jeudi 14 avril 2011

Houtka - 5

Le noir sorcier hurlait sa mauvaise humeur. Tout son entourage faisait profil bas. Il avait envoyé une parole de vent au sorcier qui poursuivait l’homme. Il y avait mis toute son impatience de savoir. La parole était revenue sans avoir trouvé son destinataire. La découverte de l'homme à la flamme remettait en cause toute sa stratégie. S'il était ce qu'il craignait, c'est toute la réussite de la conquête qui était compromise. Il avait été très loin dans la connaissance de la mort, de la souffrance pour acquérir la puissance. Il avait regroupé une force importante et l'avait lancée à l'assaut du monde. Sa sortie des mondes souterrains avait été le début du malheur sur la terre sous le soleil. Il avait appris à convoquer des forces maléfiques et à faire venir les êtres noirs du domaine de la mort. Mais la flamme quand ce n'était pas lui qui la suscitait, pouvait contrecarrer sa puissance. Il devait s'avouer qu'il en avait peur et cela augmentait sa colère. Malgré toute sa force et tous ses serviteurs, il n'était pas en sécurité. Cette flamme était le grain de sable dans les rouages de sa machine. Il haïssait le feu depuis ce jour ! Les souvenirs et la douleur lui revenaient chaque fois. Cette nuée ardente qui avait failli le tuer, il avait juste eu le temps d’un sort. Il s’était littéralement envoyé ailleurs. Mais brûlé comme il l’était, il s’était retrouvé dans un non-monde où le temps n’existait pas. Monde de souffrance et de peines, mais seul endroit de vie pour lui. Enfermé à la recherche de sa vie qui dans le monde réel l’aurait fuit, il avait survécu aux démons de toute sorte, y avait gagné sa place et même avait acquis encore plus de puissance. Quand il avait pu regagner le réel, le monde avait changé. Le temps s’était écoulé, le monde ancien s’en était allé. Un nouveau monde était né. Il s’était réfugié dans les profondeurs de la terre encore une fois et avait préparé sa vengeance. Il retrouverait les géants et leur ferait payer. Et voilà que de nouveau la flamme des runes se dressait devant lui. Il voulait en savoir plus.
Des incapables, ces petits sorciers étaient des incapables. Il lui fallait prendre des décisions mais pas sans savoir. Il décida de faire un rite divinatoire. Il hurla ses ordres. Les serviteurs affolés obéirent. Il n’avait jamais vu le grand sorcier dans cet état. La grande silhouette encapuchonnée éructait des ordres brefs et cinglants. La pierre fut roulée sur la terre. A côté un brasier fut allumé. Les aides principaux amenèrent le corps d’un enfant mort. Ils le posèrent sur la pierre. Le rituel commença. Le grand sorcier fit une invocation. L’ombre qui apparut glaça de terreur tous les présents. Elle avança lourdement vers la pierre.
« Que veux-tu, sorcier ?
- Tu es en mon pouvoir et tu me dois obéissance par la magie qui te lie aujourd’hui.
- Parle sorcier, ma patience a ses limites. »
Enlevant son capuchon, le sorcier reprit :
« Tu me reconnais, Takachougha, esprit de mal. Je sais ton nom !
- Je sais, sorcier. »
L’ombre semblait se tordre sous les paroles du grand sorcier. Celui-ci lui dit :
« Prends possession de ce corps, et fais moi le récit de ce que je veux savoir.
- Comme tu veux, sorcier, mais j’aurai ma vengeance »
Le grand sorcier d’un geste de son poignard, ouvrit la poitrine de l’enfant. L’ombre y disparut. Le corps de l’enfant se mit debout sur la pierre pendant que le grand sorcier dessinait les cercles magiques autour.
« - Je vois la flamme, sorcier.
- Continue, Takachougha !
- Elle est dans un humain. Il est dans une peau non tannée, tiré par des femmes. Ah !
- Pourquoi ce cri, Takachougha !
- Des diseuses de runes. Je vois des diseuses de runes. Tue-les sorciers et je ne me vengerai pas de toi !
- Où sont-elles, Takachougha ?
- Dans la vallée où tes guerriers sont. Mais elles ne vont pas y rester.
L’homme est touché par tes armes-enchantements. Elles sont trop faibles pour le guérir, mais assez puissantes pour ne pas qu’il meure.
