jeudi 21 avril 2011

Houtka - 21

La vie reprit son cours calme et tranquille. BaüornKa grandissait. La cérémonie de désignation de son nom runique devenait une urgence pour Cantasha. Elle profita d’une des fêtes qui rythmait la vie pour y associer la célébration. Il y eut des cantilènes nombreuses et variées. Le peuple fut heureux de participer à cet évènement qui lui permettait de se reconnaître encore mieux dans cet enfant dont personne ne doutait qu’il serait roi. Dans la cour d’honneur, le choeur des cantileuses entonna la cantilène de l’enfant. Au centre un espace rond avait été dégagé. Des pierres brutes avaient été disposées selon des règles précises. Elles pouvaient servir de points forts pour tracer les runes des noms de Cantasha et de Renatka. Cantasha officiait. Dansant les runes au centre de l’espace, elle versa sur les pierres l’encre qui servait à tracer les runes inachevées. Prenant l’enfant dans son berceau, elle le mit à l’endroit où les runes des noms de ses parents s’entremêlaient. Le Choeur entonna une cantilène quasi hypnotique. Tous les spectateurs virent danser les runes. Passé le moment de surprise, le calme se fit dans la cour. Les runes inachevées commençaient leur danse, s’élevant dans des volutes entremêlées. Elles se mirent à tourner dans une spirale au-dessus du couffin. Il n’y eut plus bientôt qu’un disque d’encre au-dessus de l’enfant. Le chant continuait. Un autre groupe de cantileuses vint prendre position autour de l’espace et se mit à danser les runes de la détermination. Lentement, se détachant du centre du disque d’encre, une volute s’étira. Pour les spectateurs ce n’était que fumée, mais Cantasha y cherchait la rune de son fils. Renatka y vit un glyphe. Il le transcrit sur un morceau décorce. Le tracé continua d’évoluer. Cantasha découvrit la rune qu’elle attendait. Elle aussi la traça sur une écorce. Puis la forme se stabilisa. Lentement, elle tourna sur elle-même montrant tour à tour deux aspects distincts, l’un était runique, l’autre glyphique. Si pour le peuple de Raiwe cela n’avait pas d’importance, Cantasha et Renatka étaient très profondément touchés. La cantilène se termina. Les cantileuses s’attendaient à voir l’encre retomber. Au lieu de cela, elle resta suspendue en l’air. Quand Cantasha vint chercher l’enfant, elle comprit que l’encre était devenue solide comme la pierre. Elle tourna vers Renatka un regard interrogatif.
Celui-ci alla jusqu’au centre de l’espace et prenant en main la sculpture d’encre solidifiée, il permit à Cantasha de prendre l’enfant.
A voix basse, il lui dit :
- Montre l’enfant à la foule que nous le nommions.
- Mais il y a deux tracés.
- Cantile la rune, je dirais le glyphe.
Ensemble, ils prirent la parole. Tous les témoins furent d’accord, on n’entendit qu’une voix qui disait ce que tout le peuple reprit d’un seul cri : Raïvtajornka. Ce fut une longue ovation. Répétant encore et encore ce nom, le peuple se dispersa, laissant Cantasha et Renatka étonnés de ce qu’ils avaient vu.
- Que dit la rune ?
- Elle parle de paix et de force. Que dit le glyphe ?
- Comme je l’avais senti, il parle du premier né dans la paix. Je ne comprends pas ce nom.
Ils rentrèrent au palais pendant qu’on entendait dans la cité le chant Raïvtajornka que reprenait le peuple. Dackiri les accueillit tous les trois en disant :
- Longue vie au roi Raïtajornka !
- Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
- Avant que tu ne sois victorieuse, Ô ma reine ! Le peuple portait dans son cœur le nom d’un héros qui le libérerait définitivement du joug qu’il subissait. C'est la légende de Raïvtajornka. Nul n’en connaît l’origine, elle fut comme une écharde plantée dans la peau de celui que tu mis à terre. A cause d’elle, jamais ce peuple ne fut réellement sien. Après ce que vous venez de dire, le peuple vient de se reconnaître dans votre fils. Que mille bénédictions l’accompagnent.
