vendredi 10 août 2018

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...61



Gochan, la mère supérieure, accueillit les nouvelles arrivées comme à son habitude. C’est-à-dire mal. Elle dit à la sœur guide combien elle en avait marre que la grande prêtresse lui envoie tous ses rebuts.
   - Ya même pas une vraie révoltée là-dedans !
   - Elles sont toutes rebelles à l’autorité !
   - C’est pas de la révolte, c’est de l’inconfort !
Les autres gardaient la tête baissée, seule Riak regardait ce qu’il se passait avec des flammes de colère dans les yeux. Gochan la vit, la regarda un instant et reprit sur le même ton, son échange avec la sœur guide.
   - Si tu n’as rien de plus, tu peux repartir, conclut-elle.
   - Il me reste une missive à vous délivrer, dit la sœur guide en lui tendant un papier plié et scellé.
Elle salua Gochan et sortit à reculons comme le voulait le protocole.
Gochan déplia la missive et commença à la lire. Elle s’interrompit un instant, regarda les silhouettes prosternées et déclara :
   - Vous n’allez pas rester là, plantées, à prendre racine. Filez chez l’économe qu’elle s’occupe de vous !
Une gardienne leur fit signe de partir pendant que la mère supérieure reprenait sa lecture. Elles atteignaient la porte quand une des gardiennes retint Riak par le bras :
   - Pas toi !
Les autres ne demandèrent pas leur reste et filèrent.
La gardienne fit signe à Riak de la suivre. Elle la fit rentrer dans une petite pièce.
    - Attends là !
Riak découvrit une bibliothèque. Il y avait des parchemins et des rouleaux partout sur des rayonnages. Elle s’en approcha, les observa sans oser les toucher. Elle regardait ceux qui étaient étalés sur la table. Elle en vit un qui attira son attention. Une enluminure montrait une jeune femme aux longs cheveux blancs flottant au vent, galopant sur un grand cheval immaculé. La princesse ! Au bord du parchemin, on avait peint un arc-en-ciel. Elle avança la main pour le toucher.
   - Ah ! Tu es là !
La voix fit sursauter Riak et elle retira vivement sa main. Gochan venait d’entrer.
   - La grande prêtresse m’écrit que tu es une cheveux blancs et que je dois te protéger. Mais elle doute que tu sois faite pour la prière et le service du temple...
   - Je ne suis qu’une paysanne qu’on a enlevée de sa terre.
Gochan se mit à rire. Riak avait dit ces paroles sur un ton de colère contenue.
   - Tu es bien plus révoltée que toutes celles qu’on a envoyées toutes ces années. On va voir ce qu’on va faire de toi. On a quelques champs, peut-être y seras-tu utile ? À moins que tu ne sois douée pour autre chose…
Gochan regarda Riak plus attentivement :
   - Il y a autre chose, n’est-ce pas !
Riak sursauta en entendant cela. Elle se posait la question du comment dire. Comment dire qu’il y avait son groupe qui la suivait ? Elle se lança :
   - Je ne suis pas venue seule…
Gochan fronça un peu les sourcils, attendant la suite.
   - Durant le voyage certaines personnes sont restées avec moi et m’ont accompagnée, aidée, soutenue. Ils doivent être sur ma piste.
   - Ils sont combien ?
   - Quatre, une novice, une servante, un jeune essarteur et un homme du lac de Sursu.
   - Avec toi cela fait cinq…
Gochan avait pris un air songeur comme si elle pensait à autre chose. Puis elle ajouta :
   - Et bien, on va attendre de voir s’ils ne se sont pas perdus dans les canyons.
Elle prit une clochette, l’agita, provoquant l’irruption d’une servante en habit noir. Gochan lui donna des ordres pour Riak.
L’arrivée d’une cheveux blancs mit le petit monde de Nairav en émoi. Les rumeurs se mirent à circuler. La plus insistante émettait l’hypothèse que Riak venait prendre la suite de Gochan.
Nairav était construit sur un large piton rocheux au milieu du canyon. On y arrivait soit par un sentier sinueux parfois composé de passerelles courant le long de la paroi verticale, soit par un ascenseur fait de cordes.
Riak avait suivi la soeur guide sur l'étroite corniche. Elle avait vu les autres femmes trembler de peur en regardant où elles devaient passer. Riak avait surtout examiné le monastère. Elle n'avait pas vu un temple, elle avait vu une place forte avec ses remparts et ses défenses. Bien sûr, les constructions actuelles n'avaient aucune valeur guerrière. On reconnaissait les habitations, le temple et les différentes dépendances. La base racontait une autre histoire. Les pierres parlaient de guerre et de violences.
Riak se souvenait de ses impressions premières tout en découvrant le logement qu'on lui donnait. Sa chevelure blanche lui donnait droit à deux pièces pour elle seule. Les autres femmes avaient rejoint les dortoirs. Elle en avait vite fait le tour et s'était mise à la fenêtre pour essayer d'apercevoir ceux qui devaient suivre.
Avec le temps, l'inquiétude envahit Riak. Les autres n'arrivaient pas. Elle envisageait toutes sortes de scénarios. La nuit commença à tomber sans qu'ils soient là. L'appel à l'office du soir retentit. On vint la chercher. Elle découvrit les rites à Nairav, beaucoup plus décontractée qu’en présence de la mère des novices.

