lundi 30 juillet 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...60

L’entrée du Mont des vents n’était qu’une caverne banale et venteuse. Seule une tête aux détails effacés par le vent signalait son caractère construit.
   - Ça ne ressemble pas un palais, dit Résal. Je m'attendais à quelque chose de plus… de plus… enfin de plus sophistiqué …
La déception se lisait sur son visage.
   - C’est le palais de la connaissance pour le monde, pas celui des seigneurs ! On n’a pas besoin de décorum, répondit sèchement Siemp.
   - Oui, d’accord, mais un peu de décorum, ça aide les pauvres comme moi…
La voix de Koubaye trancha leur discussion :
   - Quand est-ce que je verrai ceux qui savent ?
Siemp se tourna vers lui et dit :
   - Balima doit t’attendre. On va dire au revoir à Rockbrice et on va aller le voir.
Un serviteur approchait. Il était vêtu d’une robe qui traînait presque à terre. Rockbrice était resté dehors avec ses mouflons. Koubaye le rejoignit :
   - Tu n’entres pas ?
   - Pas vie, là-dedans. Poussière et souvenirs, c’est tout.
Koubaye fut déçu.
   - Je ne vais plus te voir, Il Dute…
Rockbrice éclata de son rire sonore.
   - Seules montagnes pas se rencontrer.
Il détacha la cloche du mouflon et la donna à Koubaye.
   - Tiens, Pobga, toi sonner, moi, là !
Koubaye écouta partir Rockbrice dont le rire déclenchait les échos dans la montagne. Il se tourna vers Siemp qui avait discuté avec le serviteur et le suivit. Résal leur emboîta le pas.
L’intérieur du Mont des vents était creusé de galeries et de salles au décor spartiate à moitié effacé par le temps. Le vent soufflait dehors et dedans. Traversant les ouvertures, il courait comme bon lui semblait au gré des couloirs. De lourdes tentures délavées tentaient d’en interrompre la course sans toujours y parvenir. Il y faisait froid. Résal détesta immédiatement cet endroit froid et sans eau. Un escalier hélicoïdal aux marches usées desservait tous les niveaux. Le serviteur qui les guidait ne parlait pas. Ils montèrent ainsi plusieurs niveaux. Il s’arrêta enfin et poussant la tenture, les invita à entrer.
   - Maître Balima est ici !
Siemp s’effaça pour laisser entrer Koubaye et Résal.
Balima était penché sur un parchemin. Il leva la tête en entendant le bruit. Il jeta un coup d’oeil interrogateur en voyant Résal et Koubaye entrer.
   - Koubaye ! Enfin !
Il regarda Résal et interrogea Siemp du regard. Ce dernier salua son maître.
   - Voici Résal qui nous accompagne depuis Sursu. Sa mission est de prendre soin de la pierre de la déesse…
Siemp fit un récit abrégé des événements du parcours. Balima se déclara très content de savoir ainsi la pierre au Mont des vents. Elle avait un grand pouvoir. Quand il ajouta qu’il valait mieux qu’elle ne tombe pas en de mauvaises mains, Koubaye sentit une impression désagréable lui parcourir le dos. Il sentait aussi tout le savoir accumulé dans ce lieu. Cela l’attirait, l’attirait tellement qu’il se sentait prêt à sacrifier beaucoup de choses pour l’acquérir.
   - Mais il est tard, nous continuerons cette conversation demain, dit Balima.
Il fit tinter une clochette et donna ses ordres au serviteur qui venait de surgir dans la pièce. Koubaye et Résal le suivirent pendant que Siemp restait avec Balima.
On avait réservé à Koubaye une petite pièce avec une lucarne. De chaque côté, une banquette était creusée dans la pierre, ainsi que quelques niches. Le mobilier ne comportait qu’un tabouret et une table minuscule. À travers les commentaires du serviteur, ils comprirent que Résal n’était pas attendu. Ils posèrent leurs affaires et s’assirent sur les banquettes en attendant la collation promise.
   - Nous y voici, dit Résal…
   - Oui, répondit Koubaye.
Ils étaient arrivés et toute la tension qui les poussait vers le Mont des vents était brusquement tombée, les laissant plein d’un vide presque douloureux. Ils continuèrent à échanger des banalités jusqu’à l’arrivée du repas. Le soleil tomba rapidement. Ce fut une soirée calme, trop calme. Malgré la fatigue, Koubaye eut du mal à trouver le sommeil.
