vendredi 21 janvier 2022

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...104

   - Je suis venu pour me battre, pas pour remuer de la terre et surtout pas avec ceux-là…
   - Écoute,  Kinto, t'es pas là pour discuter… Bouge un peu !
Kinto jeta un regard noir à son chef. Il prit sa pelle et se remit à l'ouvrage tout en grommelant. Dès qu’il le vit assez loin, Kinto reprit pour son voisin :
   - On est quand même venus pour les combattre… et v’là qu’on fait un tas de terre dans ce p’tain de marais.
   - Cesse de te plaindre, Kinto, lui dit son voisin. Ici tu risques pas de mourir au moins… Et puis t’as entendu, le roi a fait une trêve.  
Les deux gayelers reprirent leur travail, avec tous les autres, rebelles compris. Kinto, comme ses compagnons, ne comprenait pas la finalité de leur travail. Ils faisaient une butte de terre renforcée de pieux dans cette région marécageuse dont ils ne comprenaient pas l'utilité. Ce n'était pas ça qui allait arrêter les monstres. Cette espèce de rempart entre le marais et le fleuve n’avait aucune utilité militaire, il n’était même pas sur le chemin des Rmanits. Kinto ne comprenait pas. Ses compagnons non plus. Il lui fallait toutes ses années de discipline pour continuer. Kaja ne comprenait pas non plus. Le sachant avait demandé, et sous le regard de la reine blanche, lui, Kaja qui était le roi légitime, avait accepté ce plan irréaliste. Il avait  posé quelques questions. Le sachant lui avait répondu que l'avenir dépendait d'eux. Que les dieux eux-mêmes dépendaient d’eux, et qu’il avait choisi la pierre quand Riak choisissait la feuille.
Cette réponse l'avait laissé sur sa faim de savoir. Cela avait fait rire Riak. Kaja avait trouvé ce rire charmant…  et s'était reproché ce sentiment immédiatement  après.
Depuis qu'il avait regardé Koubaye dans les yeux et qu’il avait dû se raccrocher à une main pour ne pas tomber, Kaja se demandait s'il n'avait pas été envouté par ce Sachant et par cette sorcière blanche. Il ne supportait pas l'idée d'avoir pris la main de Riak sans s'en apercevoir. Il avait beaucoup de dettes envers elle. Comment allait-il pouvoir la combattre et la détruire après tout cela ?
Kaja se secoua. Il se poserait toutes ses questions plus tard. Il devait encore préparer le terrain. Sur le tertre le plus haut du marais, il supervisait la construction d'une plateforme. Il n'en avait pas bien compris le sens. Le sachant avait prévenu qu'elle servirait à accueillir lui et Riak au moment du combat avec les Rmanits. Au survivant reviendrait la royauté sur la terre de Landlau.  Kaja  se citait  les paroles du sachant en se disant qu'il serait ce survivant. Les dieux allaient intervenir et il serait couronné une nouvelle fois puisque Youlba l'avait décidé. Il leva la tête en entendant gronder le tonnerre. Là-bas, déjà trop près, la fumée des Rmanits s'élevait en volutes noires et malodorantes. La forêt brûlait. Kaja pensa à tous les arbres qui mouraient, victimes innocentes de ces êtres sans amour. Ses patrouilles l'avaient prévenu de l'étendue des dégâts et de la vitesse de l'incendie, plus ravageur que les monstres eux-mêmes. Sans pluie, qui pourrait l'arrêter ? Il toucha la branche de l'Arbre. La magie dont elle était imprégnée allait agir ! Sa foi ne connaissait pas de faille. Il ne savait ni quand ni comment, mais l'Arbre sacré ne pouvait laisser ses compagnons mourir ainsi par milliers.
Le tonnerre gronda à nouveau. Les premières gouttes de pluie s'écrasèrent au sol, bientôt rejointes par d’autres, plus nombreuses, plus grosses. Et ce furent des trombes détrempant tout, hommes, bêtes et créant des torrents éphémères. Bientôt, on ne vit plus rien à dix pas. Kaja fut aussi mouillé que ses hommes. Il se replia vers le palais du gouverneur. Il y arriva juste derrière Riak dont les vêtements aussi mouillés que les siens, moulaient ses formes. Kaja en fut troublé. Il détourna le regard.
