mercredi 2 avril 2014

Degala marchait derrière Lyanne. Il avait trouvé normal de se couper un bâton qui curieusement ressemblait à celui du roi-dragon. Il avait même entrepris de le sculpter. Lyanne souriait de le voir faire. Arrivé au milieu du jour, ils se posèrent pour manger. Le ciel était menaçant. Ils parlèrent de la pluie possible. Degala n’avait que peu d’affaire et surtout pas de manteau pour le protéger si une averse arrivait. Ils mâchaient les galettes quand Degala demanda :
- Comment j’suis arrivé chez Jangmo ?
- Je t’ai porté. Tu avais la fièvre et tu délirais.
- J’ai pas d’souvenir. Enfin si, j’avais l’impression de voler...
- Parfois la fièvre fait voir des choses curieuses. Tu aidais bien chez Hodent. Es-tu du fief de Etouble ?
- Nan, je crois pas. En fait j’en sais rien. J’viens de j’chais pas où. J’ai commencé à aider chez Hodent en apportant c’qui faut pour la forge. J’me rappelle d’un homme qui s’occupait de moi à cette époque. Il était pas méchant mais j’mangeais pas si j’avais pas assez porté d’trucs.
- Tu as eu d’autres vêtements, un jour ?
- Non, enfin je crois pas. Près de la forge, fait toujours chaud et puis on est à l’abri. J’ai jamais eu besoin de manteau.
- Je m’en doute, mais aujourd’hui à l’aube de la mauvaise saison, ce serait utile. On va se remettre en route. Si la pluie arrive, il nous faudra un abri.
Ils rassemblèrent leurs affaires et repartirent d’un bon pas. Le bord de la rivière montait et descendait rendant leur progression moins facile. Quand le soir arriva, ils étaient sur un sol plus pauvre, plus caillouteux et la rivière se coulait maintenant entre des berges de roches. La pluie fit son apparition avec le coucher du soleil. Degala jurait. Lyanne entendant l’étendue des connaissances en jurons de son jeune coéquipier, sourit intérieurement. Il lui faudrait l’éduquer un peu. La rivière faisait un coude un peu plus loin. Lyanne espérait y trouver un creux pour qu’ils s’y réfugient pour la nuit. Ils trouvèrent un abri sous roche à peine assez grand pour eux deux. Lyanne fit signe à Degala de s’asseoir. Il posa ses affaires et repartit chercher du bois. À son retour, Degala avait sorti le nécessaire pour manger. Il était pelotonné au fond, les bras autour des genoux en essayant de se réchauffer. Lyanne posa le bois. Ses sens lui disaient que cet endroit avait déjà été utilisé pour faire la même chose. Il creusa un peu le sable pour faire le foyer et trouva des restes de feu.
- L’est trop humide, prendra pas !
Lyanne se retourna pour regarder Degala.
- J’ai trouvé des restes de charbon de bois sous le sable, je vais y arriver.
Il posa le bois sur le sol. La première flamme jaillit presque instantanément. Bientôt la chaleur monta sous l’abri. Lyanne fit une cloison avec son manteau et les bâtons. Le feu brûlait d’une flamme chaude et presque sans fumée. On entendait juste le grésillement de l’eau qui s’évaporait.
- Maître Hodent avait raison. Jamais vu personne faire du feu comme toi.
- Je sais cela. Mais peut-être as-tu aussi des talents cachés ?
- Je ne sais pas. Je n'ai jamais réussi à faire naître le feu comme toi.
- Je sais cela. Mais peut-être as-tu aussi des talents cachés ?
- En attendant de les trouver, réchauffe-toi. Je vais aller chasser.
Lyanne passa, écarta son manteau pour sortir. La pluie se faisait plus drue. Il prit immédiatement son envol dans l’obscurité du soir. Il survola la région, remontant la rivière. Son œil fut attiré par une lueur en amont. Il se laissa planer jusque là. Il découvrit un campement. Des hommes bivouaquaient sur la berge. Attaché à un arbre, un radeau bougeait au rythme de la rivière. C’était un grand radeau, chargé de marchandises. Demain ou après-demain au plus tard, ils le verraient arriver et les doubler. Diminuant sa taille, il se laissa planer jusqu’à un arbre non loin du bivouac. Il se posa sur une branche juste au-dessus de la bâche qui protégeait les hommes des intempéries.
- Foutue saloperie de temps, jurait l’un deux. Ça aurait pu attendre qu’on passe les gorges de la Schtalle. Ça va être difficile avec l’bois mouillé.
- T’inquiète, Bogich, on en a vu d’autres.
- Ouais, mais la pluie va gonfler la rivière et ça s’ra difficile. T’aurais pas du prendre autant et en plus mettre une remorque. Faudra qu’on sépare dans les gorges et avec la flotte, on va pas rigoler.
Lyanne resta un moment à écouter. Il comprit qu’il s’agissait de descendeurs. Ils étaient spécialisés dans le convoyage de radeaux chargés de marchandises entre le haut pays et la région de la côte. Bogich et Marken avaient décidé de faire un gros transport avant l’hiver. Ils avaient recruté une équipe d’hommes habitués mais qui risquait de se révéler insuffisante si la pluie se maintenait. Bogich reprochait à Marken de n’avoir pris que trois hommes avec eux. Une ou deux paires de bras en plus auraient été les bienvenues. Comme la conversation ne s’occupait que de parler des difficultés, Lyanne redécolla. Il se dirigea un peu plus haut dans la plaine et repéra dans une prairie des chienviens. Il descendit en piqué pour en capturer un qu’il dévora avec plaisir. Il repéra un jeune qui allait faire son affaire pour ramener au campement. S’il échoua à sa première tentative, il le captura à la deuxième. Se posant un peu plus loin, il reprit sa forme humaine pour le tuer et le dépecer. Il rapporta ainsi simplement une bête prête à cuire. Quand il se posa non loin de l’abri, la lumière brillait toujours à travers les fentes entre le manteau et le rocher. Lyanne rentra se mettre à l’abri.
- J’ai ramené de quoi nous caler l’estomac, dit-il à Degala. Il vit s’illuminer le visage de son compagnon.
- La chasse a été bonne, on va se régaler.
Ils firent cuire le chienvien et mangèrent sans se presser.
- Ça change des galettes, dit Degala.
- Tu peux le dire, répondit Lyanne.
La nuit se passa tranquillement. La pluie ne cessa pas, parfois plus forte, parfois moins intense, elle venait frapper le manteau créant une petite rigole dans le sol. Quand la lumière du jour fit son apparition, seul subsistait un petit crachin. Le feu avait fait régner une douce chaleur dans leur abri. Lyanne préparait déjà un morceau de viande quand Degala se réveilla. Le cheveu en bataille, il regarda autour de lui, posant des yeux interrogatifs sur ce qui l’entourait.
