mercredi 20 avril 2011

Houtka - 15

Takachoughaa qui avait pris de l'avance sur le gros de ses troupes, sentit la morsure du feu lui déchirer son ancrage dans le monde physique. Il regarda ses griffes et vit avec horreur que tout avait été volatilisé y compris le corps du sorcier noir. Se posant quand même sur le toit des dortoirs, il ne put qu’offrir son impuissance à la Force Noire frémissante de colère. Renatka avait fait face à la déferlante. Cantasha, Cantasha l’attendait à la maison des accueillis.
Devant lui, les troupes du sorcier noir étaient débarrassées du carcan de sa volonté. Les sorciers fuyaient quand aux guerriers morts vivants, ils s’effondraient sur place. Les petits démons libérés du carcan de la magie disparurent dans leurs mondes. Ne voulant pas se laisser arrêter par les troupes du peuple de la terre, Renatka choisit à nouveau de passer par la voie des airs.
Les soldats du peuple de la terre, ayant entendu la menace, manœuvrèrent pour se mettre en position de se défendre. Bientôt, les lignes furent constituées, prêtes à faire face au choc d’un assaut qui n’eut pas lieu. Le peuple des petits s’approcha, les armes à la main. Il fut bientôt évident qu’il n’y aurait pas de combat. Des hourras s’élevèrent. On se congratula. Seuls quelques uns regardaient en arrière la tache noire sur la falaise qui palpitait.
D’autres acclamations fusèrent quand les soldats virent Renatka les dépasser par la voie des airs. Ils auraient voulu le féliciter. On lui adressa de grands gestes d’invitation qu’il ne vit pas ou qu’il ignora. La Force Noire telle une plante maléfique affamée, explora ce qui l’entourait. Atteignant une rune de malédictions gravée sur la paroi, elle en absorba la puissance. Insuffisant ressentit-elle. Pourtant elle réussit à détourner la rune de défense qui touchait le tracé de celle de malédiction à son avantage. Parasitant les autres tracés, elle commença à couvrir petit à petit les parois restantes de la fondation de sa noirceur fondamentale. Cantasha retrouva la même sensation qu’à l’itération précédente. Elle pensa qu’elle n’avait pas eu le temps pour trouver la sortie. Elle avait vu l’enfant partir mais pas revenir. Elle avait entendu les clameurs des guerriers puis d’autres clameurs nouvelles. Quelqu’un faisait advenir du nouveau. Peut-être aurait-elle plus de temps ? Elle laissa les évènements se dérouler un peu avant d’intervenir auprès de Sintacasha pour lui faire le résumé de la situation. Elle avait à peine fini de parler que l’enfant avait disparu. Elle se dit qu’elle allait sortir. Une enfant, oui peut-être pouvait-elle être le grain de sable qui débloque le temps.
Sifréma après avoir cantilé la rune éloignant ses compagnes, était restée un moment à observer la progression de la Force Noire. Elle ressentait de la colère irradiant de cette horreur. Elle connaissait bien la colère et se dit que peut-être elle avait là une arme contre cette ennemie. Jetant un coup d’œil par une fenêtre, elle vit une ombre volante se diriger vers la maison des accueillis. Elle pensa : « Encore des ennuis ! » Elle décida de remonter pour prévoir ce qu’on allait pouvoir faire pour se sauver. Sifréma s’isola avec les enchanteresses dans une petite pièce attenante à la salle de la cérémonie des corps. Les discussions s’engagèrent sur ce qui pouvait être fait, sur les runes possibles. Sifréma exposa sa théorie sur les runes de colère et sur la puissance qu’elles renfermaient pour faire face à l’horreur noire qui montait.
Renatka prit peu de plaisir au vol, alors qu’il le maîtrisait bien mieux que ce que ce qu’il pensait. Tendu vers le seul but de retrouver Cantasha, il profita de la lumière de la lune pour se diriger vers ce bosquet d’épineux qu’il avait déjà remarqué. Il sentit la puissance des runes quand il passa au-dessus de la haie. Il ressentit aussi une sensation de paix. Seul son cœur battait la chamade. Il se posa au milieu d’un verger derrière le rempart végétal. Alors que dehors tout était détruit ou brûlé, ici régnait encore l’harmonie. Il s’arrêta quelques instants pour admirer. Surgissant entre deux arbres, une petite fille le heurta de toute la vitesse de sa course. Il la rattrapa au vol pour qu’elle ne tombe pas. Elle se débattit.