Ils se retrouvèrent le soir, au dîner. Mitaou avait encore fait des merveilles et malgré les difficultés de ce temps, elle avait fait revêtir une nouvelle tenue à sa maîtresse. Riak resplendissait aux yeux de tous. Même si la robe était simple, elle soulignait l'harmonie de la silhouette de Riak et lui donnait un air royal que Kaja dans son uniforme ne montrait pas.
   - Je me suis permis de faire relever les hommes plus rapidement. Ils ont aussi besoin de se sécher. Je parle des miens mais aussi de vos gayelers. Je leur ai donné cet ordre de ta part. J’espère que cela ne te fâche pas…
Kaja soupira. Que pouvait-il répondre ? Dehors le tonnerre lui évita de répondre.
    - Youlba s'en donne à cœur joie ! On m'a rapporté que la boue envahissait tout et surtout le marais. Ton sachant croit que les Rmanits vont se noyer ?
Il avait dit cela sur le ton de la plaisanterie. Riak, qui jusque-là souriait, se renfrogna.
    - Ne t'en prends pas au sachant ! Sans lui…
Kaja l'interrompit.
   - Loin de moi l'idée de m'en prendre à lui. Il est le seul qui nous ait donné un espoir, fragile peut-être mais espoir quand même. Je ne comprends pas tout ce qu'il dit, ni pourquoi il le dit mais je le respecte profondément.
Pendant tout le reste du repas, ils discutèrent de la pluie et des dégâts qu’elle avait faits. La basse ville était inondée. On avait dû interrompre les travaux sur la digue. Elle était moins haute que prévu. Malgré tout, elle bloquait l'évacuation des eaux de pluies vers le fleuve. Le marais presque sec était devenu un cloaque de boue et de déchets.
Au matin, la pluie ne s’était pas arrêtée. Elle s’était réduite à une bruine détrempant tout. Riak descendit vers le marais. L’eau avait quitté la ville basse. Elle occupait encore les faubourgs.  Elle trouva Koubaye sur un parapet à la limite de la masse boueuse.
   - Les choses vont être plus compliquées.
   - Tu crois que cela n'arrêtera pas les Rmanits ?
   - Je sais qu'un peu de boue, ou même beaucoup, ne les arrêtera pas. Ça les ralentira, tout au plus… Non, je pense à nous…
   - Et ?
   - Tu vois, Riak, quand nous étions jeunes, tout était simple. Les seigneurs étaient des salauds et nous des victimes… et puis, il t’a sauvé la vie en se taisant et toi, tu lui as sauvé la vie en parlant… Son silence, quand tu n'étais qu'une novice, a changé le monde et quand tu as donné l'ordre à Titchoua de vous emporter loin de la lave, ta décision s'est imposée aux dieux eux-mêmes.
Koubaye retira un instant le grand chapeau des treïbens pour en secouer l’eau, puis il reprit la parole tout en le repositionnant sur sa tête.
   - Aujourd’hui, vous travaillez ensemble contre un ennemi commun. Te vois-tu le tuer, toi qui n’as pas pu le laisser mourir ?
Riak fut troublée par ces paroles. Elle fut contrainte de penser à Kaja comme un ennemi alors qu’elle en avait partagé la table. Elle dut reconnaître qu’elle ne pouvait plus le haïr et même pire qu'elle avait aimé combattre avec lui ces géants destructeurs. Elle le comprenait trop bien maintenant.
   - Oui, ça va être difficile ...
Les paroles de Koubaye la fit sursauter.
   - … d’autant plus difficile qu’il va vous falloir encore vous battre ensemble contre les Rmanits…
Koubaye, qui regardait le marais, se tourna vers Riak.
   - Ils seront là ce soir. Et pour moi aussi, tout est flou. Je suis le Sachant qui sait qu’il ne sait pas. Rma a préparé ses navettes mais aucune n’est engagée. Rma lui-même attend.
Riak demanda avec un léger voile de peur dans la voix :
   - Mais qu’allons-nous faire ?  
   - Ce que nous pouvons, Riak, que ce que nous pouvons. Il nous faudra agir vite et selon notre cœur. Je n'ai plus qu'une seule certitude, il nous faudra agir ensemble.