- Y pleut ?
- Oui, et tu es sans protection.
- J’ai jamais eu de manteau, enfin depuis que je me rappelle.
- Tu prendras ton sac pour te protéger. Je prendrais tes affaires. Maintenant viens manger, j’aimerais qu’on parte tôt.
Les deux hommes firent honneur à la viande de Chienvien. Lyanne prépara son balluchon. Degala avec la toile du sien, se fit une sorte de cape qui couvrait la tête et les épaules.
Ils partirent sous un ciel bas qui laissait filer une bruine entêtante. Au bout d’un millier de pas, ils étaient trempés. Lyanne avait prévenu Degala qu’il ne faudrait pas s’arrêter. Les vêtements mouillés étaient ce qu’il y avait de pire pour attraper froid. La rivière coulait dans une région vallonnée. Elle avait creusé un lit assez large pour elle. Les berges étaient en pentes assez raides couvertes de forêts. La bruine laissait la place à de grosses gouttes venues des branches et des feuillages. Quand arriva le milieu du jour, ils avaient bien marché. Degala ne se plaignait pas malgré le froid qu’il devait ressentir. Il montra à Lyanne une grande pierre plate qui dégageait un espace à l’abri :
- On s’rait bien là pour manger !
Lyanne avait approuvé et ils s’étaient serrés sous le rocher. Lyanne, comme toujours, fit un feu qui les réchauffa.
- On n’a vu personne, dit Degala tout en mangeant.
Lyanne, qui l’observait pour voir si cessaient les tremblements de froid, répondit :
- La terre est mauvaise et en pente. Les gens préfèrent d’autres endroits. Il faudrait que tu aies quelque chose d’imperméable… Je verrai ce soir si je peux chasser quelque chose.
Lyanne laissa le feu mourir. Ils repartirent dès qu’ils furent réchauffés. Cela ne dura pas. Ils sortirent du bois pour retrouver la bruine et surtout un vent venu du haut des collines voisines. Lyanne jura intérieurement. Ce n’était pas un temps à voyager. Quand arriva le soir, ils durent marcher jusqu’à la nuit noire avant de trouver un coin presque à l’abri. Lyanne alluma un grand feu immédiatement, confinant Degala derrière pour qu’il se réchauffe au sec. Ils avaient encore du chienvien pour le soir.
- Demain, il faudra chasser, dit Lyanne qui était resté sous la pluie.
- Vous n’allez pas dormir dehors, fit remarquer Degala.
- Je vais trouver des branchages pour agrandir l’abri. En attendant, chauffe-toi !
Lyanne était parti chercher des branchages d’épineux. Il en ramena assez pour faire un toit qui prolongeait le mince espace sous la pierre.
À son troisième voyage, il vit que Degala s’était endormi. Il en profita pour toucher le rocher de son bâton de pouvoir. Il devint chaud, irradiant de la chaleur qui pénétra les vêtements mouillés du jeune homme, le faisant fumer. Lyanne eut un sourire. Demain, il serait sec. La pluie semblait avoir cessé. Les arbres continuaient à s’égoutter. Il s’éloigna un peu et devint dragon pour aller explorer les environs. La rivière continuait dans la bonne direction pour sa quête. Après avoir vérifié que le chemin de demain ne poserait pas de problème, il alla vers l’amont pour découvrir où en étaient les radeaux. Il les trouva à un coude de la rivière non loin de leur campement de la veille. Si tout allait bien, demain ils arriveraient à leur niveau. Lyanne reprit de la hauteur. La rivière coulait dans une vallée creusée dans un plateau. Il repéra au loin les feux d’une petite ville ou d’un gros village. Plus loin, ils allaient rencontrer une zone plus chaotique à en juger par le relief qu’il devinait au loin. Il regarda aussi le ciel. Cela lui fit plaisir de voir qu’il se dégageait. Demain, ils pourraient marcher sans pluie. Il revint vers le campement. Se posant non loin, il reprit sa forme humaine. La nuit se passa sans incident.
L’humeur des deux hommes fut meilleure. Un bref rayon de soleil avait éclairé le paysage. Degala était presque sec. Il eut froid en quittant la proximité du feu. Cela ne dura pas. La marche le réchauffa. Ils suivaient les berges, ne les quittant que lorsqu’un obstacle leur imposait un détour. C’est au milieu du jour qu’ils entendirent les voix. Ils s’arrêtèrent sur le bord de la berge.
- C’est quoi ? demanda Degala.
- Des descendeurs sur leur radeau, répondit Lyanne. On les entend sans les voir. Ils sont encore assez loin. Viens, on va se mettre sur le bord.
Les deux hommes avancèrent jusqu’au bord de l’eau. C’était un haut fond. On voyait le gravier par transparence. L’eau semblait s’étirer paresseusement à cet endroit. La rivière était large. Lyanne sortit un morceau de viande froide qu’il donna à son compagnon.
- Tiens ! On va manger là en attendant.
Un tronc flotté s’était échoué là et leur servit de siège.
- Tu crois qu’y vont nous prendre. J’en ai marre de marcher.
- J’espère. Cela nous éviterait une longue route.
Suivant les moments, on entendait les voix plus proches ou plus éloignées.
- Là ! cria Degala, un radeau !
Au détour d’un méandre, venait d’apparaître le convoi des deux radeaux. Ils étaient attachés ensemble et formaient un grand esquif avançant au centre du courant. À l’agitation qui régnait sur l’embarcation, ils surent qu’ils avaient été vus. Le radeau était maintenant bien visible et manœuvrait pour s’approcher d’eux.
Lyanne debout, les regardait faire. Il était le plus près du bord et c’est à lui qu’on lança la corde. Il attrapa le filin au vol et tira pour arrêter le radeau. Un homme sauta de l’arrière dans l’eau avec un autre bout pour amarrer l’arrière.
- On voit pas grand monde, dit un des embarqués.
Lyanne reconnut la voix de Bogich.
- On va vers la mer, répondit Lyanne.
- Nous aussi.
L’homme, grand et large, sauta à terre. Il toisa Lyanne et Degala.
- Vous venez d’où ?
- Nous étions au château du Seigneur Etouble. J’ai forgé pour lui, maintenant je veux voir la mer.
- Ça vous dirait de moins marcher ?
- C’est tentant, répondit Lyanne. Ça nous coûterait combien ?