- Où vont-elles, Takachougha ?
- Simantaba ! », dit l’ombre en précipitant le corps de l’enfant dans le feu du brasier.
Les serviteurs regardèrent le corps se convulser dans les flammes, éclairant d’une lueur malsaine, le visage défiguré du grand sorcier. Il n’avait plus ni nez, ni lèvres, ni oreilles et sa peau semblait être trop petite pour cette tête. Remettant sa capuche, il partit sans un mot.
Shamian se réveilla dans un lit. Elle ne comprenait pas où elle était. Elle voulut se lever mais elle tomba. Sa jambe gauche refusait de la porter. En essayant de se relever, elle fit tomber le siège. Le bruit résonna douloureusement dans sa tête. La porte s’ouvrit. Une jeune femme entra.
« Bonjour Shamian. Tu ne risques rien. Nous sommes à l’abri ici. »
Shamian reconnut la robe que portait la jeune femme. Elle venait de Simantaba.
« Qui es-tu ?
- Je suis Cantasha, grande diseuse de runes. La Maîtresse enchanteresse m’a envoyé vers vous.
- Où est Renatka ?
- Il est dans une chambre voisine. Tu as bien fait de le plonger dans le sommeil. J’ai pu soigner ses blessures. Sans toi, nous serions aujourd’hui sans espoir. »
La jeune femme aida Shamian à se recoucher. Elle plongea à nouveau dans le sommeil. Quand elle se réveilla, il faisait nuit. Elle s’assit et testa la solidité de ses jambes. Elle fit quelques pas. Un malaise était en elle. Elle ouvrit la porte sans bruit. Un long couloir s’ouvrait devant elle. D’un côté des portes, de l’autre de petites fenêtres d’où venait la lumière de la lune. Shamian s’avança avec précaution. Elle regarda dehors. Le couloir devait être en haut d’un grand bâtiment car elle voyait à peine le sol en dessous d’elle. A la lueur de la lune, il vit une grande cour. Elle reconnut l’endroit. C’était la maison forte. Cantasha l’avait conduit à la maison forte du village de Manaashia. Elle avait réussi. Un soulagement l’envahit. Elle allait repartir se coucher quand elle crut voir une ombre traverser la cour. Son malaise grandit. Elle voulut se persuader que c’était un quelconque garde mais rien n’y faisait. Son malaise ne la quitta pas. Elle aurait voulu avoir de l’aide mais ne savait où aller dans cette grande bâtisse. Elle testa les portes en face d’elle. Elles étaient fermées de l’intérieur. Un escalier craqua. Shamian sursauta. Le bruit se renouvela comme si quelqu’un montait. Elle regarda autour d’elle. Elle entrevit un renfoncement obscur. Elle s’y glissa. Elle murmura une rune de nuit. Elle était maintenant ombre noire dans un coin noir. Il y eut des bruits de corps qui bougent dans leur lit, des craquements de charpente, des sifflements de vent. Le froid commençait à la pénétrer. Elle se dit qu’elle avait rêvé. Un nouveau craquement de l’escalier la remit en alerte. Du coin de l’œil, elle crut voir un mouvement furtif. En regardant mieux elle ne vit rien. Elle détourna la tête et de nouveau à la limite de son champ visuel, elle crut voir une ombre. Quand elle fixait son regard sur l’endroit, tout semblait normal et vide. Mais en regardant à côté, elle voyait comme une ombre qui se glissait sans bruit le long du couloir. Un sorcier ! Un sorcier sous sa cape protégé par un sort de discrétion. La colère monta en elle. Même ici, même maintenant, elle n’était pas à l’abri. Elle pensa à Renatka. Elle ne savait pas où il était. Cantasha lui avait parlé d’une pièce voisine mais ne lui avait pas précisé laquelle. Maintenant qu’elle avait compris comment le voir, Shamian l’observait. L’ombre s’arrêtait à chaque porte, s’agitait un peu et repartait. Le sorcier approchait d’elle. Il n’avait manifestement pas pris conscience de sa présence. Encore trois portes et il passerait devant elle. Encore deux, encore une…Il s’était arrêté. Elle l’entendit. Il murmurait des incantations tout bas. Il y eut un bruit derrière la porte. Le loquet venait de bouger. Renatka, cela ne pouvait être que la chambre de Renatka. Elle hurla une rune de vent. La bourrasque se précipita sur le sorcier, l’aplatit sur la porte qui s’ouvrit sous la poussée et l’écrasa sur le mur en face dans un grand bruit.