Les saisons succédèrent aux saisons. Le royaume de Raiwe voyait sa réputation grandir. La politique de formation des cantileuses portait ses fruits. Cantasha établissait des liens avec les royaumes environnants en leur envoyant des ambassadrices. Renatka partait parfois aussi en mission. Souvent de simples visites de courtoisie mais parfois plus dramatiquement, il partait au combat. Ce qui était arrivé au pays de Tief avait assis sa réputation. D’autres royaumes firent appel à lui pour régler soit des conflits internes, soit des invasions d’êtres ou d’esprits mal contrôlés et dangereux. Avant de l’appeler, les princes ou les rois faisaient bien attention depuis l’histoire des évènements de Skitagi. Le prince de ce territoire avait fait appel à Renatka pour le débarrasser de rebelles qui ravageaient une province et menaçaient l’unité du pays, aidés par des génies malfaisants qui mettaient à mal l’armée. Renatka lors de son arrivée avait longuement écouté le prince. Il était alors parti régler le problème comme il avait dit. Le prince se frottait déjà les mains quand il avait vu revenir Renatka accompagné d’un homme qu’il reconnut comme étant le chef des rebelles et un autre individu caché sous sa cape. Il allait donner l’ordre à sa garde d’abattre les insoumis quand Renatka prit la parole :
- Avant tout Prince, écoute !
Les gardes qui s’étaient rapprochés, restèrent en alerte pendant que la silhouette encapuchonnée s’avança. D’une voix grave et sourde, qui obligea le prince à tendre l’oreille, il parla :
- Te rappelles-tu, toi qu’on appelle prince, de ce qui fut quand tu accédas au pouvoir ? Comment sont morts le roi et sa jeune épouse ?
- Ils furent tués par des rebelles qui comme toi refusaient la paix !
- Oui, cela est la version que tout le monde connaît, mais te souviens-tu comme ta main tremblait dans le couloir jaune quand tu t’es approché, la nuit, de la chambre où le roi reposait ?
- Qui es-tu ? demanda le prince en se levant.
- Le roi que tu as tué ! dit la silhouette en rejetant la cape qui le couvrait, découvrant son aspect spectral. « Tu m’as tué et tu as tué mon épouse, jeune accouchée. Tu as cru tuer l’enfant dans son berceau, mais tu n’as poignardé que l’animal qui le réchauffait. »
- Gardes, tuez-les tous !
A cet ordre, ils chargèrent l’arme au poing. Renatka les éjecta sans difficulté malgré leur nombre. L’aréopage, qui entourait le prince, prit du recul. Il resta autour du trône que les quatre protagonistes. Le spectre reprit la parole.
- Aujourd’hui, ta force ne t’ait d’aucun secours. Mon fils est en âge de réclamer son trône. Et le temps est venu pour moi de me venger.
- Tu ne peux pas, tu es mort, je t’ai tué !
- Bien sûr que je suis mort, bien sûr que tu m’as tué. Mais ce que tu ignores, toi qui n’es pas de ma lignée, c’est le pouvoir de la magie transmise de père en fils. Mon fils devenu grand m’a invoqué, alors j’ai pris pied dans le monde des vivants jusqu’à ce que je me venge.
- C’est impossible ! Roi de Raiwe, je ne t’ai pas appelé pour que tu fasses cela.
- Non, dit Renatka, tu m’as appelé pour que le pouvoir légal soit rétabli. Ce sont tes mots.
Le prince se mit à courir pour fuir, mais le fantôme du roi fut plus rapide et l’attrapa. A peine fut-il touché que le prince félon hurla. Bientôt il ne fut plus qu’un spectre à la merci du roi mort. Celui-ci reprit la parole :
- Maintenant, mon fils, va, vis ton avenir !
- Mais père, tu ne restes pas pour me conseiller ?
- Non, je ne le puis. L’avenir est tien, le passé est mien. Reçois ma bénédiction, roi de Raiwe pour ce que tu as fait.
Ayant dit cela, il disparut entraînant avec lui l’ombre d’un homme qui avait voulu être prince quel qu’en soit le prix.
- Vive le roi ! Vive le roi !
Ce furent à ces cris que le jeune chef revint à la réalité. Tous les dignitaires rassemblés furent unanimes à reconnaître sa légitimité. Ils le firent d’autant plus vite qu’ils avaient été plus proches du prince déchu.