Le premier soleil du matin pénétra par la lucarne, éclairant le plafond. Koubaye fut immédiatement sur pied. Il regarda Résal tourné vers le mur qui dormait encore. En silence, il souleva la tenture. Du vent soufflait dans le couloir avec un sifflement sourd. Koubaye écouta un moment sans rien entendre. Revenu dans la chambre, il essaya de voir par la lucarne sans y parvenir. Même debout sur le tabouret, il n’était pas assez grand. Dépité, il s’assit. L’attente commença. Après un temps qui lui parut très long, il entendit un bruit dans le couloir. Il alla voir. Un serviteur avançait dans un chuintement de sandales en portant un plateau sur lequel il y avait de la nourriture.
   - Maître Balima vous recevra tout à l’heure. Je viendrai vous chercher pour vous conduire à lui.
Ayant dit cela, le serviteur posa le plateau et s’en alla. Résal s’étira :
  - Ah ! j’ai bien dormi…
Il regarda Koubaye et vit la nourriture. Il s’en approcha.
   - Avoir fait tout ce chemin pour manger ça… J’aurais mieux fait de rester à Sursu.
Cela fit sourire Koubaye. Résal avait raison, la bouillie que contenaient les bols n’était guère appétissante.
Après ce court moment, ils durent encore attendre. Résal fit remarquer que l’accueil manquait de chaleur. Koubaye était un sachant et, en tant que tel, le personnage le plus important du royaume. Le faire attendre était presque un crime. De nouveau Koubaye se prit à sourire. Il allait répondre quand il entendit le frottement des sandales du serviteur. Arrivé devant la tenture qui fermait la chambre, il toussota et entra :
   - Maître Balima vous attend…
Il n’attendit pas de réponse et fit demi-tour. Koubaye et Résal lui emboîtèrent le pas. Il prit l’escalier et se mit à descendre. Les seuls bruits forts étaient ceux de leurs bottes. Ils descendirent ainsi de plusieurs niveaux et de nouveau le serviteur s’effaça pour leur laisser le passage.
Balima était seul dans la pièce. Koubaye fut déçu de ne pas voir Siemp.
   - Aujourd’hui est le premier jour de ton apprentissage. Maître Lascetra, celui qui détient le dernier savoir, t’a confié à moi pour que je fasse ton éducation. Ici est le lieu des grands savoirs et des profondes initiations. Résal va t’accompagner. Il est le gardien de la pierre. Les grands savoirs le dépassent et son esprit ne peut les contenir. Ainsi il restera à t’attendre et à veiller sur le coffre de la pierre. Il te faudra de la patience pour apprendre ce qu’il est nécessaire que tu apprennes. Un sachant est un être qui communique avec le plan des dieux. Il en est parfois le messager…
Balima continua son discours mais Koubaye déjà ne l’écoutait plus. Sous ses pieds, il sentait… Les mots lui manquaient pour décrire ce qui l’attirait ainsi. Il était maintenant certain que le secret du Mont des vents était plus bas encore. Il ferma les yeux un instant. Une vision fugitive de tunnels passa dans son esprit. Était-il possible qu’il soit sur la mémoire du monde ?
Quand il ouvrit les yeux, Balima parlait toujours décrivant ce que serait une de ses journées. Le Mont des vents était un lieu de retraite et d’enseignement. Peu de gens y vivaient. Les maîtres, qui avaient choisi d’y rester, avaient une vocation de quasi-ermite. Les seigneurs n’étaient jamais venus ici. Il n’y avait pas d’or, pas de richesse. La contrée était inhospitalière et les montagnards de redoutables guerriers.
   - … Maître Fenexine va t’interroger. Avant d’emplir un vase, il est bon de savoir ce qu’il contient.
Comme s’il n’attendait que cela, un vieil homme courbé, s’appuyant sur une canne, fit son entrée. Il salua Balima et se tourna vers Résal puis vers Koubaye.
   - Lequel est-ce ? L’un est bien jeune et l’autre déjà bien marqué…
   - Le plus jeune, maître Fenexine, répondit Balima. Il en est à son deuxième savoir, mais Maître  Lascetra a trouvé en lui les traces d’un sachant.
   - Et bien nous allons voir.