À la fin de la cérémonie, Gochan présenta les nouvelles arrivées. Elle expliqua à celles qui se réjouissaient trop vite que Riak n’était pas venue pour prendre sa place. Elle allait ajouter quelque chose quand une gardienne fit irruption dans le temple :
   - Des bayagas ! Y a des bayagas dehors !
Après un premier mouvement de panique vite maîtrisé, les gens calquèrent leur conduite sur celle de la mère supérieure. Gochan, en présentant Nairav aux pèlerins présents, avait expliqué que grâce au diadème, on ne voyait jamais de bayagas. Ce qui permettait aux femmes désireuses de prier pour leur fécondité, durant la nuit dans la cour près du diadème, de pouvoir le faire. Tout le monde se retrouva sur la muraille. Riak reconnut les lueurs changeantes des bayagas en bas dans le canyon. Cela se rapprochait. Une gardienne cria :
   - Des voyageurs ! Les bayagas en ont après des voyageurs !
Riak découvrit des silhouettes se découpant sur le fond lumineux de la danse des bayagas. Et puis, elle découvrit une silhouette blanche, ce qui la mit en joie.
    - Ils arrivent ! Ils arrivent !
Autour d’elle, elle découvrit des regards d’incompréhension. Personne ne comprenait qu’elle soit en joie de la catastrophe qui approchait. Riak se tourna vers Gochan :
   - Ce sont mes amis qui approchent. Ils ne risquent rien et nous non plus. Si on allume un fanal, les bayagas pourront partir.
Gochan regarda Riak d’un air incrédule mais donna l’ordre d’allumer une lanterne et les bayagas se fondirent dans la nuit.