- Si vous aidez à bord, ça peut s’arranger, au moins pour une partie du trajet. Plus bas, ya les gorges de la Schtalle. C’est un passage resserré. J’vous offre la place jusqu’à Nouska si vous tenez les gaffes.
- Nouska ?
- Ouais, c’est une ville à deux jours de radeaux après les gorges de la Schtalle. À pied, il vous faudra plus de dix jours, faut passer les monts autour des gorges et c’est pas toujours facile.
- C’est long, les gorges, interrompit Degala.
- Avec le courant, on y sera demain matin.
Lyanne sentit que Degala était conquis par l’idée de ne pas marcher.
- Tope-là, dit-il à Bogich.
On les fit embarquer. À peine étaient-ils à bord que le radeau repartait vers l’aval. Bogich leur donna les noms de tous les présents.
- Tiens, Kla, passe une gaffe à nos amis, qu’on voie comment ils s’en servent.
Si Lyanne eut besoin d’explications, Degala fut tout de suite à l’aise avec cette grande perche. Tout en se concentrant sur ce qu’on lui montrait, Lyanne entendit Marken s’en prendre à Bogich pour les avoir pris à bord :
- T’sais même pas qui c’est ! Moi, j’te dis qu’on aurait pu passer même sans eux.
- Tu sais combien ya de cadavres dans les gorges ? J’aimerais autant pas en être un.
- P’être, mais ces deux là, tu les connais pas !
Le reste de la conversation se perdit dans le bruit de l’eau. Si Lyanne était sur le radeau avec les provisions, Degala était sur l’autre. L’après-midi se passa tranquillement. Le vent était tombé, la pluie les laissait tranquille. Lyanne n’était pas assuré sur cet enchevêtrement de bouts de bois. Il entendait Degala rire de plaisir. Il se déplaçait comme sur la terre ferme, voire mieux.
En fin de journée Bogich s’approcha de Lyanne :
- On va bientôt accoster. Demain, on séparera les radeaux pour passer les gorges de la Schtalle. Tu vas être avec moi. Nous serons au gouvernail arrière. Burriak et Nousma seront à celui de devant. Ton jeune sera sur l’autre radeau. Y s’débrouille pas mal. C’est pas toi qui l’as formé. Tu sais où il a appris ?
- Je l’ignore, répondit Lyanne. Je découvre comme toi qu’il sait faire cela.
- Y vient d’où.
- Il était apprenti forgeron chez le seigneur Etouble…
- Ah ! Avec Hodent !
- Oui, avec Hodent...
La conversation tourna court, Bogich criant des ordres pour une manoeuvre.
- ON VA ABORDER LÀ, cria-t-il en désignant un coude de la rivière. FAUT ÉCHOUER L’AVANT SUR LE SABLE…
Tout le monde participa à l’effort, qui aux gouvernails, qui aux gaffes. C’est Marken qui sauta le premier sur la plage pour arrimer le convoi.
- Fait encore jour, on va séparer les radeaux tout d’suite ! dit-il à la cantonade.
Cela les occupa jusqu’à la nuit noire. Bogich avait demandé à Lyanne et Degala de faire le repas, dans la mesure où ils ne savaient pas ce qu’il fallait faire sur les radeaux. Le repas fut plutôt silencieux. Lyanne posa des questions sur les gorges. Marken répondit qu’il n’aurait qu’à suivre le mouvement, ce qui fit sourire les autres. Bogich coupa court aux explications en envoyant tout le monde au lit. Il voulait partir dès que le jour  serait suffisant pour voir les berges. Lyanne resta tranquille, écoutant pendant la nuit, tous les bruits. Il laissa ses perceptions s’étendre assez loin sans ressentir autre chose que des animaux. Son parcours lui semblait toujours aussi étrange. Il allait un peu comme sur cette rivière, porté de vague en vague vers un lieu où il accomplirait son destin. La vie était-elle déjà écrite ? Cela heurtait ce qu’il avait appris dans les cavernes des dragons. Il pensa  quand même qu’il ne voyait pas quel serait son avenir ni où le conduirait sa quête.
L’aube le trouva au bord de l’eau, jouant à faire des ricochets. Bogich lui jeta un regard étonné, mais ne dit rien. Le feu attendait qu’on l’utilise. Ils déjeunèrent quasiment en silence et puis ce fut le départ.
La rivière était calme et tranquille. Lyanne en fit la remarque à Burriak :
- Ti fie pas ! T’vas  vouaire ! ça va s’couer !
Chacun gagna sa place. Bogich donnait des ordres brefs. Les radeaux se mirent en mouvement lentement. Bogich les fit naviguer au centre de la rivière, essayant de trouver le courant le plus favorable. L’autre embarcation suivait à quelques encablures. Lyanne qui attendait le danger eut le temps de se détendre. La rivière resta calme une bonne partie de la matinée. Bogich les fit accoster près d’un arbre tombé :
- On va manger maintenant, dit-il.
Personne ne prit la parole pour protester. Pour Lyanne ce fut le signe qu’on approchait de l’endroit où il faudrait se méfier. Il les sentit tous tendus sauf Degala qui avait l’ait complètement heureux. Le repas fut expédié et les radeaux furent remis dans le lit du courant.
- Viens par là, lui dit Bogich. Tiens ça et surtout ne lâche que sur ordre...
Il lui colla le manche du gouvernail entre les mains. Il alla vers l’avant, Burriak tenait le gouvernail avant. Nousma était debout à côté.
- Vu la quantité de flotte, va falloir tenter par bâbord au rocher du loup, leur dit Bogich.
Ils hochèrent la tête, pendant que Bogich revenait sur l’arrière.
- Qu’est-ce que le rocher du loup ?
- C’est un knam de caillou planté au milieu de la rivière. Les courants autour sont traîtres, faudra s’méfier. Tu vois, le gros rocher ?
- Celui qui est couronné d’un litmel ?
- Ouais, et bien après prépare-toi. On va commencer par un passage étroit. Ya qu’un danger, celui d’se faire coincer. L’eau est calme mais le courant trop rapide. C’est après que ça va commencer à danser !