Ce fut le branle bas de combat dans la maison forte. Les soldats de garde se précipitèrent pour trouver un sorcier sans connaissance affalé au pied d’un mur. Sur les ordres de Shamian, ils lui lièrent les mains dans le dos et le bâillonnèrent. Puis ils réveillèrent le maître des lieux, Soutagdi, dit le taureau de Gartié en raison de sa force et de son allure.
Celui-ci de forte méchante humeur, tint conseil dans sa grande salle. Seigneur de la région de Gartié, avec sa vingtaine de soldats, il se croyait fort et se conduisait comme tel. Il fit venir les trois diseuses de runes, Renatka et le sorcier. Siégeant sur son grand fauteuil, ses conseillers de part et d’autre, Soutagdi fit avancer les trois femmes. Renatka se tenait en retrait. Le bruit l’avait ramené à la réalité. Il ne comprenait pas grand-chose. Son dernier souvenir était la pensée d’atteindre le village dans la vallée d’à côté et la sensation de fatigue intense qui l’emplissait. Sans transition, il se retrouvait arraché de son lit par des soldats pour être conduit devant un géant au cou de taureau qui vociférait. Il voyait Shamian, seule personne qu’il reconnaissait. Il pensa que le mieux était de ne rien dire pour le moment. Il resta dans la partie sombre de la pièce mal éclairée par un feu qu’un serviteur essayait de ranimer. Juste derrière les trois femmes, le sorcier toujours inconscient avait été traîné plus que porté par les soldats. Il gisait sur le carrelage froid dans une posture inconfortable.
« Explique-toi, Manaashia !
- Laisse-moi, te raconter, Maître Soutagdi. Mes compagnes ici présentes sont venues pour la bonne cause du bien tel que le défend toujours la maison de Simantaba. Shamian a recueilli l’homme que tu as accueilli alors qu’il tentait d’échapper aux griffes du grand sorcier noir dont les guerriers ravagent le pays qui est de l’autre côté des montagnes. Malheureusement, elle et ses compagnes furent poursuivies par un groupe de ces guerriers accompagné d’un sorcier. Celui-là même qui est là devant toi. Shamian a réussi l’impossible, faire traverser les montagnes aux femmes et au blessé sans perdre une âme. Elle est venue chez toi pour trouver aide et protection car ton nom est grand et ta puissance connue de tous.
- Ah ! Fort bien, se rengorgea, le taureau de Gartié. Ta soeur est sage mais elle amène le trouble et sème la violence sur son passage. Mes gens m’ont rapporté qu’une avalanche avait eu lieu dans la vallée haute. C’est un très mauvais présage. Le mage que j’ai consulté me confirme que le danger nous guette à cause des étrangers.
- Je te sers depuis toutes ses années et j’ai évité bien des malheurs. Simantaba fut bonne avec toi. Aujourd’hui, ses filles demandent ton aide.
- Je reconnais Manaashia, tout ce que le peuple te doit, mais il me faut me soucier de sa sécurité. Ce sorcier est aussi un mauvais présage sur les pas de cet homme étranger que tu as ramené dans mes murs. »
La conversation se poursuivit ainsi. Manaashia voulait de l’aide et Soutagdi opposait toujours un « oui mais » exaspérant. Puis il interrogea ses deux conseillers. Il se redressa et déclara :
« Ainsi le décide Soutagdi, maître de ces lieux et pour le bien de tous. Les trois diseuses de runes et l’étranger partiront au plus tôt. Les accompagneront celles de leurs compagnes qui le décideront. Le sorcier qui a troublé notre nuit sera retenu et interrogé. Tel est mon bon plaisir, telle est la loi ! »
Une fois cela dit, Soutagdi sortit avec ses conseillers malgré les protestations de Cantasha qu’essayait d’arrêter Manaashia.
Trois soldats emmenèrent le sorcier au cachot dans les sous sols. Pendant ce temps, le chef de la garde s’approcha des diseuses de runes en faisant un geste d’impuissance. Il avait toujours bien traité Manaashia qui lui avait sauvé la vie lors d’un accident.
« Je suis désolé, mais le maître a décidé. Il vous faut obéir. Je ne voudrais pas être obligé de prendre les armes contre vous.
