- Ragdra, qui sont ceux qui ont quatre jambes et deux bras ?
- Ce sont des dromdères. Ils ne sont pas humains mais ce ne sont plus des animaux. Ils nous aident depuis la nuit des temps. Certains disent que c’est le grand dieu de la terre qui nous les a donnés, d’autres pensent qu’ils sont nés en même temps que nous. Ils creusent très bien et très vite. Ils sont aussi nos porteurs de charge pour ramener le minerai.
- Quand serons-nous arrivés ?
- Tu vois, la grande façade blanche qui fait face au soleil levant. C’est là que nous allons. A notre allure, une demi-journée sera nécessaire.
- Alors allons !
Le roi des armures faisait face au roi des forgerons.
- Les vieilles légendes seraient-elles vraies ?
- Vous les guerriers êtes trop modernes, vous oubliez les traditions. Les légendes sont vraies. La seule question est de savoir si c’est aujourd’hui qu’elles s’accomplissent.
- Il faut bien que nous avancions, s’il n’y avait que les forgerons, nous aurions à peine des épées pour nous défendre. Cet homme de la surface qui maîtrise le feu, est-il celui qui doit nous conduire au combat de notre naissance au monde de la surface ?
- Les vieux textes nous guideront. Leur sagesse contient les réponses.
- Comme toujours, mais si nous devons nous battre face à des ennemis que nous ne connaissons pas quelle sera leur aide ? La vaillance des bras des guerriers sera plus sûre.
- Il est préférable d’attendre de savoir qui il est avant de faire des projets de sortie de notre isolement. J’ai relu les vieilles plaques gravées, dont la tradition dit qu’elles le furent par le grand dieu lui-même. Elles nous annoncent la venue d’un homme maîtrisant les éléments dont le visage est gravé d’étranges dessins. Ils sont en partie reproduits mais le temps a altéré certains détails.
- Auriez-vous laissé la rouille manger le savoir ?
- Tes railleries ne me touchent pas. Elles furent endommagées lors des batailles il y a cent générations, quand les menturu sont entrés dans les tunnels du Centre. Les guerriers n’avaient pas fait ce qui était nécessaire.
- C’est grâce à ces combats que les forgerons ont accepté de nous faire des armures. Si les guerriers les avaient eues plus tôt, jamais les menturu n’auraient été aussi loin. Dans notre tradition orale, il est dit aussi que cet homme dépassera en force dix guerriers de notre peuple. Je propose qu’il en fasse la démonstration.
- Cela me semble juste mais avant, je voudrais comparer les dessins lignes de son corps avec ceux gravés sur les plaques mémoire et lui faire passer l’épreuve de la forge.
- Cela me semble juste aussi.
Ignorant ce qui l’attendait Renatka marchait en devisant joyeusement avec Ragdra.
Comme prévu par le prince commandant, le sorcier noir avait commencé un siège et commençait à s’installer pour un moment. Sans les runes, il aurait bousculé les remparts par sa magie, il aurait réduit en cendres cette ville qui osait lui tenir tête. Dix jours étaient passés sans résultats ou presque, les guerriers noirs tenaient un bastion des défenses de la ville. Les combats se cristallisaient dessus. Le sorcier noir fouillait les sombres niveaux de la mort pour trouver l’esprit d’un guerrier qu’il pourrait soumettre, afin qu’il lui apprenne la conduite d’un siège. Il se rendait bien compte qu’il ne connaissait pas le métier de la guerre. Sa magie lui avait toujours suffi pour obtenir tout ce qu’il voulait. Le rite de recherche était assez long mais il avait trouvé plusieurs pistes. Demain, il essaierait de soumettre le premier esprit guerrier. Si cela n’allait pas, il ferait pareil avec le second et ainsi de suite. Cette perte de temps le faisait enrager. Pour le moment, il puisait de la force vitale dans les quelques prisonniers que ses guerriers avaient faits. Il ne se sentait pas d’humeur à les torturer. Simplement, il les vidait de leur énergie vitale. Quand il se sentit un peu plus fort, il convoqua Takachougha. Il lui avait donné pour mission d’explorer les abords de la ville sur différents plans pour chercher une faille dans les défenses runiques de la ville. Il était déçu par ce démon. Il en espérait plus. Il manquait de puissance sur le matériel. Quand il pouvait démoraliser l’adversaire en l’imprégnant de sentiments de peur, de jalousie, d’envie, la victoire devenait facile mais là les diseuses avaient bouché toutes les failles, quant aux différents talismans traditionnels du peuple d’Ashra, ils rendaient la tâche quasi impossible à tous les démons soumis par ses sorts. Le grand démon apparut, toujours en colère. Le sorcier noir savait qu’au moindre de ses faux pas, Takachougha deviendrait dangereux. Il multiplia les invocations faites avec le nom du démon pour ne pas relâcher sa pression.
- Alors Takachougha, qu’as-tu trouvé ?
- Rien, Sorcier, les diseuses ont bien tricoté leurs runes. Tu n’es pas prêt d’en finir ! Ce n’est pas avec tes petits guerriers avec leur armement léger que tu vas prendre cette ville.
- Je te croyais plus puissant, Takachougha, mais en fait tu es comme les autres, un petit démon de deuxième zone.
Takachougha rugit sa colère, venant presque au contact du sorcier noir, mais il se bloqua sur le cercle magique tracé par terre. Celui-ci resta impassible, un vague sourire de contentement sur les lèvres, ce qui exaspéra encore plus le grand démon.