- Laisse-moi, j’ai une mission de la maîtresse enchanteresse !
- Je sais, retrouver le porteur de flamme.
L’enfant arrêta de se contorsionner. Il la reposa par terre.
- Comment tu sais ça, toi ?
- Parce que je suis celui que tu cherches.
- Alors viens, elle t’attend !
Lui saisissant la main, elle se mit à le tirer de toutes ses forces. Riant aux éclats de bonheur, Renatka la suivit. Cantasha discutait avec Sintacasha de ce qu’elles pourraient faire pour retrouver Renatka, tout en sachant que la première difficulté était de sortir d’ici. Cantasha s’arrêta brutalement au milieu d’une phrase, le regard fixé derrière l’épaule de sa mère. Celle-ci se retourna pour voir un grand gaillard au visage et aux bras couverts de signes qu’elle reconnut pour des glyphes. Quand celui-ci vit les deux femmes, il s’arrêta. Dix pas les séparaient. Sintacasha fit un pas sur le côté, la fillette vint se jeter dans ses bras :
- Je l’ai trouvé, celui qui porte la flamme, je l’ai trouvé !
  Étrangersà tout, ils se regardaient. Ils s’approchèrent sans un mot. S’arrêtèrent à deux pas l’un de l’autre, se dévorant du regard.
- Je !
- Tu !
Affolés leurs cœurs battaient. Puis comme si une digue rompait, ils se retrouvèrent dans les bras l’un de l’autre. Ni l’un, ni l’autre n’était prêt à sentir les battements de l’autre contre sa poitrine. Ce fut une expérience extra ordinaire. Rires et larmes se mélangèrent. Trouvant les lèvres de Renatka, Cantasha s’abandonna à l’ivresse du bonheur. Cet instant avait goût d’éternité.
C’est Sintacasha d’une voix rendue rauque par l’émotion qui leur rappela qu’ils avaient des décisions à prendre. Sans se lâcher ni des yeux ni des mains, ils partagèrent leurs informations. Renatka raconta ce qu’il savait sur la fondation, Cantasha ce qu’elle avait ressenti des runes dites. Sintacasha apportait son expérience et son savoir. Ils passèrent la moitié de la nuit à mettre au point une stratégie et puis si cela ratait, il leur faudrait recommencer à la prochaine occurrence. Tout au bonheur d’être ensemble, ils passèrent sous silence leur peur, et si la Force Noire prenait l’un deux avant la cantilation de la rune de Corc. Renatka avait eu de la chance. Il se dit qu’il en aurait encore, mais Cantasha ne voulait pas courir le risque. Sintacasha, une fois le plan d’action arrêté, voulut qu’ils se reposent un peu. S’éloignant de quelques pas, elle regarda les deux corps enlacés. Puis elle alla à la maison des accueillis pour organiser la suite.
Sur le terrain au pied de la fondation, les armées bivouaquaient. Quelques sentinelles somnolentes montaient une garde relâchée. Il n’y avait plus d’ennemi à combattre, seule la tache noire sur la falaise faisait peur aux rois et aux chefs de guerre. Dans cette nuit claire, on ne distinguait qu’une ombre plus sombre qui ne bougeait pas.
Dans la fondation, les diseuses se reposaient. La discussion autour des runes de colère les avait épuisées, la peur aussi. Sifréma dormait mal. La peur régnait dans le cœur des diseuses. Elle ne savait pas l’ôter. Elle n’avait su que suivre son orgueil et sa colère. Elle se posa pour la première fois la question de savoir si les runes noires qu’elle avait étudiées toute sa vie, ne l’avaient pas rendue inapte à diriger. Elle se rappela sa colère quand l’apprentie dessineuse avait fait une rune qui n’était pas celle qu’elle avait tatouée sur son corps. Sur le mur cela ne sautait pas aux yeux mais sur le vélin, il était évident qu’il y avait une différence. Sans les runes noires qu’elle avait cantilées avant la cérémonie des corps, Sintacasha l’aurait-elle désignée comme maîtresse enchanteresse. Le doute était en elle. Qu’étaient devenus l’apprentie qu’elle avait chassée et le vélin ? Il lui fallait quand même assumer la direction de la fondation quitte à laisser sa vie.