Quand ils passèrent le rocher couronné, Lyanne ne vit que le miroir de la rivière sans autre signe. De part et d’autre, des falaises lissées par les courants fermaient la perspective. Le radeau accéléra brusquement et commença à se mettre en travers. Burriak et Nousma réagirent très vite en s'arc-boutant sur le gouvernail, le manoeuvrant vite et fort. Bogich aidé de Lyanne, qui avait un petit temps de retard, aligna la poupe. Le radeau se remit au centre du passage et prit encore plus de vitesse. Les parois défilaient maintenant rapidement. Les arbres qui dépassaient ça et là, étaient autant d’espars qui n’attendaient que leurs proies. Ils devaient sans cesse faire attention et redresser leurs embarcations qui ne demandaient qu’à aller sur les bords. Cela dura un moment et brutalement, comme s’il existait un mur sous-marin, de vagues apparurent faisant tanguer et rouler l’embarcation. Lyanne se cramponnait autant au gouvernail qu’il aidait à la manoeuvre. Il se sentait ballotté en tous sens. Le bruit empêchait toute conversation. Lyanne nota que tout le monde semblait savoir ce qu’il devait faire sauf lui qui aidait autant qu’il pouvait Bogich dans ses actions. A un moment ou à un autre, il regardait derrière. L’autre radeau suivait toujours à distance. Degala était à l’avant, arc-bouté sur le gouvernail. L’eau volait de partout, les détrempant.
- COMBIEN DE TEMPS ? hurla-t-il en direction de Bogich.
- JUSQU’AU SOIR !
Bogich s’agita faisant des grands gestes en direction de Nousma qui le regardait.
- LE ROCHER DU LOUP ! lui hurla-t-il.
Lyanne ne savait pas s’il avait entendu, mais il avait compris. Il toucha l’épaule de Burriak et montra quelque chose devant. Dans le bouillonnement de la rivière, un peu plus loin, on voyait apparaître et disparaître un cône de roche qui séparait le flot en deux. Le pire était que le courant les entraînait droit dessus.
- SOUQUE ! SOUQUE ! hurla encore Bogich, en plein effort.
Lyanne ne comprit pas comment la lourde embarcation put passer sans rien toucher. Il n’eut pas le temps de poser la question car ils touchèrent un autre rocher invisible sous l’écume blanche. Le radeau se mit en travers et bientôt grâce aux efforts des hommes, Bogich et Lyanne se retrouvèrent devant. S’il y avait quelques tronçons plus calmes, la plupart du temps, ils se battaient avec les éléments pour tenir leurs embarcations. Plus le temps passait et plus Lyanne se demandait s’ils allaient tenir. Il y eut d’autres chocs, d’autres retournements. Il y eut surtout le choc du blocage quand leur radeau se coinça entre un rocher et un arbre tombé. Ils furent doublés par le deuxième radeau. Lyanne eut la fugitive vision d’un Degala qui semblait trouver tout cela très drôle. Ils travaillèrent un moment pour se dégager. Lyanne avait saisi la hache et tranchait dans les branches qui les retenaient dans une fâcheuse posture. L’eau recouvrait tout le radeau rendant les déplacements dangereux. Nousma glissa à un moment et ne dut son salut qu’à la promptitude de Bogich qui l’attrapa au passage. Se tenant d’un bras, il essayait de remonter Nousma sans y arriver. Ce dernier était incapable de reprendre pied sur le bois détrempé face au courant qui lui était contraire. C’est à ce moment-là que, dans un craquement sinistre, le tronc céda et libéra le nez du radeau qui remonta aussi brutalement qu’il avait plongé. Nousma fut projeté vers le haut, Bogich put ainsi le tirer vers lui. Le radeau se retrouva à frotter sur le rocher puis il retrouva le courant principal et prit de la vitesse. Tout allait si vite qu’ils n’eurent même pas le temps d’avoir peur.
La rivière continuait son cheminement dans un canal toujours bordé de falaises. Les vagues furent un peu moins hautes, leur permettant de respirer. Un rayon de soleil fit briller la surface changeante de l’eau, faisant prendre conscience à Lyanne qu’il commençait à se faire tard. Puis un nouveau passage agité accapara son attention et aussi brutalement que cela avait commencé, les vagues disparurent laissant la place à une étendue d’eau large et lisse, brillante de reflets dorés dans la lumière du soir.
- C’est fini ? demanda-t-il.
- Y reste le rocher du passage de Messedy, là-bas, répondit Bogich en montrant une barre rocheuse devant eux. La rivière la contournait. De nouveau le courant s’accéléra. Lyanne remarqua alors le fort sur le bout de la montagne. L’endroit était bien choisi. Il dominait directement le lit de la rivière.
- Des signaux ! cria Burriak. Ils nous ont vus. Ils attendent qu’on arrive…
Bogich se tourna vers Lyanne :
- Et bien, on va pouvoir dormir au sec !
Ils traversèrent une nouvelle zone de turbulences, mais sans avoir l’intensité de ce qu’ils avaient déjà passé. La fatigue était maintenant le plus grand danger. Ils négocièrent le dernier passage en suivant le deuxième radeau qui se rapprocha de la berge tribord. Des bateaux étaient échoués sur la berge, d’autres flottaient dans le courant. Sur la berge des gens faisaient signe et poussaient des cris de bienvenue.
Bogich fit manoeuvrer pour arriver à proximité de la berge avant que le courant ne devienne trop faible pour qu’ils puissent se diriger. Burriak fut le premier à sauter à terre avec une amarre. Il fut immédiatement aidé par ceux qui les regardaient arriver.
C’est alors qu’arriva un homme en arme.
- Salut vieux brigand, dit-il à Bogich. T’as encore réussi et ma foi, avec un sacré chargement. A la dernière lune, un radeau s’est disloqué un peu plus haut, on a tout juste réussi à récupérer le bois.
- Tu sais bien qu’c’est pas un peu de pluie qui m’fait peur. Mais c’est pas parce qu’on est passés qu’il faut qu’tu m’étrangles avec les taxes.
Le soldat se mit à rire.
- Tu m’connais, toujours le juste prix… T’as quoi à bord ?
- Des étoffes et des pots de terre cuite. 
- Ça tombe bien, ya ma femme qui s’ferait  bien une robe…
Bogich fit un signe à Marken qui arriva avec un sac de toile goudronnée. Il le jeta par terre et entreprit de l’ouvrir sous le regard intéressé de Stonar qui, les mains passées dans la ceinture de son épée, regardait tout cela d’un oeil acéré.
Quand la toile fut étalée, découvrant les richesses qu’elle renfermait, Stonar remarqua plusieurs coupons. La discussion s’engagea, serrée sous des dehors de bonhomie. Quand il partit, deux rouleaux d’étoffe sous le bras, un rouge et un bleu, Bogich distribua les rôles pour la nuit. Chacun son tour, il devrait monter la garde. Il ne voulait pas que tous les vauriens du coin en profitent.
