mercredi 9 septembre 2020

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...94

 Kaja regarda l’Arbre Sacré. Depuis le début du récit du grand prêtre, il avait encore perdu des feuilles qui étaient tombées comme une pluie d’argent, laissant voir le squelette de ses branches. Kaja se mit à douter du bien-fondé de sa venue. Le serviteur de l’épée, Tharab, l’avait missionné pour venir sauver l’Arbre Sacré. Il avait l’épée venue du lointain des âges, Émoque. Il dégaina l’arme aux reflets bleus. Il la regarda un moment sous le regard interrogatif des prêtres. Puis, d’un coup, la planta dans la racine de l’Arbre Sacré qui était à ses pieds. On entendit gémir le bois et tout l’Arbre fut secoué. Les feuilles se mirent à tomber en pluie scintillante. Le grand prêtre eut une expression d’horreur. Autour de lui, les autres prêtres poussèrent des cris. Les aides du grand-prêtres aux tuniques d’argent hurlèrent au blasphème. Kaja, tout vice-roi qu’il était, osait toucher et même pire, blesser l’Arbre Sacré. Cela méritait la mort, c’était la loi. Autour d’eux, les gayelers, qui entouraient la scène, bloquèrent leurs velléités de sortir leurs poignards de sacrifice. Kaja regarda l’Arbre trembler de toutes ses branches qui se dénudaient maintenant par ramification. Il entendait les cris et les grondements de colère des prêtres. Il retira Émoque de la racine où elle était plantée. Cela eut pour effet de faire tomber ce qui restait de feuillage. Il remit son épée au fourreau et sortit la branche de son arbre domanial. Il en brisa une ramure avec une feuille et sous l’œil épouvanté des célébrants, il l’inséra dans la fente laissée par sa lame. Le grand prêtre, voyant la plaie racinaire se refermer sur la feuille, demanda le silence. Ce fut une onde de calme qui descendit sur la foule. Dans la nuit maintenant tombée, alors que les habitants sortaient voir ce qui se passaient avec leurs lampes et leurs torches, le grand prêtre dit :
   - À genoux pour le cantique de la mort !
Il y eut le tintement scintillant de toutes ces silhouettes s’agenouillant. Puis des gayelers munis de torches se répandirent dans l’assemblée pour surveiller. Seul Kaja resta debout. Il ressentait une vibration au plus profond de lui. Le chant des prêtres vint à son tour le faire vibrer. Il dégagea son épée du fourreau et la leva bien haut :
   - YOULBA !
Son cri l’étonna lui-même. Un éclair illumina la nuit, bientôt suivi par un autre et encore un autre. La pluie se mit de la partie, trempant en un instant tous les présents. Kaja, dégoulinant d’eau, restait debout, le bras dressé. Dans un grand bruit de tonnerre, la foudre le frappa ainsi que l’Arbre Sacré qui s’ouvrit en deux et s’écrasa au sol dans un grand bruit. Kaja fut projeté dix pas en arrière. Il se releva péniblement sonné par le choc. Des gayelers vinrent l’aider. Il regarda autour de lui. Le grand prêtre montrant les restes de l’Arbre Sacré fut la première chose qu’il vit. Il tourna son regard dans cette direction. Kaja sursauta. Il vit une lueur bleutée monter tout droit là où se dressait l’Arbre Sacré. Elle éclairait des nuages bas filant dans le vent. Dans un craquement assourdissant, le ciel sembla se fendre en deux, une lumière intense les aveugla et vint se fondre dans celle plus bleue de l’Arbre.
Puis ce fut le silence. Quand petit à petit, ils recouvrèrent la vue, ils ne purent en croire leurs yeux. Le grand prêtre fut le premier à réagir. Moins grand mais tout aussi majestueux, se dressait un nouveau tronc filant bien droit vers le ciel. Sur ses branches, une efflorescence de lucioles bleues se transforma en feuilles. Le grand prêtre cria au miracle et se mit à louer la déesse et son pouvoir. Il fut rejoint par le chœur des prêtres. Ce fut une immense ovation chantée à pleine voix. Les habitants présents se mirent tous à genoux. Les gayelers firent de même. Il ne resta plus que Kaja debout tenant à la main Émoque qui luisait de la même lumière que l’Arbre. Il ne savait que faire. Il resta là, dressé sur la place de Tribeltri, au milieu de tout un peuple à genoux. Le grand prêtre se remit debout. Il s’approcha de Kaja, et là, genoux à terre, déclara haut et fort :
    - GLOIRE À TOI, ROI SINK. LA DÉESSE T’A CHOISI.