- C’est de ta faute, sorcier ! Si tu ne m’avais pas envoyé à la mort au pays de Corc, je n’aurais pas perdu autant de puissance et les remparts seraient déjà par terre.
- Tu te cherches des excuses. La vérité est que tu te vantes plus que tu n’agis.
Un autre rugissement ponctua les dires du sorcier. Takachougha était effrayant à voir. Le sorcier se dit que dans cet état là, il aurait peut-être plus d’effet sur les défenseurs. Il commença à réfléchir sur la manière de l’amener à réagir comme cela face aux soldats d’Ashra.
- Je veux ma liberté sorcier ! Ton combat se perd. Tu ne gagnes rien à me garder.
- N’essaye pas de faire le malin avec moi, Takachougha. Si tu continues, je vais te donner l’ordre d’aller dans une urne sur laquelle je graverai un sort de confinement. Tu ferais mieux de me trouver un plan pour que ce siège ne s’éternise pas.
- J’ai peut-être une solution pour toi.
- Parle, Takachougha !
Le sorcier s’en voulut d’avoir répondu si vite. Il montrait ainsi au grand démon une faiblesse que celui-ci essaierait d’exploiter.
- Attention à ce que tu proposes, Takachougha. N’oublie pas l’urne est prête pour toi.
- Je n’oublie rien, sorcier. Je te propose un marché.
- Je ne marchande pas avec toi.
- Alors tant pis pour toi, sorcier, tu vas passer ton temps devant la ville.
- Que proposes-tu ?
- Si tu prends la ville grâce au moyen que je te propose, tu me rends ma liberté.
- Cela pourrait s’envisager, si ta solution me plaît.
Le sorcier noir ne croyait pas un mot de ses promesses. Il était persuadé que Takachougha non plus. Le grand démon devait lui tendre un piège. Mais en jouant finement, il pourrait gagner et la ville et le démon. Takachougha scrutait le sorcier. Protégé par son cercle magique et ses sorts, il était hors d’atteinte du ressenti du grand démon.
- Parle, ou va-t-en ! Je verrai après ta récompense si je suis satisfait.
- Je préférerais avant, sorcier, mais je n’ai pas le choix. Pour l’instant tu es le plus fort. Avant que tu ne me captures, j’avais soumis des entités puissantes dans mon monde. Mes liens ne sont pas défaits. Je suis prêt à t’échanger la puissance d’une de ses grandes forces contre ma liberté.
- Qui me prouve que je la contrôlerais ?
- Je peux te donner les maux qui la commandent. L’entité dont je te parle aime la souffrance mais la craint. Elle vit sur un plan plus élémentaire que le mien. Elle se moque des talismans et ne ferait qu’une bouchée des soldats d’Ashra.
- Il va falloir que tu m’en dises plus si tu veux que je te crois !
La discussion continua entre les deux. Ne se faisant pas confiance, ils refusaient l’un comme l’autre de quitter leur défense pour négocier. Takachougha essayait d’appâter le sorcier comme le lui avait conseiller le seigneur des mondes noirs. Quant au sorcier, il était persuadé que c’était un piège, à moins que… il entrevoyait un moyen d’utiliser la situation à son avantage si la créature dont lui parlait le démon était un élémental. Ils finirent par trouver un compromis. Le sorcier accompagnerait le démon sur le plan élémentaire pour juger de la véracité de ses dires. A ce point des discussions, il congédia le démon et décida de se donner deux jours pour réfléchir. Bien sûr le siège atteindrait son quinzième jour, mais un élémental du plan démoniaque n’était pas un animal de compagnie. Leur brutalité et leur capacité de destruction étaient bien connues. Toute la difficulté résidait dans leur contrôle, comme pour Takachougha, la connaissance du nom était important mais plus encore la connaissance des maux qui les touchaient. Il commença à préparer les sortilèges dont il aurait besoin et pour se protéger et pour prendre le contrôle de l’entité sans perdre Takachougha.
Sintacasha était épuisée. Elle s’assit auprès de Cantasha qui reposait dans son enveloppe runique. Sintacasha n’avait pas touché à la dernière enveloppe, celle qui isolait Cantasha du temps qui passe. Elle ne savait pas comment la ramener à la vie. Elle préférait la laisser suspendue dans ce non temps qui la protégeait. Il ne restait plus que cette ultime tunique pour la séparer de la réalité. Les runes changeantes qui la composaient brouillaient la vision du corps de Cantasha. On en devinait la forme de la jeune femme sans pour autant pouvoir déchiffrer les runes tatouées. Sintacasha se laissa aller en fermant les yeux. La cérémonie d’intronisation était terminée. Elle l’avait vécue comme un simulacre de sacre. Sifréma avait tout fait pour que cela y ressemble, jusqu’à réveiller ce vieux rite oublié des rameaux posés sur la tête de la maîtresse enchanteresse. A la fin du rite, Sintacasha avait bien vu se dessiner le clan des futures courtisanes qui avait bien senti le changement d’époque, et le groupe de celles qui comme elle, jugeaient cette conduite inadaptée à une maîtresse enchanteresse en période de guerre. Juste avant que ne commencent le banquet et les réjouissances programmées, Sifréma avait rencontré Sintacasha et lui avait bien fait comprendre que son rôle allait se cantonner à la méditation et aux œuvres subalternes. Sintacasha n’était même pas étonnée de cela. L’entretien bien que court, lui avait laissé une impression désagréable. Elle avait cherché tout le banquet à mettre des mots sur ce qu’elle avait ressenti. Elle avait observé et écouté Sifréma pendant un long moment. Alors qu’elle désespérait de comprendre, une inflexion, un ton de voix lui avaient ouvert l’esprit : les runes noires ! Elle eut l’impression que le plancher disparaissait sous elle. Elle se sentit basculer. C’est le mur qui lui avait évité de tomber. Avait-elle été manipulée comme les autres ? Elle se retira