jeudi 21 avril 2011

Houtka - 20

Cantasha fut réveillée bien avant l'aube. Elle n'osa pas remuer. Elle voyait Renatka de dos assis sur un tronc d'arbre tombé. Sa silhouette se découpait sur le ciel étoilé. Tout semblait tranquille. Elle pensa à ce dont ils avaient discuté. Comment faire face à ces gens qui la mettaient hors d'elle et réveillaient sa colère? Elle voyait quelles runes de puissance employer pour les contraindre à la laisser tranquille. Elle pensa que Renatka avait raison, elle rêvait de violence en réponse à la violence. Lors de l'attaque à coups de pierres, elle aurait bien cantilé des runes de destruction contre les paysans. Elle gardait encore en elle toute la colère de ce moment de peur, et pas seulement la peur, elle ressentait aussi tout le rejet de ce qu’elle était. Elle comprenait bien qu’ils n’avaient aucune idée de ce qu’était une cantileuse et encore moins une maîtresse enchanteresse, quelle en était la puissance. Elle n’avait senti que le rejet, la négation de qui elle était derrière sa fonction. Elle se sentait profondément atteinte par cet évènement. D’anciens souvenirs lui revinrent en mémoire. Elle était avec d’autres enfants sous la garde d’une adulte. C’était avant la fondation. Elle ne revoyait pas vraiment l’endroit, même si elle pensait que c’était le village de sa Mamou, celle qui l’avait élevée dans sa prime enfance. Tous citaient leur père et ses exploits. Elle était restée muette. Les autres enfants l’avaient alors rejetée car tout le monde savait que Mamou n’était pas sa mère. Elle avait pleuré longtemps même après que Mamou l’ait prise dans ses bras et lui ait raconté la légende de sa naissance. Comment le père des runes l’avait engendrée avec la plus belle des cantileuses de la fondation. Cantasha se rappelait qu’elle s’était accrochée à cette histoire, imaginant ce qui allait se révéler vrai, qu’elle serait la maîtresse des cantileuses, que toutes lui rendraient hommage et la vengeraient de tous ces affreux qui se moquaient de celle qui n’avait pas de parents. Elle pensait avoir tourné la page de cet épisode surtout depuis tout ce qu’elle avait appris avec Mamaman. Elle se savait fille d’Entablu et de Sintacasha, porteuse du nom sacré de la première cantileuse, mais elle se découvrait encore blessée du rire des enfants d’il y a si longtemps. Elle envia Renatka et sa connaissance des moyens de se protéger. Elle pensa que s’il avait trouvé en lui la force de résister à cela, elle avait peut-être en elle des trésors cachés de protection qu’elle n’avait pas encore découverts. Elle décida de méditer pour les trouver. Sur ce, elle s’endormit.
Renatka ne bougeait pas. Il sentait que Cantasha s’était réveillée. Il attendit pour voir si elle l’appelait. Son désir le poussait à aller la serrer contre son cœur, mais il sentait aussi que la rencontre violente d’hier l’avait beaucoup perturbée. Depuis qu’ils avaient fait couple, c’était le premier soir qu’elle se couchait sans chercher le contact des corps. Il l’avait protégée du mieux qu’il avait pu. Si les cailloux ne lui avaient fait que des bobos sans importance, il craignait que la peur et le désir de violence ne soient trop forts pour elle. Il écouta ses mouvements. Cela dura un moment, puis sa respiration devint plus calme. Il se retourna, elle dormait. Faisant un petit peu de lumière, il la contempla. Elle souriait. Rassuré, il reprit sa veille.
Ils se réveillèrent au son de la trompe. De leur cachette, ils observèrent les paysans qui allaient tête basse dans les champs. Pas un ne leva la tête, comme si ce qu’ils avaient vécu la veille ne les concernait pas. Cantasha et Renatka différèrent leur départ jusqu’à ce qu’ils voient les hommes au travail. Alors ils se mirent en route sur le chemin. Quelques fois, un homme les regardait passer, levant le poing, leur intimant l’ordre de s’en aller, de retourner chez eux, mais il ne quittait pas son activité. Dès qu’ils avaient un peu avancé, le paysan reprenait sa tâche. Cette manière de réagir faisait peur au couple, et quand ils entendirent la trompe sonner vers midi, ils se hâtèrent vers un bosquet pour se protéger des regards. Voyant sans être vus, ils observèrent les mouvements de ceux qui avaient quitté leurs champs. Des femmes arrivèrent avec des paniers de victuailles. Du bois, on ne pouvait entendre ce qui se disait, mais les mouvements de bras désignaient leur direction. Parlant tout bas Cantasha glissa à Renatka :
- Cela me donne l’impression qu’ils nous cherchent un peu.
- Oui, mais nous sommes hors de vue. J’ai le sentiment qu’ici, tout le monde obéit aux ordres d’un seul. Reste à trouver qui.
- En allant à la forteresse nous devrions le savoir. Après il faudra trouver comment faire passer le groupe à travers le pays. Je ne pense pas que cela soit une bonne idée de s’installer ici. Ils se turent et se cachèrent plus encore. Cantasha cantila une rune de discrétion. Les femmes, qui passaient non loin sur le chemin, ne les virent pas malgré les regards inquisiteurs qu’elles lançaient tout autour d'elle. Quand la trompe sonna la reprise du travail, ils se remirent en route. Ils avancèrent assez vite sur des routes juste suffisantes pour le passage d’un chariot. Le plus étonnant était de n’y rencontrer personne. Parfois, au loin, sur d’autres chemins, ils apercevaient des voyageurs mais même en approchant de la forteresse qui maintenant les écrasait de sa masse, les routes restaient désertes. Renatka avait estimé à deux jours leur temps de voyage, il avait bien estimé la distance. Malheureusement, une nouvelle sonnerie de trompe les obligea à se cacher de nouveau. La rune de discrétion leur avait permis d’éviter d’être repérés par tous les paysans, mais elle n’avait pas empêché un homme de brandir de loin sa fourche en les menaçant de toutes les tortures qu’il connaissait. Le bois qui leur servait d’abri se trouvait sur une petite colline. En le traversant, ils aperçurent la forteresse dressant sa menace sur un éperon rocheux entouré d’une rivière et en face sur la berge, une bourgade. Dans le soir qui tombait, tout semblait calme. Ils virent un homme portant un instrument de musique et une femme qui disparaissait sous la charge qu’elle portait. Ceux-ci se présentèrent aux portes fortifiées. Renatka vit les soldats sortir. Ils fouillèrent le chargement de la femme, puis deux d’entre eux les prirent en charge pour les conduire vers le château. Il grimaça. Les soldats étaient toujours plus chatouilleux quand il y avait des foires. C'était toujours la période qui attirait les tireurs de bourse et les malfrats de toutes sortes. Il discuta un moment avec Cantasha pour essayer d’avoir une ligne de conduite le lendemain. La soirée passa comme cela. Cantasha restait prête à la violence, Renatka se méfiait de cette réaction dans ce royaume. Mais auraient-ils la possibilité d’échapper à la violence ?
