mercredi 20 avril 2011

Houtka - 18

La Force Noire palpitait de rage et d'impuissance. Face à la lumière pure, elle ne pouvait lutter. Sintacasha lui échappait car elle connaissait la rune royale et avait pu la cantiler. La Force Noire pensa qu'il lui faudrait effacer cette possibilité pour avoir le pouvoir. Aujourd'hui elle perdait la partie. Elle enrageait pour cela mais elle ne s'avouait pas vaincue. Le temps n'avait pas de valeur pour elle, en tout cas pas la même valeur que pour les hommes. Elle obtiendrait ce qu’elle voulait. Sa mémoire dépassait tout ce que pouvait imaginer les habitants de ce monde. Prisonnière de l’être double, elle se sentait bouger. Sa proximité était une souffrance. Il l’avait déjà enfermée une première fois, il allait recommencer. Elle s’échapperait encore une fois et remporterait la victoire. Bien que réduite à l’immobilisme, elle n’était pas complètement impuissante. Sa nature affectait tout ce qui l’entourait. Ce qui était noir viendrait à elle. Alors elle reprendrait des forces, et pourrait reprendre pied dans ce monde.
L’être double avait bougé. Portant le fardeau de la Force Noire, il avait dirigé ses pas vers la falaise de la fondation. Cantasha et Renatka le suivaient. Devant eux, tous s’écartèrent respectueusement. Après s’organisa la procession. Les cantileuses, puis les soldats, dans un silence que troublait le bruit des armures, avancèrent eux aussi dans la même direction. Ils pénétrèrent ainsi dans la grotte. Tous les êtres vivants nocturnes fuirent l’endroit. Renatka avait toujours éclairé l’espace souterrain par morceau. L’entrée de l’être double se traduisit par l’irruption du soleil sous la terre. Là où il était, il n’y avait plus d’ombre. Regardant autour de lui, il choisit un espace assez dégagé près du fond. Il s’arrêta et posa son fardeau au sol. La procession s’arrêta à l’entrée. Tous se rangèrent du mieux qu’ils pouvaient pour voir ce qui se passait. Le grondement de la parole de l’être double reprit :
- Viens porteur de glyphes.
- Parle, Maître des runes, je t’obéirai.
- Utilise tes pouvoirs et fais advenir une terre noire et métallique. Qu’elle fasse une boîte assez grande pour contenir celle qui est le malheur et la nuit.
Renatka se mit à l’œuvre. De ses mains jaillissaient comme une lave se répandant sur le sol.
- Cal…ent…blu, viens près de moi.
Cantasha s’approcha de l’être double.
- Nous allons cantiler ensemble, Cal…ent…blu, la rune qui scellera la prison de celle qui veut la nuit et la mort.
- J’obéirai, mon Maître, père de toutes les runes. Mais suis-je assez forte pour réussir ce que tu me demandes ?
- Nul besoin de force, Cal…ent…blu. Ta voix est ce qui est harmonie. Tu vas cantiler le nom de celle qui espère le mal. Je serai celui qui vient en contrepoint. De nos runes conjointes sortiront les liens puissants qui garderont fermée la prison de roche.
Renatka avait fait une sorte de cuve noire et brillante. L’être double déposa la Force Noire dedans. Il invita le porteur de glyphes à sceller la cuve. Pendant que de nouveau la matière jaillissait des mains de Renatka, il invita Cantasha à cantiler.
Pour ceux qui étaient à l’entrée de la grotte le spectacle était impressionnant. Dans un bruit assourdissant, ils avaient vu Renatka faire jaillir de la matière, maintenant, ils entendaient l’étrange concert d’une voix féminine et d’un puissant tonnerre. Sifréma pleurait de joie. Jamais elle n’avait espéré entendre ce qu’elle entendait, ni voir ce qu’elle avait sous les yeux. Les autres cantileuses étaient dans le même état d’esprit. Elles entendaient la cantilène de la souffrance de l’homme comme jamais. Sifréma murmura sa propre voix. Elle se sentit accueillie par le tonnerre qui tint compte de son murmure. Osant plus elle cantila ouvertement. L’écho de la voûte lui renvoya un grondement en accord. Une autre enchanteresse ajouta sa mélodie runique, puis une autre, puis toutes les cantileuses firent chœur pour dire la rune de la souffrance de l’homme.
Il y eut un dernier grondement lorsque le dernier morceau de roche fusionna avec le couvercle, scellant ainsi la prison de la Force Noire. Le silence se fit. La lumière doucement partit.