discrètement pour se réfugier dans la salle de la cérémonie des corps. Les yeux fermés, elle laissait vagabonder son esprit. Sa vie lui apparut comme une succession de pertes et d’échecs. Elle n’avait pas été à la hauteur. Pendant que les reproches se succédaient à sa conscience, un coin de son esprit se rebiffait et analysait la situation. Cette humeur noire qui l’envahissait, n’était que le signe de l’inefficacité des runes noires à la maintenir sous leur coupe. Quand un sujet rejetait leur action, elles continuaient leur action en devenant facteur de dépression morale, cherchant à empêcher toute action réfléchie. La connaissance qu’elle avait des runes lui permit de comprendre ce qu’elle vivait. Lui revint en mémoire, le très vieux chant runique qu’ Entablu avait cantilé pour elle lors de sa grossesse. Elle cantila à mi-voix certains passages, étonnée de voir se défaire ses pensées noires comme des nuages poussées par le vent. Demain, elle ne serait plus que responsable de l’accueil des étrangers dans la fondation. Ce poste loin de tous les rouages de décisions aussi bien moralement que physiquement, était la solution de Sifréma pour la mettre hors circuit. Il fallait qu’elle s’occupe de Cantasha maintenant. Demain, elle n’aurait plus accès à cette pièce. Le chant d’Entablu l’emplissait de paix et de joie. Elle se mit debout, alluma les différentes lampes. Elle mit ses mains au-dessus du corps de Cantasha. Sereine, elle cantila les runes secrètes de savoir et d’interrogation que seules les maîtresses enchanteresses pouvaient découvrir. Des images et des impressions apparurent dans son esprit. Elle vit des chevaux, la chute, et surtout l’eau qui emplissait tout l’espace, noyant tout par sa puissance. Sous ses mains Cantasha semblait souffrir. Son corps était secoué de spasmes. Elle sentit la culpabilité d’avoir entraîné Renatka, de n’avoir pas réussi à le sauver. Elle sentit aussi l’embryon d’un sentiment plus puissant que la mort. Son cœur de mère en fut bouleversé, au point qu’elle perdit le contact. Elle reprit le chant d’Entablu. Quand de nouveau la paix fut dans son esprit, elle reprit sa cantilation. Elle examina l’esprit de Cantasha, sans y trouver autre chose que ce conflit. Elle cantila des runes de paix pour que s’apaise le corps. Rompant le contact avec Cantasha, elle s’assit par terre. Elle dessina, cantila d’autres runes secrètes, interrogeant la trame même du monde. Elle y projeta ce qu’elle avait découvert de Renatka en Cantasha. S’il était mort, la trame serait bouleversée. Sintacasha suivit les fils de la trame du monde depuis le temps de la chute de Cantasha. Grâce à ce qu’elle avait appris, elle sentit le fil que suivait Renatka. Elle sourit, non seulement il ne s’interrompait pas mais il gagnait en force et en puissance. Il croisait d’autres fils tissant avec eux d’étranges motifs qu’elle n’arrivait pas à interpréter.
Rassurée, elle eut la certitude qu’elle allait pouvoir réveiller Cantasha.
Dans la nuit noire, simplement troublée par la flamme d'une bougie faisant danser le dessin de la rune dessinée sur le mur, Sintacasha préparait la deuxième phase de son intervention. Au loin, elle entendait les bruits de la fête. Maintenant qu'elle avait compris ce qui se passait, elle était sereine. Même si les runes noires l'avaient amenée à abdiquer, le dessin tracé sur le mur désignait sans possibilité d'erreur celle qui devait devenir maîtresse enchanteresse. Elle avait parcouru des pages et des pages de chroniques tenues par celles qui l'avaient précédée. Jamais aucune manipulation n'avait réussi. Sifréma portait la rune qu'elle avait dessinée, elle était donc celle qui était la meilleure pour continuer la lignée, même si elle ne lui plaisait pas. La fatigue se faisait sentir, en cette heure avancée. Elle se reposait sachant qu'une fois dans l'action, elle ne pourrait plus s'arrêter avant la fin. Elle contemplait la rune qu'elle avait dessinée, suivant mentalement les arabesques du tracé. Lui revenait à la mémoire l'état second qui avait présidé à son geste. Elle était étonnée de ne pas avoir fait plus d'erreurs dans le dessin, un empattement sur la courbe du SHI, et ces traces en bas quand son bras était retombé. Laissant son esprit vagabonder, elle se retrouva remplie par le chant runique d'Entablu. C'était un très vieux chant. Si vieux, que la tradition le faisait remonter à la fondatrice dont le nom runique faisait partie des cinq runes les plus sacrées de la fondation. Elle se laissa aller au chant, puis à la danse du chant. Entrant en résonance avec la pièce, la voix de Sintacasha éveillait des harmoniques. Son corps se mit à vibrer lui aussi. Bientôt, elle ressentit les différents plans entrant en phase. Son état de conscience se dilata. Elle emplissait la pièce de sa présence rayonnante, enveloppant de lumière l'espace protégé des runes changeantes. Elle cantila alors les runes du temps. Lentement comme à regret, l'enveloppe runique se fondit dans sa lumière. Le corps de Cantasha apparut dans l'abandon de sa nudité, baigné de la lumière de la présence de Sintacasha. Changeant le rythme de sa cantilation, elle entonna le chant d'intronisation des grandes diseuses. Un éclat de vie sembla se répandre sur le corps immobile. Sintacasha cantilait sur le double rythme du chant d'Entablu et du chant des grandes diseuses. L'éclat de vie pâlit doucement pour s'éteindre au niveau du nombril. Gardant le rythme du chant d'Entablu, elle le tissa avec les runes des apprenties. L'éclat de vie réapparut au niveau de la tête de Cantasha et envahit toute la peau, puis de nouveau, il s'affaiblit pour disparaître.
