mardi 19 avril 2011

Houtka - 13

Cantasha montait rejoindre sa « Mamaman » sur le tertre. Elle la savait troublée d’avoir laisser le pouvoir à Sifréma. Cantasha n’aimait pas Sifréma depuis longtemps. Celle-ci avait été son professeur dans l’étude des runes noires. Si le discours lui avait plu, Cantasha avait bien senti la faille entre ce que disait le professeur et ce qu’elle faisait réellement. Ce n’était pas les actes de Sifréma qui la mettait mal à l’aise mais cette manière particulière qu’elle avait de bouger et de tracer les runes. Le corps de Sifréma ne disait pas la même chose que ses paroles. Cantasha était sensible à ce langage du corps, terriblement sensible. C’est ainsi qu’elle n’avait que peu d’amies et encore moins de soutien parmi celles qui pensaient pouvoir monter dans la hiérarchie. Cantasha devait sa progression à sa capacité à être tout entière à ce qu’elle faisait. Quand elle traçait une rune, ou quand elle la cantilait ce n’était pas son intelligence ou sa sensibilité qui fonctionnait, c’était son tout dans une unité que peu acquérait. Sintacasha avait été prévenue de ce don par une des premières éducatrices. Parmi les apprenties, elle se détachait par sa réussite à enchaîner les différents éléments qu’elle apprenait séparément pour ne pas courir de risque. Avec la croissance, elle avait approfondi sa capacité. C’était ce qui l’avait fait choisir pour cette mission : retrouver le porteur de flamme. Cantasha voulait interroger sa mère sur la suite des évènements.
- Mamaman ?
- Oui, ma fille, je t’attendais.
- Ceux qui arrivent ne nous veulent pas du bien. Je ne sais si nos défenses seront suffisantes.
- Elles ne tiendront pas jusqu’au bout si j’en crois mon expérience des pierres de divination. L’avenir repose sur nous ma fille et sur nos capacités. Il nous faudra intervenir. La fondation vit un combat terrible et j’ai laissé à sa tête celle qui ne devait pas y être.
- Tu ne pouvais pas savoir qu’elle avait triché. Ces runes noires t’ont manipulée.
- Je sais mais j’ai vu que la rune que j’avais dessinée n’était pas tout à fait celle de Sifréma. Il manquait quelques détails. Je me suis laissé influencer par la tradition qui dit que la maîtresse enchanteresse vient du groupe des enchanteresses. En fait, c’est faux, c’est une tradition assez récente, dans les temps anciens, après la cérémonie des corps, c’est toutes les diseuses qui passaient pour vérifier celle qui portait l’exact tracé. Je n’ai pas respecté cette précaution et Sifréma est là, véritable imposture qui va coûter la vie à beaucoup.
- Mais tu ne pouvais pas savoir.
- Non, mais quand je t’ai vu nue, j’ai su. Dans mon esprit, la vérité s’est faite. Pourtant je n’ai rien dit. J’ai eu peur qu’elle ne s’accroche au pouvoir. J’ai envoyé un mot en runes enchantées qu’elle seule pouvait lire pour lui ouvrir mon cœur afin que soit réparée la vérité. Sa réponse à été de faire effacer la rune et de renvoyer l’apprentie qui l’a recopiée.
- Je comprends mieux ce que j’ai entendu. Cette rune c’est moi qui la porte.
- Oui, ma fille, tu es la vraie maîtresse enchanteresse de ce temps. Malheureusement, tu n’as pas eu les enseignements pour tenir ton rang et ton rôle. Tu ne sais ni cantiler les cinq runes sacrées ni tracer la rune royale.
- Si, Mamaman, je sais. Je les ai vues dans un rêve, il y a quelques temps alors que je marchais avec Renatka. Je les ai reconnues pour ce qu’elles sont. Je n’ai rien dit à personne. Je crois que je pourrais les cantiler. Quant à la rune royale, dans mon dernier rêve, quand le mal était sur moi, elle a saisi ma main et a consumé ce qui était mauvais.
- Il faut que tu saches ma fille, la rune de protection avec ses deux points qui t’a été tatouée est plus forte que les autres. Comme cela, elle tiendrait tête à tout sortilège mais celle qui a cantilé sur toi cette rune a ajouté un détail. Autour de ton nombril, elle n’est pas conventionnelle.