Le matin, ils furent debout de bonne heure. Ils regardaient la forteresse quand la trompe sonna. Ils la reconnurent alors. Elle était intégrée à la forteresse elle-même. De grandes bouches en forme de gargouilles sortaient le son. C'était un barrissement grave qui faisait vibrer. Ils en ressentirent les effets dans le thorax car la colline faisait face à une des gueules de pierre. Renatka se demanda comment pouvait être produit un tel son. Cantasha dit:
- Je comprends mieux pourquoi je n'aime pas cela. Cette sonnerie fait vibrer le corps comme certaines runes de soumission.
Elle cantila des contre-runes pour elle-même mais aussi pour Renatka qui se sentit dynamisé par la cantilation. Ils laissèrent l'animation que provoquait le signal de la trompe retomber avant de se mettre en route. Ils descendirent la colline par un chemin qui serpentait à couvert sous les arbres.
- Entends-tu, ou plutôt as-tu remarqué qu'on n'entend plus les oiseaux?
Renatka s'arrêta, tendit l'oreille.
- Oui, plus un bruit comme si cette trompe tuait les autres sons.
Ils arrivèrent en bas de la vallée. Devant eux se dressaient les murailles de la cité et au-dessus encore plus imposante, encore plus menaçante se dressait le château. Ils approchèrent de la porte par le côté, si bien que les soldats qui surveillaient la route, ne les avaient pas vus approcher. Ils sursautèrent en les découvrant. Prenant les armes, ils se mirent en travers du chemin :
- Halte là! Identifiez-vous!
- Nous sommes des voyageurs qui traversons le pays.
- C'est impossible, les frontières sont fermées. Quelle est votre tâche habituelle?
- Nous sommes étrangers et nous passons...
- Des étrangers !!! CHEF DE POSTE DES ÉTRANGERS!
Un autre soldat sortit de la tour portière. Il n'avait pas de lance, mais l'épée à la main. Il regarda la situation.
- Qui êtes-vous?
- Des étrangers de passage.
- Comment êtes-vous passés?
- Nous avons suivi notre chemin.
- Vous n'avez pas vu le poteau ?
- Si, il gémissait. Nous sommes passés, il s'est calmé.
- Vous n'avez vu personne ?
- Si, un musicien et une femme quand nous avons atteint la route.
- Que voulez-vous?
- Continuer notre chemin.
- Mais les gardiens, vous n'avez pas vu les gardiens ?
- Non, vous êtes les premiers soldats que nous voyons.
Renatka qui répondait, entendait Cantasha cantiler à mi-voix. Il sentait l'incertitude chez le chef des gardes. A ce moment-là plusieurs gardes sortirent en armes de la salle de garde.
- On les tue tout de suite ?
Renatka garda le sourire mais se prépara à l'action. Il entendit Cantasha s’agiter derrière lui. Le monde devint transparent autour de lui.
- Qu’est-ce qui se passe, Cantasha ?
- J’ai cantilé une rune d’immobilisation. Ils ne peuvent bouger tant que je ne cantile pas autre chose. Nous allons devoir nous battre.
- Non, je ne crois pas. Ce ne sont pas des adversaires à notre niveau. Ils peuvent nous provoquer comme les paysans mais je crains que le danger ne soit ailleurs. Connais-tu des runes de fatigue ?
- Oui, bien sûr !
- Alors cantile-les pour eux.
La voix de Cantasha s’éleva pure et cristalline. Renatka prit du plaisir à cette beauté qu’il entendait. Les soldats se remirent en mouvement en même temps que le reste du monde. Les lances étaient moins hautes, l’épée plus basse. Le chef de poste reprit la parole.
- Non, les ordres sont de faire monter les saltimbanques au château.
- Merci à vous, j’allais vous en prier, dit Renatka.
Sur un signe de leur chef, deux soldats étouffant force bâillements, les encadrèrent. Ils se mirent en route dans la ville vers la forteresse.
Ils avancèrent dans les rues où les passants marchaient en regardant leurs chaussures. Les boutiques étaient ouvertes, les artisans travaillaient mais nul rire, nulle joie. Les regards qu'on leur jetait en disaient long sur leurs intentions. Comme ils étaient accompagnés de soldats, ils continuaient leurs tâches sans bouger. Cantasha frissonnait en sentant l'hostilité qui l'entourait. Bientôt ils atteignirent les bords de la rivière. A chaque extrémité de la cité, le rempart faisait un pont et allait s'appuyer sur la base rocheuse du château fort. C'est par un des étroits passages de ce pont-remparts qu'ils passèrent pour atteindre la barbacane. Les soldats de la ville les confièrent à d'autres soldats portant une livrée amarante. Entourés d'une escouade de six hommes, précédés par un gradé, Cantasha et Renatka entamèrent l'ascension du rocher sur des escaliers en bois prenant appui dans la roche. Le corps principal de la forteresse était à moitié creusé dans la roche, à moitié construite avec la pierre extraite sur place. Cela donnait à l’ensemble une unité mais la couleur sombre du matériau rendait l’ensemble sinistre. Quand ils arrivèrent à la haute cour, les soldats les guidèrent vers un bâtiment. Renatka avait essayé de poser des questions mais n’avait obtenu aucune réponse. Toujours sur leurs gardes, ils suivaient le mouvement. Le gradé arriva devant une porte. Il frappa du poing, elle s’ouvrit. Avec la lumière de la cour, on ne distinguait pas l’intérieur de la pièce.
- Entrez ! Sa Seigneurie vous attend !
Intrigués, ils pénétrèrent dans le bâtiment. Cantasha qui hésitait un peu, fut poussée à l’intérieur et la porte fut brutalement refermée. Ils étaient dans une pièce sombre pour ne pas dire noire. Renatka allait faire de la lumière quand le sol se mit à bouger. Il eut l’impression de peser plus lourd l’espace d’un instant puis tout rentra dans l’ordre. Cantasha se rapprocha de lui et lui prit la main. L’arrêt fut aussi brusque que le départ. Sur leur droite, un rideau fut tiré. Ils se retrouvèrent en pleine lumière. Ils s’aperçurent alors qu’ils étaient dans une petite pièce dont une paroi était composée de barreau. Immédiatement, Cantasha évoqua une cage. Ils étaient suspendus à mi-hauteur dune grande salle. Au fond, contre le mur, un trône, le reste de la pièce de style monumental semblait vide. Le plafond richement peint reposait sur de grosses poutres de bois sombre. La lumière entrait par de grandes fenêtres orientées vers le soleil de midi.