Entendant du bruit, Riak et Koubaye se retournèrent. Derrière eux, comme toujours, il y avait l'escorte de Riak, Jirzérou et quelques autres qui jouaient le rôle de conseiller. Il y avait aussi le prince Khanane qui essayait de se mettre dans les bonnes grâces de Riak. Loin de la capitale et de ses plaisirs, il semblait comme un poisson hors de l'eau. Il n'était plus le personnage central. Il essayait de faire bonne figure, mais sous cette pluie froide et pénétrante, avec ses habits mouillés, il avait perdu toute allure princière.  
Comme son exact contraire, Kaja descendait de la ville haute, royal dans son uniforme de colonel. Sa garde de gayelers, toute aussi impeccable que lui, le suivait, puis venaient les grands barons et tous ceux qui jugeaient leur présence indispensable. Les autres avaient fui comme les habitants de Clébiande. La garde des gayelers s'arrêta à vingt pas de Riak laissant Kaja continuer seul. Devant lui, les courtisans s'écartèrent. Kaja les dépassa sans même leur accorder un regard. Il était préoccupé.  Ses sourcils froncés lui donnaient un visage sévère. Après une brève salutation peu protocolaire, il dit :
   - Mes éclaireurs m'ont prévenu, les Rmanits seront là au plus tard demain !
Koubaye bloqua Riak dans sa réponse en levant la main. Il déclara :
   - Les événements vont se précipiter.  Les Rmanits arriveront avec la nuit.
Kaja fut décontenancé.
   - Youlba a envoyé la pluie ce qui a éteint les incendies mais ça ne les a pas bloqués.
   - Youlba, tout déesse qu'elle soit, ne peut pas faire ce que nous seuls pouvons faire.
Kaja regarda Koubaye, encore plus déstabilisé.
   - Que devons-nous faire ?
   - Mon savoir s'arrête là, reprit Koubaye. Quoi que nous fassions, il nous faudra le faire ensemble.
Riak s'avança. Les deux léopards blancs, dont le pelage semblait insensible aux précipitations, prirent position avec force feulements entre Koubaye, Kaja et Riak et les autres.
   - Nous allons au combat, combat sans espoir ou presque. Les dieux doivent nous aider. Mais serons-nous encore vivants quand reviendra le soleil ?
   - J'aimerais te rassurer comme avant, mais aujourd'hui je sens que Rma retient sa main et ses navettes. Tous les fils sont là. Il ne reste plus qu'à tisser les temps nouveaux.
   - J'ai regardé les lieux. Nous ne pourrons rien faire sur l'autre berge du marais. Youlba a tellement plu que la terre est devenue boue. Il reste une bande de pierre au milieu du marais. C'est le seul endroit où nous pourrons nous battre. Si nous restons devant Clébiande, nous sommes déjà vaincus.
Kaja regarda Riak et Koubaye :
   - Si nous tentons cette manœuvre, nous avons juste le temps de nous préparer. Nous avons déjà essayé de les arrêter, votre reine et moi, sans aucun succès. Pourrons-nous faire mieux ?
   - Vous n'étiez que deux, aujourd'hui nous sommes trois, répondit Koubaye. Vos idées me semblent excellentes. Préparons-nous et retrouvons-nous au crépuscule sur la barre rocheuse qui traverse le marais.

Koubaye fut le premier à revenir. Le soleil était encore haut dans le ciel nuageux quand il quitta le relais Oh'm'en. Il s'était équipé du lourd manteau de pluie des treïbens, accompagné du chapeau à large bords. Il avait pris un long bâton de marche bien qu'il ne soit chaussé que d’échasses courtes. Il l'avait repéré dès son arrivée au relais. La mère qui s'occupait du lieu ne savait pas depuis combien de temps il traînait là. Irrésistiblement attiré par lui, Koubaye l'avait pris en main. Noueux et tordu, il ne ressemblait pas aux autres bâtons de marche. D'ailleurs tous les Oh'm'ens le delaissaient. Dès qu'il l'eut touché, Koubaye sentit sa puissance. Le dieu Grafba lui-même l'avait eu en main. Tout en haut, à peine reconnaissable, il y avait une tête de héron. Koubaye ressentit le plaisir de la course. Avec un tel bâton, on pouvait filer à la vitesse du vent. Les distances n'existaient plus pour celui qui le maîtrisait. C'est d'un bond qu'il rejoignit le point de rendez-vous. D'un autre bond, il fut près des Rmanits. Les êtres de pierre, toujours insensibles à ce qui les entouraient, traçaient la tranchée. Derrière eux, il remarqua les gayelers qui les surveillaient. D'un bond jusqu'au marais, il rejoignit le promontoire. Il avait bien senti. Les Rmanits arriveraient devant Clébiande quand les derniers rayons du soleil auraient disparu derrière la falaise qui bordait l'autre rive du fleuve.