- Je sais, Mamaman, elle me l’a dit. C’est Entablu lui-même qui lui a appris à la faire. Elle m’a expliquée qu’elle ne la faisait pas comme cela mais vu mon corps, il serait meilleur de la tatouer ainsi. La rune n’en serait que plus forte.
- Cela va plus loin, Cantasha. Cette rune est une rune d’amour. C’est selon la tradition la rune que Fasssain…Ka cantila pour Cal…ent…blu avant qu’ils ne se quittent pour que jamais le mal ne soit sur elle.
Cantasha resta sans voix. A travers la vieille diseuse, son père lui avait cadeau de la rune d’amour première. Sintacasha respecta son silence. Elle la prit dans ses bras et doucement, très doucement la berça.
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Sisgriuk se donna deux jours de réflexion avant d'attaquer. Pour la première fois de sa vie, il n'était pas confronté à une armée en armes. Face à lui, une falaise, mais on ne voyait pas de soldat. Le village était désert, les bords de la route couverts d'épineux. Ses espions lui avaient décrit une région vivante et verdoyante. Il y avait bien de la végétation mais pas de vie. Les gendailleurs montèrent leur camp. Comme à leur habitude, ils sacrifient les victimes non loin du village. Il était bon de montrer sa crainte de la divinité et de démoraliser l'ennemi. Ses avantages se résumaient à beaucoup d'hommes et des hommes très têtus. Si les runes avaient peu d'action sur eux comme ils avaient vérifié le fait pendant le siège, leurs glyphes n'avaient aucune action sur les murs couverts de runes. Personne dans leurs armées ne savaient lire les runes, mais à voir les grandes runes peintes en or et argent sur la paroi ocre rouge de la falaise, Sisgriuk se dit qu'il lui faudrait recourir à un assaut normal, donc long et difficile. Le troisième jour, il attaqua. Le premier de ses assauts fut mené par vent favorable et ne lui coûta rien. Il fit mettre le feu au village. Les lourdes fumées s'élevèrent et furent rabattues sur les fenêtres de la fondation. Le soir venu, aucune diseuse n'ignorait que la guerre avait commencé. Le village mit trois jours à brûler. Attisés par le vent, les incendies faisaient rage, détruisant les efforts de vies de labeur. Les gendailleurs furent déçus du peu de prisonniers qu'ils avaient faits. Certains craignaient de manquer d'offrande à sacrifier. La crainte de Sisgriuk quand il vit la durée du feu, fut que le sorcier noir arrive trop tôt. Heureusement ses éclaireurs le rassurèrent. Le sorcier noir bougeait mais lentement. Il en était encore à faire traverser les rivières à ses troupes. Vu sa vitesse, ils auraient le temps de détruire Simantaba avant son arrivée.
Les premières fumées qui envahirent les pièces et les couloirs de la fondation, mirent hors d'état un nombre assez élevé de diseuses. Les yeux rouges et larmoyants, elles toussaient beaucoup ce qui les rendaient inaptes à la cantilation. Sifréma s'aperçut que le site n'avait pas été prévu contre ce genre d'attaque. Une partie des bâtiments était heureusement épargnée. C'est de là que partit la contre attaque. Sifréma et les enchanteresses cantilèrent des runes de vent qui refoulèrent les nuages âcres à l'extérieur. Le deuxième coup porté fut au moral. Les diseuses ne s'attendaient pas aux cris des suppliciés. Certaines, prenant conscience de l'horreur de la guerre, furent sidérées. Ce repliement sur elles-mêmes, s'il protégeait leur esprit, enlevait des combattantes à la fondation. Sifréma se rendit compte que les évènements ne seraient pas aussi évidents que ce qu'elle avait pensé. D'abord, ceux qui campaient en bas n'étaient pas les soldats du sorcier noir. Elle était prise au dépourvu par cette annonce. Elle s'interrogeait sur leur identité et sur la stratégie qu'elle allait devoir développer.
