jeudi 1 novembre 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...68

Kaja dormit très mal. Chaque fois qu'il fermait les yeux, il revoyait flamboyer le regard de cette novice aux cheveux blancs. Si Payatseze existait, elle devait avoir des yeux comme cela. Kaja s'était senti transpercé. Il pensa qu'elle était vraiment une sorcière et qu'elle lui avait jeté un sort. Cela révoltait une autre partie de lui qui ressentait une étrange attirance. Elle avait le regard de ceux qui ont beaucoup souffert et qui vivent dans la colère. Cette part-ci s'opposait à cette part-là. Si l’une aurait voulu l'anéantir, l'autre avait envie de la prendre dans ses bras pour la consoler.
Quand sonna le réveil, il était de mauvaise humeur. Il avait fait arrêter le sergent Legacy et son escouade, dès son retour à la caserne. L'après-midi, il avait organisé le procès des fautifs. Le sergent fut condamné, comme ses hommes, à être fouetté, pour avoir dégradé l'image de la police, et comme gradé ayant entraîné son escouade à faire n'importe-quoi ; il fut aussi condamné à la dégradation et au renvoi de l'armée sans pension.
Kaja, en fin de journée, disposait de suffisamment de soldats fidèles et entraînés. Malheureusement, les gens avaient continué à arriver. Il ne pouvait plus intervenir sans déclencher une émeute et donc une hécatombe. Il avait donné l'ordre de suivre les novices et de repérer celle qui avait les cheveux blancs.
Pendant que l'on fouettait les six condamnés, il vit passer la colonne des novices. Il eut l'envie folle d'aller soulever les capuches pour retrouver la novice aux cheveux blancs. Vu la foule qui accompagnait la litière de la grande prêtresse vers les plateformes, il s'en abstint. Il soupçonnait cette dernière de protéger ces filles-là. Ne disait-on pas qu'elle-même était une cheveux blancs ? Kaja ne se prononçait pas. La vieille femme qu'il avait rencontrée, comme toutes les vieilles, avait les cheveux blancs. Et si son regard était pénétrant, il n'avait pas la force de celui de cette fille...
Kaja passa sa journée à régler les problèmes entre la ville haute et la ville basse. Quand se leva l'étoile de Lex, il n'avait pas terminé. Cela le mit de mauvaise humeur. Il avait donné des ordres pour que ses hommes suivent les novices. Il fallait savoir où était la cheveux blancs. En même temps, il leur avait interdit d'intervenir directement. Il voulait la trouver lui-même. Malheureusement le lendemain, il apprit une émeute un peu plus haut dans la vallée du Pian. Le Pian était un affluent du fleuve dans lequel se jetait la rivière après le saut de Cannfou. Kaja en fut de nouveau très contrarié. Il aurait voulu envoyer ses gayelers. Comme un soldat avait été tué, sa présence était indispensable. Le voyage lui prit deux jours. Une fois sur place, il fit arrêter les représailles et mena son enquête. Il savait par son adjoint Salveg, toutes les malversations qu'il y avait eues dans cette baronnie. Cela lui prit quelques jours pour comprendre que le baron lui-même avait organisé une taxation occulte avec l'aide du commandant local. Il le convoqua un soir. Il commença un interrogatoire qui passa du registre amical à un registre beaucoup moins plaisant. Se sentant de plus en plus acculé, le commandant finit par reconnaître les faits, tout en expliquant que jamais ils ne témoigneront contre le baron. Ce dernier était trop près du pouvoir.
   - Si je dis quoi que ce soit… je suis mort et sa vengeance atteindra ma famille.
   - Je sais, dit Kaja. Mais permettez-moi de vous présenter un de mes lieutenants. Il a entendu vos paroles.
Le commandant devint livide pendant que Kaja appelait son subordonné. Quand le lieutenant apparut dans la pièce, il perdit le peu de couleurs qu'il avait encore. Il venait de reconnaître le neveu du baron. Dans ce clan, la violence régnait. Le pouvoir alimentait une guerre permanente entre les différentes lignées.
   - Je saurai faire bon  usage de ce que je viens d'entendre, Commandant.
   - Je vous mets aux arrêts, dit Kaja.