La Force Noire avait profité de la nuit qui avançait pour grandir. La puissance des runes était forte mais n’était pas adaptée à ses besoins. Il lui fallait du vivant. Elle en sentait palpiter au-dessus d’elle et tendait sa progression dans ce sens.
A la maison des accueillis, profitant du clair de lune, ce fut un défilé permanent pour apercevoir et le porteur de flamme et la maîtresse enchanteresse. Sintacasha avait bien essayé d’arrêter le mouvement mais tous les présents voulaient voir ceux qui portaient leurs espoirs. Sur le tertre, insensible au monde extérieur, deux silhouettes regardaient dans la même direction, vers la falaise. Sintacasha s’approcha d’eux pour leur dire qu’il était l’heure de se mettre en route. L’enfant qui avait trouvé le porteur de flamme ne la quittait plus. Cantasha et Renatka se levèrent. A ce moment-là, une vieille mendiante s’approcha :
- Prends ça, belle diseuse, mon instinct me dit qu’il le faut !
- Qu’est-ce que c’est ?
- On m’a parlé d’un Machirinta, mais c’est faux. Par contre ça porte chance, la preuve, je suis là.
Cantasha ne dit rien et mit le drôle de vase dans une poche de sa robe. Elle se demanda intérieurement comment la mendiante avait retrouvé le vase qu’elle et Sintacasha avaient soigneusement rangé.
Renatka entraîna Cantasha vers la haie d’épineux. Il avait demandé qu’on les laisse partir sans les suivre. Il n’était pas sûr de lui. Il avait réussi à se déplacer dans les airs en utilisant la puissance du vent qu’il créait mais pourrait-il le faire à deux ? Comment emmener Cantasha ? Il ne voulait pas de témoin à ses essais. Arrivés dans le verger, Cantasha profita de leur isolement pour enlacer Renatka et s’emparer de sa bouche. Celui-ci lui rendit son étreinte et profitant de ce qu’elle avait les bras autour de son cou, il décolla. Cantasha éclata de rire sans le lâcher. Elle lui murmura :
- Je t’aime !

Ils atterrirent dans l'appartement de la maîtresse enchanteresse, là où Renatka était déjà venu. Renatka cantila les runes d'abolition, qui vidaient de leurs puissances les runes de défense. Il fallait aussi les effacer du moins en partie. C'est ce que s'employa à faire Renatka. Il vint faire son rapport à Cantasha. Toutes les grandes runes étaient inactivées sauf une qui refusait de s'effacer, ainsi que certaines des petites runes de malédictions dont les tracés noirs couraient sur les murs de la fondation. Ils en conclurent qu’elles avaient été phagocytées par l’ennemie. Malgré le danger que Renatka connaissait et que Cantasha ressentait douloureusement, il y avait toujours une légèreté dans leurs rencontres. Ils risquaient la mort mais vivaient le bonheur d'être ensemble.