Cantasha regardait la colonne de fumée. Elle ressentait le mal qui émanait de la troupe de guerriers campée devant Simantaba. La petite réfugiée était allée observer la troupe la nuit. La description qu'elle ramena, évoqua les vieilles légendes à Sintacasha. Les adeptes du dieu fou étaient de retour. Le sacrifice qu'avait vu l'enfant et qui lui avait fait très peur, était le signe évident de cette réalité. Sintacasha n'eut pas à forcer beaucoup l'enfant pour lui interdire de sortir. Les occupants de la maison des accueillis se faisaient le plus discret possible. Heureusement pour eux, les gendailleurs avaient dressé leur camp plus près de Simantaba, délaissant la route et ses abords. Cantasha ressentait très douloureusement cette nouvelle. Ces sacrifices la faisaient souffrir dans son corps même. Elle ressentait une certaine impuissance à ne pas savoir que faire. Si elle n'intervenait pas, il y aurait des morts, si elle intervenait, il y en aurait aussi mais ce ne serait pas les mêmes. Elle n'avait pas à choisir entre le bien et le mal mais entre deux maux et cela lui déchirait le cœur. Depuis qu’elle avait parlé avec sa mère, elle savait qu’elle était devenue comme elle : celle sur qui on devait s’appuyer pour avancer, celle qui prendrait les décisions et en porterait les conséquences. Elle eut un regret pour toutes ces années d’enfance et d’apprentissage quand c’étaient les autres qui étaient les responsables, y compris Sintacasha. Maintenant, elle devait gérer seule.
Sisgriuk déclencha la première vraie attaque une fois le feu refroidi. Il se doutait que les étages au ras du sol seraient piégés. Il avait mis à profit le temps du feu pour faire des échelles. Les archers commencèrent à tirer sur toutes les silhouettes qu’ils voyaient aux fenêtres. Tirer vers le haut n’était pas très facile, mais il y eut plusieurs blessées. Les cris des diseuses atteintes renforçaient leur volonté. Les guerriers, nus comme toujours pour montrer le mépris de la mort, coururent en portant leurs échelles vers la falaise. Celles-ci étaient assez grandes pour atteindre les premiers dortoirs. Le premier des gendailleurs à prendre pied dans la fondation fut éjecté par la fenêtre. Si le mouvement d’expulsion ne fut pas immédiat, il fut fatal au combattant. Les suivants ne firent pas mieux. Ils avaient ordre de profiter du temps avant leur éjection pour préparer le terrain aux suivants. Leurs efforts furent vains car même les toits leurs étaient interdits sous peine de chute mortelle. Sisgriuk n’insista pas. Il comprit que la voie qu’il avait choisie lui coûterait trop de pertes. Quand ils mirent des branches enflammées par les fenêtres, le résultat fut le même avec en plus des soldats brûlés en bas par leur chute.Les runes-pièges des étages inférieurs remplissaient bien leur office. Sifréma fut contente du résultat. Elle pensa que jamais ils ne parviendraient à atteindre les deuxièmes dortoirs. Le lendemain, elle déchanta. Elle vit les ennemis amener des matériaux et commencer la construction d’une tour. Elle fit lancer des pierres couvertes de runes de feu sur les troncs ramenés à cette fin. Si des flammèches naissaient, jamais elles ne parvinrent à enflammer le bois. Était-il trop vert ? Était-il protégé par quelques maléfices ? La tension retombée lors de l’échec du premier assaut, remonta brusquement. Les runes de feu étaient parmi les armes les plus puissantes dont elles disposaient. Les enchanteresses et Sifréma tinrent un conseil pour déterminer quoi faire.
Sisgriuk fut heureux d’avoir le rapport sur l’échec des diseuses. Il faisait graver des glyphes sur le bois avant qu’il ne soit abattu. Ceux-ci protégeaient le bois du feu et de la foudre. Ils avaient assez de bois pour faire une tour de dix hommes de haut. Avec ça, ils atteindraient le premier niveau de fenêtres où ils avaient vu des diseuses. Sisgriuk savait que cela ne suffirait pas, il en fallait plus. Il avait fait aussi écorcer les arbres pour obtenir de grands panneaux ressemblant à des boucliers. Les glyphes étaient leurs alliés. En les traçant sur ces écorces, ils allaient en faire des paravents qui rendraient les runes inopérantes.
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Dans la maison des accueillis, tout le monde retenait son souffle. Une foule de guerriers travaillaient dans les bois alentours pour abattre des arbres. Heureusement, la haie d’épineux haute et large les protégeait. L’enfant avait été voir à la limite de la barrière végétale. Elle avait rapporté ce qu'elle avait vu : un grand nombre de soldats qui faisaient les bûcherons. D'ailleurs ils posaient les branches coupées contre la haie d'épineux qu'ils considéraient comme une zone sans intérêt. En l'entendant, Sintacasha estima qu'ils avaient coupé de quoi faire une tour très haute ou bien plusieurs.