Les gayelers d’une seule voix hurlèrent leur joie. Puis ce fut autour du peuple de Tribeltri de rendre hommage au roi Sink.
Kaja vivait tout cela dans une bulle d'irréalité totale. Comment était-ce possible ? Être choisi par la déesse, même dans ses rêves les plus fous, cela n’était jamais arrivé.
Les jours qui suivirent lui permirent de prendre la dimension de ce qui s'était passé cette nuit-là. Le Grand-prêtre avait dépêché des messagers dans tout le royaume. Les familles nobles envoyaient en retour des émissaires pour prêter serment au nouveau roi. Le connétable et le chancelier firent le voyage depuis la capitale pour assurer le roi de leur fidélité. Ils arrivèrent avec leurs gardes personnelles. Les gayelers les jaugèrent. Kaja apprit ainsi que contrairement aux gardes des prêtres, ces soldats étaient des soldats d’élite. Il entendit aussi la rumeur que les factions, dont dépendaient le chancelier et le connétable, manquaient de confiance dans la nomination du roi. Face à la renaissance de l’Arbre Sacré qui grandissait visiblement de jour en jour, ils ne purent que reconnaître l’action de la déesse. Les deux grands conseillers préférèrent jouer la carte de la coopération. Comme disait un proverbe : “ On ne discute pas avec les dieux ! ”
Kaja désirait repartir pour le camp qui se retranchait chaque jour davantage, comme lui disaient les messagers arrivant du pays de Landlau. Ses obligations de roi de Tisréal le retenaient à Tribeltri. Sans cesse on lui demandait des arbitrages. Le plus étonnant pour lui fut que la loi n’avait pas prévu que le vice-roi de Landlau devienne roi de Tisréal. Les juristes demandèrent du temps pour savoir s’il pouvait être roi de TIsréal et de Landlau ou s’il devait nommer un vice-roi à sa place. Il dut même signer un décret l’autorisant à gérer les deux royaumes en attendant que le sujet soit tranché. Plus les jours passaient et plus Kaja s’inquiétait. Que préparait l’ennemi ? Le dernier messager lui avait dit que rien ne bougeait. Les patrouilles en revenant faisaient toujours le même constat. Elles ne trouvaient aucune trace de l’armée ennemie. Seule la disparition progressive des habitants, qui semblaient fuir les uns après les autres, était le signe que quelque chose se préparait. L’opinion des quelques conseillers militaires qui restaient, défendait l’idée que les rebelles avaient, eux aussi, besoin de temps pour préparer l’affrontement.
Les jours passaient sans que Kaja puisse se libérer de sa charge jusqu’au jour où des cris vinrent interrompre sa journée de travail.  Il s’approcha de la fenêtre pour découvrir une foule qui criait, pleurait et chantait en même temps. Il se tourna vers son secrétaire pour lui donner l’ordre d’aller se renseigner. Il revint en fin de journée accompagné du grand-prêtre.
   - Majesté, dit-il ne s’inclinant. L’Arbre Sacré… L'Arbre Sacré a des pouvoirs…
   - Expliquez-vous, l’interrompit Kaja qui ne comprenait pas son émotion.
   - Pardonnez mon émotion, Majesté. Il se passe des choses impensables depuis votre arrivée. La veuve Naïco est venue prier devant l’Arbre comme de nombreux habitants de la ville. Elle est venue offrir son offrande. C’est une pauvre vieille qui accuse la famille des Ronks de l’avoir dépouillée. Tout le monde connaît son histoire. Elle est venue comme souvent réclamer justice devant l’Arbre Sacré. Elle ne veut pas reconnaître que les Ronks étaient dans leur droit et que son époux avait contracté une dette auprès des Ronks en engageant sa fortune comme garantie. Il est mort sans rembourser et la veuve soutient que dans le document qu’il avait signé, sa mort dégageait sa famille de toute obligation. Elle n’a jamais fourni ce document et accuse les Ronks d’avoir produit un faux.
