier, ils revinrent vers Riak qui avait participé comme eux à la bataille.
   - Fille de Thra, nous serons de tes combats.
Riak regarda le guerrier d’ombre noire. Dans les puits de ses yeux, une lueur semblait scintiller.

   - Ça veut dire quoi ?
   - Je ne sais pas, mon général. L’escouade complète a disparu dans les canyons.
   - Cinquante hommes, ça ne disparaît pas comme cela, commandant ! Je veux savoir ce qu’il s’est passé.
Raide comme un piquet, le commandant salua et sortit de la pièce.
   - Vous croyez qu’il y a des rebelles dans les canyons ?
   - Je ne crois pas aux monstres, colonel. Si l’escouade a disparu, il n’y a que deux solutions. Ils sont morts ou ils ont déserté…
Le colonel ne voyait pas des buveurs de sang déserter. D’un autre côté, personne n’avait signalé de rebelles dans les canyons. Tous les accrochages avaient lieu dans la grande forêt. Le général en était venu à soupçonner les rebelles, ceux qui se faisaient appeler les Hommes Libres du Royaume, de se réfugier à Diy et d’utiliser la peur du woz pour se protéger. Les pistes qu’ils avaient trouvées et les espions pointaient dans cette direction. Le général préparait un assaut depuis des semaines. Les buveurs de sang s’entraînaient au tir à l’arc et au jet de javelot. L’ordre était simple : tuer vite et de loin. Alors que la date de l’assaut se rapprochait, voilà que des patrouilles avaient commencé à disparaître dans les canyons. Si les premières patrouilles ne comportaient que trois hommes, les suivantes avaient été renforcées sans résultat. Le commandant Brulnoir avait décidé de faire des reconnaissances courtes. Les patrouilles étaient alors revenues saines et sauves. Les choses s’étaient gâtées quand il avait décidé de les envoyer plus loin dans le labyrinthe des canyons. De nouveau, les patrouilles avaient disparu sans laisser de trace. Le commandant Brulnoir était persuadé que les rebelles n’y étaient pour rien. Ils n’étaient pas assez forts pour anéantir des buveurs de sang, d’autant plus qu’il avait donné l’ordre impératif de fuir en cas d’accrochage. Il savait que cela ne plairait pas à ses hommes. Il n’avait pas trouvé d’autre idée pour savoir ce qui se passait. Devant ce nouvel échec, il en avait conclu que le groupe qui attaquait les patrouilles était fort d’au moins une vingtaine d’hommes et qu’il connaissait très bien la topographie des canyons. Pour lui cela mettait hors de cause les rebelles. Il en avait référé à son colonel et au général. C’est avec leur assentiment qu’il avait envoyé cinquante hommes pour régler le problème. Brulnoir vivait très mal l’évènement. Alors qu’il croyait en la toute-puissance des buveurs de sang, il venait de voir un anéantissement. Pour cette nouvelle mission, il avait envoyé les auxiliaires. C’est ainsi qu’on appelait les gens du pays qui servaient sous les ordres des buveurs de sang. Les consignes étaient formelles : suivre le trajet de l’escouade mais sans rester dans les canyons plus d’une demi-journée.  Brulnoir attendit deux jours avant qu’une des patrouilles d'auxiliaires revienne avec des informations.
   - Mon commandant, mon commandant ! Ils sont rentrés !
Au ton de sa sentinelle, Brulnoir comprit que l’affolement régnait dans le camp. Il lâcha ce qu’il était en train de faire et rejoignit la cour. Il trouva la patrouille en grande discussion avec les soldats.
   - Garde-à-vous !
Son ordre figea les hommes sur place.
   - Qu’est-ce qui se passe ?
Le chef de la patrouille fit un pas en avant :
   - On a trouvé le site du massacre, mon commandant.
   - Du massacre ?
Les auxiliaires expliquèrent alors ce qu’ils avaient trouvé. Après avoir couru toute la matinée pour atteindre le point de bivouac de l’escouade, ils avaient d’abord découvert un ruisseau de sang séché et puis les restes…
   - Ils ont été littéralement hachés menu… avait dit l’un d’eux.
   - Je ne sais pas qui a fait cela… Ils se sont acharnés sur les corps, ajouta un autre.
Brulnoir sentit leur peur. Il les fit remettre au garde-à-vous, leur imposant le silence. Puis il les fit conduire dans une salle de garde interdisant à quiconque de les approcher tant qu’il n’aurait pas écouté leur rapport. Il fallait prévenir son colonel.

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