- Ne crains rien, Moutagdati. Nous n’allons pas te causer de problème. De toute façon, il nous faut rejoindre Simantaba. Je pense que les compagnes de Shamian préféreront rester ici. Mais fais attention, le grand sorcier noir se moque de tes quelques soldats. Il peut aligner des centaines de guerriers et ses armes sont enchantées. Prépare-toi à la guerre. Soutagdi se croit fort mais la tourmente qui arrive est la pire des tempêtes que le monde ait portées.
- Viens Renatka » dit Shamian en sortant de la pièce.
Renatka et les trois femmes marchaient. Elles avaient préféré dissuader les autres femmes de venir avec elle. Le voyage vers Simantaba serait probablement plus dur que ce qu'elles venaient d'affronter. Elles avaient besoin de repos, les enfants surtout. Soutagdi semblait assez content de récupérer des femmes avec enfants. Cela ferait des bras supplémentaires.
Dans le petit groupe, personne ne parlait. Bien que dans une vallée, l'air était froid et la neige encore bien haute. Heureusement, Soutagdi avait accepté de leur donner un sauf-conduit. Même si son influence ne dépassait pas sa vallée, son nom était respecté assez loin. L'autre sauf-conduit était leurs robes qui les faisaient reconnaître pour des diseuses de runes. Les chemins bien qu'étroits étaient assez bien entretenus pour que la marche soit facile. Manaashia pensait, pour se rassurer sur l'avenir de sa vallée d’adoption, que même si le grand sorcier noir les poursuivait, il n'enverrait pas ses troupes par ces vallées mais leur ferait faire le tour par la plaine au pied du massif. Les cols de la région quelle que soit la saison étaient trop difficiles pour une armée.
Si les trois femmes n’avaient pour toute arme que leur robe, Renatka avait un sabre court et une pique. La journée fut morose. Personne n’avait beaucoup envie de parler. Shamian avait relaté les événements à Renatka. Celui-ci avait écouté sans un mot. Cantasha était déçue. La Maîtresse enchanteresse l’avait envoyé chercher celui qui devait être le héros de la guerre qui se préparait et elle avait découvert un bûcheron inculte et sans conversation. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Pour lui des guerriers en noir avaient attaqué son village, tué tout le monde. Il avait eu de la chance de s’en sortir. On le voulait à Simantaba. Pourquoi pas ? Du moment qu’il était loin des guerriers noirs.
Le soir venu, elles s’arrêtèrent dans une auberge à la croisée des routes vers plusieurs vallées. Malgré l’hiver, il y avait du monde. L’aubergiste leur demanda d’où elles venaient. Cantasha expliqua qu’elles arrivaient de chez Maître Soutagdi, et qu’elles retournaient à Simantaba accompagnées d’un garde car les routes ne semblaient pas sûres.
Les hautes vallées ne semblaient pas intéresser l’aubergiste. Il les délaissa bien vite pour aller à la table d’un maquignon qui remontait de la plaine. Son parlé haut et riche en couleur décrivait la peur qui gagnait la plaine. Une armée de guerriers noirs avançait malgré l’hiver. Les hobereaux se faisaient battre les uns après les autres. Aucun ne voulait faire alliance. Il aurait fallu désigner un chef et perdre ses prérogatives et cela personne ne le souhaitait. Le gros bonhomme racontait maints détails horribles sur la guerre et les massacres. Seuls ceux qui faisaient soumission avant l’apparition des guerriers semblaient avoir le droit de survivre. Pour les autres, le grand sorcier noir ne connaissait que la mort.
Les commentaires allaient bon train. Dans un coin, cuvant son vin, un personnage à la peau mate était affalé sur une table. Un regard attentif aurait remarqué que le bonhomme jetait des regards bien trop incisifs sur la salle pour être vraiment saoul. Dans un mouvement qui aurait pu être celui d’un dormeur qui bouge, il mit les diseuses de runes dans son champ de vision. Renatka n’était pas avec elles. Présenté comme un garde, il avait dû se contenter de l’écurie et de la paille pour dormir.
Le repas avalé, les trois diseuses de runes se retirèrent dans la soupente qu’elles avaient obtenue. Leur porte était fermée depuis peu qu’une ombre furtive se coula dans le couloir, regarda la porte, s’approchant écouta ce qui se disait.
