jeudi 30 juillet 2020

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...93


   - Qui es-tu ?
L’homme leva la tête mais, malgré ses efforts, ne put se mettre debout sans aide. Les bras ballant, il se tint le plus droit possible :
   - Lieutenant Potay, mon colonel ! Commandant la brigade de la région du Mohron, au nord de Cannfou.
Comme l’homme chancelait, les gayelers qui l’entouraient lui vinrent en aide. Kaja intervint :
   - Emmenez-le voir le soigneur. Je l’interrogerai plus tard.
Puis, se retournant vers la sentinelle, il lui fit signe de venir au rapport. Le gayeler arriva en courant, salua d’un geste impeccable et raconta en peu de mots ce qu’il avait vu. Kaja sursauta en entendant parler des léopards blancs. Cette nouvelle n’annonçait rien de bon. C’était peut-être des fantômes mais le lieutenant Potay était bien réel. La petite unité qu’il commandait avait de bonnes notes. Il repartit vers sa tente. Il devait mettre une tenue pour accueillir le régiment des gayelers qui allait arriver. Leurs éclaireurs étaient déjà là.
Trop occupé par ses obligations, il ne put rejoindre le blessé que dans la soirée. Le soigneur, qui vint l’accueillir, lui expliqua que celui qui avait blessé le lieutenant avait sciemment retenu ses coups pour le rendre handicapé à vie sans le tuer.
   - Jamais plus cet homme ne pourra tenir une arme, ni un outil d’ailleurs. Ses deux épaules sont inutilisables.
Kaja remercia le soigneur et se rendit au chevet du lieutenant. Il le trouva assis sur son lit. Une aide lui donnait à manger. Il avait le torse couvert de bandages, dont certains montraient des traces de sang. L’aide se mit au garde à vous en voyant Kaja qui lui fit signe de disposer.
   - Je vous écoute, Lieutenant. Si la fatigue est trop forte, je repasserai.
   - Le soigneur a bien travaillé, Mon Colonel. Ça devrait aller. Aux Mont Birlak…
Kaja leva la main pour l’interrompre.
   - Non, non, commencez votre rapport avec votre départ du Mohron.
   - Bien, Mon Colonel. Nous avons appris la révolte qui sévissait dans la vallée au-dessus de Cannfou. Au Mohron, la vie est rude. C’est une région de collines escarpées avec plus de pierres que de bonnes terres. Les gens y vivent de quelques bêtes et surtout de la concession de charbon de bois. Le contrôle de cette concession est notre principal travail. Les gens sont aussi rudes que leur terre. Nous ne nous déplaçons jamais seuls pour éviter des “accidents” et nos familles ne sont pas avec nous. La tension est devenue plus forte. Ils ont commencé à faire des remarques à haute voix sur l’après...Quand nous avons appris la défaite de nos compagnons, les hommes sont devenus nerveux. J’ai vu la peur dans leurs yeux. Alors j’ai pris la décision de nous replier avec les autres unités sur les Mont Birlak pour attendre l’arrivée des renforts. Nous avons organisé notre repli et, à mon grand soulagement tout s’est bien passé. Aucune violence ne nous a été faite. J’en ai été étonné. Je pensais que les gens du cru seraient parmi les premiers à se révolter. Ils nous ont regardés partir sans rien dire. Si j’en ai vu sourire, j’en ai vu d’autres nous aider à charger les chariots. Nous sommes restés sur le qui-vive jusqu’aux Monts Birlak. Personne ne nous a attaqués ni n’a tenté quoi que ce soit. À notre arrivée aux Mont Birlak, j’ai fait mon rapport au commandant Bienne. Il nous a intégrés à son dispositif. Il m’a informé que vous y étiez passé il y a peu mais sans y rester. Il avait trouvé vos traces.
Le lieutenant se laissa aller sur ses coussins. Il ferma les yeux quelques instants. Kaja le laissa reprendre son souffle avant de lui demander :
   - Et après, que s’est-il passé ?