- Sortons de là ! dit Cantasha
Renatka allait attaquer les barreaux quand un bruit de pas se fit entendre. Une grande silhouette avançait en s’appuyant sur une canne sculptée. S’arrêtant, le personnage se tourna vers eux. Ils furent étonnés de reconnaître le musicien.
- Ah ! Vous voilà arrivés mes tourtereaux ! Vous m’avez donné bien du mal. Il y a bien longtemps que personne n’était arrivé ainsi au cœur du royaume.
- Où sommes-nous ? demanda Cantasha
- Je te reconnais bien là, femelle. Tu parles sans qu’on t’interroge.
Sortant de sous sa cape un petit instrument à corde, il fit un accord discordant. Cantasha s’écroula en se bouchant les oreilles.
- Apprends à me craindre, femelle. Ici c’est moi qui pose les questions et qui veux les réponses.
- Et que veux-tu savoir ? demanda Renatka.
Un autre accord discordant le mit dans le même état que Cantasha.
- J’espère que vous avez de jolies voix, mes tourtereaux, car vous allez apprendre à chanter pour moi. Vous avez évité mon gardien, à l’entrée du chemin, je ne sais pas encore comment mais vous allez me le raconter. Ensuite, vous résistez à mes provocations. Mieux, vous prenez la route derrière moi. Mes serfs semblent impuissants à vous éliminer. Heureusement vous voilà en cage pour moi. Rassurez-vous, nous allons avoir beaucoup de temps pour parler mais nous verrons cela demain.
Le musicien s'éloigna vers un des coins de la pièce. Sortant un instrument à vent d’une alvéole dans le mur, il joua une note basse devant un des piliers du mur. Immédiatement le mugissement de la trompe retentit à l’extérieur. Une fois terminé, il reposa l’instrument. Il semblait prêt à sortir quand il se ravisa, revenant vers eux, il leur dit :
- Bonsoir, les tourtereaux, demain nous aurons le temps de discuter. En entendant, reposez-vous bien. Faites bien attention, sinon vous pourriez découvrir que ces cages sont plus qu’elles ne semblent.
Se retournant, il fit un signe et les rideaux furent tirés, les plongeant dans le noir.
- Qu’allons nous faire ? demanda Cantasha
- Essayer de sortir.
- Ces dernières paroles semblent indiquer que ces cages sont de prisons pleines de pièges.
- Nous n’allons pas rester sans rien faire !
Renatka s’approcha des barreaux. Il tira autant qu’il put sur les rideaux. A travers l’espace ainsi dégagé, il essaya de voir autour. Il remarqua ainsi d’autres cages de tailles différentes. Il appela :
- Y a-t-il quelqu’un ?
- Ne criez pas si fort ! dit une voix sur sa droite. Les cages pourraient bouger.
- Comment cela ? demanda Renatka presque à voix basse.
- La magie qui gouverne ces cages les fait rétrécir chaque fois que l’occupant fait ce qu’il ne faut pas. Si vous maltraitez votre prison, elle va rétrécir, si vous ne faites pas ce que dit sa seigneurie, elle va rétrécir. Certains ici sont morts étouffés par leur cage.
- Vous êtes là depuis combien de temps ?
- Je ne sais plus. J’ai vu tant de fois la neige revenir que j’ai perdu le compte.
- Et les autres ?
- Les autres ne parleront pas, ils ont eu ordre de se taire. Aujourd'hui mon chant a plu à sa seigneurie, alors il m’a récompensé en agrandissant ma cage et il a oublié de me dire de me taire.
- Combien sommes-nous ?
- Plus que les doigts des deux mains.
- Vous ne vous êtes jamais révoltés ?
- Si, certains ont essayé. Maintenant, leur cage est minuscule. Leurs cris ont duré des jours et des jours quand la cage s’est rapetissée encore et encore. Ça a été un soulagement quand ils se sont tus. Mais c’est peut-être la solution pour échapper enfin à cet enfermement.
Renatka resta sans rien dire. L’autre se tut aussi. Il s’approcha d’un barreau. Il essaya de couper un des barreaux comme il l’avait fait dans la grotte pour la roche. Avec des craquements sinistres, les murs de la cage se mirent en mouvement.
- Arrête, cria Cantasha, tu vas nous faire écraser !
Renatka stoppa, les murs cessèrent de bouger.
- Nous n’allons quand même pas rester comme cela !
- Non, mais il faut trouver avant que d’agir. Qu’est-ce que nous savons de lui ?
- Il domine le pays de Raiwe. Je ne sais même pas si un habitant à une volonté propre. Il les tient sous sa coupe avec cette sonnerie, comme on l’a vu tout à l'heure. Tout semble réglé dessus. Ma puissance venue des glyphes ne semble pas efficace. Peut-être que les runes pourraient nous libérer de la cage.
- Je ne sais pas. Je ne suis pas magicienne et je ne sais pas ce qui nous retient enfermés. Je crains que nos efforts pour nous en sortir ne réduisent notre espace.
Ils continuèrent à discuter sur la situation pendant un bon moment. Une nouvelle sonnerie retentit. Ils n’avaient pas entendu arriver celui qui avait sonné. Ils écoutèrent mais les rideaux étouffaient les bruits et ils n’entendirent personne. Il y eut une petite musique et un petit bruit au fond de la cage. Renatka fit de la lumière. Sur le sol, deux écuelles pleines d’un brouet fumant. D’un commun accord, ils n’y touchèrent pas. Ils n’avaient aucune confiance. Écartant les rideaux, ils virent que la nuit tombait. Ils finirent par s’endormir. Leur nuit fut agitée. Cantasha rêva de liberté. Elle se voyait jeune, apprenant les chants des runes de joie. Ses compagnes éclataient de rires joyeux à sa cantilation. Elle se réveilla pour se rendormir plus tard. De nouveau, elle rêva. Sous un ciel d’orage zébré d’éclairs et de pluie, elle cantilait le chant du soleil et le beau temps se levait. Elle continua ainsi sa nuit alternant les périodes de veille et de sommeil.
Elle se réveilla car la cage bougeait. Renatka tirait autant qu’il pouvait sur les rideaux pour voir dehors.
