vendredi 11 avril 2014

Les oiseaux avaient commencé leur chant quand Lyanne regarda sur le quai. Le soleil n’était pas levé, et la lumière bien pauvre. Lyanne repéra les soldats plantés au bout du quai, ainsi que la barge qui les attendait. Le chemin ne serait pas facile. Il réveilla doucement Degala et lui fit signe de se taire. Ils descendirent le tas de ballots à l’abri des regards. Profitant de la nuit qui se terminait, ils passèrent de pile en pile. Ils furent bientôt dans le secteur des barriques. La barge était remplie. Il vit le capitaine vérifier le chargement. Entre eux et cet homme, il y avait un espace libre et des gardes. Ils restèrent postés, prêts à courir.
- Tu crois qu’on va y arriver ? souffla Degala.
- Fais confiance, lui répondit Lyanne. Il y a toujours de la cohue quand un bateau part. Là, il est encore loin du départ. Les miburs ne sont pas là pour le tirer.
- J’crois pas qu’y viendront. Regarde, y-z-amènent une amarre.
Lyanne jura entre ses dents. Effectivement une barque amenait une corde depuis l’autre rive. La barge allait être halée de l’autre côté avant d’être attelée. Un marin allait se saisir de la corde quand une pirogue se prit dedans un peu plus loin, faisant tomber à l’eau ceux qui la tenaient. Les gardes s’esclaffèrent et se rapprochèrent du bord pour mieux rire du spectacle. Lyanne bondit en avant suivi de Degala. En quelques pas, ils furent sur la barge, ne s’arrêtant qu’une fois entre deux piles de barriques. Ils entendirent le capitaine hurler après ses hommes qui lui faisaient perdre du temps et après la pirogue qui avait filé sans demander son reste. Le boucan se calma. Lyanne espérait être tranquille pour pouvoir montrer la plaquette de Bogich quand deux hommes armés de gourdins fermèrent le passage. Le capitaine apparut derrière l’un deux :
- Vous êtes qui ? Ici les clandestins, on les fout à l’eau !
- C’est un descendeur qui m’envoie. Il m’a dit que vous pourriez m’emmener voir la mer.
- Si t’es lui, t’as quelque chose pour moi.
Lyanne tendit la plaquette.
- Jette-la, dit un des hommes au gourdin.
Elle tomba au sol avec un bruit mat. L’homme la ramassa et la tendit au capitaine qui l’examina attentivement.
- Ok, laissez-les ! Mais vous, ajouta-t-il en s’adressant à Lyanne et Degala, vous bougez pas d’ici tant qu’on n’est pas dans le ch’nal.
Rapidement les deux hommes de main mirent des barriques devant le passage, les cachant à la vue du monde extérieur. Lyanne et Degala s'assirent tranquillement.
- On n'a plus qu'à attendre, dit Degala.
Lyanne acquiesça. Ils sentirent les mouvements de la barge quand commença la traction. Ils l’imaginèrent traversant le port pour rejoindre l’autre rive. Il y eut un choc, puis des cris quand on attela les miburs. Cela prit du temps, puis le silence revint. On ne sentait rien, on n’entendait rien. Degala somnolait quand on vint enlever les barriques.
- V’nez ! L’cap’taine veut vous voir.
Le capitaine surveillait le comportement du bateau quand ils arrivèrent près de lui. Il donna un ordre au barreur et se tourna vers eux. Ils descendaient entraînés par le courant et l’attelage de miburs. Ils allaient nettement moins vite que les radeaux. On était loin des gorges de la Schtalle et de son courant. La rivière avait pris un aspect calme et tranquille bien en accord avec la campagne environnante. Au loin derrière eux, le donjon rapetissait.
- Bogich m’a prévenu que tu préférais ne pas rester à Nouska. On va jusqu’à Ergasia. De là vous devrez trouver quelqu’un pour vous emmener plus loin. Bogich m’a dit qu’étais forgeron ?
- Je sais forger, répondit Lyanne
- Même que c’est le meilleur, intervint Degala.
Lyanne lui jeta un regard noir qui le rendit tout penaud.
- Alors tu vas pouvoir payer ton voyage en travaillant pour moi. Si la plupart des barriques sont pleines, j’en ai un certain nombre dont il faut refaire les cercles. Tu saurais ?
- Oui. On a combien de temps jusqu’à Ergasia.