   - Nous nous préparions à recevoir les rebelles comme ils le méritaient en renforçant les défenses naturelles. Nous avions confiance. Nous ne manquions pas d’eau, il y avait des vivres et des armes en abondance. Quand ils sont arrivés, nous les avons combattus. Ils ont perdu beaucoup d’hommes et nous aucun. Nous les avons vu commencer à faire un rempart tout autour des Monts Birlak. Le commandant Bienne a été content. Il avait fixé l’armée des rebelles. Il pensait que vous auriez ainsi le temps d’arriver et de les écraser… et puis elle est arrivée.
   - Elle ?
   - Oui, elle, la sorcière blanche et ses léopards. Quand le commandant Bienne l’a su, il a décidé de refaire une sortie pour la fixer sur place elle aussi jusqu’à ce que viennent les renforts. Et ce fut une catastrophe. Un des archers m’a raconté. Quand les cavaliers ont chargé, elle a couru vers eux. Pas un n’est revenu. Ceux qu’elle ne tuait pas elle-même se faisaient égorger par les fauves. Le commandant Bienne nous a tous réunis pour déterminer une nouvelle stratégie. La réunion a duré longtemps. Quand enfin nous sommes arrivés à un accord, l’étoile de Lex allait se lever. Chacun a regagné sa paillasse. J’ai été réveillé en sursaut par le bruit des combats. Quand je suis intervenu, j’ai eu l’impression de lutter avec le vent. Elle n’était jamais où je pensais. J’ai cru l’heure de la mort venue, mais telle n’était pas son intention. Elle avait frappé précisément pour que je ne puisse plus bouger. Quand elle a vu que son but était atteint, elle a parlé à ses fauves blancs comme on parle à des serviteurs. Ils sont venus vers moi. J’ai cru à nouveau que j’allais mourir malgré les paroles de la sorcière blanche. Ils ont bondi et tout a disparu…
Le lieutenant, toujours appuyé sur les coussins, ferma les yeux. Kaja vit les larmes couler. Il attendit que le blessé reprenne son récit. C’est d’une voix faible que le lieutenant reprit la parole :
   - J’ai vu en un instant l'étendue de notre défaite… Partout où mes yeux portaient régnait la mort… Mes hommes… mes compagnons… et jusqu’à nos chevaux… Partout le même massacre… Elle n’a laissé qu’un survivant… moi, dont elle a volé l’honneur et la fierté…
L’homme pleurait sans bruit, la tête rejetée en arrière sur le coussin. Kaja lui mit la main sur l’épaule. Il comprenait le lieutenant. Il s’en alla sans bruit. Le soigneur, voyant Kaja sortir, se mit au garde à vous.
   - Va-t-il s’en sortir ?
   - Oui, mon colonel. Le lieutenant Potay est solide, mais plus jamais il ne pourra lever les bras. Son adversaire savait où frapper et avec quelle force. Je ne pensais pas cela possible pendant un combat. C’est plus l’œuvre d’un boucher sur un animal entravé.
Kaja rejoignit sa tente en méditant ce qu’il venait d’entendre. Se pouvait-il que Potay ait menti ? Il fallait préparer la bataille en considérant qu’il disait vrai et que la sorcière blanche avait des pouvoirs de nuisances bien supérieurs à la normale.
Avec son état-major, ils firent le point : un régiment était arrivé, un autre suivait. Les barons et leurs troupes arrivaient aussi. Ils allaient être bien supérieurs en nombre par rapport aux rebelles, d’après ce qu’il estimait. Au bord du fleuve, une suite de petites collines faisaient un bon point d’appui pour des fortifications. Il donna les ordres et, dès le milieu de la journée, les hommes se mirent à creuser les fossés et faire les remblais.
Quand arriva le deuxième régiment, il fut immédiatement mis à contribution pour défricher et abattre tous les arbres sur trois cent pas devant les palissades qu’ils allaient construire.