Cantasha prit la main de Renatka.
- C'est fini!
- Oui, le cauchemar est fini.
Le vide s’installa en eux. La tension était retombée. Dans la grotte, au milieu de la pénombre, ils revenaient à la vie toute simple. La guerre était finie, celle qui était le malheur des hommes était enfermée. Une pensée arriva dans l’esprit de Renatka : « Je suis vivant, alors que tant d’autres sont morts. Pourquoi ? »
La main de Cantasha le sortit de sa rêverie.
- Viens !
Elle l’entraîna vers la lumière du jour. Le soleil en plein zénith éclairait la plaine et la falaise. Devant eux, tous s’écartèrent. Ils s’arrêtèrent sur le seuil de la grotte, là où le soleil les toucha. Quel allait être l’avenir ? La question de ce qui devait être fait se posa avec acuité à leurs esprits.
L’ovation les prit au dépourvu. Elle commença timidement pour finir telle la vague d’un tsunami. Elle déferla sur tous les présents. Chacun pouvait crier sa joie, son soulagement. Elle dura un long temps puis doucement retomba. Il y eut comme un flottement. Le roi des armures s’approcha presque timidement. Il mit un genou à terre devant le couple et offrit Tinchentaka.
- Relève-toi, roi des armures, du peuple de la terre. Ici nous ne sommes que des hommes.
- Soyez assurés de ma loyauté et de celle de mon peuple jusqu’à la fin des temps.
- Tu as prouvé ta vaillance et celle de ton peuple. Tu n’as pas hésité à te porter à notre secours. Gloire te soit rendu pour ce que tu as accompli. Le peuple de la terre peut être fier. Les peuples de la surface lui doivent leur liberté. Que Tinchentaka soit l’alliance entre nous et que fidèle, elle réponde si la vie l’appelle à son secours. Vos exploits seront chantés sur toute la terre.
Le roi des armures se releva et fit quelques pas en arrière. Michatagoulfa, fils de Santagaltopa s’approcha à son tour. Derrière lui, le peuple des petits, telles des ombres, se tenait debout.
- Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, petit fils de Masantafiga, arrière petit fils de …
Cantasha récita la généalogie complète telle que les annales du peuple des petits l’avaient notée.
- …sois assuré de notre reconnaissance. Vous avez œuvré pour le bien commun avec force et détermination, ruse et discrétion. Que les générations des générations chantent vos louanges et que les annales marquent votre nom en rouge amarante comme le sang que vous avez versé pour sauver la vie. Quelle récompense sera la vôtre ?
- Mon peuple ne demande ni richesse, ni honneur. Il souhaite vivre en paix sur une terre qui serait sienne au même titre que tous les hommes.
- Nous lutterons pour qu’il en soit ainsi.
Michatagoulfa, fils de Santagaltopa se retira. Spontanément chacun vint pour voir le couple. Une longue fille se constitua. La foule passa devant Cantasha et Renatka. Chacun y allait de sa salutation ou de sa génuflexion. Certains ajoutaient le dépôt d’un objet à côté de l’un ou de l’autre. La procession dura jusqu’à la nuit. Sifréma fit interrompre le défilé. Elle invita le couple à rejoindre le campement des enchanteresses au centre de celui des cantileuses. Ainsi protégés, ils purent se restaurer. Dans chacun des gestes de ceux qui les entouraient, ils pouvaient voir la dévotion et la crainte.
- Sifréma !
- Oui, Maîtresse enchanteresse.
- Je ne suis pas, nous ne sommes pas des dieux.
- Je sais, Maîtresse enchanteresse. Mais vous seuls avez entendu le Maître des runes, vous seuls avez été choisis pour accomplir ce qui devait l’être. Partout où vous nous direz d’aller, nous irons.
- Et si je me trompe ?
- Le Maître des runes t’accompagne, tu ne peux te tromper.
Cantasha ne sut que répondre. Partout devant la falaise des feux avaient été allumés. Spontanément des fêtes s’organisaient. Des instruments sortaient. Des joyeuses mélodies s’envolaient. Tous allaient manger, boire et danser pour célébrer la victoire. Elle s’approcha de Renatka :
- Allons nous reposer.