Lyanne était resté près des radeaux. Degala complètement épuisé, s’était couché, lové sous des fourrures contre les marchandises. Les autres étaient partis fêter leur passage des gorges de la Schtalle. Ils revinrent tard dans la nuit, beuglant des chansons à boire, complètement saouls. Lyanne assis contre les ballots les regardaient descendre vers le bord de l’eau. Il repéra quelques silhouettes qui se cachaient derrière des cloisons ou des marchandises entreposées. Bogich arriva enfin après de nombreux détours au bord de l’eau :
- BURRRRRRIAK ! TU TE METtras de garde………
Le reste se perdit dans ses borborygmes lorsqu’il s’affala sur les amas de toiles goudronnées qui protégeaient les étoffes.
- Gueule pas comme ça ! T’vas réveiller les autres, répondit Burriak en s’appuyant sur le mat central.
Les autres continuaient à chanter et à rire, jusqu’à ce qu’ils arrivent sur les radeaux. Là, chacun s’affala dans un coin et ce fut bientôt un concert de ronflements plus sonores les uns que les autres.
Lyanne, immobile, s’était recouvert d’une toile pour se protéger de l’humidité de la nuit. Il garda les yeux ouverts, tout en pensant à ce qu’il devait faire. Bogich lui avait dit qu’il les conduirait à une ville à deux jours d’ici. Il avait interrogé l’un ou l’autre des ouvriers du port pendant la soirée. Le fort de la Schtalle avec son village était le dernier des forts du fief du seigneur Lizach. La ville à deux jours par la rivière, s’appelait Trallizach. Elle était la capitale de ce comté. Après, on lui avait cité d’autres noms. La rivière continuait jusqu’à la mer, au port de Hunique. Il n’avait pas eu de renseignements sur ce port. Il était au bout… c’est tout ce qu’on lui avait dit. Personne ne connaissait ce lieu vraiment. Les histoires qui couraient, le décrivait comme l’endroit où l’on pouvait trafiquer. Lyanne cherchait des arguments pour convaincre Bogich de l’emmener plus loin s’il allait plus loin. Il ne lui avait même pas demandé le but de son voyage.
Les ronflements des dormeurs agissaient comme un soporifique sur Burriak dont la tête tombait de plus en plus souvent. Cela le faisait sursauter et il se redressait pour un moment, de plus en plus court. La lune se leva, demi croissant éclairant chichement les lieux. Burriak à son tour, s’était mis à ronfler après avoir glissé jusqu’à terre. Cela fit sourire Lyanne jusqu’à ce qu’il entendit un bruit de pas. Il empoigna son marteau et se prépara. Quelqu’un marchait dans l’eau. Il sentit le radeau bouger quand ce quelqu’un monta à bord. Puis il y en eut un deuxième et encore un. Il vit une arme briller en reflétant la lumière de la lune. Brutalement, il se leva, rejetant la toile qui le protégeait et prenant la forme du grand rouge dragon. Il vit les petites silhouettes le regarder d’un air incrédule. Il souffla une flamme, juste une petite flamme, même pas très chaude et ils partirent en hurlant, abandonnant leurs armes sur place. Quand ils eurent atteint la berge, Lyanne les stimula encore une fois d’une flamme d’un beau jaune qui grilla l’herbe jusqu’à leurs talons. Immédiatement après, il reprit forme humaine se rallongeant sous la toile. Il rit tout bas en constatant que pas un des dormeurs ne s’était réveillé.
Quand arrivèrent les gardes avec leurs torches, tout était tranquille. Ils tenaient liés entre eux, un des hommes qui avait tenté d’attaquer. Celui-ci essayait de se dégager pour s’enfuir sans y parvenir.
- Tu vois bien qu’il n’y a rien ! T’avais trop bu !
- Mais j’vous dis qu’c’était là et qu’ça crachait du feu…
Un des hommes s’approcha de la berge. Il appela :
- Sergent, là !
Le sergent s’approcha de ce que montrait le soldat.
- L’herbe est brûlée et c’est pas vieux. 
Ils se relevèrent regardant autour d’eux avec des yeux devenus soudainement plus anxieux.
- Va voir sur le radeau ! dit le sergent.
- Sur le radeau ? demanda le soldat d’une voix mal assurée.
- Allez, tu vas pas croire des racontars d’ivrognes.
L’homme s’avança avec précaution, l’arme à la main. Lyanne le laissa s’approcher sans bouger. Les torches, qui étaient restées avec le groupe principal, plus haut dans la pente, n’éclairaient que très médiocrement les radeaux. Il entendit les pas du soldat dans l’eau et sentit le mouvement du radeau. Le pas, lourd et prudent, se rapprocha. Il regarda les uns et les autres ne trouvant que des dormeurs avinés. Il s’arrêta brutalement prêt à fuir, quand un tas de fourrures se mit à bouger. Il avait l’arme haute quand Degala sortit la tête en demandant ce qui se passait.
Le soldat baissa son arme.
- T’as rien vu, petit?
Clignant des yeux, Degala le regarda :
- Non, M’sieur, j’dormais et ya rien eu.
Le soldat se détourna et repartit. Son pied heurta alors une épée au sol. Il la ramassa et rejoignit le groupe.
- Tout va bien à bord, j’ai rien vu de suspect, juste cette épée.
Le sergent prit l’arme la regarda et fit signe à ses hommes de repartir. Degala qui s’était levé, les regardait. Se tournant vers lui, le chef de la section lui dit :
- Le mieux c’est que vous soyez partis demain matin !
Ayant dit cela, il fit quelques pas rapides pour reprendre la tête de son détachement et ils remontèrent vers le fort.
Degala, resté seul, se gratta la tête. Il regarda les uns et les autres, haussa les épaules et repartit se coucher.
Aux premières lueurs du jour, Lyanne était debout. Les deux radeaux étaient amarrés l’un derrière l’autre. Sur la berge, une grande traînée d’herbes brûlées était le seul indice qu’il s’était passé quelque chose la nuit. Il réveilla Degala. Les autres  lui semblaient incapables de faire quelque chose de bien. Il ne savait pas ce qu’ils avaient bu, mais c’était beaucoup. Il secoua Bogich :
- Oh ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous !
- Knam ! J’dors ! répondit-il en se retournant pour éviter la lumière.
Degala qui l’avait regardé faire, dit :
- Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
- Tu as entendu le garde cette nuit, on ferait mieux de partir. Te rappelles-tu comment étaient accrochés les deux radeaux ?
- Ben ouais, juste l’un à côté de l'autre.
- Tu saurais m’aider à le refaire ?
- Ouais, c’est facile.
Joignant le geste à la parole, il sortit de grandes tresses de cordes.
- On prend ça et on attache.