L'enfant avait grandi. Il jouissait d'une grande facilité à se libérer des corvées. Les serviteurs passaient leur temps à lui courir après. Cantasha avait un sens très sûr de sa position et le récupérait toujours, mais elle était très occupée. Renatka qui avait grandi dans les bois sans contrainte, trouvait l'attitude de son fils normale sauf quand il avait besoin de lui. Curieusement l'enfant arrivait comme par magie avant que son père ne se mette en colère. Il avait trouvé tous les passages plus ou moins discrets qui allaient du château à la cité. Il avait en plus développé une réelle complicité avec les gens de "son" peuple qui le connaissaient bien. Il avait ainsi très facilement appris la langue ancienne des gens de la rue et maîtrisait parfaitement les différents dialectes du royaume. Lui trouvait cela normal, les autres s'en étonnaient toujours. Cette complicité lui permettait de cacher beaucoup de ses écarts de conduite. Dans la cité, tout le monde connaissait le prince Raïvt comme il l'appelait familièrement. Il était partout comme chez lui. Il accumulait ainsi inconsciemment tout un savoir qui lui rendrait bien service plus tard. Il noua aussi de solides amitiés aussi bien avec des enfants de son âge qu’avec des gens plus âgés. Loin des préoccupations des adultes, il menait une vie heureuse. Il n’aimait pas trop quand son père ou sa mère partaient au loin. Mais comme ils n’étaient jamais partis tous les deux ensemble sans lui, ce sentiment restait assez embryonnaire. Il savait qu’il serait le roi, mais ne s’en préoccupait pas. Il avait des choses beaucoup plus importantes à faire comme piéger les grenouilles ou aller à la pêche. La construction d’une cabane l’occupa aussi tout un été. Quand il eut atteint l’âge d’être raisonnable, il eut le droit d’apprendre le maniement des armes. Souple et rapide, il prit rapidement goût à leur maniement. L’arc et son bruit lors du lâcher de la flèche le réjouissaient. La lance qu’elle soit longue ou courte ne lui plaisait pas du tout. Entre l’épée et le sabre, c’est l’épée qui le séduit. Les différentes autres armes le lassèrent assez vite sauf le grand couteau qu’il utilisait facilement en complément de l’épée dans des duels à deux mains. Son père aimait la hache, il le savait mais lui avait du mal à la manier correctement. Lors de ses joutes avec son père, il sentait bien que, s’il gagnait, c’était plus parce que son père ne donnait pas toute sa mesure que parce qu’il pouvait vraiment la battre. Il se promit qu’un jour quand il serait plus grand, il aurait une vraie victoire. Sa mère ne le délaissa pour autant et il devait passer des soirées à cantiler et à apprendre des runes. Il avait une belle voix, mais celle de sa mère était extraordinaire. Quand il l’écoutait, il y avait en lui un tel ravissement qu’il en oubliait de cantiler.
Quand venait le temps pour lui d’aller se coucher, il essayait toujours de gagner du temps. Rester avec les adultes prouvait qu’on était un grand et il en rêvait. Certains soirs, à pas de loup, alors que tout le monde le croyait endormi, il revenait se cacher en haut de l’escalier derrière les balustres pour écouter les conversations de ses parents. Il entendit parler de la gestion du royaume ou des problèmes des pays alentours. Une fois ou l’autre, il s’était fait surprendre par sa mère qui l’air mi-fâché, mi-amusé l’avait renvoyé dans sa chambre. Parfois, il se réveillait dans son lit alors qu’il était persuadé d’avoir été épié la conversation des adultes, ne sachant pas que son père l’avait porté jusque là.
Son enfance s’écoulait paisible. Sa première inquiétude sérieuse lui arriva quelques saisons plus tard. Alors qu’il commençait à avoir le droit de veiller plus tard, il avait reçu l’ordre d’aller se coucher. Il n’avait pas discuté. Quand sa mère employait ce ton-là, ce n’était pas le moment d’entrer en conflit avec elle. Il préféra se soumettre du moins jusqu’à sa chambre. On l’avait à peine laissé seul, qu’il était de retour pour écouter. Il avait trouvé un endroit plus discret, c’était un passage dans le mur. Il en avait repéré quatre sur la terrasse en haut. Celui dans lequel il se glissait était le plus près de sa fenêtre. Une fois dedans, il entendait les paroles prononcées dans la grande salle comme s’il y était. Il avait même, dans un tournant du conduit, un endroit plat presque confortable. Bien installé, il prêta l’oreille. Il reconnut la voix de son père.
- J’ai vu les traces des hommes des longues plaines du froid chez notre voisin. Le roi Tza a tenu à me les montrer. Ils ont déjà subi plusieurs invasions. Pour le moment ce sont des éclaireurs. Mais il a peur d’une nouvelle invasion comme à l’époque de son arrière grand-père.
- Que veulent-ils ? demanda Cantasha.
- Les longues plaines peuvent être très pauvres certaines années. Le roi Tza pense qu’ils vont venir chercher de quoi manger.
- Est-il possible de les aider ?
- Je ne sais pas. Le roi Tza ne le pense pas. Ils ont peu d’échanges avec eux et toujours sur un mode agressif. Son armée n’est pas assez forte pour contenir les tribus des hommes des longues plaines s’ils arrivent. Nous serons sûrement obligés de l’aider. Si le roi Tza tombe, la guerre se fera chez nous.
La conversation continua un peu, mais le mot guerre avait heurté son oreille. En rentrant dans sa chambre, il rêva de combats et de victoire.