Le commandant regarda autour de lui comme une bête apeurée. Il ne vit que des gayelers. Il hurla et se précipita sur la porte. Avant que quelqu'un ait pu intervenir, il avait ouvert la porte et s'était précipité dehors. Tous marquèrent un temps d'arrêt. L'étoile de Lex était levée.
   - Fermez la porte, commanda Kaja.
Dehors des lumières vacillantes avaient envahi la cour. Bientôt il y eut des hurlements, puis plus rien.
Le lendemain, on retrouvait le commandant prostré en position foetale. Il avait perdu l'esprit.
Kaja resta pour organiser la suite. Il avait encore à faire quand il reçut l'ordre des vice-rois de rejoindre immédiatement Sursu. Les nouvelles étaient alarmantes avec des morts parmi les officiers.
Quand il arriva au fort de Traben, le moral des troupes était au plus bas. Trois bateaux étaient partis à la poursuite de la sorcière blanche et les Bayagas avaient surgi avant même que ne se lève l’étoile de Lex. Les tréïbens s’en étaient bien sortis. Ils savaient nager. Par contre, deux lieutenants et trois sergents avaient disparu dans les eaux. Deux caporaux avaient été sauvés par leurs matelots.
Kaja installa son état-major à Traben. Les ordres étaient simples : retrouver et éliminer cette sorcière. Motivés par la mort de collègues et la présence du colonel Sink, les policiers faisaient du zèle. Tous les informateurs furent interrogés. Rapidement Kaja apprit la possible présence de la sorcière dans un village sur le bord du lac. Il donna des ordres pour que les troupes s’y rendent immédiatement. Lui-même était sur une barge avec des gayelers quand la nouvelle arriva. Le petit baron local prévenu par son espion avait rassemblé des hommes et allait attaquer pour attraper la sorcière. Kaja jura. Il voulait l’avoir vivante. Il n’avait pas fini de traverser le lac que tomba une autre nouvelle. Le baron était mort et les renégats du lac avaient fait une razzia. On ne savait pas ce qu’était devenue la sorcière.
On finissait d’éteindre les incendies quand Kaja arriva sur place. La maison du crieur du sacré était en cendres. Isolée, elle avait été abandonnée aux flammes pendant qu’on tentait de sauver le reste du village. Il commença par interroger les soldats du baron mort. Il eut la confirmation de l’implication de la cheveux blancs dans la mort de leur chef :
   - Elle sait se battre, mon colonel. C’est une vraie guerrière. Il n’a pas fait le poids, dit le sergent de la troupe. Sans les renégats, on l’aurait fait griller.
Kaja hocha la tête. Une chance que le sergent se soit fait assommer dans la bataille et qu’on l’ait laissé sur place. Les autres avaient été soit blessés soit tués. À ce moment-là, il y eut du remue-ménage dans un bosquet non loin de la maison du crieur du sacré. Un gayeler en sortit poussant devant lui un homme tremblant de peur.
    - J’ai trouvé celui-ci qui se cachait, mon colonel !
    - Amène-le par ici, Mok, répondit Kaja, qu’on l’interroge.
L’homme se jeta à ses pieds en demandant pitié. C’est lui qui avait été prévenir les hommes du baron. Il ne croyait pas à l’histoire de la Bébénalki et du tréïbenalki. Kaja dut interrompre son flot de paroles.
   - Quand les renégats sont arrivés, qu’a fait la sorcière ?
   - Elle s’est battue avec eux jusqu’à ce qu’arrive un grand type. C’était le chef. Ils sont partis avec leurs bateaux.
   - La sorcière était vivante ?
   - Oui, et les autres aussi. Il y avait celui qui se dit tréïbenalki, et puis deux autres femmes, des nonnes en fuite sûrement.
   - Ils sont quatre ?
   - Oui, c’est ça.
   - Chez les renégats… murmura Kaja qui réfléchissait à la meilleure manière d’attraper Riak. Il nous faudrait des informations.
   - Je peux vous aider, murmura le crieur du sacré.
Kaja se tourna tellement vite vers lui qu’il sursauta.
   - Explique !
   - Ma maison a brûlé, c’est un grand dommage.
Kaja se sentit bouillir. Il n’allait pas laisser ce crieur du sacré négocier une nouvelle maison. Il l’attrapa par le devant de son vêtement.