La Force Noire avait senti ces proies potentielles dont la puissance la faisait frémir de désir. Les posséder lui donnerait le pouvoir dont elle avait besoin pour étendre son règne sur ce monde. Sa colère fut à la hauteur de sa déception quand elle sentit la cantilation vider les runes de leur énergie. Elle n'avait pas réussi à parasiter tous les tracés. Il lui aurait fallu encore du temps. Maintenant, elle n'avait plus devant elle que des traits peints, qui ne valaient que par leur esthétique. La Force Noire était en rage et se vengea sur Takachoughaa. Celui-ci, malgré la difficulté que représentait pour lui la perte de son ancrage dans le monde physique, fut chargé de trouver de l'énergie à ramener. Ne pouvant plus interagir avec le monde des humains autrement que par ce qu'il représentait, il décida de pousser les diseuses à portée de sa dominatrice. Les grandes runes de protection ayant disparu, il apparut dans la pièce de la cérémonie des corps. Toutes semblaient dormir. Il donna plus de consistance à son image au moment où il sentit le réveil d'une d'entre elles. Son cri réveilla les autres. La panique s'empara du groupe. Sifréma se réveilla comme les autres et vit le démon. Elle ne cria pas comme les autres. Son esprit se mit à travailler à toute vitesse. A son aspect, il s'agissait d'un grand démon, mais quelques éléments discordants lui faisaient penser soit à un démon de moindre importance qui mimait plus fort que lui, soit à un vrai grand démon mais en état de déficience. Sachant l'horreur noire pas loin, elle ne put que mettre les deux en perspective. Elle cantila rapidement une rune de blocage pour fixer le démon sur place. Elle appela les diseuses à la suivre vers d’autres lieux, plus bas. Takachoughaa sourit de contentement. Il avait réussi à leur instiller la peur. Il ne restait plus comme un chien de troupeau qu’à les guider vers la Force Noire. Sifréma fut contrariée de voir que le démon ne répondait pas à la rune de blocage. Les plus jeunes diseuses paniquaient. Elles commençaient à courir vers une échappatoire possible, obligeant les enchanteresses à les contrôler. Sifréma fit face au démon qui était réapparu plus près. Celui-ci n’essaya pas de lui faire peur, il sentait bien qu’elle réagissait beaucoup mieux que les autres. Reniflant en elle une faille, il en profita pour induire un sentiment de culpabilité. Sifréma fut submergée par l’idée de sa faute. Elle était la cause de tout, cela lui semblait maintenant évident. Il ne lui restait plus qu’à s’abandonner à la mort pour expier tout ce qu’elle avait fait de mal. Takachoughaa lui laissa encore quelques instants de rumination. Il allait pouvoir en prendre possession dès qu’elle allait s’offrir à la mort, ce qui ne saurait tarder. Il pourrait alors la livrer à celle qui le possédait. Quand il sentit le bon moment, il avança un palpe qu’il recula brutalement quand il fut écrasé par un vase venu il ne savait d’où. Il vit sur le vase une rune de protection. Il comprit sa douleur. C’est le pouvoir de la rune qui l’avait blessé. Sifréma regarda une instant le vase qui roulait devant elle. Une rune y était tracée. Machinalement, elle la cantila. Dans une explosion silencieuse, le couvercle sauta pendant qu’une fumée blanche s’en échappait. Takachoughaa se précipita dessus et prit une claque magistrale.
Netkilyte se précipita dehors quand le couvercle s’ouvrit. Un grand démon lui sauta immédiatement dessus. D’un simple geste de sa part, il l’envoya bouler en arrière. Son apparition irradia dans la salle. Sifréma cligna des yeux comme si elle se réveillait. Un spectacle étonnant se déroulait devant elle. D’un côté un grand démon, elle connaissait cette espèce mais de l’autre on aurait dit son inverse. L’un était affreusement laid, l’autre était beau, l’un suait la peur, l’envie, la haine, l’autre semblait chanter la confiance, le désir, l’amour. Les deux esprits se firent face. Netkilyte laissa le grand démon utiliser sa force contre lui mais tranquillement il la transforma en lumière au fur et à mesure. Devant l’impuissance de son action Takachoughaa fut perplexe. Cela ne lui était jamais arrivé de rencontrer un tel esprit. Profitant que celui-ci préparait une nouvelle attaque, Netkilyte lança la sienne. Touchant d’une lance de pensées pures le centre vital du grand démon, il le réduit à l’impuissance et l’enchaîna de liens de lumière.