Cantasha cantilait les runes de joie. Lentement, elle prenait de l’assurance et sa voix devenait plus forte, plus ferme. Elle vivait comme toujours ce qu’elle chantait et son visage reflétait la beauté de ce qu’elle cantilait. Une brise légère entra dans la grande pièce faisant flotter les rideaux. Renatka l’écoutait de tout son être. Pour lui, le temps s’était suspendu. Brutalement en bas, une porte claqua. Celui qu’ils avaient surnommé le musicien, entra en hurlant :
- ARRÊTE ÇA TOUT DE SUITE.
Prenant son instrument à corde qu’il portait à la ceinture, il commença à jouer un air discordant. Les parois de la cage commencèrent à grincer. Les deux chants se heurtèrent. Cantasha modifia le sien pour harmoniser celui du seigneur de Raiwe. L’heure approchait de la première sonnerie de trompe et le combat entre les deux continuait. Cantasha luttait pour suivre les dysharmonies de leur geôlier. Quand elle y arrivait les parois de la cage s’immobilisaient. Puis par une nouvelle attaque, il reprenait l’avantage et les grincements reprenaient dans la prison.
Renatka connaissait la peur, pas tant pour lui, il connaissait sa résistance, que pour elle dont il voyait bien qu’elle peinait dans une lutte dont il ne voyait pas d’issue. Il se dit que tant qu’elle ne ferait que répondre, elle ne pourrait gagner. Il lui fallait prendre l’avantage sur son adversaire. Il avait pris un coup d’avance, il fallait trouver la faille pour retrouver l’initiative. En bas, l’homme continuait à les invectiver et à les menacer, tout en pinçant les cordes de son instrument désaccordé. Renatka le regardait cherchant la faille qui lui permettrait d’aider sa bien aimée à gagner la liberté. Une idée lui vint. Utilisant le feu qu’il produisait, il en fit un minuscule pinceau qu’il utilisa pour brûler les cordes de l’instrument discordant.
Renatka fut satisfait du résultat car bien qu’il n’en ait détruit que deux, les deux restantes produisaient un son plus agréable. Le seigneur de Raiwe n’avait pas compris qu’il venait de se faire attaquer par Renatka. Rapidement, il se mit à changer les cordes. Le chant de Cantasha continuait. Même les murs de la prison semblaient respirer au rythme des runes, leur donnant un peu plus de place. Malheureusement, leur geôlier avait fini de changer ses cordes et reprenait ses attaques avec le même résultat. Renatka n’était plus à la bonne place pour recommencer ses tirs. Il dut attendre que l’ennemi bouge pour tenter un nouvel assaut. Il jetait fréquemment des regards vers Cantasha dont il sentait bien qu’elle fatiguait à tenir un rythme qui n’était pas le sien pour répondre à celui qui lui voulait du mal. Une autre idée germait dans son esprit mais avant qu’il ait pu la formaliser, il prit conscience que de nouveau l’autre était à portée de lui. Recommençant son exploit, il fit sauter trois des quatre cordes. A la différence de la première fois, leur bourreau regardait ses cordes au moment de leur rupture. Il vit qu’elles brûlaient avant de rompre. Jetant son instrument inutile dans un coin, il se précipita vers le coin où était rangée la trompe à sonner. Renatka fut douloureusement surpris d’entendre ce qu’un être humain pouvait tirer d’un tube quand il connaissait le mal. Il vit Cantasha perdre pied. Sa cantilation devint hésitante comme celle d’une enfant qui ne sait pas encore. Les parois de leur geôle grincèrent encore plus. Le combat tournait à l’avantage du seigneur des lieux. Le vent lui-même avait changé. La petite brise matinale était devenue bourrasque fantasque et tourbillonnante qui les secouait. Renatka prit conscience qu’ils étaient perdus si l’échange continuait sur le terrain de leur geôlier. Il devenait de plus en plus nécessaire qu’ils expriment qui ils étaient au lieu de laisser l’ennemi diriger les évènements. Rentrant au plus profond de lui-même, il trouva. Il dit le glyphe de son amour et prononça le Nom sacré de sa bien-aimée dans ce langage ancien. Quand elle entendit son Nom, Cantasha eut un sursaut. N’était-elle pas Cal…ent…blu? Non, car jamais, elle n’aurait laissé l’homme d’en bas imposer son désir. Elle arrêta son chant. Le seigneur de Raiwe pensa qu’il avait gagné. Pressé par le temps, il se tourna vers le coin pour lancer la sonnerie du matin. Cantasha prononça à voix basse la rune sacrée Cal…ent…blu comme si elle l’entendait pour la première fois. Elle la cantila une deuxième fois. Alors elle se reconnut. Elle était Cal…ent…blu, celle par qui les runes avaient été données aux hommes, celle qui refondait la fondation. Son désir se dit. Le désir de l’homme d’en bas était mauvais. Ce qu’il faisait était mauvais. S’ouvrant tout entière à elle-même, elle cantila son chant. L’homme surpris se boucha les oreilles, laissant tomber son instrument. La cantilène prit son envol. L’homme se ressaisissant, ramassa l’instrument et le porta à ses lèvres. Entendant la discordance, Cantasha chanta son désir. Il était joie et paix. Se souvenant du glyphe sacré de son Nom, elle le tissa avec la rune sacrée pour ne faire plus qu’un. En elle ce fut comme si une porte s’ouvrait. Unifiée, elle se laissa aller à la cantilation. Elle n’était plus Cantasha souffrant dans une prison, s’accueillant dans tout ce qu’elle était, elle devint Cal…ent...blu cantilant, elle était la cantilène que personne ne peut arrêter quand elle vient d’aussi profond. Son chant runique fut celui de la guérison. Elle ne pensait plus à se battre, elle pensait à guérir. Ce fut en elle comme une nouvelle naissance. Le monde s’ouvrait à elle.
Renatka vit que quelque chose avait changé. D’abord Cantasha avait cessé de chanter puis, elle avait eu l’air de découvrir la rune sacrée. Il vit qu’elle avait le regard perdu de ceux qui sont tout intérieur. Puis était venue la cantilène. Il ne savait pas le nom de ce chant, mais il en ressentit un bonheur à l’écouter qu’il ne pensait pas possible. Ce fut un murmure, puis il prit de l’ampleur, de la puissance. La geôle qui avait perdu la moitié de sa surface sembla se dilater comme si elle ne pouvait contenir un tel chant. Les murs entrèrent en résonance. Toute la pièce se mit à chanter les runes. L’homme qui avait recommencé à jouer ses dysharmonies, s’écroula quand son instrument se cassa. La cantilène amplifiée par le réseau des trompes de commandement du seigneur de Raiwe, se répandit dans le pays. Ce fut comme si un séisme avait frappé. Les gens se tournèrent vers la forteresse pour mieux écouter. Alors éclatèrent les cris de joie et d’allégresse. Dans une vallée, au pied d’une chute d’eau, les cantileuses sortirent pour écouter ce chant. Ce fut en pleurant de joie qu’elles commencèrent à démonter le camp. La maîtresse enchanteresse les appelait. Cal…ent…blu cantilait ce qui habitait son cœur. Nulle peur, nulle crainte maintenant qu’elle s’était reconnue pour ce qu’elle était. Elle ouvrit les yeux, cherchant du regard, où était son bien-aimé. Quand elle le vit, son cœur se dilata et son chant runique l’engloba. Il lui tendit les mains, elle les prit. Chantant dans ses bras, elle vit que la prison s’était ouverte. Elle chanta son désir. Les murs s’effacèrent, les barreaux disparurent. Les rideaux devinrent comme des ailes et ce fut sur cet étrange oiseau qu’ils quittèrent la forteresse.