« Le trajet risque d’être plus difficile avec la guerre dans la vallée. Simantaba est encore bien loin.
- Peut-être pourrions-nous passer par les collines du pays Corc ?
- Tu n’y penses pas Shamian. Le pays Corc est peuplé de trop de malfaisants. Il faut que nous ramenions Renatka. C’est impératif.
- Je comprends Shamian, dit une troisième voix, Ce qu’elle nous a dit des guerriers noirs et de leur pouvoir m’inquiète.
- Ecoute Manaashia, l’ennemi ne sait pas où nous sommes. Il n’y a pas de raison de se tourmenter. »
La conversation continua mais l’ombre s’était glissée dans l’escalier. Passant près d’une des mauvaises bougies qui éclairaient le couloir, l’ombre se révéla être un petit homme enveloppé d’une cape. L’aubergiste aurait été bien surpris de voir que celui qu’il croyait fin saoul, courait ainsi dans ses couloirs en essayant de ne pas se faire remarquer. Allant jusqu’à l’écurie, il fit le tour des boxes mais ne vit que des corps endormis. Il lui fut impossible de voir lequel correspondait au compagnon des diseuses de runes. Il sortit ensuite et s’éloigna dans la nuit, à la lueur de la lune. Arrivé derrière une haie d’arbustes, il retira sa capuche. Sortant de sous sa cape un petit pot contenant des braises, il entreprit de les ranimer en soufflant dessus. Quand elles furent bien rouges, il mit des herbes dessus. Une âcre fumée s’éleva. Il l’inhala, puis la rejeta en disant des mots incompréhensibles. Les petits nuages de fumées firent cercle autour de lui. Il recommença l’opération plusieurs fois. De loin, on aurait pu croire qu’un être à tête de fumée se tenait dans les bois. Puis l’homme fit un grand geste du côté où le soleil se levait. Les nuages comme poussés par un bon vent s’en allèrent par là. Il rangea tout sous sa cape et repartit à l’auberge pour s’y coucher.
Quand les diseuses de runes arrivèrent dans la salle pour le premier repas, l’homme était déjà parti.
La pluie s’était mise de la partie. Renatka devait bien reconnaître que ces runes qui éloignaient la pluie et leur permettaient de voyager au sec étaient bien pratiques. Il se souvenait des ces jours humides à couper du bois en sentant l’eau dégouliner sur lui. Il appréciait d’autant plus que Cantasha ait dit les runes. Il avait dû abandonner sa marche loin des femmes car le parapluie des runes n’était pas si grand. Le chemin principal était tellement boueux que Shamian avait conseillé de prendre à travers le bois de résineux qui le surplombait. Les aiguilles au sol absorbait efficacement et rendait la marche plus aisée.
La vallée s’était élargie. Aucune des trois femmes ne se rappelait exactement le chemin à suivre. Cantasha l’avait parcouru dans l’autre sens quelques mois plus tôt mais ne retrouvait pas ses repères. La discussion tournait autour de cela pendant que l’après-midi avançait. Manaashia se disait confiante, qu’il y aurait bien quelqu’un pour renseigner au prochain village. C’est ainsi qu’ils découvrirent le corps d’un homme face contre terre. Il ne devait pas être mort depuis longtemps, le corps était encore un peu chaud. Renatka affirma en le voyant que c’était un bûcheron, sa tenue le désignait comme tel. Il se pencha pour l’examiner et comprendre comment il était mort. Il essayait de le retourner quand il prit conscience du silence de ses compagnes. Elles regardaient le mort avec des yeux exorbités. Renatka ne comprit pas pourquoi. Il avait achevé de le retourner. Sous lui, il trouva une hache qu’il ramassa et soupesa en connaisseur. Oui, cet homme était un bûcheron pour avoir une hache équilibrée comme cela. Il n’avait qu’un peu de sang sur une jambe, sans autre blessure visible. Renatka pensait que c’était la vue d’un mort qui mettait les diseuses de runes dans cet état.
« Il n’a pas de grosse plaie. Il devait être malade.
- Non Renatka, il est mort de sa blessure. Elle a été fait avec une arme ensorcelée et lui n’a pas eu la chance de rencontrer Shamian.
Renatka devient pâle et se mit à regarder autour de lui.
- Combien de temps a-t-il pu marcher avec cela ?