  Maître Fenexine fit signe à Koubaye de le suivre. Lui aussi marchait dans un bruit de léger frottement. Koubaye vit qu’il avait les mêmes sandales que le serviteur. Il essaya de le suivre sans faire de bruit. Résal n’avait pas ces craintes et ses pas résonnaient bruyamment. Ils suivirent un couloir, passèrent devant plusieurs tentures et entrèrent dans une salle largement ouverte vers l’extérieur. Elle n’était meublée que de coussins et de tapis. Maître Fenexine s’assit par terre avec une dextérité, fruit d’une longue habitude. Il s’était mis face à la fenêtre. Il fit signe à Koubaye de s’asseoir en face de lui. Résal attendit un moment des instructions qui ne venaient pas, alors il se posa contre le mur derrière le maître. Le silence s’installa. Les yeux fermés, maître Fenexine semblait dormir. Koubaye le sentait se concentrer. Résal avait posé le coffret de la pierre par terre à côté de lui. Koubaye lui fit signe de l’ouvrir. Son esprit fut tout de suite comme aspiré. Il se vit dans la pièce avec Résal et le maître, puis son esprit vagabonda, remontant de plusieurs niveaux, il se retrouva dans la chambre. Il était au niveau de la lucarne et voyait les chaînes de montagnes sous le soleil. C’est à ce moment qu’il prit conscience de la Présence. Au bord de sa vision, il y avait ces traces mouvantes. Ce ne pouvait être les bayagas, il faisait grand jour. Il en suivit une qui disparut en un instant, puis une autre, puis une autre encore. Il se retrouva bientôt plus bas que son corps dans des couloirs oubliés. Il sentit qu’il approchait…
   - Jeune homme, on va chercher ce que tu sais !
La parole de maître Fenexine l’avait ramené dans la pièce. Un vent léger lui caressait le dos. Il essaya de se concentrer sur ce que disait son vis-à-vis. Il commença à l’interroger sur les premiers savoirs et sur ce qu’il connaissait des légendes. Koubaye répondait de son mieux. Maître Fenexine, à chacune de ses réponses, faisait “Hum ! Hum !”. Cela mettait en joie Résal qui faisait des mimiques, déconcentrant Koubaye. Puis les questions devinrent plus ardues. Koubaye n’en connaissait pas toutes les réponses. En tant que sachant, peut-être devait-il tout savoir… Il n’avait pas le temps d’y réfléchir, maître Fenexine enchaînait les questions. Le soleil avait dépassé son zénith quand enfin il déclara :
   - Cela suffit pour le moment. Je te ferai savoir quand nous aurons besoin de nous revoir.
Ayant dit cela, il se leva souplement et s’en alla. Koubaye eut beaucoup plus de difficultés à se remettre debout. Il était ankylosé et ses jambes semblaient remplies de fourmis. Résal qui avait beaucoup plus bougé vint l’aider.
   - Ils ne pensent jamais à manger ici ? Viens, on va essayer de trouver la cuisine. 
Ils étaient encore dans le couloir quand un serviteur leur fit signe de le suivre et les conduisit vers une autre salle. De grandes tables étaient taillées dans la roche, entourées de banquettes de pierre. Deux repas les attendaient. Des reliefs de repas traînaient sur la table. Koubaye en compta une dizaine. Résal s’assit, regarda son assiette et se mit à se plaindre. Le serviteur continua à débarrasser sans rien dire et sans s’occuper d’eux. Ce fut court et frugal.
Après, ils se retrouvèrent dans leur chambre à attendre.
   - On va pas rester là à attendre que le temps passe, dit Résal au bout d’un moment.
Koubaye était bien d’accord avec lui mais n’osait pas bouger. Le temps s’étira en longueur dans un ennui profond et fatiguant. Quand le soleil déclina, on leur amena un plateau aussi frugal que le midi. Le serviteur s’excusa de ne pas savoir s’ils reverraient un maître. On ne lui avait rien dit.
   - On va rester là, à ne rien faire ? demanda Résal après avoir avalé son repas.
Koubaye le regarda. Il se sentait mal à l’aise depuis qu’il avait quitté Fenexine. Il repensait à cette sensation qu’il avait vécue avant le déluge de questions.
   - En bas, il y a sûrement un trésor, dit-il.
Une petite lumière se mit à danser dans l’oeil de Résal. Le mot trésor sonnait agréablement à son oreille.
   - Tu sais cela ? demanda-t-il.
   - Je le sens, mais je ne sais pas comment y aller.
   - Dis-moi et je vais me débrouiller…
   - Tout en bas…
   - Dans les caves ?
   - En quelque sorte, mais il faut y arriver.
   - Suis-moi !
Koubaye découvrit un tout autre Résal. Lui, si bruyant habituellement, se déplaçait plus silencieusement que le serviteur. Il entraîna Koubaye dans l’escalier, le faisant s’arrêter ou continuer selon des critères que Koubaye ne comprenait pas bien. Ils arrivèrent rapidement à l’étage où Fenexine et Balima les avaient reçus. Résal, tendu comme un arc, écoutait ce que Koubaye prenait pour du silence. Il lui glissa dans l’oreille :
   - Il y a des gens un peu plus loin sur la droite. Il faut qu’on passe devant pour atteindre l’autre escalier.