   - Ecoute bien, je n’ai ni le temps, ni l’envie de négocier quoi que ce soit. Alors soit tu dis tout, soit je te fais tout dire !
L’homme se mit à trembler.
   - Je connais quelqu’un qui est en lien avec les renégats.
   - Bien, On y va, répondit Kaja en le lâchant.
Ils se mirent en route pour le village d’à-côté. Tout en marchant, le crieur du sacré avait donné des détails. Le baron l’utilisait pour faire le lien avec certains pêcheurs. Ces derniers servaient de coursiers pour son compte. Quand les seigneurs avaient besoin d’hommes de main, ils utilisaient le service des renégats. C’est lui qui portait les messages. Ils trouvèrent le pêcheur près de sa pirogue. Il les regarda arriver avec une certaine inquiétude. Il n’avait jamais eu à faire directement avec les seigneurs. Les galeyers envahirent le village et commencèrent à le fouiller. Kaja et le crieur du sacré emmenèrent le pêcheur à l’abri des regards. La discussion dura un moment et l’homme alla chercher une petite boîte. Il prit une petite feuille et à l’aide d’une épine, il la perça selon un code précis. Avec prudence, il souleva le couvercle de la boîte et en retira un insecte assez gros aux élytres verts. Il lui fixa la feuille sous le ventre et le lâcha. L’insecte tourna un peu en rond et s’envola vers le lac.
   - Quand aura-t-on la réponse ? 
   - D’ici ce soir, monseigneur.
Kaja les quitta et se dirigea vers le village.
   - Lieutenant, dit-il, on fait un camp ici !
Pendant que ses hommes montaient le camp, Kaja et ses officiers préparaient la suite. Des courriers partirent vers Sursu et la capitale pendant que d’autres arrivaient jusqu’à lui. Il essaya d’analyser la suite des mouvements de la sorcière blanche. Elle ne repartirait pas vers Traben. Sursu lui sembla aussi une direction impossible à moins qu’elle ne cherche à se perdre dans la grande ville. Il donna des ordres pour que des patrouilles fassent un blocus sur les rives de la ville. Il ne retint sérieusement que deux directions vers l’est et les collines de fer ou vers le sud par le fleuve. Les collines de fer étaient très surveillées. Kaja envoya des messagers pour mettre les troupes en alerte. Il fit transmettre une description des quatre personnes recherchées. Restait la fuite par le fleuve.
   - S’ils essayent de passer par là, on peut les avoir au défilé des roches noires, dit un commandant.
   - Expliquez-vous, Talpen, répondit Kaja
   - On ne peut pas accoster dans le défilé. Les barges  sont contrôlées avant leur entrée et pour celles qui remontent le fleuve, elles doivent attendre les remorqueurs. On peut isoler tout le défilé en bloquant les barges et utiliser les remorqueurs pour prendre leur bateau.
   - Reste à le reconnaître. Je pense qu’ils sont nombreux dans cette région.
   - Oui, mon colonel.
Ils discutèrent un moment du meilleur moyen de prendre la sorcière et ses compagnons. Kaja écrivit des ordres et puis la discussion s’orienta vers la possibilité qu’ils avaient aussi de débarquer n’importe où. Kaja conclut la réunion en disant avec une grimace :
   - On est dépendants des informations que nous fournira le crieur. Est-il fiable ?
   - L’intendant du baron m’a affirmé que oui, répondit un des présents.
   - Bien, il se fait tard. On reprend demain. Merci messieurs !
L’après-midi était bien avancée et il était temps de se préparer pour la nuit. L’intendance avait monté des tentes et des abris. Sur des bambous, des toiles tendues faisaient office de mur. C’était léger mais suffisant pour se protéger des bayagas. 
