vendredi 15 avril 2011

Houtka - 6

Renatka sentit le changement. Subtilement la forêt n'était plus pareille. Peut-être un vert différent ou un parfum autre le faisaient réagir et le mettaient mal à l'aise. La forêt était plus dense. La vue portait moins loin, trop de lianes, d’arbres tombés, de taillis, de ronciers. Il se dit qu’il lui serait difficile d’aller là où il le souhaitait. Les trois femmes semblaient aussi moroses que lui depuis qu’ils avaient passé le ruisseau qui semblait être la frontière du monde de Corc. Dans l’esprit de Renatka, la direction était simple il fallait traverser les vallées les unes derrière les autres, monter un côté et redescendre de l’autre, traverser le ruisseau qui ne manquerait pas d’être en bas et recommencer. La première vallée fut simple, à part quelques détours à cause de taillis trop impénétrables, ils avaient bien avancé. Dans la deuxième, une ligne de falaise barrait le chemin direct. Descendre vers la plaine était exclu pour ne pas rencontrer les guerriers noirs, ils firent donc un détour vers le haut. Le soir arrivait quand ils trouvèrent une voie possible vers le sommet du versant. Un auvent de pierre leur sembla un bon abri pour la nuit. Cantasha répartit les tours de veille. Manaashia s’occupa du repas plus que frugal. Il y eut peu de paroles échangées. L’atmosphère était lourde. Shamian prit le premier tour. Les autres s’endormirent immédiatement. Elle n’était pas d’une nature peureuse mais les bruits de la forêt l’inquiétaient. Elle n’avait plus l’âge de courir les routes comme cela. Ses yeux étaient trop lourds, sa fatigue trop forte. Elle sentait bien qu’elle avait des instants d’absence. Une pierre roula. Shamian ne l’entendit pas. Une autre suivit le même chemin. Elle ne bougea pas. Sa respiration régulière prouvait qu’elle dormait. La lune se leva éclairant de sa pâle lumière le bivouac.
Lentement l’ombre s’avança. Elle couvrit Shamian. Celle-ci remua un peu mais ne se réveilla pas. L’ombre se dirigea vers les dormeurs. Elle passa rapidement sur Renatka, s’attarda un peu sur Manaashia mais resta longtemps au-dessus de Cantasha. Un bras sombre se tendit vers le sac. Il le pénétra en passant à travers le tissu. Un cri silencieux jaillit quand l’ombre toucha le tube. Ce fut comme si un coup de tonnerre avait éclaté. Les trois femmes se réveillèrent. L’ombre s’était réfugiée à l’abri de la roche, la où ne pénétrait pas la lumière de la lune.
« Qu’est-ce que c’était ?
- Je ne sais pas Manaashia ! Shamian où es-tu ?
- Je suis là Cantasha, mais pardonne-moi je me suis endormie.
- Où est Renatka ?
- Il dort aussi, Shamian. C’est le tube qui a crié. Quelque chose l’a touché. »
Elles regardèrent autour d’elles. Elles ne virent rien même en essayant de voir sur les plans des esprits. Pas une ne leva la tête. L’ombre ne bougeait pas.
- Je vais reprendre la garde, Shamian. Je n’aurais jamais dû te laisser le premier tour. Tu es trop fatiguée.
- Par ma faute, nous aurions pu toutes être tuées ou pire.
- Rien n’est arrivé. J’ai beau me projeter sur les différents plans runiques, je ne perçois pas de danger. Va dormir, demain sera une longue journée. »
Cantasha cantila les runes de protection et tout bas les runes de puissance afin qu’elle reste éveillée. L’ombre juste au-dessus d’elle sentit comme un mur se dresser autour de la créature bipède. Elle vit les pulsations de force envahir le corps de Cantasha. Voilà sûrement ce qu’il lui faudrait pour cesser d’être ombre.
Le groupe courait. Il n’avait pas le choix. Les ordres étaient nets et impératifs, dits de cette voix de commandement qui n’acceptait aucune échappatoire. Il n’était qu’un des groupes lancés à la chasse aux diseuses de runes et à l’homme. Il fallait les ramener vivants ou morts. Cela ne dérangerait pas le sorcier noir capable de faire parler les morts. A ce groupe on avait donné des bêtes à sang. Elles avaient trouvé la piste en haut du mont et depuis elles la suivaient. Elles tiraient tellement qu’il fallait que les guerriers se relaient pour les tenir. Elles renâclèrent un peu devant un ruisseau avant de pénétrer dans le pays de Corc. L'exaltation de la chasse les poussa en avant. Les guerriers noirs se remirent à courir. Ils sentaient bien qu'ils regagnaient du terrain. Le sorcier qui les accompagnait les encourageait à accélérer. En milieu de journée, ils atteignirent le surplomb où les poursuivis avaient bivouaqué. Ils firent une pause pour relever les traces et estimer leur retard. Le sorcier sourit, encore une demie à une journée et ils les auraient rejoints. Le grand sorcier serait content.Une ombre légère voila le soleil. Personne n'y fit attention. Elle couvrit les cinquante guerriers, le sorcier et les bêtes à sang qui s'aplatirent par terre en gémissant. Immédiatement tous furent sur leur garde, armes au poing. Ils regardèrent autour d'eux mais ne virent rien. La nervosité les gagna. Le sorcier donna le signal du départ. Les guerriers obligèrent les bêtes à sang à repartir. Il fallut les battre pour qu'elles bougent.