- On y sera dans dix jours.
- Alors tope-là, dit Lyanne, je ferai ce travail.
L’arrière de la barge était prévue pour loger le personnel et les miburs si besoin. On lui trouva un coin sur le toit de la cabine. Lors d’un changement d’attelage, Lyanne était descendu pour aller chercher de la terre pour se faire un coin pour son feu. Il avait calculé qu’il aurait assez de temps pour faire ce qu’on lui demandait.
Lyanne ne vit pas le temps passer. Il reforgeait les cercles qui entouraient les barriques. En même temps, il les améliorait. Celui qui avait fait le travail, n’y connaissait pas grand chose. Le métal avait été torturé comme il l’avait dit à Degala en lui montrant les traces des coups de marteau et l’irrégularité de l’épaisseur. Quand il rendait son travail, chaque cercle était parfaitement rond et parfaitement lisse. La remontée des barriques en fut grandement facilitée.
Un matin le capitaine monta le voir :
- On arrive à Ergasia en milieu de journée. Vous aurez intérêt à descendre un peu avant, lors du dernier changement d’attelage.
- C’est une bonne idée, répondit Lyanne, le métal à travailler me manque.
- Bogich m’avait dit que tu travaillais bien, trop bien au point d’intéresser Lizach. Tu n’usurpes pas ta réputation. C’est parfait.
- Merci pour le voyage. Est-on loin de la mer ?
- Tout dépend de comment t’y vas. La rivière se jette dans l’Anterpen. Le fleuve est large et les voiliers vont vite. Sinon à pied, il faut plusieurs lunaisons.
- On va trouver un voilier, hein Lyanne ! intervint Degala. J’me vois pas marcher…
Cela fit rire Lyanne.
- On verra quand nous serons sur le port. Maintenant il faut tout ranger.
Le capitaine les fit descendre avec l’attelage de miburs. Ils participèrent au changement et se glissèrent dans le bois adjacent au départ de la barge.
- Viens, on va rejoindre la route et voir.
Ils traversèrent le bois pour retrouver la campagne. Au loin des murailles signalaient la ville.
- Elles sont hautes ! s’exclama Degala.
- Le royaume d’Ergasia est puissant, lui répondit Lyanne. C’est ce qu’a dit le capitaine.
Traversant quelques champs, ils approchèrent de la route. Il y avait beaucoup d’allées et venues. De nombreuses charrettes circulaient. Ils se mirent dans le mouvement. En approchant, les murailles devinrent encore plus impressionnantes. Elles faisaient dix hauteurs d’hommes. Bien qu’en terre, elles donnaient un air redoutable à la ville. Les portes étaient grandes ouvertes et les gardes ne semblaient pas s'intéresser au trafic. Ils étaient plantés là, l’air absent. Lyanne et Degala s’engagèrent sous une voûte assez haute pour faire passer plusieurs charrettes les unes au-dessus des autres. Cela faisait comme un tunnel. C’est en arrivant presque au bout qu’ils virent le contrôle. Il fallait payer l’octroi pour passer. Lyanne les fit se ranger contre le mur pour observer. Ceux qui transportaient des marchandises étaient dirigés vers les agents chargés du contrôle, les autres, et surtout les piétons, étaient interrogés. La plupart passait sans autre formalité mais quelques uns étaient conduits derrière un mur.
- Qu’est-ce qu’ils font là-bas ? demanda Degala.
- Je l’ignore, répondit Lyanne.
Ils virent un mouvement de foule. Des soldats couraient en criant :
- PLACE ! PLACE !
Derrière eux arrivait un palanquin tiré par un attelage. Ils le regardèrent passer sans s’arrêter et disparaître rapidement vers la ville. Il y eut un mouvement de foule que Lyanne mit à profit pour se remettre en route. Ils arrivèrent à leur tour devant les gardes :
- Vous venez pour quoi ?
- Je suis forgeron et voici mon apprenti. Nous cherchons du travail.
- Et vous venez d’où ?  
- D’Ainval !
- C’est pas dans l’coin ?
- C’est loin d’ici. J’y ai travaillé pour le roi Saraya…
Le garde regarda Lyanne dans les yeux :
- Toi, t‘as travaillé pour le roi ! Si c’est l’cas, j’suis le prince de la ville ! ça t’coûtera cinq pièces pour passer.
Lyanne fit la grimace. Ils n’avaient pas cette somme.