- Tu as réussi à tenir plusieurs jours. Mais tu es le porteur de flamme. Lui, n’a pas pu tenir aussi longtemps.
- Alors les guerriers noirs ne sont pas loin.
- Non. Un ou deux jours au plus et probablement moins, dit Renatka, Je crois qu’ils n’aiment pas laisser des survivants. Restez-là, je vais voir. »
Il essaya de pister le bûcheron mort. Il descendit la pente, se rapprocha de la route. Il trouva à quelques centaines de pas le passage que l’homme avait pris pour venir depuis le chemin. Il s’était accroché dans les buissons et une deuxième hache, plus courte était tombée. Renatka la ramassa. Il allait s’engager sur le chemin quand il vit au loin une fumée noire monter dans le ciel. Il remonta sans bruit vers l’endroit où il avait laissé les trois femmes. De loin, il les vit penchées sur le mort. Le bruit d’une branche cassée, le fit s’aplatir contre le tronc de l’arbre devant lui. Un guerrier noir progressait d’arbre en arbre, le plus furtivement qu’il pouvait. N’en voyant pas d’autres, Renatka le suivit, la hache courte à la main tout aussi discrètement. A la fin tout se passa très vite. Le guerrier noir, deux épées brandies, s’élança vers les diseuses de runes. Cantasha et Manaashia debout, lui tournaient le dos, Shamian était genou à terre examinant l’homme, elle ne regardait pas dans cette direction. Le bruit de la course bien qu’amorti par les aiguilles de pins, les fit se retourner. Seule Shamian absorbée par son examen n’avait pas bougé. L’étonnement qui se lisait sur leur visage fit place à la peur. Leurs bouches s’ouvrirent pour dire quelque chose quand le guerrier tomba à leur pied. De son dos dépassait une hache courte.
Cantasha regarda le guerrier, puis Renatka, puis de nouveau le guerrier. Quand elle s’adressa à Renatka, une nuance de respect s’entendait dans ses paroles.
« Sans toi, nous aurions été mal. Je ne pensais pas qu’on pouvait manier la hache aussi bien.
- Ne restons pas là, il peut en venir d’autres.
- Tu as raison, mais avant, cachons les corps ».
Faisant cercle, les trois femmes cantilèrent des runes. Bientôt, il n’y eut plus de signe visible des deux morts, une couche d’aiguilles les ayant recouverts.
Dans la nuit, ils s’étaient approchés des ruines fumantes du village. Pour les diseuses de runes, les corps sans vie qu’elles apercevaient ici et là montraient des lueurs évidentes de plaies magiques. Elles entendaient les guerriers noirs festoyer dans une grange, seul bâtiment encore debout. Elle n’avait résisté que parce que trop éloignée pour brûler avec le reste des habitations. Une ombre noire et encapuchonnée sortit et se dirigea vers la forêt proche. Cantasha fit signe aux autres de ne pas bouger. Elle se dirigea vers là où était le sorcier. Renatka la suivit malgré ses ordres. Il avait en mains sa hache courte et fixée au dos l’autre hache. Habitué de la forêt, il se déplaçait en faisant moins de bruit que Cantasha pourtant plus légère. Il ne la voyait pas. Elle devait être protéger par des runes.
Dans une clairière, le sorcier avait allumé un petit feu dans un brasero et faisait des nuages de fumée. Renatka ne comprit pas son activité. Sûrement quelque sorcellerie dont il fallait se méfier. Même discrète, il entendait Cantasha qui contournait le sorcier. Celui-ci tout à son activité tournait autour du brasero en murmurant des mots que Renatka ne comprenait pas. Il se trouvait maintenant exactement opposé à Cantasha avec le sorcier entre eux deux. Celui-ci avait fini de déclamer et activait son feu pour faire monter de la fumée. Il tournait le dos à Renatka.
« Approche, diseuse de runes. Je ne te vois pas mais je t’entends bien ».
Il fit un geste et un éclair de lumière jaillit de sa main pour aller s’abattre derrière Cantasha dont on vit l’ombre. Le sorcier se mit à rire en faisant un autre geste.
« Tu peux toujours citer tes runes. Le sort que je viens de lancer m’en protègera. Par contre elles ne te protègeront pas des sorts que je détiens. Je ne suis pas un banal sorcier de combat, comme celui qui a raté l’homme à la flamme. Je suis assez puissant pour contrôler une grande diseuse comme toi. Alors « APPROCHE », dit-il en faisant un geste impérieux.