Quand Kaja fut seul, il eut de nouveau l’image de cette jeune fille au regard intense et aux cheveux blancs. Il secoua la tête comme pour chasser cette pensée. Il sortit de ses affaires la branche de l’arbre sacré qui poussait chez lui. Il pensa que cela faisait beaucoup. Puis quand ses pensées revinrent sur Riak, il la posa sur la table. Qu’avait-elle en tête, cette sorcière qui commandait aux bayagas ? De nouveau, il passa en revue les différentes possibilités qui s’offraient à elle. La présence du tréïben lui faisait penser qu’ils choisiraient de fuir par le fleuve, mais le groupe comprenait deux nonnes. Difficile de dire leur influence, et puis cette sorcière avait l’air de quelqu’un qui ne s’en laisse  pas compter. L’étoile de Lex était levée depuis longtemps quand il se leva. Incapable de trouver le sommeil, il se servit un peu d’eau et se mit à jouer avec la branche de l’arbre sacré. Dans la pénombre, elle semblait briller.
   - La légende dit que les branches de l’arbre sacré peuvent répondre aux questions…
Kaja avait monté la branche à hauteur de son visage et lui parlait.
   - … Tu vois j’aimerais bien savoir par où elle va passer …
Kaja sursauta quand les feuilles s’agitèrent comme si elles étaient agitées par une brise légère. Kaja se mit à tourner sur lui-même et repéra que le phénomène avait toujours lieu du même côté. Il pensa que les légendes disaient vrai.
Rapidement, il s’équipa. Si les légendes disaient vrai, alors, il ne risquait rien avec les bayagas. Il avait reçu le message et avait hâte d’être sur place. Il réveilla son second pour lui donner ses instructions. Ce dernier tiqua quand Kaja lui expliqua qu’il allait voyager de nuit, car lui possédait une branche de l’arbre sacré. Demain, il faudra laisser une escouade sur place pour récupérer les informations, mais tous les gayelers disponibles devaient le rejoindre au défilé des roches noires.
Il scella lui-même son cheval pour gagner du temps et une fois la branche bien accrochée sur sa veste, il s’enfonça dans la nuit.
Le commandant Talpen le regarda partir. Il était d’une grande famille comme d’autres officiers. Il voyait en Kaja un chef pour l’avenir, voire un roi qui donnerait l’indépendance à ce royaume. Le fait qu’il possède une branche de l’arbre sacré était un signe qu’il avait raison de croire en lui. Si la crainte l’habitait, il avait entendu tellement de mauvaises histoires sur les bayagas, il pensa que demain, si le colonel était toujours vivant, alors il aurait la confirmation qu’il était bien le souverain investi par l’arbre sacré dont lui avait parlé le devin.
Personne ne vit passer Kaja au milieu de la nuit. Si par le plus grand des hasards, on l’avait vu, on aurait vu un cavalier nimbé de lumière dorée galoper dans la nuit. Si Kaja eut une pensée pour les bayagas, il n’en vit pas. Au matin, il était en vue de la tour de guet qui était construite à l’entrée du fleuve.
Le soir, quand ses hommes arrivèrent, le piège était prêt. La nuit se passa.
Au matin, les gayelers rejoignirent les remorqueurs et se tinrent prêts. Kaja monta en haut de la tour et se mit à scruter les bateaux. Il y a avait beaucoup d’embarcations. Il pouvait éliminer les barges. Les barques découvertes étaient trop petites pour porter quatre personnes. Il concentra son attention sur les pirogues avec cabine. Quand la branche s’agita, il sut que la sorcière approchait. Son regard fut accroché par une des embarcations. Elle n’avait rien de spécial. Comme d’autres, elle avait dix pagayeurs, un barreur et une cabine. Ce fut le petit éclat vert d’un insecte qui s’envola qui acheva de le convaincre. Il ordonna aux guetteurs de regarder ailleurs. Kaja courut chercher un cheval, il voulait être là quand on mettrait la main dessus. Au galop, il pouvait avoir rejoint les remorqueurs avant qu’ils ne prennent en chasse la pirogue de la sorcière. Sur sa monture, il jubilait. Les choses se passaient comme il avait prévu et bientôt, elle serait prisonnière ou morte. Quand il arriva au port, il décrivit l’embarcation et prit place dans un des remorqueurs. Comme les autres, il se cacha pour que personne ne les voie.
Quand le signal du départ fut donné, Kaja fut heureux de pouvoir se dégourdir les jambes. Les marins s’arqueboutèrent sur leurs rames, et les bateaux se déployèrent sur le fleuve. Kaja admira la technique. Quand ils furent alignés dans le fleuve, il eut un sourire. La sorcière était dans les mâchoires du piège.

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