Ils arrivèrent en quelques heures au-dessus de la vallée qu'ils avaient quittée quelques jours plus tôt. L'effervescence y régnait. Il y eut des cris de peur quand un grand oiseau s'approcha en planant puis des cris de joie quand les cantileuses entendirent le chant de Cal...ent...blu.
Dans un dernier cabré, leur étrange monture les déposa à proximité de la chute d'eau. Les enchanteresses furent les premières à venir rendre hommage à leur maîtresse.
- Nous avons entendu la cantilène de la joie. As-tu trouvé le lieu de la nouvelle fondation ?
- Oui, mes sœurs. Quelques jours de marche nous en séparent. Finissez de vous préparer, je vous guiderai.
Cantasha fit le tour du campement. Partout, elle vécut la même scène de joie. Son chant runique avait été le signe d’avenir que toutes attendaient. C’est dans un enthousiasme indescriptible qu’elles se préparèrent. Il fut nécessaire de modérer certaines bonnes volontés.
Toutes à leur élan, certaines seraient bien parties en abandonnant tout. Si Cantasha pensait pourvoir s’installer dans la forteresse de Raiwe, elle savait qu’il y avait beaucoup de travail pour l’adapter à leurs besoins.
Dès le milieu de matinée, les premiers groupes furent prêts. Cantasha les accompagna sur le début du chemin. Quand elle arriva au poteau qui gémissait, elle sursauta. Il semblait maintenant neuf. Le tissu qui y était attaché flottait joyeusement. Une rune d’accueil y était tracée. Elle n’entendit plus de gémissement mais comme l’écho de sa cantilène. A son approche, le son devint plus net, évoquant la rune de paix. Pleines de courage, les enchanteresses qui ouvraient la marche, s’élancèrent sur la montée. Cantasha les regarda avancer, confiante dans l’avenir, puis elle redescendit pour rejoindre Renatka. Celui-ci lui demanda :
- Quand je pense à la manière dont certains paysans nous ont accueillis, crois-tu que les cantileuses ne risquent rien ?
- J’y ai pensé, mais je pense que la magie des runes a guéri ce qui n’était que la conduite dictée par le seigneur de Raiwe.
- Peut-être pourrions-nous aller voir ? Sont-ils tous accueillants ? Et puis qu’est devenu le seigneur de Raiwe ?
- Alors allons voir ! dit Cantasha dans un grand rire de joie.
Elle cantila une rune et l’étrange oiseau que fut leur prison vint se poser à proximité d’eux.
- Tu vois moi aussi, je peux voler ! dit-elle dans un nouveau rire
Renatka s’associa à sa joie. Montant avec elle sur le dos de leur monture, ils décollèrent dans un grand vent de battement d’ailes. Bientôt, ils survolèrent le chemin le long de la rivière, puis la route qu’ils avaient empruntée. Dans les champs des paysans s’activaient. Cantasha fit se poser sa monture. En voyant l’étrange équipage volant, ils arrivèrent en criant de joie.
- Gloire à notre reine et à notre roi !
Un plus hardi s’approcha encore plus près. Mettant un genou à terre, il tendit un bouquet de fleurs des prés.
- Regardez, ma reine, ces fleurs ont poussé depuis que vous avez vaincu l’ordonnateur de Raiwe.
- Quel est ton nom ?
- Je n’en ai pas. L’ordonnateur nous l’interdisait. J’étais celui qui surveille l’irrigation.
- Alors sois qui tu dois être, maître de l’eau. Mes compagnes vont arriver. Elles vous enseigneront. Merci de ton présent. Il est pour moi signe de votre renaissance.
Cantasha remonta sur sa monture qui décolla sous les applaudissements.
En peu de temps, ils furent en vue de la forteresse. Elle avait bien changé. Les pierres sombres avaient été recouvertes par une plante aux feuilles argentées donnant ainsi à l’ensemble un aspect étincelant. Ils se posèrent sur le toit de la grande tour. Des pages surgirent de l’escalier. L’un deux se précipita pour saisir les rênes de l’oiseau de la reine. C’est sous ce nom qu’il fut connu pendant les siècles qui suivirent. Cantasha et Renatka se dirigèrent vers la grande salle où ils avaient été retenus prisonniers. Toutes les cages étaient ouvertes. Des serviteurs aidaient des hommes décharnés à se nourrir et à marcher. L’un deux se leva. Titubant, il serait tombé sans l’aide d’un page derrière lui.
- Grâce te soit rendue pour nous avoir libérés. Par ta victoire, tu es reine de ce royaume. Je t’offre mon allégeance.
Disant cela, il mit genou à terre.
- Relève-toi et dis-moi ton nom.
- Je suis Dackiri. J’étais roi d’un grand pays, jusqu’à ce que mon orgueil me pousse à vouloir encore plus. Le seigneur de Raiwe m’a fait prisonnier. Pendant tout ce temps passé dans ces geôles, j’ai pu comprendre l’inanité de tous mes désirs anciens.
- Qu’est devenu le seigneur de Raiwe ?
- Ton chant a brisé ses enchantements mensongers. La vérité l’a touché. Il s’est lui-même consumé de ses désirs d’iniquité.
Dackiri lui présenta les autres prisonniers. Tous avaient été grands seigneurs ou roi. Tous avaient connu la gloire des armes et la douleur de l’enfermement. Cantasha comprit que certains étaient là depuis un temps qui représentait plusieurs vies d’homme. Libérés de la boucle du mensonge qu’entretenait le seigneur de Raiwe dans son monde, ils reprenaient le cours de leurs vies. Elle eut l’intuition qu’elle pourrait en faire des porteurs de runes comme Entablu. On lui présenta un petit tas de poussières à côté d’un instrument à vent brisé. Elle ne ressentit aucune joie à la vue de ce qui restait de son ennemi. Se détournant, elle s’en fut pour organiser l’arrivée de ses compagnes.