Cantasha sentit ses jambes se mettre à marcher contre sa volonté. Bien que rendue floue et diaphane par les runes, il lui sembla évident que le sorcier la voyait. Le brasero donnait une faible lumière, mais suffisante pour que Renatka voit l’ombre de Cantasha se diriger vers le centre de la clairière.
« Le Sorcier Noir m’a missionné pour retrouver la trace de l’homme à la flamme. Je sens que je vais lui ramener de très bonnes nouvelles. Mieux, je vais lui ramener les diseuses de runes en prime. Où est-il ?
- Tu peux toujours me tuer, Sorcier, tu ne sauras rien. A l’heure qu’il est, il doit être loin en montagne sur la route des pays de guerre pour trouver une armée.
- Ah ! Ah ! Ah ! Les espions de mon maître vous suivent depuis quelques jours et hier encore il était avec toi et les tiennes.
- Alors, ils espionnent mal. Cela fait trois jours qu’il est allé vers le pays de Corc avec les autres diseuses ».
Cantasha parlait fort, trop fort. Mais derrière ces mots elle cantilait des runes secrètes pour communiquer avec les autres. Elle leur disait de fuir avec Renatka. Shamian et Manaashia avait bien entendu le message mais ne pouvaient obéir. Renatka avait disparu. Elles essayaient de s’approcher mais comprenait bien que leurs pas dans cette forêt nocturne manquaient de discrétion.
« Tu te moques de moi, je les entends ».
Le sorcier fit un geste en disant une incantation et Cantasha devint comme une torche. Elle cria une rune et cela s’arrêta. Elle en hurla une autre et ce fut le sorcier qui dut se défendre des flammes qui l’entouraient.
« Satanée femelle, tu oses »!
Il n’alla pas plus loin. En deux pas Renatka l’avait rejoint et haché menu dans le sens littéral du terme. Immédiatement Cantasha se sentit libérée du sort qui l’avait obligée à avancer. Pendant que Shamian et Manaashia arrivaient, il se passa un étrange phénomène. Dans sa chute, le Sorcier avait entraîné le brasero. Son manteau avait pris feu. Il s’en dégageait une grande flamme verte et jaune qui prit un curieux aspect de volatile. Celui-ci s’envola sans un bruit sans un cri. Par terre, il ne restait rien.
Le petit groupe marchait vite. La peur les accompagnait. Cantasha avait touché les limites de sa puissance face à ce sorcier qui s’était joué d’elle. Sans l’intervention de Renatka, elle imaginait trop bien ce qui se serait passé. Shamian et Manaashia suivaient en serrant les deux. Beaucoup plus âgées, elles avaient du mal à suivre le rythme de la marche. Après l’épisode avec le sorcier, ils avaient fui en suivant l’instinct de Renatka. Il connaissait la montagne et avait le sens du terrain. Mais il ne savait pas aller à Simantaba.
Cantasha avait expliqué le chemin qu’elle connaissait par la plaine et décrit ce qu’elle savait de la géographie entre la vallée où ils étaient et la plaine de Simantaba non loin d’un volcan. Renatka se basait sur cela et sur son instinct pour choisir le chemin. Mais ils allaient devoir passer par le pays de Corc. La plaine à droite était aux mains des guerriers noirs, la montagne à gauche était trop escarpée et encore trop enneigée pour s’y risquer.
En deux jours, ils avaient quitté la vallée de l’incident, trouvé un premier col, traversé une autre vallée, cherché et trouvé un nouveau col. Ils remontaient maintenant l’autre versant. Arrivés sur la ligne de crête, Renatka la leur fit suivre. Ils montèrent ainsi sur le sommet local. Le temps était clair. Le regard portait loin. Ils firent une pause tout en haut.
Le soleil était haut. Ils avaient un peu de temps avant de chercher un abri pour la nuit. Assis, ils firent le point. Renatka prit la parole.
« A droite, derrière l’autre crête, c’est la vallée d’où nous venons. Derrière si nous suivions la crête, nous nous retrouverions en haute montagne. Toutes les colonnes de fumées noires qu’on peut voir dans la plaine sont à mon avis, les lieux des combats avec les guerriers noirs.
- Mais ils sont largement devant nous !