Kaja se demandait où le grand-prêtre voulait aller en racontant cette histoire. Il jugea préférable de ne pas l’interrompre. L’homme semblait bouleversé, et le bloquer dans son récit n’aurait fait qu’embrouiller les choses. Il prit son mal en patience et écouta le récit se poursuivre. Depuis des années la veuve Naïco faisait appel à la justice sans succès. Les documents produits par la famille Ronks étaient authentiques aux yeux des juges et ils avaient débouté la veuve. Celle-ci, dépouillée de sa fortune et de son palais, vivait chichement dans une petite échoppe en vendant des babioles aux pèlerins. Ce jour-là, elle était venue offrir ce qu’elle avait en priant l’Arbre Sacré de lui rendre justice. Le prêtre qui officiait avait jugé l’offrande offensante. Il était normal d’offrir de l’argent ou de l’or. Malheureusement, elle n’en avait pas et avait offert son repas, une simple galette de blé provoquant l’ire de l’officiant. Il l’avait vertement éconduite tout en jetant son offrande sur le côté. Sous les yeux de la foule, la galette était tombée sur une des racines de l’Arbre et avait pris feu. En même temps, sur la femme, une pluie de feuilles argentées était tombée. Au contact de la femme, elles s’étaient transformées en pièces. Seule la femme avait pu les ramasser. Tous les autres s’y étaient brûlé les mains. Et comme si cela ne suffisait pas, dans la foule qui attendait leur tour, deux personnes s’étaient effondrées mortes. C’étaient deux membres de la famille Ronks. Un peu plus tard, la nouvelle s’était répandue dans la ville. Toute la famille Ronks, qui habitait dans l’ancien palais de la veuve Naïco, avait été retrouvée morte, et comme une forme de feuille argentée sur le front. La rumeur que l’Arbre rendait justice s’était répandue dans toute la ville. D’autres plaignants étaient alors venus demander justice devant l’Arbre Sacré.
   - Et Majesté, le plus incroyable est que l’Arbre a rendu justice. Les coupables sont morts. Les plaignants justifiés reçurent une pluie de feuilles devenant des pièces. La déesse semble toute proche.  
Kaja eut un sourire. Il avait vu ce signe en rêve. Tharab lui en avait parlé. Le temps était venu de retourner à la guerre. Il se tourna vers son aide de camp :
   - Fais venir le Colonel Arko.
   - Bien, Colonel !
L’aide de camp partit en courant. Le Colonel Arko était un fidèle parmi les fidèles. Nommé lieutenant au fort d’Esda, il avait progressé, prenant du grade au fur et à mesure que ses qualités de chef s’affirmaient. Il était maintenant le commandant du régiment des gayelers. Quand il arriva dans le bureau de Kaja, le grand-prêtre était parti réfléchir avec les théologiens aux implications des événements du jour. Arko s’inclina et mit genou à terre.
   - Ah Arko ! Viens !
Kaja attrapa Émoque et sortit rapidement suivi de Arko. La compagnie de gayelers, qui lui servait de garde rapprochée, fendit la foule qui s’agenouillait au fur à mesure de sa progression en criant : “ Vive le roi”. Il passa aussi le cordon des prêtres et s’arrêta près de la racine que Émoque avait fendue. De la plaie de l’Arbre sortait comme un rejet de l’Arbre portant les mêmes feuilles argentées mais ne mesurant que trois pieds de haut.
   - Tu vois ce rejet, Arko. C’est de lui qu’est parti tout ce qui arrive. Prends une des feuilles.
Arko obéit et cueillit une feuille avec son pétiole. Il regarda Kaja le regard interrogateur.
   - Es-tu prêt à jurer sur ton arme et sur Émoque de défendre le Royaume et ton roi ?
   - Oui, Mon colonel, je donnerai ma vie pour vous !
   - Sors ton arme, répondit Kaja en dégainant Émoque. Et à genoux.
Arko s’exécuta. La feuille dans une main, l’épée dans l’autre, un genou à terre, il attendit. Kaja tendit Émoque à l’horizontale.
   - Pose ton épée sur la mienne, et pose la feuille sur ton épée.
Quand Arko eut fait cela, Kaja reprit la parole :
   - Répète après moi : je jure sur L’arbre Sacré et sur l’épée de la déesse de défendre le Royaume de Tisréal et son roi contre tous ces ennemis et de les éliminer quel que soit leur rang, grade, origines.
Arko jura. Son épée vibra. La feuille s’y incrusta et l’arme prit des teintes bleutées. Quand il se releva et rengaina, le fourreau devint de la même couleur que Émoque. Kaja approuva et reprit la parole.
   - Tu vas faire venir tous les gayelers de ton régiment et ils prêteront serment comme tu as prêté serment. Tu prendras une feuille que tu donneras à chaque soldat. Je vous nomme gardiens du Royaume avec tous les pouvoirs de justice que vous confère votre serment. La mort, si vous ne le respectez pas, la gloire, si vous êtes fidèles. Quand ce sera accompli, je partirai. La guerre m’attend au royaume de Landlau. Tu seras le rempart et le gardien du pouvoir que la déesse m’a confié.