Le temps s’écoula sans que Cantasha ne s’en aperçoive. Elle était très occupée avec la gestion de son installation. Elle s’appuyait sur Renatka mais surtout sur Dackiri qui s’était révélé être un excellent dirigeant. Son séjour dans les geôles et la cantilène de guérison avait fait de lui un vassal dévoué à sa reine, mais plus encore un serviteur efficace agissant dans le même esprit que Cantasha. Renatka bougeait beaucoup pour organiser sur le terrain la population ravie de voir son roi venir ainsi à sa rencontre. En quelques lunes, le royaume de Raiwe avait été transformé. Son ancien maître en avait bloqué le temps. Avec l’arrivée du jeune couple et la victoire de Cantasha, le temps avait retrouvé son écoulement habituel. Cela se traduisait par beaucoup de petits signes dont le plus significatif était l’arrivée de bébés dans la population.
L’ancien seigneur contrôlait tout, y compris les naissances et les morts. La liberté donnée par sa disparition atteignit aussi la nature qui donna son fruit en abondance cette année-là. Cantasha partageait son temps entre les problèmes du royaume et les problèmes de la fondation. Chaque jour elle enseignait les enchanteresses. Depuis sa rencontre avec l’être double et plus encore depuis qu’elle avait chanté sa cantilène à partir de son nom sacré, elle avait eu la révélation du savoir des runes. Le soir, chaque fois que cela était possible, elle se retrouvait seule avec Renatka dans une intimité renouvelée dont elle avait un besoin vital. Ils sentaient bien qu’une page de leur histoire était tournée. Être reine et roi les rendait différents mais aussi responsables de la bonne marche du royaume. Renatka regrettait parfois le temps de l’action. La paix était bien agréable, les bras de sa bien-aimée aussi, mais au plus profond de lui, il sentait la vie qu’il menait comme moins riche que celle de la période précédente. Sa position en plus lui semblait un peu ambiguë. Il était roi parce que conjoint de la reine. Elle était reine parce que victorieuse et maîtresse enchanteresse. Heureusement, ces sentiments ne le troublaient pas souvent.
L’été était bien avancé. Cantasha méditait dans le jardin qu’elle avait fait faire au pied de la forteresse maintenant vert argent. Elle eut le désir de cantiler. Comme souvent, elle commença par sa rune sacrée, cantilée à voix basse. Puis enrichissant son chant de ce qu’elle avait portée dans sa méditation, elle improvisait une cantilène. Ce jour-là, elle s’arrêta bien vite et resta sans voix. Les harmoniques de son chant avaient changé. Plus riches, plus graves, plus profondes, elles avaient des résonances étranges pour l’oreille de Cantasha. Elle avait connu déjà un épisode d’altération de sa voix un jour de rhume. Mais là, c’était différent. Sa respiration était bonne, elle ne se sentait pas fiévreuse. Elle garda l’interrogation dans un coin de son esprit quand un serviteur vint lui rappeler le moment de sa rencontre avec les enchanteresses. Elle se dirigea vers la salle de la rencontre. Comme souvent, elle croisa Renatka qui, attentif à ses horaires, en profitait pour l’embrasser. Cela lui mit le cœur en joie comme à chaque fois. Ce fut avec un sentiment de bonheur qu’elle entra dans la pièce où les enchanteresses l’attendaient. Depuis une lune, elles mettaient par écrit certains enseignements pour la formation des apprenties. Une difficulté surgit. Il fallait faire un choix sur le mode de cantilation d’une des premières runes de défense. Une enchanteresse la cantila, une autre proposa un autre mode. Cantasha cantila sa propre version et s’arrêta interloquée devant les regards que lui jetaient les autres cantileuses.
Il y avait de l’incrédulité et de la joie dans leurs yeux.
- Maîtresse enchanteresse, quelle joie !
- Mais quoi !
- Vous qui connaissez le mystère des runes vous ne connaissez pas ce signe. L’expérience vous manque et Sintacasha aussi. L’émotion étreignit le cœur de cantasha en entendant le nom de sa mère. Mais elle restait encore plus intriguée par la réaction de ses compagnes.
- Parle ! Qu’est-ce que je ne sais pas ?
- Votre voix cantile pour vous la nouvelle, vous êtes enceinte !
La nouvelle avait rapidement fait le tour du royaume. Cantasha avait été radieuse pendant toute sa grossesse. Renatka avait été plus perturbé. Il ne savait pas comment se comporter. Il sentait bien que leur relation évoluait. Il avait déjà eu le sentiment de subir la royauté comme une perte de la liberté de faire ce qu’il voulait. Bien sûr il avait le pouvoir, mais surtout il avait les devoirs de sa charge. Il avait l’impression de se retrouver avec encore plus de devoirs. Comme Cantasha fatiguait plus vite, il s’alarmait, et ne savait pas quoi faire. De temps en temps, il se faisait gentiment rudoyer par les suivantes de Cantasha. Il n’était pas où il fallait, ni quand il fallait. Il avait vu le ventre s’arrondir. Il osait à peine y toucher. Ce temps d’attente lui avait paru trop long et trop court. Cantasha entretenait avec son bébé des liens auxquels il ne participait pas. Elle avait déjà entendu sa voix disait-elle. Dans sa cantilation, le bébé participait à sa manière. Elle avait annoncé un matin à Renatka que ce serait un garçon. Il en était resté muet. D’une certaine manière, cette annonce lui faisait prendre conscience d’une réalité qu’il n’appréhendait pas encore. La naissance l’avait laissé perplexe. Tout s’était bien passé mais la rencontre avec ce petit être avait été une expérience … une expérience …curieuse. Il ne trouvait pas d’autre mot pour la décrire. Il avait déjà tenu des bébés dans les bras, il avait déjà aidé à s’en occuper quand il était enfant mais là, on lui demandait de ne rien faire mais d’être là. Le bébé était né le jour anniversaire de la victoire de sa mère. Tout le monde ne parlait que de ce signe, laissant le pauvre père qu’il était désemparé avec ses questions quand il s’approchait de son fils. Cantasha avait refusé de choisir un prénom. Elle avait été catégorique, le nom de son fils leur serait donné plus tard. Pour le moment c’était le bébé. Il y aurait une cérémonie runique pour cela. Mais Renatka avait aussi été catégorique. Le glyphe était déjà prêt. Cela avait été leur première dispute sérieuse. Ils