La situation évolua peu pour le prince Raïvt, mais il se concentra sur les exercices guerriers. De nombreux jeunes de son âge avaient déjà des responsabilités d’adultes. Lui croyait encore que les rêves de guerre étaient des rêves d’adulte. Il savait que pour partir au combat, Renatka emmenait une petite armée. S’il était la force et pas seulement qu’aux yeux de son fils, il ne pouvait être partout. Ces unités lui servaient à défendre les positions, lui se réservait l’attaque. Raïvt avait conçu le projet de partir avec eux. Il avait tâté le terrain et avait eu un refus net et catégorique de sa mère, cela il s’y attendait, mais aussi de son père. Il avait mal vécu le fait. Il s’était rabattu sur les soldats. Les gradés refusèrent. Un des soldats lui confia que pour partir sur le terrain, il n’y avait pas que des gens en armes. Le comprenant à demi-mot, Raïvt alla chercher l’aide de jeunes de son âge qu’il réussit à convaincre de tenter l’aventure, si aventure il y avait. Ils passèrent un printemps à jouer à préparer la guerre. Ils allaient partir, cachés dans les chariots de l’intendance. Une fois arrivé, Raïvt ne doutait pas de convaincre son père. Le temps passait et rien ne se passait. Raïvt s’occupa à d’autres jeux. Il était parti camper à quelques distances quand il entendit parler du départ de l’armée. Il courut pour revenir.
Rien ne se passa comme prévu, du groupe d’amis prévus, seuls deux furent disponibles immédiatement. Les chariots relativement confortables qu’ils avaient aménagés étaient déjà partis quand eux arrivèrent. Il leur fut nécessaire de se rabattre sur d’autres moyens. Voyant les bouviers pousser les bêtes de rechange, Raïvt, qui les connaissait, négocia. C’est couverts des haillons des pasteurs en déplacement qu’ils partirent à pied pour la guerre. Le chemin était long. Il leur était difficile de tenir le rythme des hommes. Au bout d’une semaine, les pieds en sang, un des trois aventuriers abandonna le convoi pour se réfugier chez un membre de sa famille. Raïvt et son ami Tetba ne valaient guère mieux. Plus têtus ou plus orgueilleux, ils refusèrent l’hospitalité pour continuer. Les soldats, qui avaient tous finis par savoir que le prince était là, lui vinrent en aide en les cachant dans un chariot. Les premières brumes de ses rêves se déchirèrent. Quand il vit le poteau marquant la frontière du royaume de Raiwe, son espoir reprit vigueur. Les choses sérieuses allaient commencer et il allait connaître la gloire. Le convoi mit encore cinq longs jours avant que de s’arrêter. Il découvrit qu’ils allaient occuper une position en hauteur qui commandait la route. Ils surplombaient le début de la longue plaine. Au loin des colonnes de poussières s’élevaient. Vu leur nombre, il comprit qu’ils allaient faire face à un ennemi très supérieur en nombre. Sans être alarmistes, le discours des soldats fut inquiétant. Ils s’attendaient à de durs combats et ils n’osaient pas aller avouer à Renatka que son fils était au milieu d’eux. Sans rien dire, ils préparèrent un plan pour protéger le jeune prince. Renatka quitta la position rapidement pour rencontrer le roi Tza. Raïvt et Tetba se ressentir isolés pour la première fois de leur vie et les colonnes de poussières avançaient. Ils participèrent aux travaux de défenses. Creusant des fossés, fixant des pieux, ils n’eurent pas le temps de penser. Le soir venu, trop épuisés, ils s’écroulaient sur leurs paillasses mais le matin au réveil ils voyaient : les colonnes de poussières avançaient. Les officiers passèrent donner les ordres. Considérés comme de l’intendance, ils furent oubliés. Devant les préparatifs, ils commencèrent à craindre de s’être embarqués dans une aventure qui les dépassait. Ils entendaient les officiers discuter des combats possibles et des stratégies à appliquer. Ils les entendirent aussi parler des pertes humaines et de comment faire avec moins d’hommes pour tenir la position. Si le désir de fuir les atteignit, ni Raïvt, ni Tetba ne voulurent le reconnaître l’un devant l’autre. Le soir venu, ils virent que les colonnes de poussières seraient bientôt assez près pour qu’on puisse distinguer ceux qui les composaient. Cette nuit-là ils dormirent mal.