Une diseuse vint prévenir le conseil des enchanteresses que les gendailleurs avaient commencé d'autres tours. Ils en étaient à trois bases. La première était près des escaliers entre les dortoirs, la seconde était près des cuisines et la dernière à l'autre bout. Malgré les jets de pierres gravées, la construction progressait. A ce rythme-là, il leur faudrait encore une journée pour être en position d'attaque. Un grand silence se fit dans la salle du conseil. L'échec des runes de feu inquiétait. Les discussions reprirent de plus belle pour savoir comment réagir face à cette menace. Il fallait les arrêter avant que les tours ne soient hautes. Une fois la décision arrêtée, Sifréma et les enchanteresses descendirent au niveau le plus bas. Regardant par les fenêtres à l’abri des flèches des assaillants, elles virent tout comme on leurs avait décrit. Elles firent un chœur. Une longue mélopée jaillit, reprise au deuxième niveau par les grandes cantileuses. Le son porta au loin. Dans la maison des accueillis tout le monde reconnut la cantilation de la rune du vent. Sintacasha hocha la tête. Même chantée aussi fort, il manquait quelque chose. Jamais le vent n’aurait la puissance voulue. D’ailleurs le zéphyr qui se levait s’il était fort, était bien incapable de faire du mal aux constructions des gendailleurs. Elle courut voir Cantasha.
- Chante, chante avec elles quand elles vont redoubler la cantilation, sinon, ce qu’elles font ne sert à rien.
- Tu veux que je cantile pour Sifréma ?
- Non, je veux que tu cantiles la rune du vent pour celles que j’ai toujours aimées et qui sont à la fondation !
Le son doucement faiblit pour s’arrêter. C’était un grand défi pour Cantasha. Se joindre à un chœur pour cantiler une rune était difficile, d’autant plus qu’elle était très loin et que son chant devait commencer au même instant que le leur pour ne pas être en opposition. Si sa «Mamaman » lui avait demandé de le faire c’est qu’elle la croyait capable de cela. Cantasha se concentra. Elle rentra en elle-même pour écouter.
Sifréma vit le vent qui soufflait et fut déçue. Jamais cela ne suffirait. Il y eut un court conciliabule entre les enchanteresses pour essayer de comprendre la faible puissance déployer.
- C’est ces maudites écritures sur le bois qui gênent les runes. Redoublons la cantilation qu’ils voient que nous ne nous laisserons pas vaincre comme cela, proposa une enchanteresse ; Sisgriuk avait entendu le chant, commencé à sentir le vent forcir mais se mit à haranguer ses soldats quand il comprit que le vent ne serait pas assez puisant pour les gêner vraiment.
- Guerriers ! Voyez comme elles sont faibles ! Elles veulent nous envoyer un ouragan et c’est une brise. Allons pressons et détruisons ce nid de vipères !
Cantasha agenouillée les yeux fermés, écoutait sa musique intérieure. La paix se faisait en elle. Elle s’ouvrit au chant du monde. Quand elle sentit monter en elle la rune du vent, elle cantila doucement sans hurler mais de toute sa puissance. Sintacasha l’écouta. Quand la cantilation atteint le deuxième niveau, celui où intervenait le chœur des diseuses, elle entendit la cantilation de la fondation. Cantasha avait réussi. Elle semblait diriger le chant et les choristes. La rune prenait son envol, l’écho vint à son aide et répercuta de vallée en vallée l’appel au souffle. Quand cessa le chant, il y eut un instant de silence. Et la tempête se déclencha.
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Sisgriuk arpentait le camp. Il faisait le point des dégâts. Le calme était revenu depuis le matin après avoir duré un jour et une nuit. Sa haine et sa colère avaient augmenté, nettement. Il ne doutait pas de l'origine runique de la tempête. Face au chœur des cantileuses, les glyphes du parlé ancien n'avait pas fait le poids. Le vent avait renversé les piles de troncs dont étaient faites les tours. Ce n'était pas le plus grave. Ils allaient recommencer en mettant de la terre au milieu, ce qui rendrait le vent inefficace. Le camp de tentes par contre avait beaucoup souffert de la tempête. Sisgriuk pensa que pour une fois leur mobilité se retournait contre eux. Il y avait eu des morts et des blessés par les arbres et les branches. Comment gérer la suite de la bataille ? L’attaque à partir des tours était une nécessité. Les boucliers seraient-ils suffisant ? Il lui fallait essayer de démoraliser les diseuses. Il s'aperçut qu'il avait sous-estimé la puissance de ces femmes.