Lorsque la nuit tomba, Kaja se sentait confiant. Il avait l’épée de la promesse que lui avait révélée le vieil homme triste des Monts Birlak. Il avait choisi le lieu de la bataille. Les troupes arrivaient en nombre. Quand le soleil se lèverait, arriverait son régiment préféré, celui des débuts. D’une fidélité sans faille, ce régiment allait être le fer de lance du dispositif qu’il prévoyait. À cet endroit, le fleuve faisait une boucle puis recevait les eaux venues de Cannfou et se dirigeait franchement à l’ouest. Là-bas, était la désolation depuis la grande vague qui avait submergé l’ost du roi. Il régnait, dans le royaume de Tisréal, une lutte pour la succession. Il ne fallait pas attendre des renforts. Restait une inconnue, la Sorcière blanche. C’est en ruminant ces pensées qu’il alla se coucher.
Ce fut en entendant les pleurs qu’il se réveilla. Il se redressa sur son séant. Qui avait pu pénétrer dans sa tente ? Il plissa des yeux pour mieux voir. Son étonnement fut grand en voyant le vieil homme de la grotte des Monts Birlak. Kaja se leva :
   - Que faites-vous ici ? Vous m’aviez dit ne pas pouvoir quitter la grotte.
   - La sorcière qui se fait appeler reine de Landlau est venue.  Ce qui ne pouvait être fait a été fait. De son arme, elle m’a donné la deuxième mort. Ce que tu vois n’est qu’un songe. Je ne peux plus rien pour toi. Ton épée est forte, mais la sorcière est forte de la puissance de Thra. Il te faut aller à Tribeltri. Seule ton épée peut faire ce qui doit être fait.
   - Mais qu’est-ce que je dois faire ?
   - Vous avez appelé, Mon Colonel ?
Kaja se redressa. Un garde venait de pénétrer dans sa tente. Il comprit qu’il avait crié dans son sommeil. Il avait vu le vieil homme en rêve. De quoi avait-il rêvé ? L’Arbre ! L’Arbre Sacré ! Il lui fallait aller à l’Arbre Sacré !
   - Quelle heure est-il ?
   - L’étoile de Lex vient de se coucher, mon Colonel.
   - Réveillez l’état-major ! Réunion au lever du soleil !
   - À vos ordres, Mon Colonel !
Le garde fit un salut impeccable et sortit en courant.
Kaja sortait tout juste de son Conseil quand arriva le régiment des Gayelers. Sans attendre, il les salua. Ils lui firent une ovation. Kaja leur fit une présentation rapide de la situation. Le roi était mort. Tisréal s'interrogeait sur son avenir. Les prétendants au trône avançaient leurs pions. Le but était le contrôle de l’Arbre Sacré. De ce côté de la frontière, l'ennemi se préparait à la bataille mais de l’autre côté sans l’Arbre Sacré pouvait-il y avoir une victoire ?
Quand Kaja annonça qu’ils allaient aller au secours du plus sacré de leur symbole, ils rugirent comme un seul homme. Sans attendre qu’ils se reposent, ils prirent le chemin de Tribeltri. Intérieurement, Kaja sentit une paix l’envahir. Il allait là où l’attendait son destin.
C’est à marches forcées qu’ils firent le chemin qui les séparait de la ville de l’Arbre Sacré. Ils couvrirent la distance en trois jours. Leur arrivée surprit les prêtres. Si leurs gardes avaient fermé les portes de la ville menant vers la capitale, ils n’avaient pas prévu de surveillance contre une troupe venant du pays de Landlau. Kaja, l’arme à la main, se retrouva sur la grande avenue qui menait à la place de l’Arbre Sacré. Son régiment, en formation de combat, s’était déployé, sécurisant le terrain au fur et à mesure de leur progression. Les gardes des prêtres, qui tentèrent d’intervenir, durent se rendre. Trop habitués à parader, ils n’avaient ni l'entraînement ni le désir de se battre.