Sintacasha pensa que le seul moyen de toucher le centre du conflit de Cantasha était d'aller encore plus loin. Elle habilla sa voix des runes d'accueil, des premières runes que Cantasha avait entendues à son arrivée à la fondation. Le corps allongé frémit, l'éclat de vie l'envahissant par vagues. Sur la fin du chant des runes d'accueil, il se mit de nouveau à pâlir. Sintacasha sentit la panique apparaître en elle. Elle se lança avec tout son être dans le chant d'Entablu, le tissant de tout ce qu'elle aurait cantilé à son enfant si elle l'avait gardée. La pression des harmoniques augmenta autour d'elle. Elle ne leur résista pas. Tout à son chant, elle laissa son corps s'harmoniser. Naturellement, elle se retrouva à enlacer Cantasha, lui cantilant tout bas le chant des runes inarticulées du bébé qui ouvrait les yeux. Elle prit conscience que le corps qu'elle tenait dans ses bras avait retrouvé sa chaleur. Alors qu'elle en arrivait à la dernière strophe du chant d'Entablu, les premiers rayons du soleil pénétrèrent par l'étroite fente creusée dans la paroi, éclairant le tracé de la rune sur le mur et réchauffant le dos de celle qui cantilait. La tête enfouie dans les cheveux de Cantasha, Sintacasha tissa le chant de son émotion :
- Ma fille, il est vivant !
Venant de très loin, le flot de la vie envahit le corps qu'elle tenait dans ses bras.
- Mamaman, j'ai faim.
Sintacasha pensa que le seul moyen de toucher le centre du conflit de Cantasha était d'aller encore plus loin. Elle habilla sa voix des runes d'accueil, des premières runes que Cantasha avait entendues à son arrivée à la fondation. Le corps allongé frémit, l'éclat de vie l'envahissant par vagues. Sur la fin du chant des runes d'accueil, il se mit de nouveau à pâlir. Sintacasha sentit la panique apparaître en elle. Elle se lança avec tout son être dans le chant d'Entablu, le tissant de tout ce qu'elle aurait cantilé à son enfant si elle l'avait gardée. La pression des harmoniques augmenta autour d'elle. Elle ne leur résista pas. Tout à son chant, elle laissa son corps s'harmoniser. Naturellement, elle se retrouva à enlacer Cantasha, lui cantilant tout bas le chant des runes inarticulées du bébé qui ouvrait les yeux. Elle prit conscience que le corps qu'elle tenait dans ses bras avait retrouvé sa chaleur. Alors qu'elle en arrivait à la dernière strophe du chant d'Entablu, les premiers rayons du soleil pénétrèrent par l'étroite fente creusée dans la paroi, éclairant le tracé de la rune sur le mur et réchauffant le dos de celle qui cantilait. La tête enfouie dans les cheveux de Cantasha, Sintacasha tissa le chant de son émotion :
- Ma fille, il est vivant !
Venant de très loin, le flot de la vie envahit le corps qu'elle tenait dans ses bras.
- Mamaman, j'ai faim.
Renatka attendait dans le logement mis à sa disposition. Il avait passé en se jouant les épreuves qu'on lui avait imposées. L'examen des glyphes sur son corps avait été une formalité. Il avait été étonné de voir ces dessins gravés sur des plaques de métal quasiment grandeur nature. Le roi des forges avait changé de ton au cours de l'inspection, et il était presque devenu humble quand il avait regardé Renatka forger. Les traditions des hommes du peuple de la terre parlaient d'un héros qui viendrait porteur de tatouages et sachant forger sans forge. Pour ce qui est des tatouages, Renatka avait ceux qu'il fallait. Restait l'épreuve de la forge que le roi des forges pensait insurmontable. Les plaques gravées parlaient de l'arme forgée par le héros au centre du grand cratère. Renatka s'était donc retrouvé dans une sorte d'arène circulaire au centre de la caldeira. Elle avait été construite pour l'occasion sur l'étang qui recueillait les eaux de ruissellement. Elle avait été recouverte de sable et une pierre dont le dessus était vaguement plat était au centre. De nombreux spectateurs étaient venus voir l'épreuve. Renatka avait rejoint le lieu par une simple passerelle. Il savait qu'il avait une tâche à accomplir mais il n'avait découvert ce qui l'attendait qu'une fois à côté de la pierre au centre de l'arène. Le precmetinfa lui avait demandé de forger une arme pour lui, afin de prouver qu'il était le héros attendu. Il avait demandé des explications, mais n'avait reçu comme réponse que la liberté de faire ce qu'il voulait. Il était resté interloqué. Il avait réfléchi à ses besoins. Il avait perdu ses haches dans la rivière. Le mieux était qu'il en forge une nouvelle. Il avait aidé quelque fois le forgeron de son village pour réparer ses haches ou pour en refaire. Il lui fallait non pas une bonne cognée pour abattre les arbres mais une hache de combat, plus courte, moins lourde pour être plus rapide. Autour de lui il n'y avait rien. L'épreuve était là : comment faire avec rien. Il écouta en lui l'enseignement reçu du grand être. Il ferma les yeux, prit appui sur la pierre et laissa ce qui l'habitait jaillir de ses mains. C'est en entendant les cris qu'il rouvrit les yeux. Ce qu'il vit l'étonna, de ses doigts jaillissaient le feu, l'eau, l'air et le minéral. Les quatre éléments tourbillonnaient dans un feu d'artifice de couleurs, de fumée, mais de bruits aussi. Renatka s'aperçut qu'il forgeait comme d'autres respirent, sans réfléchir. Ses mains, son corps bougeaient selon un schéma évident. Depuis sa rencontre avec le grand être, il n'en finissait pas de découvrir qui il était devenu. Il se sentait pleinement lui, mature. Sur la pierre, l'arme prenait forme. Il avait pensé à une hache comme celle qu'il avait connue et il réalisait une hache double au manche métallique. Les nuages qui passaient au-dessus de la caldeira, se dispersèrent sous la poussée du vent. Quand il leva la hache pour la montrer, le soleil brillait, accrochant un éclat scintillant sur les multiples facettes du métal brut. La hache n'avait pas la brillance et la qualité de finition des armures et des armes faites par le peuple des hommes de la terre, mais elle était belle de sa force même, de cette brutalité possible mais contenue.