Cantasha ne décolérait pas. Personne n’avait vu son fils depuis plusieurs jours et c’est seulement aujourd’hui qu’on lui apprenait. Elle retournait en hâte au château car elle ne l’avait pas senti à proximité. Il devait camper avec quelques amis à une journée de marche sous la surveillance du chef de village, père d’un des enfants. Ce n’était pas le jour. Déjà que Renatka n’était pas là. Elle savait bien qu’il lui fallait aider leurs voisins. Mais elle l’aurait voulu avec elle aujourd’hui. Elle monta sur la plus haute terrasse du palais. Mais où avait-il été se fourrer ? Le lien qu’elle entretenait avec lui était assez fort pour qu’elle puisse le localiser. Quand il était plus loin, la recherche était plus difficile mais toujours elle l’avait trouvé. Arrivée sur la terrasse, elle se mit en position de méditation. Il fallait qu’elle se calme pour cantiler. Lentement, grâce à ses exercices, la paix se fit à l’intérieur. Elle commença une cantilène douce pour ajuster sa voix. Pour le moment, elle ne voulait pas que la nouvelle se sache. Une fois prête, elle cantila la rune de son fils suivie de celle qu’elle utilisait pour le chercher. Le temps passa. Elle commençait à croire qu’elle avait fait une erreur quand l’écho de sa présence arriva. Son inquiétude monta d’un cran. Il était loin, très loin d’elle et de la sécurité. Elle décrypta ce qu’elle entendait et pâlit. Il était à la limite des longues plaines. En un instant, elle comprit. Il était parti à la guerre. La colère la submergea, puis l’inquiétude et la peur. Il lui fallait prévenir Renatka au plus vite. Comme toujours, elle lui avait adjoint un groupe de cantileuses avec une enchanteresse. Il savait que cela permettait à Cantasha de savoir où il était et ce qu’il faisait. Cela lui donnait aussi un atout supplémentaire. Leur maîtrise de la cantilation et des runes de puissance était une aide précieuse.
Il repoussait une colonne de ces envahisseurs. C’était assez facile. Pour eux, il avait l’aspect des démons. Les glyphes gravés dans sa peau valaient toutes les armes. Sa simple apparition les faisait fuir. Quelques uns essayaient bien de lui envoyer quelques traits ou quelques lances. Il les réduisait simplement en cendres ce qui augmentait encore leur peur. Comme un chien guide un troupeau, il guidait la colonne vers un passage prévu avec le roi Tza. Ils avaient longuement discuté et avaient fini par conclure que la guerre serait trop destructrice. Le mieux était de les envoyer vers les mondes ouverts. La marche serait longue sûrement difficile mais là-bas, ils auraient une place. Bien sûr les chefs des hommes des longues plaines avaient refusé. Ils se pensaient assez forts pour déloger le roi Tza et d’autres si besoin pour prendre leurs terres. L’apparition de Renatka avait bouleversé ces grands guerriers. La première colonne avait accepté de suivre le corridor de transhumance. Puis la deuxième était arrivée et il avait fallu recommencer la négociation. Les roi Tza et Renatka finirent par comprendre un peu le fonctionnement en tribus de ce peuple des longues plaines. Pour les colonnes suivantes, les choses allèrent plus vite. Le seul point noir restait les éclaireurs. Ces petits groupes armés couraient devant les colonnes pour écarter le danger. En s’approchant directement des colonnes, Renatka avait séparé ces groupes de leur base. Il apprit que des combats avaient lieu à quelques distances entre les guerriers du roi Tza et les éclaireurs. Quelque chose se passait mal. La colonne perdait son bel ordonnancement. Il vit arriver une cantileuse qui courait. Devant elle, les gens des longues plaines fuyaient. Couverte de runes, elle était pour eux aussi effrayante qu’un dragon. L’inquiétude vint effleurer son esprit. Que se passait-il pour que l’enchanteresse qui devait guider une autre colonne lui envoie ainsi une maîtresse cantileuse et au pas de course ? Toute essoufflée, elle lui délivra la nouvelle de la position de son fils, et de la possible présence d’éclaireurs dans ce secteur. Confiant à la maîtresse cantileuse le soin de continuer sa tâche, il décolla, ce qui paniqua encore plus les gens des longues plaines.
Raïvt aurait préféré être ailleurs. Les éclaireurs avaient attaqué tôt le matin. Les combats étaient difficiles. Tetba avait été fauché d’un coup de hache. Raïvt aurait subi le même sort sans toutes ses heures d’entraînement. Il n’avait ni la puissance, ni l’endurance mais il avait la rapidité pour lui. Durant la matinée, il avait réussi à échapper à plusieurs coups et à ramener Tetba vers l’abri des défenses érigées la veille. Une cantileuse avait dit les runes de guérison qu’elle connaissait et était repartie aider les guerriers. Lors d’une attaque, il avait vu un des officiers mis à mal par deux éclaireurs. Blessé, il ne pouvait pas faire front. S’emparant d’une épée, il avait surgi en hurlant. Nul ne put dire si c’était le cri ou la surprise de le voir surgir qui avait fait hésiter l’ennemi, mais le prince Raïvt l’avait occis. Il y eut au même moment plusieurs scènes du même genre, si bien que les éclaireurs rompirent le combat. Raïvt était debout, la fureur en lui et tout était étrangement calme. Cela ne dura qu’un instant. Les ordres fusèrent, précis, pressants. Rapidement, les officiers réorganisèrent les hommes pour faire face à une nouvelle attaque dont ils ne doutaient pas. La cantileuse s’occupa des blessés. Elle ne pouvait pas guérir toutes les blessures. Ce qu’elle faisait là permettrait d’attendre l’arrivée d’une maîtresse cantileuse. L’officier principal se dirigea d’un pas décidé vers Raïvt qui n’en menait pas large quand une nouvelle attaque eut lieu. Il en fut soulagé d’un côté. Les explications et les punitions attendraient. Par contre la peur vint lui serrer les entrailles. De nouveau les éclaireurs chargeaient. On voyait danser les boucliers multicolores et briller les sabres. Tout le monde se prépara au choc. Un mur de feu jaillit, cassant net leur élan, grillant les poils des guerriers du premier rang. Les éclaireurs s’enfuirent en hurlant quand ils virent le démon qui appelait le feu contre eux. Renatka ! Un immense soulagement envahit le cœur de Raïvt quand il vit son père.