L'ombre regarda l'agitation en dessous d'elle. Les bêtes la ressentaient, normal mais pas gênant. Le sorcier ne la remarquait pas. L'ombre rigola intérieurement, encore un qui se croyait plus puissant qu'il n'était. Les guerriers ne voyaient rien, mais là aussi c'était normal. Ils étaient morts et les morts ne ressentent rien. L'ombre voyait le sort du nécromancien qui les avait réanimés comme une aura noir pourpre qui les entourait. On pouvait les occire à nouveau et le sorcier par le même sort pourrait les remettre debout et grossir ses rangs. Leurs armes ensorcelées permettaient au sorcier de faire des zombis de tous les morts qu'elles faisaient. Ces guerriers n’intéressaient pas l'ombre. La force vitale du sorcier lui permettrait de revenir dans ce monde mais elle ne pouvait pas l'atteindre, la protection du grand sorcier l'en empêchait.
Elle les regarda partir comprenant bien qu'ils couraient après les quatre autres bipèdes qui eux, avaient un tube bien désirable. Elle se dit qu'il ne serait pas bon qu'ils les rattrapent. Elle manipula l'espace en allongeant un peu les distances et le temps en raccourcissant les instants. Ils couraient toujours aussi vite mais n'avançaient plus. L'ombre en fut heureuse. Elle se déplaça jusqu'au groupe qui marchait sur la crête au dessus.

Renatka essayait de ne pas aller trop vite. Shamian et Manaashia ne suivaient pas le rythme. Trop âgées, elles avaient besoin de plus de repos. Ils n’avaient pas beaucoup progressé. Renatka avait essayé un chemin, mais au bout d'un bon moment, il avait réalisé que jamais ils ne pourraient atteindre la crête par là. Ils avaient fait demi-tour et c'est à ce moment là qu'il avait pris conscience de la fatigue de ses compagnes. Leurs visages reflétaient l'extrême tension qu'elles mettaient pour avancer. Il leur avait fait faire une pause, en avait profité pour estimer les vivres. La situation était assez sombre. Si dans deux jours ils n'avaient pas trouvé de provisions, il ne donnait pas cher de leur peau. La soirée était douce pour un début de printemps. Sur les collines soufflait un petit vent chaud. Renatka, tout en marchant pensait à l'abri à trouver, aux vivres qui allaient manquer, au sorcier qui n'avait sûrement pas arrêter de les poursuivre, à l'état de ses compagnes.
L'ombre s'était placée sous un nuage. Elle surveillait les quatre bipèdes. Celle dont elle voulait quelque chose ne lâcherait sûrement pas le mâle. Il lui fallait les séparer des deux autres femelles dont l'ombre sentait bien qu'elles fatiguaient. Elle avait un peu manipulé la météo. Favorisant un petit vent tiède la plaine, repoussant vers le fond de la vallée l'air froid des hautes montagnes sur les guerriers noirs, elle espérait leur faire choisir un chemin favorable...pour elle.
Les guerriers noirs furent un peu surpris du vent glacial qui devait venir des montagnes. Le sorcier pensa que le printemps était encore bien jeune et dit un sort pour se protéger du froid. Si le groupe continuait comme cela, il ne doutait pas de sa réussite. Cela voulait dire des pouvoirs en plus pour lui. Les bêtes à sang marquaient une pause. Le sorcier vint voir ce qu’elles avaient trouvé. C’était un sac banal qui avait contenu des provisions. Sa découverte impliquait que les diseuses de runes allaient manquer de vivre. Le sorcier se réjouit. Il accorda une pause aux guerriers pendant qu’il faisait un sort de parole de vent. Dès qu’il eut fini, il relança son groupe comme on lance une meute pour la chasse. La neige se mit à tomber leur compliquant la tache. Cantasha ressentait la fatigue de la journée, mais elle serrait les dents comme ses compagnes pour ne pas retarder la marche. Elle avait retenu ses reproches lors de l’erreur de Renatka. Il leur avait fait perdre une demi-journée et avec les guerriers noirs à leur trousse, cela pourrait être fatal. Elle n’aimait pas cette forêt. La sensation d’être épiée ne la quittait pas. Elle voyait les deux autres devant elle. Elles n’avançaient plus assez vite. Elle pensa que le mieux serait de les abandonner, mais se reprocha immédiatement cette pensée, ce serait les conduire à la mort. Renatka avait ralenti depuis la pause mais marchait encore vite pour leurs muscles fatigués. Il fallait un abri pour la nuit. Le soir commençait à tomber et ils n’avaient toujours rien trouvé.
« Renatka, un abri !
- Où ça ? »
Cantasha pointa du doigt une lueur plus bas dans la pente.
« On dirait une bâtisse. Il me semble voir de la fumée.
- Peut-être pourront-ils nous accueillir pour la nuit, dit Shamian pensant qu’un lit lui ferait du bien.
- Peut-être qu’ils accepteront de nous donner des vivres, dit Manaashia que la frugalité des repas mettait à la torture. »
Renatka fut étonné de voir une trace semblant y conduire. Cela lui fit peur. Dans cette forêt une chose aussi simple qu’une trace, même pas un chemin, mettait ses sens en alerte. Il examina la situation et dit :
« D’accord, allons-y. Restons prudents, préparez-vous quand même à vous battre. »
Joignant le geste à la parole, il prit sa hache courte à la main.
Plus haut sous un nuage, une ombre souriait.
Quand ils approchèrent le vent leur apporta comme l'écho d'une fête. Entre les arbres ils apercevaient maintenant dans la nuit montante l'ombre d'une grande maison dont les fenêtres étaient illuminées. Ils arrivèrent au bord de la forêt, devant eux s'étendait une pelouse et au centre un manoir dressait sa fière silhouette. La nuit était tombée. Ils avancèrent doucement, s'approchant des murs avec précautions. Les bruits de la fête restaient curieusement comme éloignées. C'était étrange comme s'ils voyaient deux images qui se superposaient, une fête, des lampions, un repas servi sur une longue table, des invités en grande tenue, riant et s'amusant, et des ruines noires et silencieuses, dont les meubles encore debout étaient couverts de poussières et de gravats. La musique qu'ils entendaient venant de la salle de danse était comme une valse triste. Faisant le tour, ils trouvèrent un porche, s'engagèrent dessous.