Cantasha riait de ce qu’elle voyait. Accompagnant Renatka, ils avaient rejoint un poste d’observation plus près de la salle de la cérémonie des corps. Quand elle avait vu Sifréma se faire prendre à partie par le grand démon, elle avait voulu l’aider mais sans qu’elle sache qui était à l’origine de cette aide. La pensée de ce petit vase que la mendiante lui avait remis avait envahi son conscient. C’est à l’apparition du palpe annonciateur de possession par le démon qu’elle avait réagi en envoyant le vase à Sifréma. Quand elle avait vu ce qu’il contenait, elle avait failli battre des mains comme une enfant. Quand Renatka lui fit remarquer qu’ils n’étaient pas en promenade, elle ne lui répondit pas mais se blottit dans ses bras, le laissant sans voix.

Netkilyte regardait le noir Takachoughaa se débattre dans ses entraves lumineuses.
- Tu ne devrais pas t’agiter comme cela !
- Attends que ma maîtresse me libère, tu regretteras ce que tu viens de faire !
- Elle est encore loin. Elle ne peut rien pour toi.
- Elle approche. Tu ne feras pas le poids devant elle.
- C’est sûr. Mais serai-je encore là quand elle arrivera ?
- Je te poursuivrai partout où tu iras, une abomination comme toi ne dois pas exister.
- Je te crois, mais peut-être voudras-tu m’accompagner ?
- Moi ? Jamais !
- J’étais comme toi avant, le sais-tu ? Je servais le maître qui me donnait de la puissance ou dont j’étais l’esclave. J’avais les mêmes sentiments que toi. En face de moi n’existait que ce qui pouvait me servir ou me blesser. Mon but ultime était de dominer les mondes, comme toi. Mon histoire ressemble à la tienne. Prisonnier d’un maître sorcier, je n’ai plus eu le choix. J’ai obéi aux ordres que j’aurais donnés si j’avais été à sa place… Je vois que mon histoire t’intéresse.
Takachoughaa ne bougeait plus, écoutant sans y croire la créature devant lui.
- J’ai rempli mes missions du plus mal que j’ai pu sans désobéir, essayant de nuire à celui qui me possédait, afin de m’en libérer. J’aurais continué cette vie sans avenir si je n’avais fait une rencontre. Je venais pour détruire. Je me croyais fort. L’image de son nom m’attendait dans l’appartement. Pour tous, ce fut une explosion. Je me suis cru mort. En moi, tout le noir s’est consumé. Je n’étais plus. Survivait un petit reste fait de pâle lumière et un nom, mais quel nom, celui de ma liberté.
- Darquiflou, tu es Darquiflou.
Takachoughaa exultait, il avait le nom de son ennemi. Celui-ci était à sa merci. Il avait entendu ce nom prononcé par le sorcier noir. Forçant sur ses liens, il cria :
- Par la magie du nom, Darquiflou, obéis-moi !
Netkilyte éclata de rire.
- Tu ne comprends pas, je suis libre. J’ai choisi celui que je sers, son nom signifie la liberté et maintenant je suis libre. Il ne tient qu’à toi de me rejoindre.
- Tu n’es pas Darquiflou ?
- Je fus celui que tu cites. Aujourd’hui je suis le serviteur de la lumière, Netkilyte. Prononce ce nom si tu veux, il ne te donnera pas de pouvoir. Tes œuvres sont nuit, mon nom est lumière. Là où on le prononce vient la lumière. Ta noire magie ne la supporte pas. Mais si tu le veux, tu peux connaître la liberté et le bonheur.
- Je ne te crois pas. Pour ceux qui sont comme moi, le chemin est tout tracé.
- Je t’offre la liberté et tu n’en veux pas ?
- Ce que tu dis n’est qu’utopie pour dupe. Je ne peux pas te croire.
- Pourtant toi aussi tu as connu la défaite et la presque annihilation. Rappelle-toi le monde de Corc et ta rencontre avec celui qui maîtrise le temps.
Takachoughaa sursauta à l’énoncé de son passé. Comment avait-il pu le savoir ?
- Tu t’étonnes de ce que je sais. Mais je peux lire en toi, je peux lire ton nom.
- NONNNN !
- Tu vis dans la peur. Rejoins-moi et tu deviendras vrai cœur.
- JAMAIS !
- Tant pis, reste vain et va là où ton destin t’entraîne.
Netkilyte poussa Takachoughaa hors de la pièce, le renvoyant à sa maîtresse.