Kaja pénétra sur la place et se figea. Devant lui, le spectacle était bien différent de ses souvenirs. L’Arbre Sacré semblait s'affaisser. Ses feuilles argentées pendaient tristement au bout de branches amollies.  Les prêtres priaient et sacrifiaient. Kaja rengaina son épée et s’approcha pendant que ses gayelers sécurisaient la zone. Personne ne le remarqua avant qu’il ne soit tout près des estrades. Il toucha une des branches qui s’effrita entre ses doigts, laissant s’échapper une poussière argentée qui alla recouvrir celle qui était déjà au sol. Un des jeunes prêtres poussa un cri d’alarme. Les autres se retournèrent et sursautèrent en voyant un soldat devant eux. Certains eurent un mouvement de recul.
   - N’ayez pas peur, dit Kaja. Je viens en paix.
Il avança de quelques pas. Devant lui, les prêtres reculèrent dans un bruit métallique qui n’était pas sans rappeler le bruit des armures. Kaja de nouveau s’arrêta, et prit conscience que tous les officiants avaient revêtu le grand costume de cérémonie aux mille écailles, d’argent ou d’acier suivant leur rang, qui évoquaient les feuilles de l’Arbre Sacré. Kaja se remit en marche. De nouveau il fendit les rangs des participants. Bientôt, il ne resta que trois prêtres aux habits chatoyants et tintinnabulants qui semblaient faire un rempart.
   - Je suis le Vice-roi Sink.
   - Je sais qui vous êtes, dit la silhouette qui se relevait derrière le rempart humain.
Le grand prêtre se redressa. Ceux qui faisaient obstacle se retirèrent et il passa entre eux. Il était grand et majestueux. Il se planta devant Kaja.
   - Si vous venez le cœur plein du désir de puissance, voyez vous-même. Le roi est mort de mort violente et l’Arbre Sacré se meurt.
   - J’ai vu combien était forte la vague de la déesse. Elle n’a rien laissé. Tous furent engloutis.
   - Youlba nous a condamnés. Nos sacrifices ne l’apaisent pas.
   - Sa fille est la responsable.
   - Bénalki ? Impossible, elle n’est jamais sortie de son lac.
   - Elle a choisi celle que nous combattons, la sorcière aux cheveux blancs. Sans la bénédiction de l’Arbre Sacré nous sommes perdus. C’est elle que je suis venu chercher.
   - Alors, le royaume de Landlau est perdu… L'Arbre se meurt.
   - C’est pour cela que je suis là, dit Kaja en dégainant son épée.
Le grand-prêtre eut un mouvement de recul en voyant la lame nue.
   - Émoque ! L’épée qui avait disparu… Où l’avez-vous trouvée ?
   - Là où elle fut perdue… Dans les monts Birlak !
   - Qui ?... Qui vous l’a donnée ?
   - J’ai creusé pour la trouver. L’ombre d’un vieil homme triste m’a guidé.
   - Vous avez rencontré Tharab !
   - Tharab ?
   - De bouche de prêtre à oreille de prêtre se transmet la légende de Tharab le fidèle. Il fut des temps anciens bien noirs tels que ceux que nous vivons. Si l’on doit la victoire sur le roi Riou à Youlba. Tisréal ne fut pas toujours son protégé. Youlba est une déesse inconstante que la paix n’intéresse pas. Nous étions à l’époque du Seigneur Kraquen. C’était le seigneur d’un petit fief perdu dans les montagnes. Youlba soutenait une horde de guerriers, sans foi ni loi, pillant et tuant. Quand le village du Seigneur Kraquen fut attaqué, ce dernier était à la ville. À son retour, il découvrit le massacre et le pillage. Dans les ruines fumantes d’où s’échappait l’odeur de la mort, il découvrit un enfant survivant. Il le recueillit. Dans la nuit, d’autres villageois revinrent. Ils avaient fui mais ne savaient où aller. Avec leur aide, il enterra les morts. Quand ce fut fait, il décida de poursuivre et de détruire la horde. L’enfant ne voulut jamais le quitter. Il s’accrocha au Seigneur Kraquen comme on s’accroche à une branche quand on se noie. Le seigneur fut touché et l’emmena avec lui. Il lui fallut dix jours pour trouver et rejoindre la horde. Le premier soir, du haut d’une colline voisine, il en découvrit la force. Même indisciplinés, ils étaient bien trop nombreux pour un seul homme. Il attendit la nuit. Il laissa l’enfant endormi et, aussi silencieux qu’un serpent, il se glissa jusqu’au camp ennemi. Il en assomma un et le traîna un peu plus loin. Là, sur un rocher, il l’égorgea comme on égorge un mouton sur l’autel. Il en recueillit le sang pour le mettre dans une outre. Une fois sa besogne finie, aussi silencieusement qu’il était venu, il rejoignit l’enfant. Évitant de le réveiller, il le chargea sur son cheval et, tout en brouillant sa piste, il mit de la distance entre la horde et lui. Il passait un col au petit matin quand l’écho lui amena le cri poussé lors de la macabre découverte.