Un doute sur la réussite de l'expédition l'effleura.
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Sifréma se réjouit avec toutes les diseuses quand elle vit le résultat. Les tours s'étaient effondrées. Le camp ennemi était balayé mais l'activité avait repris très vite. Elle sentait bien que la fondation avait obtenu un délai mais pas la victoire. Les autres se réjouissaient de la puissance de leur chœur. La cantilation répétée avait mis à mal ces mâles orgueilleux qui venaient en pensant pouvoir leur imposer leur volonté. Sifréma restait plus mesurée. Elle avait bien senti la puissance de la tempête. Ce vent beaucoup plus puissant que le premier créé et surtout venant de la montagne, non de la plaine. Cette inversion du sens du souffle l'avait étonnée. Cela ne se pouvait que si une voix supérieure à la sienne cantilait la même rune au même moment. Elle était la voix la plus haute dans la hiérarchie. Dans l'intronisation à la fonction de maîtresse enchanteresse, des runes spécifiques étaient cantilées pour donner ce statut particulier à la voix de celle qui endossait la responsabilité. Sifréma les avaient entendues, les autres aussi et pourtant aujourd'hui, elle venait de faire l’expérience d'une voix couvrant la sienne. Au moins une autre enchanteresse l'avait compris et avait fait une remarque. Sifréma avait rétorqué en affirmant être à l'origine de cela pour, avait-elle dit, accroître la puissance de la tempête. Elle se rappela que l'apprentie qui avait dessiné la rune de la cérémonie des corps, avait fait des réflexions sur les petites différences entre celles que Sifréma portait et celles tracées par Sintacasha. Elle l’avait immédiatement renvoyée, trouvant inacceptable un tel soupçon. Pourtant sa voix n’était pas la plus forte. Regardant par la fenêtre de son logement, là haut, tout là-haut, elle vit la maison des accueillis au loin dans un écrin de verdure. Sa pensée alla vers Sintacasha et ses mises en garde.
Un doute sur sa réussite l'effleura.
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Sintacasha faisait le tour de la haie d’épineux qui avait bien résisté à la tempête. Il n’y avait pas de brèche. Curieusement, les branchages abandonnés par les gendailleurs le long des buissons avaient renforcé la protection contre le vent. Elle rejoignit Cantasha sur le tertre. Pour tous les accueillis, Cantasha était celle qui les protégeait. Même si elle s’était mise en retrait pour cantiler, certaines diseuses l’avaient vue. Elles avaient compris. A celles qui n’avaient pas pu voir Cantasha et qui pensaient que la tempête était l’œuvre de Sintcasha, elles amenèrent la vérité. Cantasha était une maîtresse enchanteresse ou mieux encore.
L’apprentie dessinatrice prit plaisir à se sentir confirmée dans ce qu’elle savait. Mère et fille debout sur le tertre, saluaient le nouveau jour par un chant runique ancien. Ample et large, la cantilation s’ouvrait au monde. Bien que chantées doucement, les runes firent vibrer l’air. Tout le monde l’entendit à une distance de plusieurs heures de marche. Il parlait de lumière et de paix. Touchant le cœur, il mit la sérénité dans ceux qui cherchaient la pureté et l’angoisse dans les autres.
Sisgriuk se mit à haïr la région et tous ceux qu’elle abritait.
Sifréma se bouchant les oreilles, se recroquevilla dans le coin le plus éloigné de la lumière.