Des gens entraient et sortaient, les côtoyant comme s'ils n'existaient pas. Renatka, la hache toujours à la main, se sentait ridicule. Il voyait la joyeuse ambiance se superposer à l'aspect ruiné.
- Qu'est-ce que c'est que ce bazar ?
- On dirait que les temps se mélangent.
Un serviteur s'approcha.
- Vous venez d'arriver ?
Renatka regarda derrière lui pour voir à qui il s'adressait. Mais il n'y avait personne.
- Vous voulez peut-être poser vos affaires. Les armes ne font pas bon ménage avec la fête. La maîtresse de maison préfère quand on les range.
Cantasha regardait la scène abasourdie. Elle voyait le serviteur, Renatka, la fête, les ruines, mais elle avait l'impression de ne pas exister pour le page en livrée qui parlait avec Renatka alors qu'elle en était à moins d'une coudée. D'un geste brusque, elle passa son bras devant lui. Il ne réagit pas.
- Renatka, il ne nous voit pas, il ne voit que toi.
Renatka prit la main de Cantasha, le serviteur sursauta et se recula.
- Je n'avais pas vu que monseigneur était accompagné. Veuillez me suivre, il vous faut rencontrer le maître de maison.
Tous les quatre lui emboîtèrent le pas. Ils avancèrent, passant d'une pièce à l'autre. Les convives manifestement voyaient le serviteur, Renatka et Cantasha, mais pas Shamian et Manaashia. Renatka leur fit signe de s'approcher de lui et leur toucha la main. A partir de là, elles furent aussi vues.
- Renatka, vois-tu encore les ruines ? Moi je ne vois plus qu'une grande maison en fête.
- Oui, Shamian. Nous marchons dans un couloir qui menace de s'effondrer. Faites attention où vous mettez les pieds.
- Mais je ne vois rien que le tapis par terre, répondit-elle
Renatka fut troublé par cette réponse. Etait-il le seul à voir les deux réalités ? Il demanda à Cantasha en s'approchant d'elle. Elle répondit qu'elle ne voyait que la brillante joie de la fête sauf s'il lui prenait la main. A ce moment-là, elle rentrait dans la double connaissance. Quand Renatka voulut lui lâcher la main, elle refusa.

Le Sorcier noir était perplexe. La parole de vent qu'il venait de recevoir était distordue, presque incompréhensible. C'est la première fois qu'il rencontrait ce phénomène. Il n'aimait pas ce qu'il ne contrôlait pas. Il en voulut au monde de Corc. Il avait cinq groupes de cinquante guerriers qui avaient pénétré sur le territoire de Corc. Le groupe de poursuivants avec des bêtes à sang envoyait un message optimiste mais dont la distorsion prouvait une interférence avec... avec quoi ? Qu’est-ce qui pouvait ainsi distordre une parole de vent ?
Les autres groupes envoyaient des messages sans intérêt. Le pays semblait couvert de forêts impénétrables. Sa colère gonfla mais ne sachant contre qui la tourner, c'est dans cet état qu'il se dirigea vers le lieu de l'invocation. Il refit les gestes de convocation mais fit les cercles magiques avant l'arrivée du démon. Il n'avait aucune envie de se retrouver à la merci de Takachougha. Invoquer deux fois en un temps si court un démon principal comme lui, était très risqué. Cela n'était possible qu'au sorcier de grande lignée aux pouvoirs immenses, et même pour eux la mort rôdait.
- Que me veux-tu encore, sorcier ?
- Je t'interdis de repartir avant mon ordre. Je connais ton nom.
- Fais attention sorcier, n'abuse pas de ma patience.
- Tu n'as pas le choix. Je suis maître ici et tu es esclave.
- N'oublie pas que j'aurai mon heure. Alors c'est moi qui serai le maître.
- Occupe-toi d'entendre ta mission. Je veux que tu soumettes les diseuses de runes et l'homme qui est avec à ma volonté. Alors je te laisserai aller. Jusque là je te lie.
Le sorcier prononça le sort. Takachougha hurla de rage et d'impuissance. Bloqué dans ce plan énergétique minable et limité, le démon se débattait à l'idée de servir ce sorcier qu'il méprisait. Il savait qu'il n'avait pas le choix. Les paroles noires avaient été dites et rien hormis la réussite de la mission ou la mort du sorcier ne pourrait le délivrer.

La lune venait de se lever éclairant d’une lumière blafarde les ruines dans lesquelles ils circulaient. Dans le même temps, ils rentraient dans une grande salle à manger, remplie de tables surchargées de victuailles. Manaashia la première, puis Shamian, se précipitèrent sur les buffets pour goûter ceci ou cela avec des petits « Oh ! » à chaque découverte d’une nouvelle saveur. Renatka et Cantasha, se tenant toujours par la main, voyaient aussi les deux femmes se précipiter sur des ruines branlantes couvertes de poussière. Une belle femme richement habillée s’approcha d’eux.
- Fuyez pendant que vous le pouvez et surtout ne mangez rien !
- Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ?
- Mon nom fut Tilouane. Aujourd’hui je ne suis plus rien. Ni morte, ni vivante, je suis dans ce mélange de temps comme un fétu de paille qu’emporte le courant.
- Ne vous laissez pas importuner par cette rabat-joie !
Celui qui venait de parler, était un géant par la taille. Richement paré de tissus précieux et de bijoux de toutes sortes, il était suivi par un groupe de gens qui semblaient jouer des coudes pour être plus près de lui. Cantasha évoqua un roi et sa cour.
- Tu as raison diseuse de runes. Je suis le roi du pays de Corc. Vous êtes ici dans mon palais. Je voyage à ma guise dans mon pays, jouant avec les lieux et les temps. J’y invite qui je veux, et on ne part que si tel est mon bon vouloir.