s’étaient quittés violemment. Après l’un comme l’autre avait cherché comment renouer le lien. Cela avait mis quelques jours avant que la petite famille se calme. Renatka avait gardé le glyphe pour lui, se disant qu’il reviendrait à la charge plus tard. Mais quand il était seul avec l’enfant, il l’utilisait. Ce glyphe signifiait premier né dans la paix. Les syllabes modernes ne peuvent en traduire toute la richesse sonore. On pourrait l’écrire : BaüornKa. Ce qu’il ne savait pas c’est que les serviteurs l’avaient entendu. Eux aussi s’étaient mis à appeler l’enfant BaüornKa. Cantasha quelques temps plus tard, entra dans une belle colère quand elle l’apprit. Ce jour-là, tout le monde rasait les murs. Quand une reine et un roi se disputent, les serviteurs ne sont pas à la fête. Un évènement calma les esprits. Un ambassadeur demanda à être reçu. Il fit un panégyrique de Cantasha, en rajouta pour parler de Renatka. Assise sur son trône, la reine qu’elle était se tenait impassible, mais intérieurement, elle bouillait. Cet ambassadeur qui s’appelait… elle en se souvenait déjà plus, usait sa patience. Après beaucoup de paroles et des cadeaux, il prit congé. Cantasha et Renatka se regardèrent, eux qui s’évitaient depuis deux jours. Cet homme voulait quelque chose. C’était évident. Restait à savoir quoi. Dackiri vint à leur aide. Cet ambassadeur venait de la partie du monde qu’il avait bien connu. Là-bas, on ne parlait jamais de la vraie raison de sa venue avant plusieurs rencontres. Ils allaient devoir donner une fête en son honneur puis attendre une autre visite au moins pour savoir. Tout cela demanda beaucoup d’énergie. Ils étaient habitués à une vie faite de simplicité et d’ascèse. C’est encore Dackiri qui prit l’organisation en main. La fête fut réussie. La deuxième audience demandée pour remercier de la fête, permit à l’ambassadeur d’introduire une demande d’aide. Son royaume était en but à une attaque par des esprits malfaisants. Son roi avait pensé que peut-être que la puissance des runes ou bien que le vainqueur de la force noire pourrait aider son peuple à survivre. Cantasha encore plus lassée par le flot de paroles que la première fois, allait dire non quand Renatka se leva en acceptant. Elle ne laissa rien montrer mais elle encaissa le choc. Ils allaient être séparés.

Le pays de Tief était à presque un cycle de la lune du royaume de Raiwe. Cantasha avait mal vécu cette période d’avant le départ. Elle oscillait sans cesse entre la colère, que lui causait le départ de Renatka, et la peine de la séparation. Ils s’étaient réconciliés. Si leurs adieux en public furent sobres, la nuit qui précéda fut presque blanche. Trop d’émotions et trop de choses à se dire sans trouver les mots avaient fait fuir le sommeil. L’enfant dormait tranquillement. Cantasha avait admis que BaüornKa était un nom possible, Renatka avait admis qu’il n’avait pas assez respecté la nature runique de Cantasha. La fin de la nuit fut multicolore.
Cantasha ne laissait pas partir son bien-aimé sans aide. Une enchanteresse et plusieurs maîtresses cantileuses l’accompagnaient. L’ambassadeur du pays de Tief était satisfait, il avait pleinement rempli sa mission. Son seigneur serait content. Mais rien ne l’avait préparé à ce qu’il allait voir. Il rentrait chez lui accompagné de tatoués. Il ne faisait pas de différence entre les glyphes du corps de Renatka et les runes tatouées sur ceux des cantileuses. Si le tatouage existait au pays de Tief, il était marginal et ne concernait que quelques ethnies mineures vivant dans les marais du delta. La mode au palais était une peau blanche et sans défaut. Il avait donc un regard plutôt condescendant pour ces petits souverains d’un petit royaume pas bien riche et sûrement pas très puissant. Il pensait que le roi s’était laissé embobiner par la vieille diseuse de bonne aventure qu’il consultait en secret, au moins le croyait-il. Les jours succédèrent aux jours sans épisode majeur. C’est même l’escorte de l’ambassadeur qui défit l’embuscade des bandits dans le défilé entre les deux pays dans la montagne de Tinchtousa. L’ambassadeur se présenta l’esprit plein de doutes devant son seigneur. Celui-ci qui avait vu grand pour la réception d’accueil fut assez déçu du peu d’allure de ses invités. Il avait prévu plusieurs jours de solennités mais dut tout annuler quand Renatka lui annonça le premier soir, qu’ils repartiraient le lendemain pour le champ de bataille.
Cantasha suivait les évènements à distance grâce à la communication qu’elle entretenait avec l’enchanteresse. Au palais de Raiwe comme on appelait maintenant la forteresse, la vie s’écoulait paisible. Soutenu dans son administration par Dackiri, elle pouvait consacrer à son fils le temps qu’elle souhaitait. L’absence la faisait souffrir mais affinait son désir. Son plus grand regret était de ne pouvoir parler directement avec Renatka.
Accompagnés du seigneur de Tief et de l’ambassadeur servant d’interprète, Renatka et le groupe des cantileuses mirent cinq jours à arriver au lieu des combats. C’était une succession de landes entrecoupées de grandes étendues d’eau. Ils s’arrêtèrent sur la plus haute colline. Plus loin la terre devenait noire. C’était devenu le lieu des esprits. Tout autour campait l’armée. La seule défense qu’ils avaient trouvée, était de faire une ceinture de feu quand les apparitions se faisaient. Tant que le feu brûlait, l’ennemi était contenu. C’était malheureusement inefficace car leur territoire s’agrandissait toujours. Personne n’arrivait à prévoir leur venue, ni leur départ. On montait la garde toujours prêt à intervenir. Pendant que l’ambassadeur leur expliquait cela, Renatka vit qu’on montait un camp fait de riches parures pour que le seigneur de Tief s’installe. De nouveau, il prit tout le monde au dépourvu en disant : « je vais aller voir ». Avant que quiconque ait pu réagir, il était parti en courant dans la nuit. L’escorte, qu’on lui avait allouée, le perdit quand d’un bond, il sauta un cours d’eau. Elle resta plantée là cherchant des embarcations pendant qu’il disparaissait dans le noir. Les cantileuses les déstabilisèrent encore plus en allant tout simplement se coucher dans une tente qu’elles tissèrent de runes.