- T’as travaillé pour l’roi Saraya et t’as même pas ça en poche… Y t’a pas payé ? C’est ça hein !... Allez dégage   ! Y’en a d’autres qu’attendent.
Lyanne fit signe à Degala et ils retournèrent hors les murs. Ils achetèrent à manger à un marchand qui tenait une petite échoppe juste posée contre le rempart dans le souk qui s’étendait devant les murs. Ils virent aussi un forgeron. On lui amenait des outils à réparer. Ils le regardèrent travailler tout en mangeant. Lyanne repéra un petit groupe. L’image d’une meute de loups lui vint à l’esprit. Il comprit pourquoi en les voyant agir. L’un d’eux bousculait un passant, le détroussait et passait immédiatement son butin à un complice qui s’en débarrassait auprès d’un troisième et tout ce petit monde se dispersait. Il donna un coup de coude à Degala :
- Viens !
Ils se mirent à les suivre. Ils les virent continuer leur chasse tout l’après-midi. Le soleil commençait à descendre quand ils les perdirent de vue. Lyanne accéléra pour passer dans l’allée suivante. Il ne vit personne. Étendant ses perceptions, ils les repéra dans une allée plus loin. Il fit un signe à Degala qui lui emboîta le pas. Ils s’enfoncèrent dans le dédale du souk. Après bien des tours et des détours, ils se rapprochèrent des remparts. Ils les suivirent jusqu’à une tente où ils disparurent. Quand Lyanne arriva devant l’entrée, il ne les sentit plus devant lui. Il souleva la toile qui servait de porte.
- Kéfoulà ?
Devant lui, une sorte de géant au front bas s’était levé. À la main, il avait une masse d’arme.
- Je cherche la porte ! répondit Lyanne.
- Teconnaipastoi ! FOULCAN !
- Doucement, mon gars, doucement.
Lyanne avait laissé Dagala dehors. Il était seul dans la tente avec le géant. Il sentit en lui cette accélération précédant les combats. Quand la masse d’arme s’abattit, il n’était plus là. Le géant se redressa, l’air surpris et s’effondra sous le coup du marteau de Lyanne. Ouvrant la porte, il fit signe à Degala de rentrer. Celui-ci regarda le corps à terre, puis Lyanne.
- Il est encore vivant, mais il nous laissera tranquille un moment. On cherche la sortie.
Ils fouillèrent la tente, derrière une cloison, Degala trouva l’entrée d’un tunnel.
- Eh bien voilà ! Cela nous évitera de payer la taxe, dit-il à Lyanne en faisant un clin d’œil.
Plus petit, il s’engagea tout de suite. Lyanne lui emboîta le pas.
Le tunnel était bas mais étayé. Il y faisait noir mais cela ne gênait ni Degala ni Lyanne. Assez loin devant ils virent des reflets de lumière et entendirent des échos de voix. Degala se retourna pour dire quelque chose à Lyanne qui lui mit la main sur la bouche en lui chuchotant un chut. Il s’approcha de son oreille et lui dit tout bas :
- Ils pourraient nous entendre. Il faut faire attention.
Degala fit oui de la tête et reprit sa progression. Lyanne ressentait au-dessus de lui la masse imposante des murailles. Ils virent disparaître la lumière de la bande de voleurs. Lentement, ils approchèrent du bout du tunnel. Une toile en fermait l’extrémité. Lyanne écarta doucement le rideau. Le tissu en était lourd. Lyanne découvrit que c’était un tapis mis au mur. Derrière il découvrit une cave. Il y faisait noir. Une lueur diminuait dans le couloir. Lyanne repoussa le tapis et se glissa dans la cave. Il fit signe à Degala qui n’avait pas attendu pour sortir. Ils se glissèrent hors de la pièce. Le couloir était vide. Il desservait diverses caves et réserves. Le brouhaha des voix leur indiquait que le groupe s’était dirigé vers un escalier. Quand ils y arrivèrent dans l’escalier, ils virent la lumière des torches. Les voix se firent plus précises. Ils s’arrêtèrent au milieu de la volée de marches.
- Vlà vo’te part !
- Il y a le compte ?
- S’vez bien que j’prendrais pas l’risque de tricher.
- Tu as tout intérêt. Recompte.
Une troisième voix se mêla à la conversation.
- Il y a moins que la dernière fois.