Devant lui s'étendait une cuvette remplie d'une végétation luxuriante. Dans la lumière de l'après-midi, il vit les reflets de l'eau qui recouvraient les herbes. La pluie avait cessé depuis le milieu de la journée. L'endroit était le bon. Son savoir s'arrêtait là, précisément ici et maintenant. Tout dépendait des choix que feraient et les dieux et les hommes.
Koubaye avait posé ses échasses sur la plateforme mais gardé le bâton de marche à la tête de Héron. Il regardait vers le couchant. Les nuages de nouveau s’agglutinaient. Les premiers signes de la colère de Youlba se manisfestaient. Des éclairs striaient les nuages. Un grommellement continu soulignait leur éloignement. Koubaye pensa qu’il serait difficile de se faire entendre quand ils se déchaîneraient au-dessus d’eux.
   - Youlba a choisi de venir, dit-il à voix haute.
Riak, qui venait d’arriver, eut un sourire. Même sans la voir, Koubaye savait qu’elle était là.
   - Kaja n’est pas encore arrivé, tu es la première.
   - J’ai dit à mes hommes de se poster de l’autre côté du marais. Les rmanits vont arriver. Ils ont enfin des cordes assez longues et assez solides. Ils vont essayer de les entraver.
   - L’idée est bonne, mais le troisième est brûlant.
   - Je sais, mais je n’ai pas trouvé autre chose à faire. Les anciens de Clébiande disent que le marais n’est pas très profond. Peut-être qu’en les faisant tomber cela suffira à les ensevelir.
   - J’en doute. Notre seule chance est que chacun fasse ce qu’il doit faire.
Derrière eux, du bruit se fit entendre. Kaja arrivait. Il était en tenue de combat. Il rejoignit Riak et Koubaye. D’un signe de la tête, il les salua puis s’appuyant sur la rambarde, il dit :
   -  J’ai eu l’idée de faire jeter des passerelles sur le marais. Nous pourrons ainsi nous déplacer sans patauger dans la boue.
Il regarda le ciel et ajouta :
   - Je vois que Youlba approche, mais je ne vois aucun signe de Thra.
Riak se renfrogna. Koubaye lui posa la main sur le bras :
   - Pas de dispute…
Il enchaîna :
   - Je le sens attentif. Il est prêt. Il faut lui faire confiance. Ses colères peuvent être aussi dévastatrices voire plus dévastatrices que celles de Youlba, ne l’oubliez pas, roi Kaja !
Kaja se mordit la lèvre mais ne répondit pas. Il se concentra sur le ciel. Le silence se fit. Selon les ordres de Koubaye, ils n’étaient que trois sur la plateforme. Que ce soit Jirzérou et les rebelles ou les gayelers, ils étaient sur les bords du marais, là où la terre avait retrouvé de la fermeté. Ils déployaient difficilement les cordages qu’ils avaient récupérés. Les treïbens avaient cédé leurs cordes d’ancre et aidé à les nouer pour obtenir et la taille et la longueur nécessaire. Dans la lumière du couchant, on voyait les premières lueurs des incendies allumés par les rmanits. La pluie, qui avait détrempé la terre et les forêts, empêchait leur extension. Cela ne suffisait pas pour sauver du feu les arbres que touchait le troisième rmanit.
   - Nous allons nous battre de nuit, ils arrivent...
   - Koubaye !
   - Oui, Riak.
   - J’ai peur.
   - Moi aussi, j’ai peur, répondit-il en lui serrant la main.
Kaja se sentit jaloux de leur proximité. Il dégaina Emoque et grommela :
   - J’ai confiance même si j’ai peur.
Il sortit de son habit la branche de son Arbre sacré. Il ajouta :
   - L’Arbre sacré me donnera la victoire. Riak, tu as pris la feuille à la grotte, prends-en une de cette branche, elle te protégera.
Riak lui adressa un sourire et détacha une feuille argentée qui se mit à briller dans sa main.
      - Merci, roi Kaja, je suis touchée.