Il y eut une ovation. Des centaines de poitrine saluaient la naissance de l'arme et de la réalisation des prophéties. On entendait : Tinchentaka ! Tinchentaka ! Qu'on pourrait traduire par la hache qui brille à la face de l'ennemi. Sans attendre dix passerelles furent jetées entre la berge et l'étang, permettant à dix guerriers lourdement armés de se lancer à l'assaut. Renatka les bras levés la hache au-dessus de la tête, vit la charge des petits hommes en armures. Derrière leur lourd bouclier, il ne voyait que les yeux et le haut du casque qui dépassaient. Puis il prit conscience des lances pointées sur lui arrivant au rythme de la course des soldats. Renatka rit, posa sa hache et déclencha le chaos. D'un vent violent né de sa main, il envoya les dix guerriers d'un seul mouvement tournant se perdre dans les profondeurs de l'étang. Toujours riant, il courut au bord de l'arène et sauta lui aussi à l'eau. Le silence s'était brutalement fait. Il n'y eut plus que le bruit du vent et au loin celui des forges qui jamais ne s'arrêtaient. Mille personnes retenaient leur souffle. Un oiseau chanta. Il y eut un grand remous dans l'eau. Une vague s'éleva, déferla sur le bord le plus près de la tribune des rois.
En se retirant, elle laissa dix ombres qui furent brillantes, couvertes de vase qui remuaient un peu. Puis on vit sortir en marchant l'homme qui maîtrise le feu. Il y eut un instant de stupeur dans le peuple, puis explosa la joie et l'admiration. Renatka alla ramasser la hache et la ramena devant la tribune royale.
- Roi des armures, accepte cette arme, qu'elle soit le gage d'amitié et de respect.
Sous un tonnerre de vivats, le roi des armures reçut Tinchentaka et la montra au peuple assemblé.
Renatka attendait dans le logement mis à sa disposition. Sa victoire aux épreuves du peuple de la terre lui était agréable, découvrir ce qu'il était devenu était vital pour la suite, il en était convaincu. Pourtant, il n'était pas heureux. Seul dans un monde dont il ne comprenait pas la langue, ni les codes de conduite, il s'interrogeait sur le devenir de ceux qu'il connaissait et principalement de Cantasha. Les évènements qu'il venait de traverser ne lui avaient pas laissé de répit. Pour la première fois depuis son intervention pour porter secours à Cantasha, il avait du temps vacant devant lui. Se retrouver ainsi, sans rien à faire, sans objectif à court terme était une autre épreuve, non prévue celle-là. Il tournait entre ces quatre murs. S'arrêtant devant la baie, il admirait sans le voir vraiment, le paysage qui s'offrait à lui. La caldeira était belle dans ce soleil couchant. Dans quelques heures, une grande fête aurait lieu. Les rois lui avaient laissé entendre qu'ils lui diraient alors tout sur les prophéties du monde du peuple de la terre. Cela ne l'inquiétait pas plus que cela. Il avait l'impression d'un faisceau de forces convergent vers un point. Les prophéties iraient dans le même sens. S'il comprenait qu'il occupait une place particulière dans cette histoire, il ne savait rien pour Cantasha et cela l'inquiétait. Quelle était sa place dans le déroulement des faits? Là où il allait, pourrait-il encore la voir ? Il dut bien reconnaître qu’elle lui manquait. Il avait hérité de la puissance des grands êtres, mais elle lui manquait. Il était reconnu comme un demi-dieu par le peuple des hommes de la terre mais Cantasha n’était pas là pour s’en réjouir avec lui. Ses pensées tournaient autour d’elle. Il avait sauté dans le ruisseau sans réfléchir parce qu’il la croyait en danger. Maintenant, il pouvait remettre de l’ordre dans ses idées. Il évoqua leur première rencontre faite de méfiance surtout de sa part. Il se remémora leur voyage et ce lent travail d’apprivoisement réciproque. Il se souvenait encore de la sensation de sa main dans la sienne. Dans ce lieu splendide, il souffrait de son absence. Cela lui fit et du bien et du mal de se l’avouer. Pour la première fois de sa vie, il avait le désir de la présence d’une autre. Toujours solitaire dans son enfance, il avait développé des manières de faire où l’autre n’avait pas de place. Il avait appris à être autonome sans rien attendre, ni aide, ni compliment. Aujourd’hui, il aurait bien voulu une présence auprès de lui pour partager la joie de la victoire, mais aussi la joie de savoir qui il était devenu. Sans elle, il ne serait pas ici. Il se dit que l’enchaînement des faits et gestes de Cantasha l’avait conduit dans cette pièce. Tous ses choix avaient été dictés par et pour elle depuis qu’il s’était réveillé dans la vallée de Gartié. Cela prenait du sens pour lui. Il lui devait qui il était. Elle devait être rentrée à Simantaba. C’est donc là qu’il lui fallait aller. Il était certain maintenant que leurs destins étaient liés. Puis la peur revint, et si elle était attachée à Kontaga. Il avait beau marcher et marcher, il n’arrivait pas à être en paix