- TU ME VOLES !
- Non, monseigneur, jamais.
Lyanne entendit comme un corps qui s’effondrait.
- Fouillez-moi ça ! reprit la deuxième voix.
On entendit un cliquetis d’armes qu’on posait à terre. Lyanne monta une marche de plus et risqua un œil. Des soldats fouillaient les bandits devant un homme grand et fort qui avait fière allure. Les vêtements ne résistèrent pas tous, mais la fouille se termina rapidement.
- Ya rien de plus, dit un des soldats en reprenant son arme.
- Bon, filez ! Mais demain, vous avez intérêt à ramener plus, sinon…
La menace resta en suspens. Les voleurs se répandirent en remerciements et en salutations tout en sortant à l’autre extrémité de la pièce. L’homme fit un signe aux soldats qui emboîtèrent le pas à la bande. Il resta seul avec le comptable.
- Va mettre ça en lieu sûr. Il faudra les surveiller, je trouve qu’ils se relâchent.
- Oui, maître. Je surveillerai.
Ayant dit cela, ils se dirigèrent vers une autre ouverture qui donnait sur un jardin. Quand la pièce fut vide, Lyanne et Degala décidèrent d’emprunter le chemin des truands. Ils progressèrent dans la maison, longeant des pièces, craignant à chaque instant de se faire surprendre. Arrivés près de la porte, ils se plaquèrent le long du mur.
- Knam ! murmura Degala. On pourra jamais sortir. T’as vu les gardes.
Lyanne ne répondit rien mais entraîna Degala vers un escalier. A l’étage, ils découvrirent une galerie couverte qui desservait des pièces disposées autour d’une cour. Quand ils entendirent du bruit, ils se réfugièrent dans une des pièces.
- Une chambre, dit Lyanne. Vite allons voir la fenêtre.
L’ouverture était petite et fermée par des barreaux de bois. En dessous, il y avait la rue.
- Elle est assez grande pour que tu passes, dit-il à Degala. Je vais m’occuper des barreaux et tu vas filer. Je te rejoins au coin de la rue.
- Comment vous allez faire? Ya des gens partout.
- Sois sans crainte… j’ai plus d’un tour dans mon sac.
Lyanne s’approcha de l’ouverture. Prenant un barreau dans la main, il le toucha de son bâton de pouvoir. Il y eut comme un éclair, et du bois, il ne restait qu’un petit tas de cendre.
- A toi, dit-il à Degala en lui faisant la courte échelle. Attends-moi au coin. Je serai rapide.
La rue était sombre dans la nuit qui était tombée. Lyanne aida Degala à descendre jusqu’à ce qu’il fut contraint de le lâcher. Il écouta le bruit de la chute. Ce n’était pas très haut. Lyanne entendit le bruit rapide des pas de Degala qui s’échappait. Il retourna vers la porte, l'entrebâilla. La coursive était vide. Il sortit et s’approcha de la rambarde. Dans la cour en bas, des serviteurs dressaient la table tout en discutant. C’est comme cela qu’il apprit qu’il était dans la maison du chef des gardes et qu’il allait recevoir ce soir le vice-roi d’Ergasia qui allait arriver. Les quelques braseros ne donnaient qu’une lumière jaune et pauvre. Lyanne devenant dragon s’envola.
Vu de haut la ville était composée de grosses maisons séparées par des quartiers de petites masures aux rues tortueuses. Il repéra le convoi du vice-roi qui arrivait. Brillamment éclairé, le vice-roi, dans une chaise à porteur, saluait les gens rassemblés sur son passage. Lyanne se mit à craindre que Degala ne se retrouve où il ne faut pas. Le vice-roi était accompagné d’une garde. Lyanne plongea et se retrouva dans sa forme humaine dans une petite venelle non loin de leur point de rendez-vous. Il approcha de Degala qui surveillait la façade et lui toucha l’épaule. Il sursauta en reconnaissant Lyanne :
- Mais comment… ?
- On parlera plus tard. Une troupe arrive, il est préférable de les éviter.
Ils se fondirent dans la nuit d’une ruelle quand les premiers porteurs de torches se présentèrent dans l’entrée de la rue.