Ils se prirent par la main et s’enfoncèrent dans la nuit. Les étoiles brillaient, la lune n’était pas encore levée. La température était douce. Partout où portaient leurs yeux, ils voyaient des foyers éclairant des fêtes. Renatka cherchait un coin de paix pour être enfin seul avec Cantasha. En avançant, ils rencontraient des gens qui leur faisaient fête. Ils tournèrent ainsi un moment sans autre succès que d’avoir un groupe d’admirateurs qui les suivaient. Cantasha était nerveuse de sentir tous ces gens autour d’elle qui regardait ce qu’elle faisait. Elle aurait aimé de l’intimité mais comprenait ceux qui cherchaient après eux. Renatka se pencha vers elle :
- Tu ne connaîtrais pas une rune d’invisibilité ? Sinon nous ne serons jamais tranquilles.
- C’est une très bonne idée. Prends-moi par la taille et ne me lâche pas.
- Ne crains pas, il n’y a pas de danger que je te lâche.
Les témoins applaudirent quand Renatka la prit par la taille. Cantasha cantila tout bas la rune d’invisibilité et ils disparurent aux yeux des observateurs qui poussèrent des « Oh ! » d’étonnement. Bien vite ceux-ci comprirent que le couple n’avait pas disparu. Des torches furent amenées pour voir ce qui bougeait pendant leurs déplacements.
- Ce n’est pas encore la tranquillité.
- Non mais je crois que j’ai une idée. Mets tes bras autour de mon cou, nous allons partir.
Dès que Cantasha eut entouré le cou de Renatka, celui-ci les souleva. Tout ce que virent les observateurs fut le vent qui déplaçait les feuilles qui étaient par terre. Il y eut des cris de désappointements quand ils comprirent qu’ils s’étaient envolés.
Vu d’en haut, tout le campement était illuminé. Des bribes de musiques et de chants leurs arrivaient. Cantasha demanda :
- Où tu nous emmènes ?
- A un endroit, où nous serons tous les deux, seuls !
Leur vol fut court. Renatka se posa devant la pièce de la cérémonie des corps. Seules les étoiles éclairaient le couloir où ils étaient maintenant.
- Je n’aurais pas rêvé mieux ! dit Cantasha. Viens !
Elle entraîna Renatka vers la grande pièce où s’était déroulée la cérémonie des corps. Cette pièce était considérée comme le cœur de la fondation. Cantasha avait lâché la main de Renatka. Dans le noir, il se laissait imprégner par ses sensations. De ces murs, se dégageait une impression de sérénité, de quiétude. Ils étaient dans un lieu spécial. Il ressentit le besoin d’ôter ses chaussures. Ses pieds se posèrent sur une pierre tiède. Il écouta pour localiser Cantasha. Elle avait retiré aussi ses sandales. Il entendit le bruit d’un tissu qu’on froisse. Il eut l’image d’une robe qu’on retire. Il fit de même. Nu dans le noir, il eut le sentiment de son extrême fragilité. Il entendit :
- Approche-toi Renatka.
Se guidant sur la voix, il avança les mains en avant, tâtant le sol du pied. Sa main rencontra une main. Il la prit. Leurs deux mains se joignirent. Il sentit un corps se lover contre le sien.
- Tu vas être mien et je vais être tienne.
La voix enrouée par l’émotion, il parvint à murmurer :
- Tu vas être mienne et je vais être tien.
Lentement ses mains découvraient le corps qui se serrait contre lui. Doucement, ce corps se fit plus lourd l’entraînant vers le bas. Renatka suivit le mouvement et se retrouva allongé. Une bouche cherchait la sienne, il répondit. Caressant le dos de Cantasha, il sentit son désir répondre au sien. Il eut une pensée pour son village et pour tout ce qui était arrivé depuis. L’image de l’être double lui traversa l’esprit. Et puis les mains de Cantasha sur son corps réveillèrent encore plus de désir.
Cantasha murmurait doucement les runes de l’amour tout en couvrant le corps de son bien-aimé de ses baisers. Sentir ainsi son pouvoir sur ce corps qui s’offrait ravissait son cœur. Les yeux grand ouverts dans le noir, elle remarqua tout de suite le changement. Le glyphe du feu commença à apparaître. Son rouge tracé complexe ornait le ventre, le cœur et le visage de Renatka. Puis s’y mêla le bleu léger du glyphe de l’air bientôt rejoint par la profondeur de l’indigo du glyphe de l’eau pour finir par la sombre sépia de celle de la terre. Suivant de ses mains et de sa bouche les tracés révélés, Cantasha faisait vibrer les deux corps à l’unisson. Elle se sentit prête. Cantilant doucement la première rune de l’amour, la dansant de tout son être, elle ressentit la vibration intérieure de ses runes s’unissant en un seul cri d’amour. Se donnant, elle reçut.

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