Deux jours plus tard, le Seigneur Kraquen revint observer la horde. Il les vit gardant leurs armes à portée de la main. Un guetteur observait les environs. La nuit tombait. Ils allumèrent de grands feux. Cela fit sourire le Seigneur Kraquen. Le guetteur serait trop aveuglé par la lumière du feu pour le voir. De nouveau, il laissa l’enfant dormir sous une couverture de feuilles et de branches. il se glissa près du camp et dans la nuit noire, il attendit. Il eut sa chance après le milieu de la nuit. Deux hommes sortirent pour se soulager. Ils avaient l’arme à la main et un fanal. Ils passèrent près de lui sans le voir. Pendant que le premier vidait sa vessie, le deuxième qui tenait la lumière n’entendit pas venir le Seigneur Kraquen. Il mourut sans bruit. Le Seigneur Kraquen soutint le corps qui s’effondrait et attrapa la lanterne avant qu’elle ne tombe.
   - Déconne pas avec la lumière, dit l’autre, tout en se rhabillant.
N’entendant pas de réponse, il attrapa son arme mais trop tardivement pour éviter la lame de l’épée qui lui tranchait la tête. Le Seigneur Kraquen disposa les corps de part et d’autre de la lanterne, la tête vers le bas de la pente pour qu’ils se vident de leur sang. Il récupéra l’enfant, et de nouveau, alla se mettre à l’abri. Quand il revint deux jours plus tard, la horde avait disparu. De nouveau il la pista. Retrouvant facilement la trace de leur déplacement, il redoubla de précaution. Estimant la direction, il prit de la distance avec le chemin qu’ils suivaient. Avec leurs chariots et leurs animaux, le gros de la troupe devait suivre certains sentiers et en éviter d’autres. Le Seigneur Kraquen se déplaça parallèlement à la trace sans la parcourir. Il descendait parfois vérifier et remontait plus haut sur la pente. Il repéra l’embuscade avant que les membres de la horde ne le repèrent. Il s’arrêta, mit prudemment enfant et cheval à l’abri et revint observer. Il laissa la chaleur du jour et l’ennui opérer leur action. Par petits bonds, il se rapprochait des positions. Il profita même de leurs alarmes au passage d’un cerf ou d’un sanglier pour se déplacer plus vite. Il arriva derrière le premier et vit qu’il somnolait dans la chaleur de l’après-midi. Il l’égorgea sans bruit. Il en restait quatre. Ils subirent tous le même sort. Le Seigneur Kraquen fut de retour près de l’enfant avant la nuit. Celui-ci manifesta sa joie de le voir, mais sans faire de bruit malgré son jeune âge. Il avait compris l’importance du silence. Le Seigneur Kraquen continua sa poursuite et sa vengeance.  Dans la horde, la peur s’était mise à régner. Le ribaudes, qui les accompagnaient, avaient fui ne laissant que les guerriers. Certains avaient essayé de déserter. Les autres avaient retrouvé leurs corps vidés de son sang. La horde, ou ce qu’il en restait, fuyait sans s’arrêter dans les monts inhospitaliers et déserts, nombreux en cette époque reculée. Ils fuirent jusqu’à se retrouver dans une vallée étroite et encaissée finissant en cul-de-sac. Au fond, à leur grand étonnement, ils trouvèrent une forge. Ils comprirent, en voyant le forgeron pourquoi il était aussi loin de tout. Son aspect était bestial et sa peau recouverte d’une épaisse couche de cuir. Le forgeron regarda la dizaine d’hommes qui arrivait. Il posa son ouvrage dans le foyer et, le marteau à la main, s’avança vers eux. Il les dépassait tous de plus d’une tête. Il posa son lourd marteau sur le sol. Ils s’arrêtèrent à bonne distance. Il attendit sans rien dire. Le chef de la horde fit deux pas en avant.