Ils avancèrent au jugé, ne sachant pas où était le port. Ergasia était une grande ville. Lyanne ne l’avait pas vu le temps de son vol trop bref. Arrivés à un carrefour, ils s’arrêtèrent pour écouter. Ils avaient besoin d’un endroit pour se reposer. Un endroit où personne ne viendrait les déranger. Un cahute, plus délabrée que les autres, attira leur attention. Ils y pénétrèrent avec précaution. Si une puanteur y régnait, elle ne semblait pas occupée. Lyanne désigna une échelle de meunier dans un coin. Il l’escalada. L’étage était en piteux état, mais les nombreuses fentes des murs chassaient les mauvaises odeurs. Lyanne fit signe à Degala :
- Mets-toi là. On va se reposer ici et on verra demain.
Le jeune homme ne répondit rien, trop fatigué par sa journée. Il s’allongea sur un bout de plancher qui semblait assez solide et s’endormit tout de suite. Lyanne le regarda un moment. Sans dire un mot, il se dirigea vers l’ouverture sur sa droite. Le sol craqua sinistrement. Il se recula. Haussant les épaules, il se jeta dans le vide et étendit ses ailes. Il prit sa taille de croisière plus loin et, passant par les Montagnes Changeantes, il partit pour la Blanche.
Quand Degala ouvrit les yeux, il comprit que quelque chose n’allait pas. Sans bouger, il essaya de repérer ce qui l’avait réveillé. Des voix ! C’était cela, des voix l’avait réveillé. Une dispute avait lieu en dessous du lieu où il dormait. Il essaya de se tourner pour mieux voir. Il lui fallait y aller très doucement pour éviter que tout craque.
- J’te dis qu’on l’aura pas !
- Cherche pas ! On fait comme j’ai dit et ça va marcher.
- J’ai pas confiance, reprit la première voix. Avant y’avait ton père, mais maintenant qui l’est plus là, ya plus personne qui sait vraiment où c’est.
Degala ne comprenait rien à ce qu’ils disaient. Avec ce qu’il entendait, il n’arrivait même pas à décider si ceux qui étaient là, étaient du bon ou du mauvais côté de la loi. La dispute continuait à mi-voix l’empêchant de tout entendre. C’est à ce moment-là qu’il repéra l’oiseau, enfin peut-être un oiseau. C’était gros et de couleur sombre. Il avait cru voir des yeux jaunes qui l’avaient fixé un instant et la vision avait disparu d’un coup d’ailes silencieux. Il avait bougé plus vite et le sol avait protesté d’un craquement. Les voix s’étaient immédiatement tues. Il entendit bouger dans la pièce en dessous. Degala jura intérieurement. Il était bloqué sans pouvoir sortir sur son bout de plancher. Il sortit son couteau prêt à faire payer très cher à son agresseur. Il ne bougea plus quand émergea la tête en haut de l’échelle.
- T’vois ququechose ?
- Nan, mais j’aime pas. On s’tire…
Degala ne put s’empêcher de soupirer ce qui immédiatement attira l’attention du grimpeur.
- Ya ququechose ! reprit la voix
- Attends, j’vais voir.
Degala banda ses muscles pour accueillir l’assaut qui allait arriver. Il avait peut-être une chance s’il pouvait le faire basculer dans un des trous du plancher. Le grimpeur monta encore d’un échelon en scrutant l’obscurité. Il avait manifestement repéré le bruit de la respiration. Degala le vit monter encore… et subitement disparaître dans un grand fracas de bois brisé. S’ensuivit une bordée de jurons.
- C’te baraque est pourrie, tirons-nous, dit l’homme en se relevant.
Degala l’entendit jurer encore une fois.
- Oh ! réveille-toi ! disait la voix en secouant l’autre personnage, Faut qu’on s’tire.
Il y eut un grognement suivi de bruits divers, puis les deux hommes sortirent dans la rue en se soutenant. Le silence revint. Degala laissa sa main se décrisper avant de ranger son couteau. Il entendit un nouveau bruit qui le remit sur le qui-vive :
- C’est moi, dit la voix familière de Lyanne. Ils sont partis.
Degala entendit qu’on bougeait en bas, puis il vit se dresser une poutre et Lyanne apparut.
- J’étais parti faire un tour quand j’ai vu ces deux-là. On va rester prudent. Je vais monter cela, là.
Joignant le geste à la parole, il hissa la poutre qu’il posa sur ce qui restait du plancher. Il interrogea Degala sur ce qu’il avait vécu puis il lui dit :
- On peut dormir, personne ne viendra plus.