Sifréma regardait ces deux entités devant elle, une de lumière, une de nuit. Elle comprit que sans l’arrivée du porteur de lumière, elle aurait sombré dans la nuit de sa détresse. Elle ressentit aussi le combat qui se déroulait devant elle. Elle vit le démon lié de liens lumineux. Elle ressentait les mouvements intérieurs de ses sentiments qui vibraient au rythme du dialogue des esprits. Quand le démon fut expulsé, elle tomba à genoux pleurant le mal qu’elle avait fait.
Cantasha, toujours dans les bras de Renatka, avait assisté à toute la scène. Son monde intérieur avait vibré aussi en accord avec le porteur de lumière. Elle vit Sifréma s’agenouiller et être secouée de sanglots. Netkilyte tourna son regard vers le couple. Cantasha entendit son appel. Elle se leva.
- Renatka, emmène-nous là-bas !
Obéissant, il les transporta jusque dans la pièce de la cérémonie des corps pendant que disparaissait Netkilyte. Les autres diseuses qui avaient senti le changement, remontaient. Sous leurs regards étonnés, elles virent leur maîtresse enchanteresse en pleurs, genoux à terre, devant une jeune femme à contre-jour, irradiant de puissance, de joie et de paix. Derrière elle, éclairé par le soleil qui se levait, se tenait un homme au corps couvert de glyphes. Les Enchanteresses s’avancèrent au premier rang. S’adressant à Cantasha, l’une d’elle demanda :
- Qui es-tu ?
- Je suis celle par qui vous êtes.
L’entendre ainsi reprendre la formule des maîtresses enchanteresses leur fit un choc. L’une d’elle reconnaissant la voix de Cantasha dit :
- Je sais qui tu es : tu es celle qui s’appelle Cantasha et tu es une grande diseuse, tu ne peux revendiquer ce titre.
- Je ne revendique rien. Je suis.
Se tournant vers Sifréma, une enchanteresse dit :
- Maîtresse, elle dit cela et tu la laisses dire.
Sifréma, le visage baignée de larmes, regarda le groupe des diseuses et se prosterna devant Cantasha :
- J’ai fait ce qui est mal devant toi qui es celle par qui nous sommes. Je ne suis digne ni de mon titre ni d’être une diseuse. Fais de moi ce qui est juste.
Un murmure parcourut l’assemblée des diseuses qui ne comprenaient pas ce qui se passait. Par ces paroles rituelles, Sifréma reconnaissait Cantasha pour maîtresse enchanteresse et lui avouait un crime dont la peine était au mieux le bannissement et au pire la mort. Une enchanteresse plus légaliste que les autres, ne pouvant croire ce qu’elle voyait, cantila une rune de souffrance contre Cantasha qu’elle pensait être une usurpatrice. Quand l’onde sonore toucha Cantasha, la rune de défense d’amour premier absorba l’énergie de la cantilation. Les diseuses eurent alors la surprise de voir le tracé de la rune d’amour premier briller d’un tel feu qu’il consuma le tissu de la robe que portait Cantasha. Quand la lumière toucha la cantileuse, elle s’effondra. Voyant cela les autres enchanteresses mirent genoux à terre et récitèrent en cœur :
- Tu es celle par qui nous sommes. Sois notre guide.
- Debout mes sœurs, il y a plus à faire que de se battre entre nous. Quant à toi Sifréma, ton sort sera lié ou délié quand l’horreur qui campe dans nos murs sera détruite.

La Force Noire vit arriver Takachoughaa pieds et poings liés par des filaments de lumière. Elle aurait pu le libérer de ses entraves, mais aurait dû pour cela utiliser son énergie. Elle avait mieux à faire. Il lui fallait des victimes. Le fond courant du mal ambiant ne servait qu’à la maintenir en vie. Elle laissa le grand démon porter ses chaînes, tout en re-développant sa stratégie pour trouver des forces vitales à absorber.