sur ce sujet. Il fut soulagé quand Ragdra frappa à la porte et l’invita à vernir rejoindre le banquet.Il y eut une ovation. Des centaines de poitrine saluaient la naissance de l'arme et de la réalisation des prophéties. On entendait : Tinchentaka ! Tinchentaka ! Qu'on pourrait traduire par la hache qui brille à la face de l'ennemi. Sans attendre dix passerelles furent jetées entre la berge et l'étang, permettant à dix guerriers lourdement armés de se lancer à l'assaut. Renatka les bras levés la hache au-dessus de la tête, vit la charge des petits hommes en armures. Derrière leur lourd bouclier, il ne voyait que les yeux et le haut du casque qui dépassaient. Puis il prit conscience des lances pointées sur lui arrivant au rythme de la course des soldats. Renatka rit, posa sa hache et déclencha le chaos. D'un vent violent né de sa main, il envoya les dix guerriers d'un seul mouvement tournant se perdre dans les profondeurs de l'étang. Toujours riant, il courut au bord de l'arène et sauta lui aussi à l'eau. Le silence s'était brutalement fait. Il n'y eut plus que le bruit du vent et au loin celui des forges qui jamais ne s'arrêtaient. Mille personnes retenaient leur souffle. Un oiseau chanta. Il y eut un grand remous dans l'eau. Une vague s'éleva, déferla sur le bord le plus près de la tribune des rois.
En se retirant, elle laissa dix ombres qui furent brillantes, couvertes de vase qui remuaient un peu. Puis on vit sortir en marchant l'homme qui maîtrise le feu. Il y eut un instant de stupeur dans le peuple, puis explosa la joie et l'admiration. Renatka alla ramasser la hache et la ramena devant la tribune royale.
- Roi des armures, accepte cette arme, qu'elle soit le gage d'amitié et de respect.
Sous un tonnerre de vivats, le roi des armures reçut Tinchentaka et la montra au peuple assemblé.
Le sorcier noir avait beau tourner et retourner le problème, la seule solution à court terme était celle de Takachougha. Cela lui déplaisait fortement. Il avait fait multiplier les attaques contre la ville. Non seulement, il n’avait pas réussi à entamer les défenses par ses sorts, mais en plus ses guerriers noirs avaient perdu le contrôle d’un poste avancé chèrement conquis. Le grand démon, aussi bloqué que lui par les runes dont était couverte la ville, lui faisait remarquer à chaque rencontre son échec, ce qui contribuait à renforcer sa colère. Il se préparait depuis maintenant trois jours. C’est plus qu’il n’avait pensé au départ. A chaque fois qu’il envisageait la rencontre avec l’entité que lui avait signalée Takachougha, il lui revenait en mémoire de nouveau danger et il se sentait obligé de préparer un nouveau sort de protection. Il n’aimait pas se sentir coincé par les évènements. Il avait interrogé l’avenir sans réponse nette. Il voyait une force venir à son aide mais elle ne lui était pas soumise. Il n’aimait pas l’incertitude, il préférait le contrôle. Quand il avait essayé de préciser la nature de cette force, les sorts de divination avaient révélé de sombres ombres réunies en un grand corps. Se prémunir contre cette multitude lui avait demandé de longues heures de préparation. La nuit était tombée depuis longtemps quand il arrêta sa décision. Au petit jour, il convoquerait Takachougha. Il ne pouvait pas se préparer plus. Le jour affaiblirait un peu le danger, le grand démon préférait la nuit. Le grand sorcier profita de la fin de la nuit pour faire le cercle de contrôle magique. Il prit un soin particulier pour éviter d’être débordé par Takachougha et son entité. Il lui faudrait accompagner le démon sur les plans inférieurs et laisser son corps physique. Ce cercle magique comportait des volutes et des signes supplémentaires par rapport à ceux qu’il traçait habituellement. Le soleil se levait quand le sorcier alluma la première bougie et débuta le rite de convocation du démon.
Sifréma jouissait de se retrouver seule dans les appartements de la maîtresse enchanteresse. La fête avait été à la hauteur de ses efforts. Tous les princes et hobereaux invités avaient été très impressionnés. Elle avait tenu à les voir tous un par un. Quelques runes noires glissées à l’oreille de chacun, lui avait permis de se rassurer sur le pouvoir qu’elle pourrait exercer sur eux dans les temps prochains. Elle regarda autour d’elle. Son regard se remplit de mépris en voyant dans quoi vivait celle qui l’avait précédée. Les appartements lui apparaissaient comme une cellule d’apprentie. Dans chaque pièce ce n’était que rouleaux ou recueils de feuilles de vélin, nul luxe ni rappel du pouvoir qui était le sien. La nouvelle maîtresse enchanteresse commença à s’imaginer ce qu’elle ferait de tout cela. Toutes les solutions qu’elle envisageait, avaient pour caractéristique commune de rappeler à toutes et à tous qui était la maîtresse. Déjà elle avait imposé à Sintacasha une retraite en la nommant responsable de l’accueil.