Aux première lueurs du jour, Lyanne secoua Degala.
- Réveille-toi  ! Il vaut mieux qu'on parte avant qu'on nous voie    .
Dans l'aube blafarde, ils se glissèrent dehors. Des ombres se glissaient dans la ruelle. Si elles leurs accordaient un rapide coup d’œil, elles ne montraient aucune envie de s'attarder. Degala chuchota  :
- On va par où  ?
- On va suivre l'eau, répondit Lyanne en montrant la rigole qui coulait au milieu de la rue.
Ils déambulèrent ainsi de rus en ruelles. Ils découvrirent une partie de la ville. Ergasia était faite sur des collines plus ou moins pentues. Les belles maisons étaient en générale construites sur les hauteurs et plus on était bas, plus on s’enfonçait dans la pauvreté. Ils marchaient comme ils pouvaient le long d’un cours d’eau qui servait d’égout. L’odeur rappelait celle du quartier des tanneurs. De temps à autre ils pataugeaient dans un liquide noir et épais, passant sous les ponts qui reliaient les quartiers supérieurs. Degala se plaignait à chaque fois, essayant de trouver de l’eau propre pour se rincer les pieds. Lyanne l'exhortait à patienter en lui montrant l’extrémité du canal qu’ils suivaient. Quant ils arrivèrent au bout, la journée était bien avancée. Une sorte de barrage barrait le chemin faisant s’accumuler les eaux sales en une mare boueuse. Ils montèrent par un petit sentier glissant pour se retrouver dans une rue bordant une rivière couverte de plantes aquatiques. Lyanne regarda d’où ils venaient. Les eaux noirâtres contrastaient avec cette surface vert clair brillant sous le soleil. Degala lui montra une fontaine un peu plus loin. Ils s’y lavèrent les pieds sous le regard indifférent des gens qui passaient. Pourtant Lyanne sentait qu’on les observait. Sans se presser, il regarda autour de lui pour voir, un peu plus loin, une tête qui se détourna vivement. Il continua son inspection comme s’il n’avait rien remarqué de particulier. Se penchant en avant pour prendre de l’eau, il dit :
- Je crois qu’une bande nous a repérés. On voit trop que nous sommes étrangers.
Ils discutèrent un moment avant de voir le sens du courant puis une fois qu’ils l’eurent trouvé, ils partirent rapidement dans la direction où ils espéraient trouver le port. Lyanne, tous les sens en alerte, ressentait la présence hostile de celui qui les avait repérés. Il n’avait pas besoin de se retourner pour savoir qu’il les suivait accompagné d’autres répartis un peu partout dans la foule. Ils étaient manifestement dans une des grandes artères de Ergasia, d’autres rues la croisaient provoquant à chaque carrefour son lot de bousculades. Degala serrait son baluchon contre lui. Lyanne gardait toutes ses affaires à l’abri sous son manteau, utilisant son bâton de pouvoir comme un bâton de marche. Ils marchaient depuis un bon moment quand ...
- Monseigneur doit être un grand mage…
Il regarda celui qui l’avait ainsi abordé. Comme il le sentait, il était en présence d’un des complices du guetteur qu’il entrevit un peu plus loin.
- … pour avoir un tel objet de pouvoir en main. Ces arabesques sont bien connues de mon maître qui a plusieurs objets du même genre en sa possession.
Lyanne s’arrêta provoquant des remous dans le flux de la circulation. Rapidement des vociférations et des insultes jaillirent.
- Ne restons pas là, monseigneur, dit l’homme habillé comme un quelconque serviteur.
Il les entraîna vers une petite place, à côté d’une autre fontaine.
- Mon maître ne me pardonnerait pas de ne pas offrir l’hospitalité à un mage qui voyage. Mais peut-être alliez-vous chez lui ? Mon maître est le grand Semtone.
Lyanne regarda l’homme, devinant le piège derrière ses propos, tout en sentant qu’il y avait derrière une source de puissance et de pouvoir. L’homme se trompant sur la réaction de Lyanne qu’il prit pour de l‘ignorance, continua son discours pour l’inviter. Degala qui était passé derrière lui faisait des signes de dénégation vigoureux. Lyanne reprit :
- Mon apprenti me fait signe que nous sommes pressés d’arriver au port…
L’homme se tourna vivement vers Degala une lueur mauvaise dans les yeux qu’il cacha sous une sourire affable.