- Nous avons une mission, grand roi.
- Parle diseuse.
- Je dois ramener cet homme à la maîtresse enchanteresse.
- Ta fidélité t’honore. Mais qu’es-tu prête à payer pour cela ?
- Je n’ai pas d’or.
- Je sais, diseuse, mais tu possèdes un tube qui irait bien dans mes collections.
- Si je te le laisse, tu nous autorises à partir.
- Non, diseuse, je t’autorise mais il faut que les autres aussi payent.
Renatka intervint.
- Je n’ai que mes haches, quant aux autres, elles n’ont que leurs habits.
- Je sais cela aussi. Mais les deux autres femmes ont déjà choisi. Regarde comme elles se régalent de mes plats les plus fins et de mes boissons les plus enivrantes. Et tu as raison, elles n’ont rien à me proposer alors que toi…
- Tu veux mes haches.
- Tu es stupide. Je me moque de tes haches, elles sont sans pouvoir ici. Je veux ta flamme.
En disant cela le regard du roi se voilait d’ombre. Ses yeux semblaient être des puits insondables ouverts sur un ailleurs improbable.
- Ne lui dis pas oui, Renatka. Simantaba en a besoin.
- Je sais Cantasha, mais que peut-on faire d’autre?
- Je vois que tu es plus raisonnable que cette diseuse de runes. Laisse-moi te regarder les yeux dans les yeux et tout sera terminé, tu pourras partir.
Cantasha avait lentement sorti le tube où était enfermé l’oiseau sorcier. Elle l’ouvrit et le jeta à la tête du roi. Celui-ci éclata d’un grand rire, d’un geste il attrapa l’oiseau par le cou avant qu’il ne se soit complètement déplié et plongea son regard dans le sien. Un serviteur lui amena une cage. Le roi y enferma l’oiseau sans que celui-ci ne tente le moindre geste de fuite.
- Tu as fait ta part du marché, diseuse. Alors va.
Le roi fit un geste et Cantasha se retrouva sur la pelouse à l’entrée de la forêt.
Elle regarda le manoir et ne vit que ruines sous la lune. Elle s'assit et pleura.
La nuit passa ainsi. Elle pleurait encore quand dans un grand rougeoiement, le soleil se leva derrière le château. Celui-ci sembla s’embraser. Cantasha était dans la sensation d’avoir tout perdue, tout ratée. Elle regardait les yeux pleins de larmes le chatoiement des couleurs. C’est alors qu’elle vit. Une ombre s’avançait vers elle. Elle se découpait en noir devant le disque de feu. Cette allure… cette démarche…
- Renatka !
Elle se précipita pour l’étreindre. Elle pleurait encore mais de joie.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Rien ou si peu ! Après ton départ, la négociation s’est poursuivie. J’ai refusé sa nourriture mais j’ai fini par accepter son regard.
- Et alors ?
- Alors, nous nous sommes installés face à face. Chacun assis de part et d’autre d’une table. Nos regards se sont croisés et rencontrés. J’ai cru un moment être aspiré dans un puits obscur sans fond. Cela allait en plus en plus vite. Il me semblait me vider de moi-même. J’ai pensé que j’allais être prisonnier comme les autres. La colère est montée en moi. Le feu de ma colère s’est allumé. A cette lumière, j’ai vu. J’ai vu le monde intérieur du roi. Mais surtout, lui a vu son monde intérieur. Il a poussé un grand cri, un long cri de détresse…Et je me suis retrouvé sous le porche d’entrée alors que le soleil se levait. Il est malheureux, infiniment malheureux car jamais il n’a rencontré personne. Toujours il s’est approprié l’autre mais ne sait pas ce que veut dire rencontrer. Il pensait aspirer ma flamme intérieure. Voilà qu’elle brûle maintenant en lui. Tout ce qui est inutile ou mauvais va disparaître. Elle consumera tout ce qui n’est pas lui, le libérant de son cachot intérieur.
- Qu’est-ce qui va se passer ?
- Il a voulu s’approprier la flamme. Quand il a senti qu’elle allait consumer ce qu’elle trouvait en lui, il m’a expulsé, il a cru se débarrasser de ce feu allumé en lui. C’est trop tard. Il va devenir autre.Ne restons pas là. Il nous faut sortir du pays de Corc. Il nous faut aller à Simantaba.
Tout en haut sous un nuage, une ombre les observait. Elle semblait posséder une lumière intérieure comme si un feu y brûlait.
Un enfant marchait. Son aspect était étrange. On pouvait penser à le voir qu'il ne marchait pas sur le même chemin que soi. C'est comme si sa marche n'était pas ce qui le faisait avancer. Il glissait un peu au-dessus du sol mais agitait les jambes. Plus près son aspect était encore plus dérangeant. Il était vêtu d'habits déchirés et sa gorge était rouge d'une plaie béante mais qui ne saignait pas. Tous ceux qui le voyaient, entraient dans la peur. Ils préféraient la fuite. L'enfant n’y faisait pas attention. Il avançait vite. Il lui fallait atteindre le pays de Corc. Takachougha ne décolérait pas. Intérieurement, il passait en revu tout ce qu’il ferait au sorcier quand celui-ci serait en son pouvoir. Il était coincé ici dans cette dimension où il ne pouvait exprimer tout son potentiel par la magie d’un être qui ne le valait pas.