Riak la posa juste contre son médaillon. Kaja allait ajouter quelque chose quand le bruit des arbres abattus lui imposa le silence. La lumière déclinait rapidement et les rougeoiments des incendies se firent plus visibles.
Un grand arbre s'abattit dans le marais. Kaja et Riak bondirent en position de combat, l’arme à la main. Emoque brillait intensément. Riak sentit pulser son médaillon. La mort approchait. D’autres arbres tombèrent et les silhouettes des Rmanits se firent plus précises. Les deux terrasseurs, comme on les avait surnommés, pataugeaient dans une lave gluante que générait le troisième. De leurs gestes lents mais infatigables, ils broyaient tout sur leur passage et le feu derrière détruisait le peu qui restait. De la première corde que tendirent les gayelers, il ne resta que des cendres. La roche en fusion l’avait touchée avant les Rmanits. Ils tendirent la deuxième, la soulevant pour qu’elle ne touche plus le sol. Bien accrochée sur des roches de part et d’autre du chemin des Rmanits, elle se tendit brutalement quand la jambe du premier la toucha. Elle se mit à vibrer sous la tension qu’elle subissait. Ce furent les rochers qui lâchèrent les premiers. La corde, se relâchant brusquement, toucha la lave et s’enflamma immédiatement. Un des Rmanits se saisit d’un arbre et, l’utilisant comme un gourdin, frappa devant lui. La ramure toucha l’eau du marais. Des gerbes d’eau jaillirent et retombèrent en même temps que Youlba libéra les eaux du ciel en une cataracte insensée. Tous furent immédiatement détrempés. Seul Koubaye, sous son lourd manteau de treiben, resta au sec.
Les gayelers ne purent tendre la troisième corde qu’ils avaient préparée, coincée sous l’arbre, ils ne pouvaient la dégager. La pluie rendait la visibilité nulle et le tambourinement de l’eau sur le sol assourdissait tous les bruits. Riak et Kaja, sur le qui-vive, tentaient de repérer les Rmanits sans y arriver.
Penchés en avant sur la plateforme, dans leurs habits détrempés, ils criaient pour pouvoir se comprendre.
   - Vois-tu quelque chose ?
   - Non, rien. Les entends-tu ?
   - Non, il y a trop de bruit.  
Ils sursautèrent quand Koubaye leur toucha l’épaule. Il leur cria près de l’oreille :
   - Benalki arrive. Accrochez-vous !
Il n’avait pas fini de parler que la tour de bois où ils se tenaient fut emportée irrésistiblement. Une vague gigantesque déferlait sur le marais. S’ils avaient pu discerner à travers le rideau de pluie, ils auraient vu une vague venant du fleuve déferler sur le marais pendant qu’un fleuve de glace, arrivé par le chemin des Rmanits, les bousculait sans qu’ils puissent résister. Bientôt le marais fut le siège d’un maelstrom arrachant tout sur son passage. Sur leur plateforme, les trois humains s’accrochaient comme ils pouvaient. La tour n’était plus qu’un bateau ivre sur une mer déchaînée. Les Rmanits, bousculés, basculés, cherchant des appuis, coulèrent à pic. Dans ces tourbillons d’eau, de glace, de plantes arrachées et de vase remuée, ils atteignirent le fond. Leurs pieds s’ancrèrent sur le rocher. Thra ressentit le choc et intervint dans la bataille. Il liquéfia le sol. Tout s’effondra sous les Rmanits. Une faille s’ouvrit, s’agrandissant d’elle-même aspirant tout ce qui était au-dessus d’elle.