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Le sorcier noir avait trouvé un endroit pour s’installer. Moins mobile que les gendailleurs, il avait par contre l’habitude de diriger ses troupes de loin. Ses sortilèges de communication lui permettaient de garder le contact avec ses sorciers soumis. Après avoir s’être beaucoup reproché le départ des autres, il avait changé d’avis. C’était une bonne chose qu’ils aillent combattre les diseuses. Manifestement, ils avaient eu plus de réussite que lui au siège de la capitale du royaume d’Ashra. Par contre il ne doutait pas de pouvoir les battre une fois affaibli par la bataille avec ce nid de vipères que représentait pour lui la fondation. Sur un plateau surplombant la rivière, il avait déniché une vieille tour chargée de souvenirs comme il l’avait constaté. De vieux et antiques sorts tenaient encore les pierres ensemble. Il les renforça pendant que ses guerriers continuaient la route. Il fallait qu’ils soient à portée d’attaque quand Simantaba tomberait. Depuis la surprise qu’il avait eue en voyant arriver ces guerriers à la peau sombre, il avait beaucoup réfléchi. Il avait essayé d’envisager toutes les solutions. Il avait concocté de nouveaux sorts qu’il espérait plus efficaces. Il savait que la maîtrise des runes pouvait anéantir ses efforts. Pourtant, il en était arrivé à la conclusion que la maîtresse enchanteresse actuelle n’était pas à la hauteur de sa tâche. Le fait qu’elle n’ait pas envoyé de renforts pour soutenir le royaume d’Ashra prouvait bien sa faiblesse, ou sa morgue, ou les deux. Quoi qu’il en soit, elle était fragilisée, à lui d’en profiter, pour atteindre son but, dominer. Il s’était fait à l’idée de recourir à l’entité du grand démon. Si Takachougha était capable de la circonvenir, il saurait aussi le faire. Il avait vu la manière dont il en parlait. Sa puissance devait être suffisante pour les plus puissants de ses sorts. La tempête, dont il n’avait eu que les bords, le confortait dans sa position. Depuis cette tour, il ne risquait rien. Trop loin pour qu’il soit à leur portée, les diseuses vivaient leurs derniers temps. Les sorts de divination laissaient entrevoir cette issue. Ils avaient aussi montré le sorcier noir entrant dans la puissance et tous les autres dont il ne devinait pas l’identité, trembler de peur devant ce qu’il était devenu. Cette vision de grandeur lui donnait encore plus d’énergie pour ses préparatifs.

Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, avait vu la tempête souffler depuis le haut de la falaise. Le peuple des petits ne pouvait pas combattre comme les autres. Dans une bataille rangée, ils n’auraient eu aucune chance. Il était maintenant le prince de son peuple. Il avait été acclamé comme tel après la chute de la ville. Il avait réussi malgré les combats, le sorcier noir et les gendailleurs à sauver la plus grande partie de son peuple encore enfermé dans la ville. Il avait même réussi l’exploit de sauver le roi du royaume d’Ashra et son prince commandant.
Il s’était mis à son service et le conseillait pour ce qui est de la guerre. C’est le prince commandant qui avait eu l’idée d’essayer de les employer par petits groupes pour harceler l’ennemi. Leur camp était à deux jours de marche de la fondation. Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, avait beaucoup d’admiration pour les diseuses, plus encore, elles avaient toujours protégé le peuple des petits des attaques des grands. Il surveillait le terrain. Il avait vu le village en feu, la première attaque repoussée. En voyant le vent se lever, il avait transmis l’ordre aux siens de se protéger. Depuis le temps que son peuple cultivait la discrétion, ils avaient mis au point un code de transmission à distance par signaux qui fonctionnait bien et surtout que tous les autres prenaient pour autre chose, un coup de vent, la chute d’une feuille, le saut d’un animal. Sa clairvoyance lui avait permis d’éviter des victimes parmi les siens. Il vit les gendailleurs reprendre leurs activités. Si la tempête les avait touchés, elle ne les avait pas éliminés. Il fit le signal. Le peuple des petits entrait en guerre.

Sisgriuk entra dans une violente colère Une des équipes qui bûcheronnait, venait d'être découverte égorgée. Il avait été voir sur place avec ses meilleurs pisteurs sans trouver de trace. Ces cinq soldats qui disparaissaient, étaient le signe d'une faiblesse. Il envoya des patrouilles tout autour pour trouver des pistes à suivre et punir les coupables. Pendant ce temps, il fit accélérer la construction des tours. Les rendre suffisamment résistantes au vent et aussi à la pluie car il se doutait que les diseuses pouvaient lui envoyer des pluies diluviennes, prenait du temps. Le moral des troupes était terne. Les guerriers pensaient au mieux que la divinité les mettait à l'épreuve, au pire qu'elle les punissait. Une grosse partie du temps de Sisgriuk fut pris pour gérer les différents problèmes et les états d'âmes de ceux qui étaient sous ses ordres. Sa seule satisfaction était de voir monter les tours d'assaut. Cela prit quelques jours pour qu'elles atteignent la hauteur des premiers dortoirs. Les diseuses continuaient à expédier des runes gravées sur divers objets, sans résultat apparent. Ceux qui travaillaient sur les tours ne se séparaient pas de leur bouclier couvert de glyphes. Sisgriuk avait ordonné à une petite unité de ramasser les divers projectiles runiques et de s'en débarrasser. C'est ainsi que Cantasha sentit la barrière des épineux se renforcer. Les gendailleurs trouvaient très pertinents d'envoyer dans les ronces et les épines tous ces objets couverts d'une écriture qu'ils maudissaient. Sisgriuk reprenait espoir de pouvoir lancer un assaut bientôt et d'en finir avec les diseuses quand revinrent les patrouilles. Aucune n'avait été épargnée. Certaines manquaient même à l'appel. Les rapports furent tous sur le même schéma. Personne ne remarquait rien et puis on s’apercevait qu’un homme avait disparu. On le retrouvait égorgé derrière un tronc ou empalé sur un pieu au fond d’une fosse. Être le dernier de la patrouille était devenu souvent mortel. L’ennemi était insaisissable comme invisible. Sisgriuk dut revoir sa stratégie. Il obligea ses soldats à creuser des fossés et à monter des remparts de bois tout autour du camp. Cela retardait la construction des tours, il le savait bien, mais il ne pouvait prendre le risque de voir ses hommes se faire égorger les uns derrière les autres.