Le jeune prince aurait préféré que son père s’énerve, lui crie dessus voire le punisse. Au lieu de cela, Renatka lui avait demandé s’il allait bien. Puis devant sa réponse positive, il s’était occupé des blessés et de voir avec les officiers la suite à donner. Une maîtresse cantileuse était arrivée rapidement. Elle avait fait beaucoup d’effort pour remettre sur pied les blessés. Tetba avait beaucoup souffert quand les runes avaient réparé sa plaie. Malheureusement, il garderait toute sa vie une cicatrice et une boiterie. Raïvt en fut bouleversé. Ce n’est pas ce qu’il voulait. Dans ses rêves tout était tellement beau et facile. Son sentiment de culpabilité était immense. Le soir venu, il était replié dans un coin pleurant encore sur ce qui s’était passé, réagissant à la mort qu’il avait donnée. Un bras se posa autour de ses épaules. Tournant la tête, il vit son père. Il pleura amèrement dans ses bras. Renatka le laissa faire. Puis le prenant, il le fit monter sur son dos et s’envola avec lui. Pour l’enfant, l’expérience fut extraordinaire. Passée la peur des premiers instants qui lui avait fait resserrer sa prise, il goûta pleinement l’expérience.
Ils se posèrent sur la terrasse haute du château. Cantasha se précipita vers eux et serra longuement son fils dans ses bras, pleurant et riant à la fois. Renatka les regarda. Rentrés dans la salle, Cantasha se fit raconter tout ce qui était arrivé. Raïvt tremblant n’osa pas mentir et raconta son périple. Puis il s’effondra en larmes dans les bras de sa mère qui le berça doucement. Elle lui parla longuement, faisant appel et à son intelligence et à son cœur. Il était prince, il serait roi. Il ne pouvait pas se permettre ce genre de conduite. Il était grand mais pas tant que cela, il n’était pas prêt à vivre ce qu’il avait vécu. A vouloir aller trop vite, il avait failli tout perdre et entraîner une catastrophe. Il y a un temps pour tout. Un temps pour grandir et apprendre, un temps pour être adulte et agir. Ce qu’il avait vécu le rendrait plus fort, mais ce qui avait été fait ne pouvait être défait. Puisqu’il avait voulu se comporter en adulte, il était maintenant responsable de la suite qui serait donnée à son aventure. Si un des garçons avait eu assez peur pour s’arrêter, Tetba payait le prix. Pour l’avoir entraîné là-bas, Raïvt devra faire ce qui est juste.
L’enfant s’effondra plus qu’il ne s’allongea. Il s’endormit très vite d’un sommeil peuplé de cauchemars. Se retrouvant seul, Renatka prit Cantasha dans ses bras :
- N’as-tu rien à me dire ?
- Mais qu’est-ce qu’il lui a pris…
- Non, non, je pensais à autre chose.
- Que veux-tu dire ?
- Quand nous sommes arrivés et que je t’ai vu prendre ton fils dans les bras, j’ai cru…
- Oui…
- Mais c’est à toi de me le dire !
- Oui mais tu le devines si bien.
- Alors garçon ou fille ?
- Fille !

Dans les semaines qui avaient suivi, Raïvt se sentait mal. Il ne faisait que penser et à ce qui était arrivé à Tetba et à la mort qu’il avait donnée. Il se reprochait ce qu’il avait fait. A cause de lui Tetba ne marcherait plus jamais comme il faut. Son père était reparti là-bas le lendemain, le laissant ruminer. Sa mère venait le voir mais il la sentait différente. Il ne la savait pas enceinte. Il était resté confiné quelques jours dans le palais ayant honte. Il pensait que tout le monde se détournerait de lui. Une servante l’avait sidéré en se jetant à ses pieds pour le féliciter et le remercier. Il s’était renseigné auprès de Dackiri, toujours en poste malgré son grand âge. Il avait appris qu’elle était la fille de l’officier que son geste avait sauvé. Malgré son malaise, il osa sortir. Il fut accueilli partout en héros. Pour les gens du pays de Raiwe, il était leur héros. Il avait sauvé les soldats. Il essaya de rétablir la vérité mais personne ne voulut écouter. Leur prince était un héros en qui ils pouvaient mettre leur confiance et leur amour.