Quand il arriva à la frontière du pays de Corc, il s’arrêta un instant pour voir ce qui l’attendait. Il avait une vision plus large que celle d’un humain. Il vit les forces qui tordaient le temps et l’espace. Il visualisa où étaient les groupes de guerriers noirs, ridicules pantins au service d’un être honni. Il voyait cela mais n’en trouvait pas l’origine. Il était évident qu’il y avait un ordonnateur. Le temps et l’espace ne bougent pas seuls. Rares étaient les entités capables de les manipuler, rares et dangereuses même pour un être de sa puissance. Il n’avait pas le temps pour être subtil. Il décida de passer en force. Après tout, la magie du sorcier le protégeait. Il ne pouvait quitter ce monde qu’à la fin de sa mission. Toute action contre lui devrait éliminer l’enfant mais le sort qui le liait l’empêcherait pour ne pas le libérer.
C’est en hurlant d’une joie mauvaise qu’il entra dans le monde de Corc. Takachougha détruisait tout sur son passage, y compris les fragiles équilibres de temps et d’espace. La confusion toucha les groupes de guerriers noirs. Brutalement éjectés du cocon d’espace-temps qu’avait tissé l’ombre, ils furent éparpillés en tous lieux et en tous temps du pays de Corc. Séparés de leurs sorciers de groupe, eux aussi éjectés, mais protégés par leur pouvoir, ils retrouvèrent leur état naturel qui était d’être mort.
L’ombre planait au-dessus de son monde. Elle vit l’être noir qui entrait chez elle. Elle sentit sa puissance à l’œuvre contre ses manipulations de temps et d’espace. Elle visualisa les corps des guerriers morts qui pleuvaient dans toutes les dimensions de son royaume. Elle aida les sorciers de groupe à se retrouver hors de son monde. Ce serait déjà ça de fait. Elle vit Takachougha avancer telle une noire blessure dans la forêt du monde qu’elle était. Ça lui fit mal. Elle aurait pu pactiser avec ce démon, si le feu ne brûlait pas en elle. Il arrivait trop tard. L’ombre allait lutter.
Takachougha arriva aux ruines du manoir. Pour lui, nulle musique, pas de lumière, que des murs délabrés, menaçant de s’effondrer. L’enfant démon entra par la porte. De son pouvoir Takachougha força le temps. Cela lui réclamait une énergie considérable. Le manoir se modifia, il reprit fière allure, mais il était encore vide. Takachougha insista, déployant encore plus de force, il poussa les murs du temps encore plus loin. Un roi apparut avec sa cour, il traversa le couloir pour se rendre dans la grande salle d’apparat. L’enfant démon courut après mais à peine entra-t-il dans la salle qu’il sentit le roi s’échapper dans le passé. Takachougha exulta. Il avait trouvé l’ordonnateur et celui-ci fuyait. Il prit encore plus de puissance et repoussa encore le temps. Le manoir s’était réduit à une maison forte. Le luxe intérieur avait cédé la place au fonctionnel. L’enfant démon ne vit que le dos du roi devenu chevalier qui quittait la pièce, tout équipé pour la guerre. L’ordonnateur voulait le combat, il l’aurait. Takachougha convoqua toute sa puissance et poussa aussi loin qu’il pouvait. Très loin dans le passé, il se retrouva dans une plaine. Ici serait bâti un manoir. Pour l’instant, il n’y avait qu’un monde vide sous un ciel de nuages noirs. Il chercha la présence de celui qu’il poursuivait. Il était là, il le sentait, il le savait. L’enfant démon tourna sur lui-même voulant identifier le couard qui avait fui comme cela. Il ne vit rien. Au-dessus de lui, se confondant presque avec les nuages bas, une ombre y mettait un peu de couleur, comme le début d’une aurore. Elle regarda le démon. Elle le sentit tendu à l’extrême, gorgé de puissance comme un fruit trop mûr ou un ballon trop gonflé. Elle sourit intérieurement. Il avait été trop loin. Elle se décala légèrement dans le passé pour descendre sur la terre. Elle s’ajusta pour être juste hors de portée du démon. Takachougha vit arriver un enfant devant lui. Il sut que s’était son ennemi. Son aspect était étrange. Il était vêtu d'habits déchirés et sa gorge était rouge d’une plaie béante mais qui ne saignait pas. Un être miroir, il rit intérieurement et se jeta sur lui. Au moment où leurs mains se joignirent, Takachougha comprit qu’il avait fait une erreur. Trop loin dans le temps, il était au bout de la puissance dont il pouvait disposer. Il sentit craquer son être trop distendu. Ce fut explosif. Toute la puissance fut libérée d’un coup, elle n’était que destruction. L’ombre la regarda faire son œuvre en guidant son évolution, car l’ombre ne luttait pas avec le temps mais le composait comme d’autres composent de la musique. Takachougha fut renvoyé dans son monde, vidé de sa substance. Le sort qui le liait se déchira. Il frappa en retour le sorcier noir qui hurla de douleur et en perdit une partie de son pouvoir. Parcourant le temps à la vitesse de la pensée, le phénomène prit corps dans l’espace et le temps d’où arrivait l’enfant démon. Explosant dans les ruines du manoir, il y eut une grande colonne de feu et de débris qui fut visible des pays alentours.
Dans le cratère ainsi ouvert, un enfant reposait. Ses habits étaient déchirés, sa gorge était rouge d’une cicatrice qui s’effacerait. L’ombre jubilait. Ce corps-là était bien réel et personne ne pourrait l’en séparer tant qu’y brûlerait ce feu intérieur.