La colère de Youlba s’enfla pour devenir ouragan. Le vent et la pluie s’engouffrèrent dans le marais, augmentant la confusion et le tourbillon. Les Ramnits tentèrent de réagir. Ceux qui broyaient la terre, ouvraient et fermaient les mains convulsivement, détruisant le peu de végétation qui tourbillonnait avec eux. Le dernier se retrouvait dans une boule de terre croûteuse au cœur brûlant. Comme dans un jeu de quilles, il bousculait tout ce qu'il touchait. À la lueur des éclairs de Youlba, Riak voyait passer autour d’eux les branches ou les troncs des arbres déracinés. Elle avait planté son épée dans la plateforme au moment, où celle-ci commençait à glisser. Elle s’y tenait fermement ainsi qu’au bord. Elle regardait autour d’elle, cherchant des yeux Koubaye et Kaja. Si Kaja se tenait à après un des madriers, Koubaye le bâton à la main, fermement campé sur ses deux jambes, se tenait droit. On aurait dit qu’il pilotait leur embarcation pour la faire tenir sur ces flots déchaînés. Ils montaient et descendaient sans cesse dans ce tourbillon qui les entraînait de plus en plus vite. Les Rmanits eux-mêmes n’étaient que des fétus de paille dans cette tourmente. Ils croisèrent la trajectoire de la tour plusieurs fois sans la toucher. L’eau tombait en cataracte, alimentant le tourbillon. Riak sentit durement dans ses épaules les premiers chocs contre un Rmanit. Ils étaient maintenant au même niveau. À chaque éclair, elle voyait les grandes silhouettes qui disparaissaient instantanément dans le noir. Elle fut étonnée que Koubaye fut encore debout. Par contre Kaja avait glissé et se maintenait avec peine. Il gardait Emoque à la main. Alors qu’ils frôlaient la boule du Rmanit de feu, il en asséna un coup violent qui la fit éclater. La lave sauta brusquement dans tous les sens, rebondissant sur la plateforme sans réussir à lui mettre le feu. Un morceau lui tomba sur le bras. Elle hurla de douleur sous sa brûlure. Elle en avait lâché le bord et ne se tenait plus que par son épée plantée. Koubaye, de sa main libre, lui attrapa la main qu’elle avait secouée pour se débarrasser de la lave qui avait dévoré ses habits. Dans le bruit et la fureur, Koubaye lui referma les doigts sur le bâton de marche à la tête de héron. Ce fut comme si le monde se stabilisait. Elle en sentit la force qui le tenait debout plus solide qu’un rocher. Elle fut étonnée d’entendre Koubaye.
   - Tu es la feuille, il est la pierre. Tu seras la voile, il sera l’esquif.
Dans tout le pays, la tempête faisait rage. Youlba déversait sa colère par tombereaux d’eau qui allaient gonfler les rivières alimentant le fleuve et Bénalki qui remplissait la faille que Thra avait ouverte. Dans le tourbillon qui s’enfonçait de plus en plus, Riak prenait conscience que Koubaye dirigeait leur plateforme grâce au bâton. Elle comprit qu’il tenait en main l’artefact d’un dieu. Dans sa tête, une image prit naissance. Elle vit un être aux jambes interminables en patte de héron. Il tenait en main ce même bâton et si le visage de l’être était brouillé, elle le voyait se déplacer plus vite que le vent. Koubaye lui fit un signe et lui désigna Kaja, ballotté en tous sens. Riak lâcha son épée et tendit la main à Kaja. Il mit un peu de temps à le remarquer. Il rengaina Emoque. La plateforme fit une embardée, heurtant un des rmanits. Une main énorme frôla la tête de Riak. , frotta le dos de Kaja et se referma sur la tour. Dans le bruit de fin du monde qui les entourait, ils entendirent distinctement le bruit des poutres qu’on écrasait et ils sentirent craquer leur refuge. Kaja sentit les planches se disloquer sous son ventre. La rambarde que tenait sa main droite commença à se disloquer. Tirant dessus de toutes ses forces, il attrapa la main de Riak. Elle sentit le choc dans son épaule quand Kaja s’agrippa à sa main. Tout ce sur quoi il s’appuyait avait disparu. Elle comprit qu’elle ne tiendrait pas. Il était comme un drapeau secoué par le vent et elle était la corde qui le tenait. Koubaye regarda derrière lui et vit la peur dans leurs yeux. La pensée de Riak était confuse. Elle savait qu’elle ne tiendrait pas longtemps mais ne pouvait lâcher la main de Kaja. Koubaye eut un sourire. Riak était prête. Koubaye dirigea la plateforme et lui fit heurter un amas de branches. Devant la brusque décélération, Kaja fut projeté dans les bras de Riak. Ils se retrouvèrent collés l’un à l’autre contre le garde-corps. Kaja comprit à ce moment-là que jamais, il ne pourrait reprendre le combat contre elle, pire il sût qu’il avait besoin de sa présence. Koubaye sourit à nouveau. Kaja aussi était prêt.