Sifréma s’était reprise. Ce vieux chant l’avait affectée plus qu’elle ne voulût bien le reconnaître. Elle continuait à faire envoyer des projectiles couverts de runes. Elle savait bien que cela ne faisait pas de mal à ses ennemis tous protéger par des boucliers. Les tours montaient inexorablement. Elle regardait la manière dont ils les construisaient pour essayer de trouver la bonne stratégie. Les diseuses entendaient ce qui se passait dans le camp ennemi. Les paroles étaient incompréhensibles pour elles mais le ton en était clair. Le plus difficile était d’entendre le cri des suppliciés. Cela affectait beaucoup leur moral. Sifréma avait donné l’ordre de se retirer pendant ce moment-là dans des pièces d’où le bruit était banni par des runes appropriées. Seules les plus solides restaient à leurs postes pour guetter les mouvements ennemis. Les explosions de colère étaient fréquentes. Elle avait remarqué un grand soldat à la peau sombre et à l’habit rouge. Vu son comportement, il devait être le chef. Elle avait compris qu’un évènement inhabituel s’était produit quand elle vit des groupes de soldats partir patrouiller alentour. Voir la construction des tours ralentir pour faire des remparts, lui fit chaud au cœur. Les diseuses avaient donc des alliés capables de faire peur à ces gens-là.
Elle n’avait plus que quelques jours avant l’irruption des soldats à la peau sombre dans les deuxièmes dortoirs. D’ici là, il fallait qu’elle trouve une stratégie.

Le sorcier noir se réjouissait de voir les misères des gendailleurs. Par contre, il avait beau lancer des sorts de vision lointaine, il n’arrivait pas à visualiser ceux qui les attaquaient. Quelle magie les protégeait ? De temps à autre, dans une vision, il lui semblait apercevoir une ombre avant que ne tombe un soldat. Homme ou démon soumis à un sort ? Il avait transmis l’information de la présence de groupes ennemis à ses propres troupes qui approchaient du champ de bataille. La tour dans laquelle il avait pris position lui parut idéale pour mettre en place tout le cérémonial nécessaire au contrôle d’une entité de forte puissance. Il se mit au travail.

Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, était heureux du résultat de ses premiers combats. Le peuple des petits n’avait même pas subi de perte. De nombreux gendailleurs étaient morts. Maintenant, ils en étaient à fortifier le camp. Un seul point noir, personne n’avait réussi à entrer en contact avec des diseuses. Celles de la fondation étaient proprement inaccessibles et elles ne semblaient pas voir les signaux qu’on leur adressait. Quant aux autres diseuses, la barrière d’épineux était très décourageante et le contact n’avait pas eu lieu. Kontaga pensait qu’il y avait bien un moyen. Pour le moment, comme les autres, il n’avait pas réussi. Michatagoulfa, fils de Santagaltopa, décida de proter son action selon deux axes : entrer en contact avec les diseuses, détruire le plus de possible d’ennemis. Après on verrait.