Renatka et Cantasha avançaient vite. Ils en parlaient entre eux. C'en était curieux. Ils avaient pris des repères sur les montagnes lointaines pour ne pas se perdre dans ce monde étrange. Ils n'auraient pas dû avancer aussi vite. C’est comme si quelqu'un les aidait à sortir plus rapidement du pays ce Corc. Renatka pensait au roi de ce monde qui savait manipuler si bien temps et espace. Le faisait-il pour les aider parce que c’était le meilleur moyen pour se débarrasser plus vite d’eux ? Il n’y avait pas de réponse. Ils couvrirent en deux jours ce qui aurait dû demander un cycle complet de la lune. Ils arrivèrent à une rivière. Un arbre tombé permettait de la franchir. De l’autre côté, c’était un autre monde, plus ordonné. Ils ne savaient pas bien par où ils étaient passés, ni où ils étaient. Il était nécessaire de retrouver la route de Simantaba, ainsi que des provisions. Arrivés sur l’autre versant de la vallée, ils se retournèrent pour jeter un dernier regard sur le pays de Corc, où étaient Shamian et Manaashia. Qu’allaient-elles devenir ? A ce moment-là, ils virent une grande colonne de fumée s’élever loin dans la direction où le soleil est au Zénith. Le bruit n’arriva que plus tard comme un grondement sourd, prouvant bien l’éloignement. Après un dernier regret, ils regardèrent ce qui les attendait. La région devant eux, était cultivée, on voyait de groupes d’habitation ici et là. La fumée qui s’échappait des cheminées prouvait qu’il y avait des habitants. Amis ou ennemis ? Renatka vérifia sa hache et emboîta le pas à Cantasha qui avait entamé la descente.
Le Sorcier noir ne décolérait pas. Penché sur sa coupe de divination, il y plongeait les événements récents sous forme de parchemins couverts de glyphes. Il avait subi un sérieux revers. Casser le sort qui liait le démon nécessitait une magie plus puissante, ou antérieure à celle qu’il connaissait. Le choc en retour au moment de la disparition de Takachougha l’avait laissé sans force pendant plusieurs jours. Ses sbires avaient eux-mêmes perdu de la puissance. Les groupes de guerriers noirs avaient marqué le pas sur le terrain. De surcroît, ils avaient rencontré des ennemis redoutables qui avaient trouvé le point faible de l’organisation. Il y avait un sorcier pour cinquante guerriers. Ce sorcier dépendait du grand sorcier noir et transmettait ses volontés sur le terrain. Cela permettait de coordonner parfaitement les actions de tous les groupes. Sans ce sorcier, le groupe de cinquante guerriers ne savait plus quoi faire, pire, sans les sorts de protection, d’obéissance et d’enchantement des armes, il perdait sa valeur au combat. A cause du porteur de flamme, le grand sorcier avait dû envoyer ses soldats vers le pays de collines et délaisser la plaine. C’était le pays Asrha. Très hiérarchisée, cette civilisation comprenait une caste de guerriers pour qui la mort au combat lors de la défense du pays était la suprême récompense. Bien armés, dotés d’arc en plus de leurs armes de poings, ils avaient une technique de guérilla très efficace contre les guerriers noirs. Le roi avait convoqué ses mages et devins lorsque la menace était devenue réalité. Un vieux mage craint de tous, Entablu, avait donné le conseil de graver une certaine rune sur les pointes de flèches. Il n’avait pas voulu la dire, juste l’écrire.
« Cette rune ne doit pas être prononcée sans raison ! Sa force est grande. Je la tiens de la maîtresse Enchanteresse qui elle-même la tient de la grande tradition de Simantaba.
- Que va-t-elle faire ?
- Elle annulera les sorts de protection des sorciers. »
Le roi avait d’urgence fait fabriquer des flèches selon des instructions de Entablu. Malheureusement seuls deux scribes avaient réussi à maîtriser la graphie particulière de la rune et à la transcrire sur les pointes de pierre des flèches. Ils travaillaient aussi vite qu’ils le pouvaient. A deux, ils ne suffisaient pas à la tâche et les guerriers Asrha devaient ne les employer que contre les sorciers. Seuls les meilleurs archers en étaient pourvus.
Le conseil d’Entablu eut un effet plus large que prévu. Les gens de la plaine voyant comment le pays d’Asrha résistait aux guerriers noirs, envoyèrent des émissaires et des ambassadeurs pour apprendre la technique, voire faire alliance contre le mal.

Le Sorcier noir avait appris cela par ses espions. Trop faible, il ne pouvait rien faire pour l’instant. Il enrageait de son impuissance. Il avait commencé les rituels de restauration pour recouvrer sa force magique. Un cycle de lune complet serait nécessaire avant qu’il ne puisse reprendre l’offensive peut-être en convoquant les forces noires d’où venait sa magie. S’il le faisait dans cet état de faiblesse, ce sont elles qui le domineraient. Pour le moment, il lui fallait des victimes vivantes pour qu’il puisse les sacrifier à ses noirs desseins. Il n’oubliait pas pour autant le pays de Corc et se jura de le détruire. Toujours penché sur la coupe de divination, il vit les avenirs possibles. Il y en avait trop de défavorables pour lui. Pour inverser la tendance, il lui faudrait obligatoirement les forces noires. Bien que maître parmi les maîtres des arts magiques noirs, c’était encore une mauvaise nouvelle. Hurlant ses imprécations et ses ordres, il sortit de la pièce.