Quand les soldats rentrèrent de campagne avec Tetba qui gardait une boiterie, ils ne firent que renforcer le sentiment de la population. Cantasha et Renatka ne dirent rien. Ils étaient plutôt fiers des suites de ce qui avait failli être une catastrophe. Raïvt n’y trouvait pas vraiment son compte. Il se sentait coupable de la blessure de Tetba et trouvait exagérée la dévotion des gens. Il avait demandé et obtenu que Tetba rentre au service du palais. Sa famille lui en fut encore plus reconnaissante. Garçon intelligent, à l’esprit vif et ouvert, il avait plu à Dackiri. Il en fit son élève.
Les saisons succédèrent aux saisons. Une fille était née. Raïvt avait accueilli ce petit être avec circonspection. Ses parents étaient fous de joie. Avant tout le monde, il l’avait appelée Mipti, ce qui en langage ancien du pays de Raiwe signifiait : « petite chose ». Elle reçut plus tard un nom officiel runique et glyphique mais pour le peuple, elle fut toujours la princesse Mipti. Elle grandit sans histoire. Très vite, sa voix, un sujet d’enchantement pour sa mère. Baignée dès avant sa naissance par la cantilation, Mipti fut un sujet d’étonnement pour les cantileuses et de fierté pour sa mère. D’autres saisons passèrent, puis encore d’autres. Raïvt avait pris de l’assurance. Il pouvait se conduire en prince même si au fond de lui restait la blessure de cette fugue. Il fut chargé d’ambassade dans différents pays. Accompagné de Tetba devenu grand serviteur de son prince, il goûta pleinement les annonces des hérauts quand il entrait : « Prince Raïvtajornka du royaume de Raiwe ! ». S’il savait son pays respecté, il savait aussi qu’il n’en était pas la cause. Ses parents étaient honorés et craints. Intérieurement, il gardait encore ce rêve de conquérir la gloire par sa propre valeur. Mais le monde était en paix. Petit à petit, il se résignait à être le futur roi de Raiwe, successeur des fondateurs.
Raïvt était fier. Il venait de recevoir la charge de gouverner en l'absence de ses parents, partis tous les deux pour honorer les fêtes du jubilé du roi de Tief qu'ils avaient aidé à retrouver son trône. Les temps avaient été calmes très longtemps. Depuis une saison des réfugiés arrivaient des hauts plateaux. Il n'y avait pas de vrai royaume, mais des cités plutôt indépendantes qui contrôlaient un petit territoire suffisant pour leur subsistance. Après les hauts plateaux des cités, on trouvait un grand massif montagneux où vivaient des nomades. Leurs raids incessants sur les cités envoyaient les habitants sur les routes pour sauver leurs vies. Le royaume de Raiwe était confronté à l’afflux des réfugiés qu’il essayait de rediriger vers d’autres cieux. La vallée qui allait vers l’ancienne fondation se peupla doucement. Cantasha avait été voir les réfugiés pour comprendre. Elle avait ramené des informations sur les raids. Les nomades utilisaient des montures quand les autres allaient encore à pied. Rapides et mobiles, ils étaient pour le moment insaisissables. Renatka en avait fait l’expérience en quadrillant le terrain. Il n’était jamais au bon endroit au bon moment. Il renonça à cause d’obligations qui le réclamaient ailleurs. Il avait laissé pour mission à Raïvt de surveiller les frontières et de le faire prévenir si besoin. Cantasha avait de son côté spécialement mandaté une enchanteresse pour l’aider dans cette mission et surtout pour garder le lien. Mipti, fière de fêter ses dix printemps, prenait très au sérieux son rôle de princesse au même titre que son frère qui la regardait avec des yeux amusés. Les premiers jours furent sereins. Ils jouèrent au roi et à la reine. Tetba qui était devenu le premier serviteur à la mort de Dackiri, gardait les pieds sur terre. Il recevait chaque jour les messagers venus rendre compte de ce qui se passait sur les frontières avec les hauts plateaux. Il alerta Raïvt le troisième jour. Les réfugiés venaient de la cité la plus proche. Ils firent un conseil et décidèrent d’aller voir. Prenant la tête des troupes, Raïvt partit pour la frontière. Une maîtresse enchanteresse l’accompagnait pour faire le lien. Quand il arriva à la frontière ce fut pour découvrir une colonne de fumée au-dessus de la cité des collines bleues. Les réfugiés décrirent l’attaque des nomades et l’horreur des combats et du pillage. Il décida de tenir la position et de rassembler le maximum de renseignements avant de prévenir ses parents. Sans la sentinelle, qui avait crié avant qu’on l’égorge, l’attaque aurait tourné au massacre. Au lieu de cela, Raïvt et ses soldats avaient réussi à repousser les nomades qui s’enfuirent sur leurs montures. Quand on fit le bilan, les pertes étaient lourdes dans les rangs des guerriers de Raiwe. Plusieurs officiers, la maîtresse cantileuse et des soldats trop nombreux étaient morts. Le soleil se leva sur un camp où régnait la désolation. Ils n’eurent pas le temps d’enterrer les morts. Les nomades chargeaient. La présence des cantileuses en atténua l’impact. Si aucune des présentes ne savait maîtriser les runes de contact lointain, elles connaissaient assez de runes de puissances et de défense pour participer activement à la bataille. Voyant qu’ils ne gagneraient pas au premier assaut, ils rompirent le combat et partirent au grand galop vers les ruines de la cité des collines bleues. Dès qu’il comprit la manœuvre des nomades, l’officier, commandant les troupes, vint trouver Raïvt.