   - Je te salue, Presquedieu. Nous venons en paix…
   - Je connais la paix des hommes comme toi… tu viens pour mon or !
   - Non, non, nous passons seulement.
   - Il n’y a pas d’or, ici ! Il y a la mort pour ceux qui en cherchent !
   - Mais nous ne voulons pas d’or !
   - TU MENS ! TU PUES LE MENSONGE !
La créature avait hurlé, les faisant tous trembler. On ne pouvait se battre contre un Presquedieu. Quasi immortels, ils possédaient des dons propres à leurs créateurs. À voir le lieu où habitait ce Presquedieu, le chef de la horde hésita entre le dieu de la terre Thra qui donnait le métal, et Youlba la déesse de la guerre qui voulait des armes. Il tenta de tergiverser :
   - Tu ne vas pas tuer des servants de ton dieu...
   - Tu mens, jamais un dieu ne voudrait de vous comme servant… tu es là pour l’OR !
Le chef de la horde se jeta en arrière, juste à temps, pour éviter le lourd marteau. Le Presquedieu s’avança vers eux en faisant des moulinets de son arme. Ils reculèrent en désordre, fuyant le danger, sans même réfléchir. Trois flèches en clouèrent trois au sol. Les autres se bloquèrent sur place. Ils regardèrent en arrière pour voir où était le Presquedieu qui les chargeait. Deux autres tombèrent. Les cinq autres sautèrent derrière des rochers pour se protéger. C’est là que le Presquedieu les débusqua en faisant exploser la roche à grands coups de marteau. À chaque fois que l’un d’eux tentait de fuir, une flèche le clouait sur place. Quand le dernier fut au sol, le Presquedieu se tourna vers la vallée et posa son lourd marteau. Appuyé dessus, il attendit. Au sol, les blessés tentaient de s’éloigner de la créature. On entendit le bruit d’un cheval qui avançait au pas. Le Presquedieu ne bougea pas. Quand il vit apparaître le Seigneur Kraquen sur sa monture, il attendit. Il le regarda approcher. Arrivé près du premier blessé, le Seigneur Kraquen mit pied à terre. Il assura l’enfant sur la selle et dégainant sa dague, s’approcha de l’homme qui tentait de fuir. L’homme tenta de se défendre malgré la flèche qui lui traversait le poumon. Le Seigneur Kraquen para sans difficulté l’épée tenue par une main chancelante et égorgea l’homme sans autre forme de procès. Sortant une timbale de sa poche, il recueillit une partie du sang et alla le verser dans une outre accrochée à la selle. Laissant le corps qu’agitaient encore quelques soubresauts, il recommença avec le deuxième blessé. Voyant cela, les autres membres de la horde se traînèrent le plus loin possible. Le chef de la Horde se mit debout sur sa jambe saine et, tenant sa cuisse traversée d’une flèche, il sautilla. Le Presquedieu ne le laissa pas faire. D’un coup de marteau bien ajusté, il lui brisa les deux genoux. L’homme s’effondra en hurlant. Le Presquedieu reprit sa pose et regarda avancer le Seigneur Kraquen qui égorgeait les membres de la horde les uns derrière les autres. Quand il arriva au chef, le Presquedieu se releva :
   - Ta haine est féroce et tenace, dit-il au Seigneur Kraquen. Cela plaira à ma déesse. Laisse celui-ci, il nous servira plus tard.