Cantasha se sentait heureuse de se retrouver dans une campagne. Elle se disait qu’enfin, ils laissaient derrière eux les plus gros problèmes et que Simantaba n’était plus si loin. Le printemps ensoleillé du jour lui redonnait du courage. Elle entendait derrière elle le pas lourd de Renatka. Si elle l’avait pris au départ pour un bûcheron obtus, elle devait reconnaître qu’il s’en sortait plutôt bien. Sa solidité lui plaisait bien. Elle s’interrogeait sur l’objectif de la maîtresse enchanteresse. Il était porteur de la flamme. C’était un fait évident. Face au sorcier que pouvait cette flamme ? Elle ne voyait pas. Son éducation de diseuse de runes la poussait à faire confiance à celle qui dirigeait Simantaba. Elle repensait à toutes ses années passées à apprendre à cantiler et à tracer les runes. Elle était rentrée, dans le grand temple, toute petite. Ses parents trouvaient qu’elle avait une jolie voix. L’accueillante, qui faisait passer un test à toutes les arrivantes, n’avait pas fait de difficulté pour l’admettre chez les novices. Elle avait travaillé durement toute son enfance, mais pas plus que les autres pourtant, elle avait gravi plus vite les échelons. Elle était la plus jeune des grandes diseuses. Elle devait cela à son double don. Elle avait une voix souple qui se prêtait à toutes les inflexions que nécessitaient la cantilation et elle avait un don de dessin qui lui permettait de tracer les arabesques des runes avec aisance et puissance. Mais ce dernier point elle l’ignorait. La maîtresse enchanteresse avait été prévenue qu’une apprentie pouvait être dangereuse car les plus beaux tracés de runes étaient aussi les plus puissants. Ce que Cantasha appelait ses fioritures, était en fait un appel supplémentaire à la puissance fondamentale de ce parler des dieux. Cantasha n’avait jamais expérimenté sa force car jamais on ne laissait les étudiantes dessiner toute une rune. Elles apprenaient un morceau puis un autre. Seul le dessin d’un même jet de tous les morceaux donnait la Rune. Renatka ignorait tout cela. Il avait trouvé Cantasha plutôt hautaine lors de leur première rencontre. Il préférait la compagnie de Shamian qui lui avait sauvé la vie. Il avait changé d’avis en la connaissant mieux. Elle devait être une bonne diseuse. Il avait été troublé quand dans le manoir, elle avait gardé sa main. Le temps était doux et ensoleillé. Il se dit qu’au lieu de se laisser aller à ses pensées, il ferait mieux de se méfier. Il ne savait pas où ils étaient, ni si les guerriers noirs étaient arrivés jusque là. Pour le moment, ils descendaient à travers bois. Par une trouée dans la futaie, il avait vu un chemin plus bas. C’est vers lui qu’ils allaient. Il commençait à avoir la désagréable impression que quelqu’un les épiait. En essayant de ne rien montrer, il ouvrait ses sens d’homme de la forêt. La vue ne portait pas loin dans ses bois touffus. L’ouïe percevait de temps à autre des bruits comme si quelqu’un se déplaçait. Son odorat lui évoquait un feu de bois. Cela n’était pas naturel.
Il se rapprocha de Cantasha.
« Le soleil est haut nous devrions nous arrêter. »
Cantasha lui jeta un coup d’œil interrogateur. C’était bien la première fois qu’il lui proposait une halte sans y être forcé. Elle ne fit pas de commentaire mais se dirigea vers un tronc couché qui ferait une excellente assise.
« Nos provisions s’épuisent. Il nous faut du ravitaillement.
- Nous trouverons bientôt un village. »
Echangeant des banalités à haute voix, ils murmuraient tout en sortant les affaires des sacs pour se prévenir du danger. Cantasha se pencha et traça sur le sol une rune de protection. C’est la première fois qu’elle avait l’occasion de tracer complètement cette rune. Cela demandait du temps et dans l’urgence la cantilation allait plus vite. Quand elle eut fini, elle se redressa et dit :
« Nous devrions être tranquilles ici. »
Elle avait à peine fini de parler que deux flèches jaillirent des fourrés. Le sifflement de leur vol s’interrompit à deux coudées du lieu où ils se tenaient. Les deux traits semblaient suspendus en l’air. Renatka avait à peine attrapé sa hache courte qu’une bande d’hommes armés arrivait. A dix contre deux, il espérait que la rune tracée les aiderait. La charge des soldats fut interrompue comme le vol des flèches. C’était une impression étonnante que de voir ses gaillards suspendus en pleine course, les armes levées.
- Tu es une diseuse de runes. Je ne connais qu’elles pour faire cela.
L’homme qui s’avançait maintenant accompagnés d’archers était grand, le visage carré portait fièrement une barbe noire. Il remettait son épée au fourreau. Il fit signe aux archers qui rangèrent leurs armes.
- Il faudra quand même que tu libères mes hommes. Il y a bien longtemps que je n’ai pas vu quelqu’un sortir du pays de Corc.
- Nous avons traversé le pays de Corc avec mon compagnon car c’était le seul chemin pour rejoindre Simantaba sans passer devant les guerriers noirs.
- Tu as raison, diseuse. Les guerriers noirs nous causent bien des soucis plus vers la plaine. Mais ils ne sont pas montés jusqu’ici. Vous allez nous accompagner jusqu’au palais. Le roi a donné l’ordre de lui amener tous ceux qui sortiraient du pays de Corc.
- Mais la maîtresse enchanteresse nous attend.
- Ne t’inquiète pas, diseuse. C’est le même chemin.
Cantasha se pencha, et petits gestes par petits gestes, effaça la rune sur le sol. Elle faisait attention de respecter l’ordre pour ne pas avoir d’effet dangereux. A un moment qu’elle seule connaissait, elle murmura une rune et fit disparaître le reste du dessin. Les hommes et les flèches s’écrasèrent sur le sol.
Marcher avec une troupe de soldats avait des avantages. On était bien reçu, protégé des aléas de la route. La contrepartie était qu'ils n'avançaient pas très vite.