Résal lui fit signe de le suivre. En passant devant la tenture fermant la salle, Koubaye entendit les voix étouffées. On parlait de lui. Il sentait les interrogations et les doutes de ceux qui s’exprimaient. Il n’était pas le sachant imaginé par ceux qui détenaient les grands savoirs. Lascetra était-il si sûr ? À moins que son jugement ne commence à faiblir, suggéra la voix de Balima.
Koubaye sentit la main de Résal le tirer.
   - Faut pas s’arrêter comme cela, lui chuchota-t-il dans l’oreille !
Quand le couloir eut un peu tourné, Résal s’arrêta et dit à Koubaye :
   - Je suis sûr que l’escalier que l’on cherche est quelque part par-là… mais derrière quelle tenture ?
Avant que Koubaye n’ait pu répondre, Résal l’avait fait passer derrière une tenture.
    - Quelqu’un !
Ils attendirent que le ssssh-ssssh des sandales ait disparu pour s’aventurer de l’autre côté. Les quelques lumignons qui brûlaient peinaient à percer l’obscurité qui s’installait.
   - Ouvre le coffret !
Résal hésita un instant et ouvrit le couvercle. Koubaye mit la main sur la pierre et il sut. Les ombres étaient revenues. En lui, les tensions se firent plus vives. Il avança dans le couloir et, en passant devant une des tentures, ressentit le chemin. Il fit signe à Résal. Il passèrent derrière le rideau et se retrouvèrent dans le noir le plus complet. Koubaye tata la première marche et puis la seconde et commença à descendre. Derrière lui, Résal se guidait sur le bruit de ses pas. Noires sur noir, Koubaye voyait les ombres lui dessiner les marches. Ils descendirent ainsi sans interruption, pendant un moment, et le sol devint plat. Cela sentait l’air stagnant.
   - Où est-on ? demanda Résal, je ne vois rien.
   - La lumière n’arrive pas jusque-là.
   - Tu vois quelque chose ?
   - Mes yeux ne voient rien. Je sais que je suis là où est l’esprit du Mont des vents. AAAAH!
Résal ne vit rien, ne sentit rien. Il entendit juste Koubaye s’effondrer. Il posa le coffret et à tâtons s’avança pour trouver Koubaye. Il ne comprenait pas pourquoi il avait crié. Il n’y avait aucun bruit, aucun mouvement d’air. Résal le tira à lui. Koubaye tremblait. Résal se posa la question de savoir comment il allait le remonter. Tout en le tirant, il recula. Il retrouva le coffret. D’un coup sec, il le ferma.
   - NOOOON, hurla Koubaye en étant secoué de spasmes.
Résal avait peur. C’est alors qu’arrivèrent les lignes, petites lueurs rectilignes qui filaient d’un bout à l’autre de l’espace, frôlant le coffret, éclairant la fermeture. Résal ouvrit le couvercle. Les lignes s’y précipitèrent. Il les vit danser autour de la pierre. Koubaye se calma. Sa respiration chaotique redevint régulière. Tout se calma. À part les lumières dans le coffret, il ne voyait rien. Elles pulsaient comme un cœur. Résal profita des quelques reflets sur eux pour installer Koubaye du mieux qu’il pouvait. Il fit le point. Ils étaient dans une sorte de cave, grande si l’on en croyait l’écho des cris de Koubaye, sans lumière, et seuls. Si lui était valide, Koubaye devait être porté. Il n’avait pas compté les marches en descendant. Il y en avait beaucoup. Cela être une épreuve pour le sortir de là. À moins que la salle n’ait une autre issue. Il prit le coffret et l’inclina pensant utiliser la lumière qui en émanait comme un phare. Il fut déçu, il ne voyait rien. Il le pencha encore plus pour éclairer le sol autour d’eux et la pierre tomba sur Koubaye. Avant qu’il n’ait pu le rattraper, il y eut une explosion silencieuse de lumière. Résal ne ressentait curieusement aucune peur. Son esprit trouvait juste curieux que toute cette lumière multicolore, qui dansait devant lui, n’éclaire pas. Une fatigue le terrassa alors qu’il avait l’impression de voir les contours d’une silhouette apparaître.
Koubaye regarda les deux corps allongés dans le noir. Un des deux était le sien. La pierre de la déesse pulsait dans son coffret. La silhouette lumineuse, qui avançait vers lui, irradiait de puissance. Elle tendit la main vers Koubaye :
   - Viens, les dieux m’ont envoyé vers toi pour te guider.
   - Où va-t-on ?
   - Aux racines du monde, petit homme.
Koubaye prit la main tendue. Le monde devint lumière.

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