Il attrapa le chef de la horde par un pied et le jeta sur son épaule comme un vulgaire sac. L’homme hurla avant de sombrer dans l’inconscience. Le Seigneur Kraquen attrapa la bride de son cheval. Il jeta un coup d’œil à l’enfant. Celui-ci ne quittait pas le Presquedieu des yeux, comme hypnotisé par le géant. Ils le suivirent dans l’espace immense de sa grotte. Pendant que le Seigneur Kraquen s’occupait du cheval et de l’enfant, le Presquedieu ravivait son feu. Il avait accroché le chef de la horde comme un vulgaire jambon. Quand la forge prit des teintes rouges orangées, le Presquedieu regarda le Seigneur Kraquen.
   - Tu es venu avec ta haine, c’est bien, mais es-tu celui que j’attends ?
   - Comment le saurais-je ?
   - Viens !
Le Presquedieu entraîna le Seigneur Kraquen et l’enfant vers le fond de la salle.
   - Regarde ! Vois-tu cette pierre ? Elle me fut donnée par la déesse un soir de tempête.
Le Seigneur Kraquen regarda le rocher que lui montrait le Presquedieu. Elle était noire, parcourue de veines bleutées remplies de lumière. Il n’en avait jamais vu de pareil. Il avança la main pour la toucher.
   - Non, ne la touche pas. Elle prendrait possession de ton cœur…
Le Presquedieu lui donna des gants :
   - Avec cela tu vas tenir le burin pendant que je frapperai.
Il lui fit mettre l’outil à un endroit précis en lui demandant d’appuyer fort. Au premier coup, le Seigneur Kraquen eut l’impression que toute la force du coup le traversait. Ce fut comme si un tremblement de terre le remuait. Il tint bon. Le deuxième coup fit jaillir une étincelle tout en retentissant douloureusement dans ses épaules. Le troisième fut encore plus fort. Au quatrième, il y eut un grand craquement. un morceau de la roche venait de se détacher. L’enfant poussa un cri. Un éclat venait de le frapper. Le Seigneur Kraquen se précipita vers lui. À part une petite plaie au-dessus de son œil droit, tout semblait normal. Le Presquedieu s’approcha.
   - Il vivra mais il sera Tharab.
   - Tharab ?
   - Oui, celui qui sert la pierre. Il sera le serviteur de ce morceau de roche divine.
Le Presquedieu se détourna et ramassant la roche avec une longue pince, il la mit dans la fournaise de la forge. Le feu prit des teintes bleues tout en ronflant. Le Presquedieu se mit à forger. Le bruit du marteau sur le métal se mit à faire résonner la grotte. En même temps l’enfant Tharab se mit à être secoué de spasmes à chaque coup sur la roche en fusion. La nuit était tombée depuis longtemps quand le Presquedieu remit le métal dans le foyer. Dans les bras du Seigneur Kraquen, l’enfant Tharab se calma. Ce fut de nouveau le cauchemar quand le Presquedieu reprit son martelage. Le Seigneur Kraquen ne sut jamais combien de temps cela dura. Cela prit fin quand le Presquedieu s’approcha de lui en tenant dans ses mains une épée aux lignes bleues.
   - Maintenant, tu peux la tenir !
Le Seigneur Kraquen prit l’arme que lui tendait le forgeron. Il sut qu’elle était parfaite pour lui.
   - Elle est fille de la déesse et de ta haine. Ainsi son nom sera Émoque, celle qui tuera avec joie tous ceux que tu hais…
Le grand prêtre s’arrêta dans son récit. Kaja regarda l’épée comme s’il en voyait une pour la première fois.
   - La légende se poursuit et raconte comment le Seigneur Kraquen devint le roi Kraquen et comment Tharab devint le serviteur de Émoque, l’épée du roi. Le fils du fils du roi Kraquen était un faible et il est mort dans la bataille des monts Birlak. Le jour même de la bataille, Tharab disparut. On ne retrouva jamais ni l’épée ni Tharab. La légende dit que seul son serviteur qui pleure le roi Kraquen pourra la donner à celui qui en est digne.
Le silence se fit entre eux. Puis, le grand prêtre, d’un geste large et las, désigna l’Arbre Sacré :
   - Mais c’est trop tard, l’Arbre se meurt.


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