Renatka était partagé entre le plaisir d'être avec d'autres hommes et l'inquiétude du temps qui passait. Dix jours furent nécessaires pour atteindre la capitale du royaume d'Ashra. Ni Renatka, ni Cantasha n'avaient évoqué leur vraie mission. Pour ceux qui les accompagnaient, Renatka était celui qui protégeait la diseuse pendant le voyage. Il était considéré comme un soldat alors que Cantasha avait droit à des égards dus à son rang plus élevé. Elle fut déçue de ne pas être conduite devant le roi sans attendre. La mission pour Simantaba était prioritaire pour elle. Elle ne pouvait pourtant pas partir simplement comme cela. Les relations entre Simantaba et le royaume d’Ashra étaient bonnes. Elle ne voulait pas être la cause d’un incident. Elle patienta d’autant plus volontiers que les nouvelles des combats étaient bonnes. Les soldats d’Ashra repoussaient les guerriers noirs partout où ils s’affrontaient. Les petits seigneurs de la plaine, pourtant jaloux de leurs prérogatives, venaient pour apprendre la technique de combat et voir si une alliance était possible ou profitable. Cela occupait beaucoup le roi et ses conseillers. Cantasha n’eut pas de nouvelles avant trois jours. Elle logeait dans un appartement sobre mais luxueux pour elle. Renatka était logé dans une des pièces de service. Toujours considéré comme un serviteur, il traînait dans le palais écoutant les ragots et les rumeurs. Alors qu’il badinait avec une servante de cuisine dans un couloir, il sentit une main de fer se fermer sur son bras. Il fut étonné de voir que l’homme qui l’attrapait ainsi était un vieillard. La servante poussa un petit cri et après une rapide révérence partit à toutes jambes vers ses fourneaux.
- Je sais que tu es le porteur de flamme. Conduis-moi à la diseuse de runes.
- Qui êtes-vous ?
- Je suis Entablu, le mage. Ne discute pas ! Conduis-moi, le temps presse !
Renatka accompagné du mage remonta vers les appartements. Devant Entablu, beaucoup faisaient la révérence. Cela semblait le contrarier. Il grommelait :
- Plus vite ! Plus vite !
Appuyé sur un solide bâton, il obligeait Renatka à allonger le pas. Quand il entra dans l’appartement de Cantasha, c’est lui qui mit genou à terre au grand étonnement de Renatka.
- Grande diseuse, je te salue. Que ferme soit ta main quand elle trace et forte ta voix quand elle cantile. Je suis le serviteur de la Maîtresse enchanteresse et viens vers toi pour t’informer.
- Parle Entablu.
Renatka était de plus en plus étonné. Qu’un personnage craint et respecté comme il avait pu le voir mette genou à terre devant Cantasha, il n’en croyait pas ses yeux. Bien sûr, elle connaissait les runes et les avaient sortis de quelques mauvais pas, mais elle n’avait pas fait le poids devant le sorcier et sans son intervention, elle ne serait pas là. Le plus étonnant pour lui, était qu’elle avait l’air de trouver la situation normale. Elle, dans une pauvre robe passablement élimée, recevait les hommages d’un des grands de ce royaume, et elle trouvait cela normal !
- Tu ne peux pas rester… pardon, vous ne pouvez pas rester au royaume d’Ashra. Je sais que le désir du roi est de te garder pour aider à la fabrication des flèches runiques contre les guerriers noirs. Il ne sait pas qui est avec toi. La Maîtresse enchanteresse m’a parlé lors de ma dernière visite à Simantaba. Le porteur de flamme est attendu depuis trop longtemps pour qu’il reste ici. Le roi est très occupé avec les négociations de l’alliance. Cela ne lui déplairait pas d’être le chef de la coalition. Il pense qu’avec ses flèches, il peut gagner…
- Non Entablu ; le sorcier noir est affaibli. Je le sens. Je ne sais pas pour combien de temps. Je suppose que notre passage par le pays de Corc n’y est pas étranger. Il est encore très puissant. Ses connaissances des arts noirs sont trop grandes pour croire qu’une simple rune le fasse reculer longtemps.
- Je pense comme toi, grande diseuse. Il vous faut partir, mais avec précaution. Le roi pense à te garder pour tracer les runes sur les flèches. Il pense à juste titre que ta graphie sera plus forte que celles des scribes que j’ai formés. Il te prend pour un pion sur son échiquier quand ton rôle est de conduire le porteur de flamme là où doit s’accomplir le destin pour lequel il est venu.
Entendant cela Renatka dressa l’oreille. Un destin ? De quoi parlait le vieil homme ?
- Partez, le plus tôt sera le mieux. Gardez le secret, même vis-à-vis de moi. Je ne suis pas sûr de ne pas être surveillé. Ma visite ici va être rapportée au roi.
- Ne crains rien Entablu. Tu es venu m’adresser ta salutation, comme tu dois le faire selon les rites qui sont les nôtres. Merci de ta venue. Nous déciderons ce qui est bon.
Saluant Cantasha, le vieil homme partit sans un regard pour Renatka, dont le visage s’empourpra :
« Mais pour qui se prend-il, de nous donner des ordres ?
- Il est Entablu, plus qu’un nom, c’est un titre à Simantaba. Il est d’un âge que tu ne peux imaginer. Il a connu plusieurs Maîtresses enchanteresses. Il connaît les runes, même si sa pratique en est moins profonde que la nôtre, et il est maître dans les arts magiques bénéfiques. Il représente une solide défense pour Simantaba de ce côté-ci du monde. Ton rôle est encore mystérieux. Les lignes d’avenir convergent vers toi, mais dépendent de toi. L’interprétation des signes te concernant occupent beaucoup de monde. Malheureusement, nul n’arrive à conclure. Les temps qui viennent après toi nous sont occultés. C’est pour cela que le Sorcier noir veut mettre la main sur toi. Il pourrait ainsi obliger l’avenir à être ce qu’il veut.
- Je suis bûcheron. Sans les guerriers noirs, je serais encore à couper mon bois dans ma vallée.
- Je sais, Renatka. Je n’ai pas de don de divination. Tu as une place particulière pour l’avenir. C’est pour cela que la maîtresse enchanteresse veut te voir. »
On frappa à leur porte, interrompant la conversation. Un page entra.
« Je suis porteur d’un désir royal. Vous devez être reçue en audience par le roi et son conseil quand le soleil sera au zénith dans la salle des audiences. Je vous demanderais de me suivre. »
Cantasha jeta un regard à Renatka. Il lui répondit en haussant les épaules en signe d’impuissance.

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