Koubaye attendit que Kaja se soit accroché au bâton à tête de héron avant de lancer la plateforme, ou ce qu’il en restait, dans de grandes oscillations. Ils heurtèrent un Rmanit puis l’autre, déstabilisant leurs trajectoires dans cet entonnoir liquide. Riak et Kaja, dos à dos pour se stabiliser, tenant le bâton à tête de héron d’une main, frappaient les Rmanits chaque fois que cela était possible. Les mouvements désordonnés des Ramnits, pour les attraper ou pour éviter les coups, les déstabilisaient encore plus, les dirigeant inexorablement vers le bas du tourbillon.
Koubaye fut le premier à le ressentir. Plus ils se rapprochaient du bas de l’entonnoir, plus il percevait le battement. De nouveau il sourit. Rma avait repris son mouvement. L’avenir pouvait advenir. Il ne lui restait qu’une chose à faire.
Riak et Kaja tapaient sur les Rmanits à chaque fois qu’ils se retrouvaient à proximité. Pour mieux assurer sa prise, elle remonta sa main sur le bâton de marche. Elle ne rencontra pas la main de Koubaye comme elle le pensait mais elle sentit une sculpture sous ses doigts. Elle jeta un coup d'œil et découvrit deux longues baguettes en relief sur le fût principal. Quelques coups d’épées plus tard, elle examina le bâton et découvrit les longues pattes du héron dont la tête ornait l’extrémité. Elle assura sa prise un peu plus haut, juste sous la main de Koubaye. Elle découvrit alors une nouvelle énergie. Ses coups devinrent plus puissants, attirant l’attention de Kaja. À son tour, il mit la main sur la figurine. A son tour, il sentit une puissance le traverser. Emoque flamboya davantage. Ses coups mirent les Rmanits en difficulté. Riak et Kaja exultèrent. La victoire leur paraissait possible. Emportés par la folie furieuse des eaux, ils tournaient dans un ballet de plus en plus serré. Les grands êtres d’avant les temps tourbillonnaient sans pouvoir se guider. Cela dura jusqu’à ce que les mains des Rmanits se rencontrent et se serrent. Le faux esquif des humains heurta cette muraille de corps plus durs que la pierre. Riak vit alors la silhouette du troisième se diriger vers eux. Le Ramnit de feu s’était de nouveau entouré d’une gangue fumante qui allait les écraser contre les deux autres. Emoque frappa dans un tintement furieux faisant céder le barrage des corps. Ils passèrent dans l’étroit espace entre les deux Rmanits. Derrière eux ce fut le carambolage entre les trois grands êtres d’avant les temps. Riak les vit voltiger. L’un d’eux heurta leur plateforme, la précipitant avec lui dans sa chute vers le fond. Les autres suivirent la spirale descendante. Atterrée, Riak craignit l’engloutissement. Elle vit la même crainte dans les yeux de Kaja. C’est à ce moment-là qu’une pensée de paix l’envahit. Elle reconnut l’esprit de Koubaye. Dans la nuit de ce tourbillon de folie, ce fut comme un phare pour la guider. Il l’enseigna. Le bâton n’était pas un simple avatar chargé de puissance, il était le lien avec le dieu Grafba lui-même. Comme le héron peut voler, alors celui qui tenait le bâton à la tête de héron pouvait voler là où il le voulait. Elle pensa : “Sors-nous de là !” Elle entendit comme un sourire. “Ailleurs, je vais!” Le Rmanit de feu heurta leur radeau, disloquant les poutres et les planches. Un dernier éclair permit à Riak de voir Koubaye plongeant vers le centre du tourbillon suivi par les Rmanits. Kaja et elle, toujours accrochés au bâton du dieu Grafba, volaient au centre du vortex, ne touchant plus l’eau qui faisait une muraille autour d’eux. Elle hurla : “NOOOOONNNNN !”
Koubaye disparut à son regard au fond de l'entonnoir liquide, suivi de peu par les Rmanits. Une pensée la traversa : “Maintenant vient le temps des hommes ! Va ! Allez ! Je serai Koubaye le tisseur de temps !”

Le bâton à tête de héron remontait inexorablement vers la lumière du matin, entraînant deux êtres étonnés d’être en vie et ensemble. Les eaux en dessous d’eux se calmaient comblant la cavité, la pluie avait cessé. Kaja et elle se regardèrent. Ils savaient qu’ils ne pourraient plus se battre, ni se quitter. Il était le roi. Elle était la reine. Restait à construire la paix.

 

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