Dans le petit monde de Nairav, l’arrivée de Riak et de l’homme peint en blanc déstabilisa la routine. Gochan elle-même était perplexe. Pour elle, Riak était un signe des dieux. Elle était l’annonce du retour du roi. Gochan voyait mal Jirzérou devenir roi, il était trop âgé. Restait Narch. Elle donna des ordres pour qu’on les éduque. Elle avait fait réunir deux cellules de deux pièces pour accueillir le groupe de Riak.
Les jours passèrent et Riak découvrait la lecture et l’écriture. Narch l’accompagnait et s’imprégnait aussi de savoirs. Gochan passait régulièrement voir les progrès des jeunes. Elle semblait toujours préoccupée. Elle avait décidé que Bemba et Mitaou suivraient le rythme du temple, tout en restant au service de Riak. Pour Jirzérou, la décision de le garder dans le temple sans l’envoyer avec les servants au pied du piton, avait choqué les unes et les autres. Cet homme couvert de blanc, qui idolâtrait Riak ouvertement en lieu et place de la Dame Blanche, n’avait pas sa place dans un temple dédié à la dame blanche.
Un jour, elle convoqua Riak. Celle-ci se rendit chez la mère supérieure en s’interrogeant sur les raisons de la convocation.
   - Cela fait une lunaison que vous êtes ici. Demain est une fête à Nairav. Nous célébrons la découverte du diadème. Vous aurez un rôle à jouer. Après l’office du soir, soyez aux places qu’on vous désignera. Puisse la Dame Blanche nous éclairer.
Riak avait rapporté les paroles de Gochan sans pouvoir en dire plus. Chacun avait réagi à sa manière. Mitaou avait exprimé sa peur, Bemba trouvait curieux les rites de Nairav. Narch était tellement heureux de ce qui lui arrivait, qu'il était prêt à faire tout ce qu'on lui demandait. Jirzérou voyait une occasion de rendre hommage à la Bébénalki.
Le lendemain, alors que la nuit était tombée, ils se retrouvèrent dans la grande cour du temple. Chacun fut guidé par une soeur. Riak s'aperçut qu'ils avaient été placés aux sommets d'une étoile dessinée au sol en pavé de couleur. Au centre, on voyait un labyrinthe dont le coeur était occupé par l’écrin du diadème. Gochan s'était positionnée au sommet de la branche de l'étoile la plus proche du grand escalier qui desservait ses appartements.
Dès que la lune apparut, le chant commença. Lent et envoûtant, il toucha Riak au plus profond de son être. Elle ferma les yeux. Revinrent des images de bayagas, dansant et virevoltant. Elle se revit dans la grotte quand l'ombre noire s'approchait. Des cris retentirent. Riak ouvrit les yeux.
L'étoile de Lex venait de se lever. Les bayagas envahissaient la cour, semant la panique parmi les présents. Gochan ne comprenait pas. Le diadème avait toujours fait office de protection. Elle eut un éclair de compréhension. Riak les attirait. Serait-elle l'incarnation du malheur dont parlaient les textes ? Elle n'en continua pas moins le chant. La Dame Blanche les avait toujours protégés, elle devait continuer.
Jirzérou hurla :
   - N’ayez pas peur ! Elle est la Bébénalki.
Seules les soeurs de Nairav continuèrent à chanter prenant exemple sur leur mère supérieure. Toutes les autres se précipitèrent vers un abri. Les ombres lumineuses s’immiscèrent entre Riak et Jirzérou, se dirigeant vers le diadème. Ils commencèrent une danse autour qui semblait suivre le rythme du chant. Bientôt ce fut un maelstrom autour du pilier central. La voix de Riak s'éleva. Son chant clair et vif vint en contrepoint de celui des soeurs de Nairav. D'un coup, les bayagas s’immobilisèrent. Une vibration les traversa. Lentement ils se fondirent en une seule formation. Les couleurs variaient en continu, donnant l'impression d'un arc-en-ciel devenu fou. Toute la cour semblait remplie de ce nuage lumineux. Près du diadème qu'on devinait encore, forme immobile au centre du tourbillon, une forme noire apparut. Elle se précisait, aspirant l'ensemble de la lumière. Quand le chant des soeurs de Nairav prit fin, dans la cour redevenue noire, simplement éclairée par la lune, le diadème luisait doucement. À l'opposé, l'ombre noire était devenue dense. Sous les yeux de Gochan, un guerrier aussi noir que la plus noire des nuits apparut. Il avança vers Riak, dans un bruit d’armure en mouvement. Arrivé devant elle, il dégaina son arme, noire comme la mort. Riak se retrouva la dague à la main. Les deux armes se touchèrent dans une gerbe d'étincelles. Riak le regarda droit dans les yeux. Elle vit des puits sans fond. Elle hurla comme dans la grotte :
   - Bar Loka !
Il y eut une explosion de lumière, aveuglant tous ceux qui regardaient. Quand la vision leur revint, la place était vide dans la nuit et, seule une épée blanche plantée dans le sol brillait sous les rayons de la lune.

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