Ils se mirent à la tâche de lier les deux plateaux de bois ensemble. Degala avait une dextérité que remarqua Lyanne. Ses nœuds serraient sans problème alors que lui avait des difficultés malgré sa force plus grande. Pour finir, il se chargea de passer les cordages là où il le fallait, y compris sous les troncs, laissant à Degala le soin de finir l’arrimage. Tout était prêt quand une patrouille descendit du fort.
- Prépare les gaffes, dit Lyanne, je crois qu’on a intérêt à partir.
Ils poussèrent ensemble détachant le lourd convoi de la berge. Le courant se mit à agir doucement.
- ATTENDEZ ! Hurla un garde. LE CHEF VEUT VOUS VOIR !
Bogich ouvrit un oeil et devant ces hommes qui couraient vers lui, se réveilla complètement. En un instant il jugea de la situation et prenant une gaffe se mit à pousser lui aussi.
- J’sais pas c’qu’on a fait, mais on dégage, on dégage !
En s’éloignant encore de la berge, le radeau fut prit dans le courant central et accéléra. Trop loin pour qu’un homme saute à bord, ils étaient à l’abri. Les soldats crièrent et firent encore des signes mais ne sortirent pas les arcs.
- Ça doit pas être trop grave, dit Bogich, ils ne tirent pas.
Degala s’était mis au gouvernail et orientant la proue, il rejoignit le centre de la rivière. Bogich se mit à inspecter les nœuds et les cordages.
- C’est vous qu’avez fait ça ?
- C’est surtout Degala qui a tout fait. Je me suis contenté de passer les cordages où il me disait, répondit Lyanne.
- T’as appris ça où ? demanda-t-il à Degala en le rejoignant au gouvernail.
- J’ai r’gardé comment y zétaient attachés et j’ai refait.
- T’savais pas avant ?
- J’ai toujours attaché des trucs ensemble mais jamais des radeaux.
- Pendant qu’les autres cuvent, tu vas rester là, moi j’vais à l’avant. La rivière est tranquille, on d’vrait s’débrouiller à deux.
Se tournant vers Lyanne, il ajouta :
- Toi, tu restes là, et tu l’aides si ya besoin.
Lyanne regarda le fort de Schtalle s’éloigner. La patrouille remontait sans se presser. Lyanne et Bogich pensaient qu’ils avaient bien fait de partir mais pas pour les mêmes raisons.
Ils traversèrent une région de campagne bien organisée. Dans des endroits abrités des berges, ils découvraient de petits villages aux masures de bois. Si l’ensemble ne respirait pas la richesse, les gens faisaient des signes de salut auxquels Lyanne répondait. Les champs étaient cultivés et en ordre.
- Le pays a l’air calme, dit Lyanne.
- Tant qu’on est là, ya pas de risque. Mais t’y fie pas. Les miliciens rigolent pas avec les étrangers…
- Ah ! pourquoi ?
- L’seigneur Lizach y tient pas à avoir la guerre pour ruiner ses campagnes. Les étrangers c’est pas bon pour ça. Y’en a trop qu’espionnent.
- Et sur la rivière, on nous laisse tranquille.
- J’suis pas vraiment un étranger, ça fait des tas d’saisons que j’ramène du bois et des marchandises. Faut graisser quelques pattes comme hier soir… D’ailleurs j’me d’mande c’qu’y l’a pris d’envoyer la patrouille c’matin. On avait pas tant exagérer que ça !
Bogich se tut, semblant se perdre dans ses pensées. Lyanne respecta son silence un moment.
- La fin du voyage…
- Ouais
- C’est Trallizach ?
- Ouais.
- Il est possible d’aller plus loin ?
- Ouais, il y a d’autres descendeurs qui vont vers la mer.
La conversation s’arrêta là avec le réveil des autres. Ils interrogèrent Bogich et Lyanne pour savoir ce que les radeaux faisaient déjà en chemin, alors qu’ils n’avaient pas fini de cuver ce qu’ils avaient bu. Manifestement, s’ils se rappelaient le début de soirée, la fin sombrait dans un brouillard estompant tous les souvenirs. Quand Bogich leur parla de la patrouille, ils furent tous unanimes à dénier toute participation à un quelconque problème. Ils parlèrent ainsi jusqu’à ce que le soleil, haut dans le ciel en signifie qu’il était l’heure de manger.
On faisait la cuisine sur un foyer dressé sur un tas de pierres et de terre, posé sur les troncs. C’est Nousma qui fut désigné. Il s’activa, toujours silencieux, à préparer un brouet épais. S’il n’était pas beau, il était bon et Lyanne lui fit honneur. Degala sembla se régaler au point de finir tout ce qui restait. Des tours de quart furent organisés. Bogich avait décidé de naviguer sans s’arrêter. Il préférait mettre le plus de distance entre le fort de Schtalle et lui.
L’après-midi se passa tranquillement. Le paysage défilait doucement. La rivière avait pris un rythme régulier qui berçait les uns et les autres. Quand le soleil se coucha, Bogich souriait. Il chercha un lieu pour accoster. Ils le trouvèrent à un coude de la rivière. Un banc de sable offrait un atterrissage facile. Tirant les cordages jusqu’au rivage, ils amarrèrent pour la nuit. Quand tout fut calme, avant que la lune ne se lève pour éclairer le paysage, Lyanne avait repris une forme plus mobile. Il s’envola sans bruit et arrivé assez haut, il agrandit sa taille pour pouvoir prendre encore de la hauteur. La rivière s’étalait indolente, faisant de multiples détours dans ce paysage assez plat. Il repéra au loin leur destination, Trallizach. C’était une grande ville. Beaucoup plus grande que celle du fief d’Etouble. Plus loin encore, la rivière serpentait. Tout autour d’eux, s’étendaient des champs et des champs entrecoupés de hameaux sans lumière. Sur une colline, un fort semblait monter la garde. On était bien dans une région civilisée, pensa Lyanne. Il avait envie de chasser.  Il se dirigea vers un bois plus loin, cherchant une proie. Il fondit sur un jako dont il ne fit qu’une bouchée. La nuit, très noire, était son alliée. Il avait encore un peu de temps avant que la lumière ne revienne. Il en profita autant qu’il put. C’est la panse bien remplie qu”il regagna les radeaux. Nousma qui était censé monter la garde, somnolait à moitié et rêvait avec l’autre. Lyanne approcha en suivant les eaux en rase-mottes. Au fur et à mesure qu’il approchait, il devenait plus petit. Le choc de son atterrissage fut tellement minime que Nousma n’eut aucune réaction. Lyanne se glissa sous la toile qui était censée le protéger du froid et de l’humidité. Il avait à peine fini que se leva la lune.