Sisgriuk préparait l’assaut. Un orage venait d’éclater. Les diseuses en avaient profité pour cantiler quelques chants de leur façon qui avaient transformé l’orage en tempête. Les tours tenaient bon. Ils n’avaient plus que quelques coudées à faire pour atteindre enfin les premières ouvertures de la fondation. Le haut des tours était hérissé de boucliers couverts de glyphes. Derrière, malgré la pluie et le vent, les soldats se pressaient. Des barricades avaient été érigées derrière les fenêtres. Quand ils furent en bonne position, les béliers entrèrent en action. Faites de bric et de broc, les défenses cédèrent facilement. Les gendailleurs entrèrent dans les longues pièces en hurlant. Les diseuses n’avaient pas eu le temps de tracer assez de runes sur les murs. Protégés derrière leurs glyphes, les attaquants sentirent la puissance qui les repoussait. Lançant de toutes ses forces un flacon d’encre sur le mur, un soldat perturba une première rune qui perdit son tracé et devint inefficace. Un cri de joie accueillit l’exploit. D’autres projectiles furent lancés et obtinrent le même résultat. Des grandes diseuses au fond du dortoir essayèrent de cantiler des runes pour repousser les agresseurs. Des flèches partirent en sifflant. Des corps tombèrent. Le cri se changea en hurlement. Ils avaient trouvé. La fondation allait tomber. Au niveau des trois tours c’était le même spectacle.

Sifréma sentit la rencontre des deux puissances. Les runes contre les glyphes. Elle ressentit quand les runes furent polluées par le colorant jeté sur les murs. Elle souffrit de la rupture des liens avec les autres diseuses quand celles-ci furent ou blessées ou tuées. Les barricades qu’elles avaient montées à grand peine n’avaient pas tenu longtemps. Les runes ne suffisaient pas à les défendre. Servis par des gaillards autrement plus puissants que les diseuses, les glyphes semblaient conduire à la victoire. Le plus rapidement qu’elle put, Sifréma fit retirer les escaliers de bois entre les dortoirs et le reste de la fondation. Elle craignait que rien ne puisse les arrêter. Réunissant les autres enchanteresses, elle donna l’ordre de cantiler la rune de l’eau. Le chant s’éleva, les grandes diseuses derrière dansaient la rune. La maîtresse enchanteresse allait devoir guider le flot quand celui-ci allait arriver pour qu’il noie les attaquants. De nouveau Sifréma peina à mettre en œuvre la grande rune de l’eau. Elle ressentait le manque de quelque chose pour y arriver. Un courant d’eau prit naissance sur le seuil que les diseuses contrôlaient et, telle une cascade alla s’engouffrer dans les dortoirs en dessous. Les attaquants pataugèrent un peu et puis sans paraître forcer beaucoup mirent en place des boucliers qui détournèrent l’eau. Sifréma faillit pleurer quand une jeune diseuse vint lui faire la rapport de ce qui arrivait. Et puis… Et puis… Elle entendit le grand chant des runes, celui dont elle comprit que jamais elle ne saurait le cantiler, il venait de dehors. Léger et discret, elle l’entendit quand même malgré l’orage, l’eau qui coulait et les hurlements des attaquants. Le chant l’emplit, déclenchant les larmes qu’elle retenait, enveloppant les autres enchanteresses. L’eau jaillit, flot tumultueux emplissant le couloir vers les dortoirs. Quand il atteignit la porte, il devint cataracte, heurtant de la force d’un fleuve les barrières de glyphes, les dispersant. Sifréma pleurait et pleurait encore. A ses pleurs se mêla la colère de toutes les injustices qu’elle avait vécues. Et l’eau devint feu. Dans les dortoirs ce fut des hurlements de douleurs quand les soldats furent confrontés à cette masse d’eau bouillonnante, renversant tout sur son passage et brûlant ceux qui s’opposaient à elle.

Cantasha pleurait le mal, assise en pleine tempête sur le tertre de la maison des accueillis. Sintacasha était venue. Elle savait le lien qui unit une maîtresse enchanteresse à toutes les diseuses. En tant qu’enchanteresse, elle le ressentait aussi, mais sur un mode mineur. Cantasha le vivait dans tout son être. Quand Cantasha commença la cantilation, Sintacasha l’avait épaulée, reprenant l’autre voix et dansant la rune pour elle, pour la fondation, pour les diseuses, pour … Dans l’esprit de Sintacasha beaucoup de choses se mêlaient mais elle tenait bon. S’appuyant sur la force de sa fille, elle devenait un des éléments du chant, du grand chant des runes. Tel un vortex, la cantilène se lova, s’envola. Le chant des puissance et des forces atteignit la paroi de la falaise, s’y heurta, répercuta, trouvant le passage, entra, enveloppa celles qui s’y trouvaient, y déposa sa force et se nourrit de la leur. Il devint eau, feu, vapeur, nuée pour détruire le mal.

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