- Prince Raïvt, il vous faut regagner le palais !
- En vous laissant, jamais !
- Votre bravoure vous honore, mon prince, mais le royaume ne peut pas courir le risque de vous voir mort. Ces nomades vont revenir bientôt. Il nous faut des renforts car nous ne tiendrons pas.
Raïvt ne sut quoi répondre. Il regarda autour de lui. Ses soldats tenaient la passe qui permettait d’accéder au royaume de Raiwe. Lui-même se tenait à côté du poteau frontière. Ici aussi le poteau peint qui marquait la frontière datait d’avant le dictateur qu’avaient renversé ses parents. Il voyait les blessés qu’on ramassait. En deux attaques, c’est plus du cinquième des ses soldats qui avaient été au moins partiellement mis hors de combat. Il s’appuya sur le poteau pour réfléchir. C’est comme si une voix s’insinuait en lui. Une voix venue du fond des âges qui parlait en langage ancien de Raiwe.
- Raïvtajornka datkimaba cosmata.
Ce qui pourrait se traduire par :
- Raïvtajornka, sois celui que tu es, dis les mots de la terre.
Raïvt ressentit comme une présence intérieure. Il la reconnut. Depuis toujours, elle était là. Aujourd’hui seulement, il mettait des mots sur ce qui l’habitait. Il était en lien et avec la terre et avec son peuple. L’officier qui continuait à parler, essayant de le convaincre de repartir, le vit prendre le poteau à deux mains et y appuyer son front. Il jura toute sa vie que lorsque son prince avait relevé la tête, des flammes brillaient dans ses yeux.
- Kitam, fais reculer les hommes derrière le poteau.
- Mais mon prince…
- C’est un ordre, Kitam !
L’officier salua son prince et alla donner les ordres. Au loin une autre charge était lancée. Les nomades arrivaient. Raïvt faisant face à l’ennemi, prit le poteau à deux mains. En langage ancien, il appela :
- Mipti ! Mipti !
Là-bas, loin, la princesse Mipti qui jouait à se faire obéir, bondit sur ses pieds. La voix de son frère résonnait dans sa tête.
- Raïvt ? Raïvt, je t’entends !
- Oui, Mipti. Va dans la grande salle, près du coin qui fait face au soleil.
Mipti se mit en marche poursuivie par les servantes qui lui demandaient ce qui se passait.
- Cours Mipti, cours !
Le sol commença à trembler sous le choc de sabots. Les hommes et les cantileuses se préparèrent à mourir pour protéger leur prince. Celui-ci le front posé contre le poteau frontière, semblait étranger à la scène. Devant ses yeux, il voyait les pièces défiler, il entendait les servantes rappeler leur princesse à la raison. Bientôt, il vit le coin de la pièce et la tenture qui avait été mise devant la bouche à son. Il la fit arracher par Mipti.
- Chante Mipti, chante le chant de Raiwe que je t’ai appris !
Il entendit, plus il ressentit les harmoniques de la voix de sa sœur s’engouffrer dans la bouche à son. Autour de lui, il vit les soldats relever la tête. Maintenant eux aussi entendaient le chant magique de Raiwe renvoyé aux quatre coins du royaume par les bouches à son de la grande tour. Les nomades n’en crurent pas leurs yeux, jaillissant de nulle part, une armée de cavaliers leur faisait face. Maître de la magie de son pays et de sa puissance, Raïvt cria :
- Maintenant !
La charge de l’armée magique de Raiwe se fit au cri de : « Raïvtajornka ! ». Bousculant tout sur son passage, elle mit en fuite les nomades.
- Kitam !
- Oui mon prince ?
- Nous rentrons, les gardiens de Raiwe ont repris du service.

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