Le lendemain ressembla à la veille. Le courant avait faibli, faisant grogner Bogich.
- Si on n’arrive pas avant demain soir, ils auront mis les chaînes...
Lyanne vint se renseigner.
- Les chaînes, c’est pas qu’une façon de parler. Elles barrent l’entrée de la passe pour atteindre les quais de déchargement. On pourra pas passer. Déjà qu’avec le courant, il faut tirer fort pour le faire passer, on risque de ne pas pouvoir…
- T’affole… On a toujours réussi, on réussira, intervint Marken.
- On peut continuer la nuit, surtout si la lune est claire, reprit Degala.
- On voit pas assez, trancha Bogich
- Ben moi si, j'vois bien la nuit, presque comme en plein jour. Si on continue, on arrivera demain matin.
- Tu vois la nuit, toi !
- Pas vous ?
Marken se tourna vers Bogich :
- Y s'débrouille bien. Il a pigé l'truc ! J'voudrais pas rater le marché aux bois.
Bogich se tourna vers Degala :
- Tu dis qu'tu peux, alors on va voir !
La journée passa paresseusement. Quand le soleil se coucha, Degala était au gouvernail arrière. Il avait appelé Lyanne pour l'aider. Bogich était à l'autre extrémité pour s'occuper du gouvernail avant. Lyanne suivait précisément ce que lui disait son compagnon. Degala commentait ce qu'il voyait, où était le meilleur courant et où étaient les zones à éviter. Bogich les yeux écarquillés, ne voyait que du noir.
La nuit s’avançait aussi doucement que la rivière. La monotonie avait envahi tous les participants. Lyanne regardait s’endormir les uns et les autres. Bogich  fut le dernier à s’effondrer sur son manche de gouvernail. La position était inconfortable mais elle avait le mérite d’avoir sorti le gouvernail de l’eau. Degala avait la tête qui tombait régulièrement mais à chaque fois, il se reprenait et forçait ses yeux. Lyanne ne dit rien mais se tint prêt. Il se doutait qu’à un moment ou à un autre, Degala ferait comme les autres. Il trouvait surprenant que Degala voie la nuit comme lui. Il avait remarqué que les autres ne possédaient pas cette vision. La lune finit par se cacher derrière des nuages, opacifiant le paysage. Degala sombra dans le sommeil. Lyanne eut un sourire en le posant à moitié assis contre un tas de cordages. Il écouta la respiration des autres. Il était maintenant le seul réveillé à bord. Il tenait le convoi au milieu du chenal. Il ne pouvait pas faire mieux.
Quand la lune se leva, Lyanne admira les reflets qu’elle faisait dans l’eau. Le temps était doux et tranquille. Il apprécia particulièrement ce temps de pose. Bogich fut le premier à se réveiller. Il regarda autour de lui, regarda vers Lyanne et sauta sur ses pieds.
- Où il est ?
- Il vient de s’endormir, répondit Lyanne en désignant Degala. Il a bien guidé jusque là.
Bogich grogna quelque chose d’indistinct qui se perdit dans le cri d’un oiseau de nuit.
- J’aime pas ces bêtes-là, dit-il, ça porte le mauvais œil.
Lyanne repéra le grand oiseau de proie nocturne qui chassait sur la berge. Il aurait bien été faire un tour pour l’accompagner…
- On est encore loin ? demanda-t-il.
- Nan, plus vraiment. Avec ce courant on devrait être bon.
Le silence retomba. L’oiseau cria une nouvelle fois mais derrière eux. Lyanne se demanda s’il avait trouvé une proie. Le paysage était monotone. La campagne ressemblait à la campagne et des bois coupaient la vue. Le temps s’écoula doucement. Certains se réveillèrent, puis retournèrent se coucher jusqu’au moment où Bogich donna l’ordre de réveiller tout le monde.
- On est assez près maintenant, on va s’amarrer jusqu’au jour. Vaut mieux pas arriver de nuit. Y seraient trop nerveux.
- La ville est loin ?
- Non, derrière le prochain tournant. Dès qu’il fera jour, on verra le donjon.
Ils prirent le temps de mettre les amarres et retournèrent se reposer. C’est Marken qui prit la garde.
Avec l’aube, Lyanne se leva et prépara le feu. Ils déjeunèrent en silence, accompagnés par les chants des oiseaux qui se réveillaient les uns après les autres. Les premiers rayons du soleil les vit larguer les amarres. Bientôt, ils arrivèrent au centre de la rivière et là, ils découvrirent la masse sombre et haute du donjon de Trallizach.
- Tu peux le regarder, mais tu peux être sûr qu’y nous ont vus, dit Marken à Lyanne qui, la main protégeant les yeux, regardait le donjon au loin.
Lentement le convoi progressait. Lyanne vit des silhouettes d’embarcations apparaître. Il en conclut que le port devait être là. Bogich commença à donner des ordres pour préparer l’accostage. Le convoi était long. Les manœuvres allaient être compliquées.
Plus ils avançaient, et plus Lyanne put détailler les différents bateaux. Il vit surtout des petites embarcations avec un seul homme à bord, sûrement des pêcheurs. Il vit aussi un bac chargé qui bougeait lentement. Il entendit jurer Bogich.
- Trop lent ! Trop lent ! On va s’le payer !
Marken et un autre coururent sur l’avant, pendant que Degala, Lyanne et Bogich essayaient de faire bouger leurs lourds radeaux.
- ATTENTION AU CÀBLE ! hurla Marken, tout en se baissant.
Le bac s’était arrêté pour éviter la collision mais son câble était un danger pour un équipage comme eux qui suivaient le courant. Nousma s’en empara et courut sur toute la longueur des radeaux, pour diriger et faire attention qu’il ne se bloque dans rien.
- Knam ! Knam ! jura Bogich, on va être trop long ! On ne pourra jamais tourner à temps.
Tous ceux qui étaient disponibles vinrent aider aux gouvernails. Après bien des efforts, ils ne purent constater qu’une chose : ils ne pourraient pas rentrer au port !
Le convoi fit son atterrissage après l’entrée de la passe. Ils eurent droit aux cris des dockers et des marins parce que le convoi gênait le passage. Bogich répondit sur le même ton. Les choses allaient s'envenimer quand arriva une patrouille. Subitement tout le monde devint plus calme. Bogich donna l’ordre de laisser filer les amarres jusqu’à ce qu’ils soient le long de la berge. Si les habitants leur jetèrent des regards noirs, ils ne dirent rien. Les gardes virent inspecter le chargement. Manifestement Bogich avait déjà rencontré le sergent qui les commandait. Il lui fit cadeau d’un petit paquet, ce qui sembla lui convenir. En descendant du radeau, il ajouta à haute voix :
- Et puis, je vous donne jusqu’au soir pour dégager…
Bogich fit un signe à Marken qui s’approcha :
- Je vais voir Munch, le marchand de bois. On a besoin de ses gars pour mettre les radeaux dans le port. Tu finis ici.