- Monseigneur a à faire au port, mais c’est une heureuse coïncidence, mon maître habite sur le chemin du port, laissez-moi vous guider.
- Cela me semble une excellente idée, répondit Lyanne au grand désespoir de Degala.
Ils se mirent en route, l’homme servant de guide et parlant sans arrêt, se mit à décrire Ergasia et toutes ses merveilles. Lyanne qui l’écoutait d’une oreille distraite, percevait le reste de la bande se rapprochant doucement. Degala  suivait, ruminant des pensées inquiètes. Ils quittèrent la grande avenue pour prendre une rue latérale. Leur guide toujours aussi bavard, leur fit quitter cette voie pour en prendre une encore plus petite.
- Voilà la maison du maître Semtone.
- Où est le port ? demanda Lyanne.
- Par là, répondit l’homme en montrant la direction du soleil couchant. Un peu plus loin par là, mais la nuit va tomber, entrez monseigneur, entrez, mon maître sera honoré de votre présence.
Lyanne regarda dans la direction du port et sembla hésiter. Degala le tira par la manche de son manteau pour lui chuchoter :
- Je ne suis pas sûr de ce qu’il nous raconte. Je crains un piège.
- Bien sûr, répondit Lyanne, mais il a dit quelque chose que je veux vérifier.
Se redressant, il regarda l’homme et lui dit :
- Je serais très heureux de rencontrer maître Semtone.
L’homme eut un sourire carnassier et leur fit signe d’entrer. Lyanne sentit les autres entrer dans la maison par d’autres portes. On était devant une de ces grandes maisons sur le sommet d’une colline. On les accueillit dans un atrium. La pièce était superbe. Lyanne remarqua tout de suite dans la collection de bâtons de pouvoir un bâton aux entrelacs bien particuliers. Il sourit. Il avait sous les yeux la puissance qu’il avait sentie. Le bâton scintilla à ses yeux sans que les autres n’aient l’air de remarquer quoi que ce soit. Degala était  de plus en plus anxieux, Lyanne le sentait.
Un homme arriva grand, affable, ayant l’air de tout sauf d’un mage. Le serviteur se perdit en courbettes :
- Maître, voici un grand mage que j’ai invité à venir vous voir… Son bâton laisse à penser qu’il a plus qu’il n’y paraît.
Derrière l’homme, apparurent des hommes armés. Lyanne prit la parole :
- Ergasia semble une ville dangereuse. Nombreux sont les gardes ! Nous sommes de simples voyageurs en quête de la mer, maître Semtone. Je crains que votre serviteur ait exagéré mon importance.
- Je ne crois pas, maître.
- On m’appelle Louny dans mon pays.
- Maître Louny, vous devez venir de loin, la sonorité de votre nom est inconnue dans nos régions.
- Le maître est un bien grand titre pour un simple forgeron, répondit Lyanne.
- Un forgeron voyageur ? Je n’ai jamais entendu cela, Semtone en riant. Non, je crois que Vasalopp a bien choisi. Tu possèdes quelque chose qui peut m’intéresser.
- Tu es dans l’erreur, maître Semtone. Je possède quelques affaires... et mon marteau.
- Ton bâton te trahit. Tu dois être porteur d’un bien plus précieux… Et je le veux.
- Crois-tu que tu peux me forcer à faire ce que je refuse de faire ?
Semtone se mit à rire. Il fit un signe de la main et ses hommes se rapprochèrent.
- Tu vois au mur, tous ces bâtons, ils m’ont été donnés…
- Tu peux mentir, maître Semtone, la vérité est autre...
- Tu as le choix Louny… soit tu me donnes ce que tu as de précieux, soit je le prendrai. Et ne crois pas que ta magie agisse. Ici, aucune magie n’a de puissance.
Si Degala tremblait de peur devant tous ces hommes qui sortaient leurs armes, Lyanne se mit à rire. Semtone fit un geste :
- Prenez-le vivant !
Les hommes se précipitèrent. Degala se jeta à terre mettant ses mains pour protéger sa tête. Il n’y resta que peu de temps, après quelques bruits de course, le silence était revenu et Lyanne riait toujours. Degala regarda. Lyanne le marteau à la main regardait Semtone qui ouvrait des yeux horrifiés. Tous les hommes étaient à terre, hors de combat.