La nervosité gagna le campement des soldats. Savoir leur seigneur si proche réveillait leurs peurs. Le premier cri d’alerte retentit au milieu de la nuit. De grandes formes luisant faiblement dressaient leurs multiples tentacules au milieu de la terre noire lançant des sifflements stridents qui écorchaient les nerfs des hommes. Les feux s’allumèrent. Les formes s’agitèrent. Les guerriers alimentaient les brasiers. Si par malheur, un des soldats restait sans la protection d’une flamme, il était happé et haché par une des formes présentes. Quand on voulut réveiller les cantileuses, les serviteurs se heurtèrent à un mur. Les runes semblaient plus dures que la pierre. Les formes avaient senti le seigneur de Tief, elles attaquaient dans sa direction. Celui-ci s’apprêtait à fuir quand s’éleva la cantilène. C’était un chant pacifiant, comme une tisane calmante qu’on prend pour que cesse l’agitation de la journée. En même temps, il y eut comme un feu d’artifices au centre de la zone noire. Les formes s’agitèrent, se contorsionnèrent. Elles pâlirent et s’effacèrent. Il ne resta que le ronflement du feu et le chant qui coulait comme un baume sur une plaie à vif. Une lumière s’alluma dans la nuit, éclairant toute la région. C’était comme un soleil mais dont la portée aurait été limitée. Là où s’étaient trouvés les esprits, un homme s’avançait rapidement en portant un sarcophage. A sa description, le seigneur de Tief reconnut Renatka. Il n’eut pas besoin de donner l’ordre de le laisser passer. Les soldats qui s’étaient rapprochés pour combattre, étaient poussés en arrière, comme l’étrave d’un bateau repousse de l’eau. La cantilène prit fin. La hutte de runes sembla se dissoudre. Les cantileuses firent un cercle. C’est en courant qu’il arriva jusqu’au campement. Il déposa le sarcophage au centre du cercle.
- Vois, Seigneur de Tief. Voilà ton ennemi.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il
- La magie occupe cette pierre. Son occupant fut un des grands de ce monde bien avant que n’existe ton pays.
- Que me veut-il ?
- Lui rien, mais quelqu’un l’utilise pour te perdre.
- Qui est-ce ?
- La personne qui a convoqué la magie. Je vais détruire le lien et la magie se retournera contre son auteur.
Renatka fit un signe pour qu’on cantile un chant de protection. Il tendit les mains vers le sarcophage. La lumière qui en jaillit fut si éblouissante que tous fermèrent les yeux ou se détournèrent. La pierre sembla se dissoudre dans la lumière. Il y eut des cris. Par terre, deux hommes se convulsaient. Ils se mirent à fumer et eux aussi semblèrent s’évaporer. Quand Renatka eut fini, le seigneur de Tief tremblait. Il avait vu sous ses yeux disparaître et son frère et le mage de celui-ci.
- Maintenant, Seigneur de Tief, tu peux dormir en paix !
Cantasha avait eu la nouvelle de la victoire de Renatka par l’enchanteresse. Elle lui avait raconté comment il avait senti la magie dès son arrivée dans le pays de Tief et comment il avait bousculé tout le monde. Cantasha ressentit de la fierté. De plus on lui annonçait leur retour rapide. Elle demanda qu’une maîtresse cantileuse reste sur place pour être l’ambassadrice du royaume de Raiwe. Renatka savait ce qu’il allait trouver en venant. Il avait senti dès le début du récit de l’ambassadeur que des forces magiques étaient en jeu.
Il avait aussi compris qu’elles avaient à faire avec la magie des glyphes. Arrivé au pays de Tief, l’impression avait été trop forte. Quelqu’un s’était permis de détourner la puissance glyphique ancienne pour un usage mauvais. Il avait exploré le monde des glyphes et avait trouvé sans problème la source utilisée pour faire naître les esprits mauvais qui étaient des fantômes des animaux des temps des grands êtres. Cette source était un sarcophage taillé des temps et des temps plus tôt avec ces mêmes glyphes que lui utilisaient aujourd’hui. Sa « promenade » nocturne lui avait simplement permis de trouver physiquement la pierre taillée, d’en extraire le savoir qu’elle renfermait et qui heureusement était restée inconnue du mage qui l’avait utilisée. Ce dernier avait simplement plaqué sa magie sur cette source. L’utilisation des glyphes appropriés avait provoqué un contre-sort aussi mortel que le sort. De cette histoire, il revenait plus fort, plus riche de savoir et déçu encore une fois de la nature humaine. Il avait fait passer le message par l’enchanteresse qu’il prendrait la route dès que possible. C’était sans compter avec le seigneur de Tief qui voulait fêter dignement selon ses critères cet évènement qui avait failli lui coûter son royaume. Les fêtes succédèrent aux fêtes. Renatka fut séduit, puis rapidement lassé par ses plaisirs qui lui semblaient pauvres par rapport à l’exercice de la puissance des glyphes. Plus le temps passait, plus le désir de se retrouver avec Cantasha et BaüornKa devenait grand. Dans une fête, croisant sur une terrasse l’enchanteresse qui faisait son possible pour protéger la cohésion de son groupe, il lui annonça qu’il rentrait et qu’il la chargeait d’expliquer son absence au seigneur de Tief. Elle répliqua qu’il fallait organiser le convoi pour le retour, préparer le voyage. Il lui dit simplement : « Non » et il s’envola. L’enchanteresse qui n’avait jamais vu le phénomène resta sans voix ainsi que les autres cantileuses. Elles furent les seuls témoins, la nuit étant noire.
Cantasha contemplait l’aube. BaüornKa l’avait réveillée par sa faim. Maintenant repu, l’enfant dormait comme un bien heureux. Elle pensait à lui qui là-bas avait dit qu’il rentrerait vite. Quatre jours étaient déjà passés sans qu’il soit sur le chemin du retour. Bientôt le soleil se lèverait sur le cinquième jour. Les premières lueurs faisaient pâlir le bleu sombre du ciel. Un peu de pourpre et d’orange se glissaient à l’horizon. Les premiers pépiements d’oiseaux signalaient que le réveil était proche. Au loin, elle vit un oiseau voler. Elle pensa à un aigle pour qu’il soit déjà en l’air à cette heure du jour. Puis elle se dit que ce n’était pas possible. Jamais un oiseau n’irait à cette vitesse. Elle dit une rune d’exploration. Sa vision changea. Elle épousa les lignes invisibles des runes de lair. Elle ne put retenir un cri : « Renatka ». Son cœur ne fit qu’un bond dans sa poitrine. Bravant la nuit et les vents forts en cette saison, il arrivait. Elle revint dans le monde physique et dit une rune de lumière qu’elle dirigea vers lui. Elle le vit arriver plus rapide que le plus rapide des oiseaux. Il se posa devant elle sur la terrasse. Cantasha chercha quoi lui dire :
- Tu ? Tu ?
- Oui !
La suite se passa de paroles.

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