La Force Noire se décida à attaquer les hommes qui bivouaquaient en bas. Le jour ne lui était pas favorable. Les diseuses avaient réduit à l’impuissance un grand démon à l’aide d’un esprit de lumière. Pour le moment, elle avait perdu la possibilité de les attaquer. Elles avaient choisi d’obéir à un cœur pur et de surcroît amoureux. Pour se confronter avec une telle personnalité, la Force Noire devait récupérer plus d’énergie. Même si un homme n’était qu’une goutte, il y avait assez de gouttes pour faire un lac. Elle se laissa glisser vers le bas, préférant les zones sombres, évitant le soleil qui montait dans le ciel.
Cantasha n’ayant pas connu le contact avec la Force Noire, ne doutait pas de la possibilité d’annihiler cette ombre qui vampirisait les êtres vivants. Renatka gardait le douloureux souvenir des deux contacts qu’il avait subis. Il était moins optimiste que Cantasha. Face à eux, l’ennemie cherchait le pouvoir absolu du néant, nourrie des sentiments destructeurs du monde. Renatka savait que ces états d’âme ne disparaîtraient jamais. Il doutait de pouvoir renvoyer cette entité à l’inexistence. Il participa à la mise en commun des savoirs. Chacune fut invitée par Cantasha à exprimer ce qu’elle savait. Pour beaucoup cela ne faisait pas beaucoup. Sifréma garda la parole assez longtemps. Le regard baissé, elle fit le point de ce qu’elle avait compris et de ce qu’elle avait essayé. Les enchanteresses firent le récit de leurs combats sans amener plus de connaissance. Renatka fit lui aussi le résumé de ce qu’il savait. Il n’entra pas dans les détails de ce qui lui avait fait rencontrer la Force Noire. Cantasha fit la synthèse de tout ce qui avait été dit. Elle annonça qu’il leur fallait quitter la fondation où les pièges que pouvaient tendre la Force Noire étaient trop nombreux. Elle ne sentait plus dans ce lieu qui avait connu son enfance la sécurité nécessaire pour gagner ce combat. Elle pensait comme Renatka que leur force serait dans la mobilité et pas dans la guerre de position. Pour les diseuses, ce fut un choc. Abandonner la fondation représentait pour elles la défaite. Elles ne voyaient pas comme Cantasha l’état réel de leur univers quotidien. Cantasha leur laissa un moment pour digérer l’information. Utilisant sa voix, elle cantila des runes messagères pour Sintacasha. Les enchanteresses sentirent intérieurement la justesse de la revendication du titre de maîtresse enchanteresse par Cantasha. Sifréma ressentit encore plus douloureusement son orgueil d’avoir voulu être celle qu’elle ne devait pas être. Debout devant la fenêtre, Cantasha fit un chant en runes anciennes. Tel un oiseau, le chant prit son envol. Bientôt, les diseuses eurent la surprise d’entendre comme un contrepoint. Sintacasha cantilait à son tour. L’émotion du groupe fut grande. Mais pas seulement celle du groupe. En bas dans la plaine cette cantilène fut aussi le début de réjouissances. Elle parlait aux cœurs, redonnant espoir et force. La dernière note resta suspendue en l’air dans un vibrato dont on aurait aimé qu’il dure l’éternité. Cantasha se retournant vers ses compagnes donna le signal du départ. C’est Renatka qui ouvrit la marche en choisissant de les faire passer par le chemin découvert par les hommes de la terre. Il lui fallut un moment pour retrouver la grotte naturelle qui avait servi d’observatoire lors de son arrivée. Passant devant le groupe des diseuses, il agrandit le passage, utilisant le pouvoir des glyphes premiers. Cantasha qui le suivait, traçait en avançant des runes de lumière sur les parois. Le groupe s’enfonça sous la terre en même temps que le soleil qui se couchait.
La Force Noire avait entendu le chant. La haine et la colère l’envahissaient. Il fallait faire taire cette cantilation. Jamais elle ne pourrait vaincre tant que serait connu le secret des runes. Elle avait mis à profit la journée pour se retrouver près des hommes. Elle avait laissé leurs sentiments l’imprégner. Il y avait là tout ce qui lui était nécessaire, jalousie, orgueil, haine, peur… Si pendant la journée, elle était restée cachée, la nuit tombante allait lui permettre de faire un festin.

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