Là-bas, elle ne risquait pas de lui nuire. Il n’y avait aucun pouvoir à récolter, seules les moins brillantes des diseuses y étaient nommées. Elle les avait d’ailleurs envoyées avec cette Cantasha qui avait échoué à ramener le porteur de flamme. Sifréma préparait ses futures actions et prévoyait de mettre en place un système pour contrôler ce qui se passait dans la fondation. Elle avait déjà repéré des diseuses qui seraient parfaites dans ce rôle de surveiller les autres.
Sintacasha découvrit le pavillon des accueillis avec un désappointement certain. Il fallait presque une journée de marche pour aller de ses anciens appartements au pavillon des accueillis. Elle avait descendu des centaines de marche. Le pavillon est en bas dans la plaine, quand le reste de la fondation s’étalait sur le flanc de la falaise. Composé d’un bâtiment principal entouré de petites constructions, le pavillon des accueillis était dans une cuvette naturelle un peu en dehors de la route principale. Elle vit les diseuses en charge du pavillon se précipiter pour s’incliner devant elle. Elle regarda chacune d’elles, essayant de se souvenir de son nom et de sa fonction. Elle n’avait pas pensé que son éviction serait si rapide. Elle découvrit son nouveau domaine sans que l’inquiétude de la guerre ne quitte son esprit. Elle savait que les diseuses du pavillon n’avaient pas les compétences de celles de la fondation. Il allait falloir les motiver pour obtenir le meilleur d’elles pendant ses jours troublés. Son esprit se tourna un instant vers Cantasha qui en ce moment même, devait se présenter devant Sifréma puis revint vers la situation présente. Comme à chaque fois, Sintacasha se lança toute entière dans la nouvelle tache qui lui était confiée, même si comme lui avait fait remarqué une diseuse du pavillon, cet emploi n’était pas à sa hauteur. Elle avait travaillé tard pour comprendre le fonctionnement. Le lendemain, première levée, elle fut heureuse quand la première personne qu’elle vit sur le chemin d’accès fut Cantasha arrivant avec ses affaires.
Dans les jours suivants, entre les invités qui repartaient chez eux et les réfugiés qui arrivaient, elles n’eurent pas beaucoup de temps pour se voir. Elles avaient pris l’habitude de se voir sur l’esplanade pour voir se coucher le soleil. C’était un temps de paix et de tranquillité, curieusement respecté par les autres diseuses qui sentaient bien le lien entre les deux femmes. Un matin, une femme aux yeux rougis, s’arrêta devant la porte. Cantasha l’accueillit.
- As-tu besoin d’un peu de repos ?
- Je ne sais pas où aller !
- Alors arrête-toi ici quelques temps. Les routes ne vont pas être très sûres.
Sintacasha arriva à ce moment-là, accompagnant un des derniers invités qui s’en allait. Elle regarda la scène. Après un dernier signe d’adieu, elle se rapprocha des deux femmes. Posant sa main sur l’épaule de la visiteuse, elle dit :
- Tu es une apprentie.
- Oui, maîtresse enchanteresse, enfin je l’étais jusqu’à hier soir.
- Viens t’asseoir et raconte.
Murmurant des runes d’apaisement, elle conduisit la femme jusqu’à une petite pièce d’accueil où elles trouvèrent des sièges. Cantasha voyant Sintacasha prendre en charge la visiteuse, retourna à ses activités. Sintacasha prit la parole :
- Je t’écoute.
- Je suis entrée il y a deux étés à la fondation. Pour moi tout allait bien. J’ai bien progressé, je peux même dire que je suis douée pour le tracé des runes. Hier matin, mon cœur n’a fait qu’un bond dans ma poitrine quand la grande diseuse est venue dans notre cours chercher une bonne traceuse et que j’ai été désignée. On m’a conduite jusqu’à la salle sacrée de la désignation pour que je recopie le dessin de la rune sur le mur afin de le préserver. Je ne suis qu’une apprentie, mais je connais cette rune. C’est celle que reçoit une diseuse quand elle est reconnue capable de tenir ce rang. C’est une belle rune que j’aime tracer. Mais celle du mur est légèrement différente.
- Légèrement différente ?
- Oui, l’enchanteresse Tinteclin, qui est venue nous faire l’enseignement, a insisté sur la nécessité de bien respecter le tracé pour ne pas en changer le sens. Elle a pris pour illustrer son propos l’exemple de la rune que j’avais dessinée sur le tableau. En jouant sur deux détails, elle en a changé le sens. Quand j’ai recopié la rune du mur, j’ai bien vu qu’elle avait trois détails qui en changeaient le sens. Il y a d’abord les deux traces en dessous. Si je me rappelle bien mes cours, ils en font une grande rune de puissance protectrice, et puis, il y a le détail au milieu, le trait est trop large et cela je ne sais pas l’interpréter.
- Mais tu as bien recopié ce que tu voyais.
- Oui, et c’est là mon malheur. La maîtresse enchanteresse Sifréma est entrée dans une violente colère quand elle a vu mon travail. Elle m’a accusé d’avoir changé le tracé et m’a chassée de la fondation.
- Tu es sûre de ta copie ?