- Oui, Manaashia, c’est pour cela que nous ne pouvons pas rejoindre Simantaba par la plaine. Le sorcier noir doit savoir que nous voulons y aller et il a lancé ses troupes sur la région. C’est aussi pour cela je pense que nous avons rencontré des guerriers noirs dans la vallée avant la plaine. Le sorcier l’a laissé entendre, il nous veut, enfin surtout moi. Il faudra quand même que quelqu’un m’explique vraiment et pas seulement cette histoire de prédestination et de flamme intérieure.
- Il faudra que tu attendes de rencontrer la grande enchanteresse.
- Je sais Cantasha, mais cela ne semble pas être pour demain parce si tu regardes à gauche tu vois le pays de Corc. Des collines plus ou moins escarpées, plus ou moins espacées, et pas très accueillantes au dire de tous. Qu’en sais-tu ?
- Tout le monde a peur d’y passer. Il y existe des êtres dangereux. Il y a eu des disparus et personne ne les a revus, ni vivants ni morts. L’origine remonte à la légende de la princesse Tilouane qui devait rencontrer son futur. Son équipage complet et sa garde ont disparu. Son père et son fiancé ont envoyé moult troupes sans que personne ne retrouve rien. La légende veut que le vent pleure sa disparition les soirs sombres. Sur ceux qui y vivent, on ne sait presque rien.
- Pourtant, il faudra bien qu’on rencontre quelqu’un pour le ravitaillement.
- Là ! »
Tout le monde regarda ce que montrait Shamian. Un grand oiseau fait de lumière verte et jaune venait de passer devant eux. Cantasha cria une rune. Ce fut comme si une main avait bloqué l’oiseau. Rapidement, elle cantila d’autres runes. Entendant cela Shamian et Manaashia s’activèrent. Elles prirent un petit tube de bambou, et le donnèrent à Cantasha. L’oiseau se débattait. Les trois diseuses unirent leurs voix. L’oiseau sembla s’enrouler sur lui-même comme on roule une feuille pour la ranger. Il se débattait mais inexorablement il fut conduit dans le tube. Shamian ferma le tube et le scella avec de la résine. Elles laissèrent éclater leur joie.
« Nous avons au moins un prisonnier !
- C’est bien mais je ne sais pas s’il nous sera très utile. Partons maintenant, il nous faut un abri pour la nuit et il faudra qu’on trouve des vivres. »
Tout en parlant, Renatka avait remis son paquetage. Les trois femmes firent de même. Cantasha serra le tube au fond de son sac.
Parmi tous les sorciers qui lui devaient leur pouvoir, il était le plus puissant et il avait été vaincu. Il avait eu de la chance de tomber dans le feu, sinon le sort de sauvegarde n'aurait pas fonctionné. Le sorcier noir l'avait laissé sous cette forme immatérielle pour le punir et renforcer son contrôle. Il lui avait donné pour mission de surveiller le groupe. Il venait de sentir la capture et dans une partie de sa conscience avait vu le bouchon du tube se refermer. Il se mit en rage.
Ces f... femelles lui échappaient et l'homme à la flamme aussi. Il savait où ils étaient et maintenant, comprenait qu'ils allaient traverser le pays de Corc. Il ne connaissait que la rumeur sur ce pays. Ses sens magiques lui faisaient craindre des forces puissantes à l'oeuvre sans pouvoir en dire plus. Pourrait-il faire alliance ou les soumettre à ses volontés ? Il réorienta encore une fois ses troupes. Il savait que délaisser la plaine pouvait permettre le regroupement de tous les petits chefs. C'était un risque qu'il pouvait courir contrairement à celui de laisser l'homme à la flamme dans la nature. Il avait appris le nom de l'homme et cela aussi le perturbait. Les vibrations qui s'en dégageaient étaient sur un plan d'énergie blanche. Il connaissait les runes, mais ne savait les cantiler. Il y avait dans ce nom quelque chose des runes et dans ce qu'elles ont de bénéfiques. Lui ne fréquentait que les noires. Il décida un rituel de convocation des forces sombres. Bien sûr, il lui faudrait reprendre contact avec Takachougha, démon principal qui était toujours difficile à gérer. Lui saurait agir sur le plan des forces élémentaires y compris dans le monde de Corc. De nouveau, il exigea de ses serviteurs un cadavre d'enfant.

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