Kaja avait chevauché presque jour et nuit pour rejoindre le camp près du fleuve. Il avait laissé sans inquiétude le colonel Arko et ses gayelers bleus comme on allait les appeler au royaume de Tisréal. Deux des huit grandes familles du royaume avaient prêté allégeance à travers le connétable et le chancelier. Quatre allaient suivre. Légalistes jusqu’au bout des ongles, ils n’iraient pas contre la décision  de la déesse. Restaient deux grandes familles, les Dik et les Amesses, deux familles soudées par une haine féroce mais qui convoitaient le pouvoir. Arko, avec ses hommes, avait les moyens de les combattre maintenant qu’il avait sous ses ordres un régiment aux épées marquées du signe de l’Arbre Sacré. Des familles mineures avaient fait le déplacement pour assurer de leur fidélité et commencer à se placer dans les bonnes grâces du nouveau roi. Les autres suivraient. Certaines tenteraient bien de faire alliance avec les Dik ou les Amesses voire avec les deux. Mais tout cela ne représentait que des problèmes mineurs face au défi qui l’attendait de l’autre côté du fleuve.
Le niveau de l’eau avait retrouvé son niveau habituel. Kaja chercha un passeur parmi les nombreux compatriotes qui étaient venus remplacer les Treïbens disparus depuis la vague meurtrière. La nouvelle de sa royauté était déjà arrivée jusqu’au fleuve. Tous vinrent offrir leur service. Kaja se trouva bientôt au centre d’une foule l'entourant et le pressant tout en l’acclamant et en réclamant des secours pour les malheurs subis. Il se sentait mal à l’aise de toute cette dévotion, de toutes ces sollicitations. Ses quelques gardes semblaient eux aussi débordés, ne pouvant contenir tous ceux qui s’approchaient. Kaja avançait comme il pouvait avec deux gardes, poussant sans trop de ménagement ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Ce fut par pur instinct que du bras gauche, il bloqua la main qui tenait le poignard. Dans le même mouvement, Émoque tranchait le fil de la vie de l’assaillant et Kaja prenait conscience que l’agresseur criait : “ À mort l’usurpateur !”. Le sang qui giclait partout et les épées, brillant dans la lumière des gayelers qui s’étaient mis en position de combat, amenèrent un silence de mort dans la foule qui se figea. Cela dura un instant d’éternité. Puis, lentement, le mouvement revint dans cette foule statufiée. Un homme fendit la foule, suivi de quelques gardes portant les armes du chancelier. Il mit un genou à terre devant Kaja :
   - Majesté, personne ne m’a prévenu de votre arrivée… Je suis venu dès que j’ai su.
   - Qui est-ce ? demanda Kaja en désignant le corps encore agité de soubresauts de celui qui avait tenté de le tuer.
   - On l’appelle Liongil. Son fief a été dévasté quand la vague est passée. C’est un vassal de Vortel le grand, du clan des Amesses. Une tête brûlée ! Personne ne le regrettera. Vortel va être mortifié. Je vais faire un rapport à la chancellerie.
   - Convoquez Vortel !
   - Bien, Majesté !
Pendant que le représentant du chancelier se confondait en explications et en excuses, Kaja toujours l’arme à la main avançait vers le fleuve. La foule devant lui laissait le passage en s’écartant, pleine d’une crainte nouvelle. Il repéra une barque plus neuve que les autres. Il la désigna de son arme :
   - À qui ?
Un homme s’avança :
   - À moi, Majesté !
Grand et le regard fier, il avait la stature des gens du fleuve près de la mer. Le marin s’inclina sans s’agenouiller. Kaja le dévisagea :
   - Tu es du clan de Noyaho le navigateur ?
   - Oui, Majesté, je vais libre, là où il y a des gens et des choses à transporter.
   - Que fais-tu sur le fleuve ?
   - Mon navire a fait naufrage au cap de la mort. J’ai perdu la moitié de mon équipage et toute ma cargaison, sans compter le navire. Dès que j’aurai assez d’argent, je rachèterai un navire.
Kaja reconnut bien là la fierté et l’arrogance sous-jacente du clan des Noyaho. Ils se prenaient pour les maîtres de la mer et comme tels le faisaient ressentir aux autres. Querelleur et bagarreur, le clan Noyaho restait indispensable. Sa maîtrise de la mer était précieuse pour le royaume. Kaja passa contrat avec lui. Il pouvait se dire transbordeur du roi, mais en contrepartie devait être toujours prêt pour le service royal.
La traversée fut rapide et sûre. Kaja fut accueilli de l’autre côté par un comité de barons montés sur leurs chevaux caparaçonnés comme pour un défilé. Ils manifestaient bruyamment leur joie d'accueillir le nouveau roi. Tout en souriant, Kaja jura entre ses dents. Il pensa qu’il ne pourrait échapper à des festivités alors qu’il avait une guerre à mener.

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