- Oui, maîtresse enchanteresse. Je l’ai même gardée avec moi quand elle m’a fait expulsée tellement j’ai été surprise. Comme je ne peux pas détruire une telle rune, je l’ai mise dans mon paquetage. Maintenant la honte est sur moi. Jamais je ne pourrais retourner dans mon village, je suis la première expulsée depuis deux générations.
- Ne crains pas, tu vas rester ici quelques temps. Cela nous donnera un peu de temps pour y voir plus clair. Si ta faute n’est que cela, elle ne mérite pas l’expulsion. Il doit y avoir un malentendu à éclaircir. Sintacasha demanda à voir le vélin sur lequel était tracée la rune. Elle admira la qualité du trait. Elle reconnut parfaitement ce qu’elle-même avait tracé sur le mur jusqu’à ces deux points qu’elle avait négligés lors de la désignation. Il y avait aussi l’épaississement du trait au milieu de la rune. Elle avait pris cela pour une simple erreur mais maintenant, une autre hypothèse se formait dans sa tête. Il fallait qu’elle vérifie l’histoire de cette apprentie ainsi que quelques détails. Elle regretta de ne pas avoir ses catalogues de traits. Un épaississement du trait à cet endroit, avait, si ses souvenirs étaient bons, une valeur très particulière. Si tel était le cas, Sifréma n’était pas celle désignée par la rune. Sintacasha fit jurer l’apprentie sur son nom runique, pour qu’elle ne répète rien à personne. Elle la présenta comme une aide qu’elle prenait en plus pour le service des chambres. Cela ne posa aucun problème aux autres diseuses fort heureuses d’avoir une aide supplémentaire. Seule Cantasha lança un regard en coin, mais ne dit rien.
Renatka avait la tête embrumée. Le vin y était pour beaucoup mais les légendes aussi. Il n’avait pas tout compris. Ragdra lui avait bien traduit au fur et à mesure mais certains concepts lui échappaient. Il avait bien compris que le peuple de la terre était le peuple choisi par le dieu de la terre et que ce dieu avait marché avec eux suffisamment longtemps pour qu’ils deviennent le peuple fort et puissant qu’ils étaient. Puis le dieu de la terre était reparti. Il leur avait pourtant donné des textes et des récits rassemblés sous le nom de légendes du peuple. Elles avaient été gravées sur des plaques de métal. Appris par cour et récité à tous les enfants, ces légendes formaient le ciment du peuple. Elles racontaient pourquoi il y avait la forge et les autres, et même pourquoi il y avait quelque chose à la place de rien. Elles allaient plus loin car elles étaient aussi prophétiques. Le récit concernant le héros qui maîtrisait le feu se révélait vrai. Renatka s’était posé la question de savoir s’il était vrai en lui-même, ou parce que connaissant la légende, les rois le rendaient vrai en suivant ce qu’il prophétisait. Il n’avait pas eu le temps de creuser la question, car le récitant continuait sa psalmodie. Le roi des forges faisait amener les différentes plaques gravées pour bien monter la véracité du récit. La suite de la prophétie annonçait la guerre avec les guerriers nus porteurs de la malignité du monde. Renatka se faisait une représentation précise des guerriers mais ne comprenait pas pourquoi la légende en parlait comme des guerriers nus. Voulait-elle parler de leur âme de mort vivant ? Les rois avaient hoché gravement la tête à ce passage et avaient fait un discours justifiant le recours à la guerre. Ragdra avait fait court en expliquant que les déclarations royales étaient ampoulées et redondantes. Il avait résumé tout cela en disant que les guerriers du peuple de la terre allaient accompagner Renatka pour se couvrir de gloire et recueillir le dernier des fruits promis par le dieu de la terre, c'est-à-dire une place parmi les peuples de la surface. Alors ils pourraient rendre gloire au dieu de la terre. Leur victoire serait le signe pour lui qu’il pouvait revenir les visiter. Alors commencerait un temps de bonheur pour les hommes du peuple de la terre.
Les jours suivants furent assez vides pour Renatka. Ragdra lui avait demandé de venir voir ceux qui arrivaient des tous les points du royaume pour participer à la campagne de la surface, comme il appelait cette expédition. Il fallait dix jours pour rassembler le peuple en arme, mais déjà les éclaireurs étaient partis vers Simantaba comme Renatka l’avait demandé. Leur rôle était de chercher les chemins sans danger. Les rois avaient décidé de partir par les tunnels et de revenir après la victoire, dont ils ne semblaient pas douter, par la surface. Renatka passait son temps à passer en revue des troupes qui l’ovationnaient dès qu’il apparaissait. Ses inquiétudes étaient réapparues. De curieux rêves l’envahissaient la nuit. Le grand être lui apparaissait. Il lui enseignait d’autres choses mais à son réveil, Renatka ne pouvait s’en souvenir. Seul un rêve lui était resté, peut-être parce qu’il s’était réveillé en sursaut.
Le grand être parlait comme toujours :
- Ça doit bien comprendre que ça n’a pas la force de porter la puissance toute sa vie.
- Mais tu m’as donné la force du monde.
- Ça a bien compris, c’est bien, ça a la puissance du monde des grands êtres, mais ça n’est pas un grand être. Un jour pour être heureux ça devra renoncer à la puissance et ça devra la donner à celui qui en est digne.
- Mais comment saurai-je ?
- Ça a montré qu’il trouvait les solutions. Ça trouvera.
- Et si je ne veux pas ?
- Alors ça deviendra comme ce que ça aura chassé.
Renatka s’était réveillé en sueur. Renoncer à la puissance alors qu’il commençait à y prendre goût lui semblait impossible. Nul n’est assez fou pour renoncer à la puissance pour faire le bien.
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