Marken fit un signe de tête affirmatif. Bogich s’en alla d’un pas pressé vers le port et la ville. Nousma et Burriak se firent engueuler parce qu’ils voulaient eux aussi aller en ville. Tout le monde fut consigné à bord pour, entre autres, garder les étoffes, jusqu’au retour de Bogich et des acheteurs. La matinée passa ainsi, lentement. Lyanne observa les mouvements des bateaux qui allaient et venaient. Il vit de plus grandes embarcations qui remontaient la rivière tirées par des miburs. Il en vit d’autres du même genre, descendre. À chaque fois ce fut le même problème. Ils gênaient le passage. Ils durent aider plusieurs fois le halage et participer à l’attelage des miburs qui allaient manœuvrer les embarcations. Tout cela entraînait des cris, des injures, des bousculades. Lyanne remarqua que personne n’allait trop loin, les patrouilles très présentes, faisaient régner une peur efficace. Il n’eut pas le temps de penser à ce qu’il allait faire. Maintenant qu’il était à Trallizach, il lui fallait continuer vers le soleil levant et le port de Hunique. Degala dormait malgré les bruits, se reposant de sa nuit blanche.
Le soleil était déjà haut dans le ciel quand Bogich revint suivi d’un attelage de huit miburs, accompagné de quelques solides gaillards.
- Munch nous prend le bois moins le prix du remorquage…
- Ah ! Y perd pas d’argent çui-là ! s’exclama Marken.
- On n’a pas l’choix. Tu l’sais bien. On a raté la passe.
Bogich fit découpler les radeaux. Les miburs entraînèrent les troncs vers le port à bois. Cela leur prit tout le reste de la journée de bouger les grumes. Quand la nuit tomba, ils étaient sur la cale à côté du tas de troncs qui avait été déjà sorti. Bogich, revenant de la ville où il avait été négocier ses étoffes, s’approcha de Lyanne :
- Nous v’là arrivés. Comme j’t’avais promis
- Tu avais parlé de Nouska…
- Ah ouais ! Mais c’est l’ancien nom de la ville. C’est l’seigneur Lizach qu’a changé l’nom quand il a pris l’pouvoir. Vous avez bien aidé. On n’a pas raté l’marché aux bois et on a très bien vendu. T’sais qu’en ville, on parle beaucoup de c’qu’est arrivé dans l’fief d’Etouble. On y parle d’un forgeron qu’a forgé une drôle d’arme et qu’Etouble en est mort. Y paraît même qu’le forgeron s’rait en route pour ici.
- On en dit des choses en ville, répondit Lyanne.
- Ouais et même bien plus, l’seigneur Lizach y voudrait bien l’voir c’forgeron qui, en plus, connaîtrait l’roi.
- Le roi ?
- Ben ouais, Saraya ! Tu vois, mon gars, j’me suis dit que t’aimerais pas traîner par ici alors j’tai trouvé une place sur la barge d’un copain. Y part demain. Dès qu’le soleil se lève.
- Ça me semble une bonne idée...
- Pour sûr ! T’vois l’tas d’barriques ?
- De l’autre côté du port ?
- Ouais, c’ui-là. Ben soyez-y avant le lever du soleil. Tiens, t’y donneras ça, y saura qu’tu viens d’ma part.
Bogich lui donna une petite plaque gravée que Lyanne glissa dans ses affaires. Puis il se détourna de lui et fit signe à ses hommes :
- Allez, v’nez on va fêter l’arrivée !
Les autres crièrent leur approbation et tous partirent vers les tavernes du port. Degala s’approcha de Lyanne :
- Va falloir qu’on marche ?
- Bogich nous a trouvé un autre bateau… On va continuer à naviguer. En attendant, on va aller dans un coin discret.
L’activité sur le port était intense. Lyanne ne pensait pas voir autant d’embarcations. Il y avait différents bassins. La région produisait beaucoup de malch noir et l’exportait partout. Ils traînèrent un moment sur le quai près des barriques. Régulièrement des patrouilles arpentaient le coin. Lyanne les évita soigneusement, sans pour autant chercher à fuir quand, par hasard, ils en croisaient une. Tard dans la nuit, ils s’assirent à une petite échoppe. Du poisson grillait sur un mauvais feu. Le vieil homme édenté qui le surveillait, était en grande conversation avec un type maigre presque chauve. Ils parlaient dans une langue chantante que Lyanne ne comprenait pas. Degala s’occupa d’acheter deux parts de nourriture. Le vieil homme lui jeta un regard soupçonneux :
- T’es d’où, toi ? J’t’ai jamais vu !
- On vient d’débarquer et on r’part demain, répondit-il en payant.
Il sentit le regard le suivre quand il s’assit. Arrivé près de Lyanne, il lui donna sa part et dit :
- J’aime pas trop comme y m’a r’gardé.
Lyanne lui fit signe de le suivre, dès qu’ils eurent fini de manger. Il partit d’un pas tranquille le long du quai. Dès qu’ils furent hors de vue de la boutique, ils bifurquèrent entre deux rangées de marchandises. Lyanne attrapa Degala et le hissa sur un des ballots et lui fit signe de monter encore. Arrivés en haut de la pile, ils trouvèrent un espace plat à l’abri des regards.
- On va rester là jusqu’à demain, dit Lyanne à mi-voix
Degala approuva en hochant la tête.
La nuit était tombée quand ils entendirent le bruit des galoches. On parlait un peu plus loin mais de leur cachette, ils n’entendaient pas. Avec beaucoup de précautions, Lyanne et Degala passèrent la tête. En bas ils virent une troupe armée avec des torches. Un officier parlait avec un homme que Degala reconnut comme celui de la boutique, maigre et chauve. Il faisait des grands gestes en donnant force explications. L’officier donna des ordres et des patrouilles se déployèrent dans toute la zone. Heureusement pour eux personne n’osa monter sur les ballots composés de paille avec des torches. Cela dura un moment. Puis ils entendirent la troupe s’en aller, Lyanne osa glisser de nouveau un œil. Il vit entre deux soldats, l’homme maigre partant la tête basse et des liens aux poignets.
- Je pense qu’on va pouvoir dormir tranquille, dit-il à Degala. Demain, il faudra être prudent.

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