- La vérité, Semtone, est que tu es un bandit et que cette ville est un repaire de bandits. Ton serviteur m’a offert l’hospitalité en ton nom et je l’accepte. Ton repas sera mon repas et ce bâton, dit-il en prenant le bâton de pouvoir au mur, sera celui de mon apprenti.
Il se tourna vers Degala qui se relevait, l’air effaré devant ce qu’il voyait.
- Tiens Degala, voilà le début de ton équipement. D’ailleurs je pense que maître Semton va se faire un plaisir de te donner des vêtements pour voyager.
Semtone pendant ce temps, était parti en courant. Lyanne se retourna pour le voir partir.
- Prends le bâton et regarde-le, dit-il à Degala.
Décapuchonnant le sien, il toucha le bâton et puis Degala. Des volutes sortant de cet antique objet de pouvoir vinrent tourner autour du jeune homme comme pour l’enserrer dans un filet d’arabesques blanches.
- Bien, dit Lyanne. Je reconnais là le très ancien bâton d’un très ancien roi d’un très ancien pays que tu ne connais pas. Mais lui te reconnaît. Tu es celui qui doit guider. Cela se confirme. Viens allons dîner… Notre hôte va s’impatienter.
Lyanne se dirigea vers le porte où avait disparu Semtone. Il fit quelques pas et se retournant vers Degala, il ajouta :
- Que ce bâton reste toujours dans ta main, ou contre toi. Le mal ainsi t’épargnera.
Ils empruntèrent un couloir pour se retrouver dans une autre cour. Lyanne n’y avait pas fait trois pas qu’une volée de flèches siffla et ... se planta par terre. Degala regarda étonné, la seule flèche qui lui était destinée, vibrant en l’air comme bloquée par une volute blanche. Le temps qu’il cherche Lyanne des yeux, ce dernier arrivait en sautant de la galerie supérieure, le marteau à la main.
- Et les archers ? demanda Degala.
- Ils sont morts, répliqua Lyanne. Notre hôte aime faire les choses correctement. Mais je suis qui je suis et ça il l’ignore.
La cour suivante abritait un homme qui incantait des paroles obscures au-dessus d’un brasero fumant.
- Voilà le magicien, dit Lyanne en posant un pied sur le dallage de la cour. L’homme se releva brutalement, regarda Lyanne et tomba à genou pour se prosterner :
- Graph ta cron ! Graph ta cron ! Épargne-moi, Oh grand roi, je ne suis que le prisonnier de cet homme.
- Relève-toi et chante ton chant !
Le magicien releva la tête :
- J’ai tout oublié, grand roi. Même mon nom secret m’a été dérobé par le talisman qu’il porte. Mais tu es qui tu es, et contre toi, il ne peut rien.
- Ouvre-moi ton esprit alors.
Le magicien prononça une incantation, à genoux, les deux mains bien à plat sur le sol. Lyanne sonda son esprit. Il y vit la topographie de la maison et bien d’autres choses qu’il nota. Cela dura un instant, comme une éternité, puis l’homme s’effondra par terre inconscient.
- Il est mort ? demanda Degala.
- Lui est resté vivant. Il a su et il s’est soumis.
- Mais dis-moi… Qui es-tu ?
- Un forgeron en quête…
- Il t’a appelé “grand roi” !
- Je le suis aussi. Mais viens, nous arrivons bientôt.
Quittant cette cour, ils pénétrèrent dans une grande salle, richement décorée. Semtone était au bout, tenant à la main un sceptre.
- Par la puissance des dieux, que ce sceptre te capture, démon.
Lyanne se mit à rire.
- Tu crois en ta puissance avec un hochet pour enfant, Semtone. La vraie puissance est mienne.
Lyanne frappa le sol de son bâton qui se planta dans une dalle de pierre. Les volutes dorées qui en sortirent terrorisèrent plus Semtone que tout le reste. Son sceptre parut fondre dans sa main. Quand il n’eut plus rien à tenir, il s’effondra au sol. Lyanne fit un geste. Les volutes se répandirent dans toute la maison, ne laissant aucune pièce vide de leur présence, remplaçant la lumière par une luminescence dorée. Puis brusquement tout cessa. Lyanne venait de retirer le bâton de pouvoir du sol.
- Le danger est parti, dit-il à Degala. Nous pouvons manger et nous reposer. Notre hôte va être le plus heureux des hommes, il va me servir.

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