jeudi 21 avril 2011

Houtka - 19

Le temps était passé depuis le combat. Cantasha, la tête posée sur la poitrine de Renatka, s'émerveillait encore de voir les glyphes qui doucement pâlissaient. Détendue, goûtant la douceur du moment présent, elle repensait à tout ce qui était arrivé. La victoire sur la force Noire avait été longuement fêtée. Puis était venu le temps de faire le bilan des batailles et des destructions. Le monde ne pouvait plus être comme avant. La fondation était en grande partie ruinée. Presque tous les écrits avaient disparu ou étaient devenus illisibles. Les bâtiments eux-mêmes avaient beaucoup souffert. Très vite, elle avait senti qu'on ne pourrait reconstruire à la même place. La proximité de la Force Noire faisait comme une pression sur l'esprit des gens. Le peuple de la terre et le peuple des petits étaient partis assez rapidement, auréolés de la gloire des victorieux. Les habitants du village avaient vite compris que leurs vies ne continueraient pas ici. Dès que possible, ils partaient tous, les uns après les autres. A la demande de Sifréma, Cantasha avait transféré le siège de la fondation dans la maison des accueillis. Elle savait qu’elle n’y serait pas bien, rencontrant à chaque pas des images qui lui rappelaient sa mère. Pourtant ce n’est pas ce qui avait été le plus difficile. Renatka avait comblé la caverne après le départ du peuple de la terre avec la pierre la plus dure qu’il puisse fabriquer. Cela lui avait pris du temps. Cantasha avait essayé de se mettre dans le rôle de maîtresse enchanteresse. Elle avait rapidement compris qu’elle n’avait pas les talents d’organisatrice de sa mère. Petit à petit, elle avait délégué à Sifréma le soin de gérer le quotidien et de mettre en place l’organisation matérielle dans la maison des accueillis. Elle souffrait physiquement de la proximité de la Force Noire. Le manque d'amour faisait douloureusement pulser la rune d'amour premier. Elle comprit alors pleinement les paroles de l'être double. La suite avait été évidente. Il était nécessaire que les cantileuses quittent ces lieux. Sifréma s'y opposa. Arguant de la nécessité de surveiller la noire prison, elle plaida pour rester. Cantasha avait trouvé cela juste. Un jour de soleil, Cantasha avait donné le signal du départ. La majorité des cantileuses partait avec elle, mais un bon groupe restait autour de Sifréma pour devenir les gardiennes du lieu. Sifréma imposa une règle de vie faite d’ascèse, de prières et de privations. Seules les plus fortes restèrent au bout du compte. Le plus étrange fut que cela attira des vocations, ou des gens à la recherche de rédemption. Longtemps après elles devinrent légendaires sous le nom des gardiennes de la montagne noire, dont les récits chantèrent le courage et la loyauté.
Depuis, la fondation marchait vers le lieu d’une nouvelle implantation. Si certaines avaient pensé trouver rapidement cet endroit, elles avaient déchanté. La lune était déjà redevenue pleine deux fois sans que Cantasha ne donne l’ordre de s’arrêter.
Une routine s'installait progressivement dans le groupe. Chacune avait pris ce qu'elle pouvait porter. La charge des écrits avait été répartie du mieux possible, mais il avait fallu faire des choix. La maison des accueillis gardait une bonne partie des supports mais les plus sacrés, les plus secrets étaient du voyage. Certaines runes allégeaient la peine du portage. Malgré cela, Cantasha avait tranché pour ne prendre que l'essentiel. Elle avait voulu que ce qu'elle laissait ne permette pas que le mal puisse utiliser les runes, en tout cas qu'il n'ait pas accès aux plus puissantes. Pendant la marche elle tenait comme d'habitude la tête du convoi avec Renatka. Derrière, plus ou moins en ligne suivaient les autres cantileuses avec ou sans leurs compagnons. Faire se déplacer un tel groupe représentait une difficulté d'approvisionnement et d'hébergement. Leur progression était de ce fait plutôt lente. Laissant derrière eux la vallée de la fondation, ils étaient partis à l'opposé des rivières et du royaume d'Ashra. Ils remontaient ainsi une vallée large où coulait un ruisseau peu profond. Elle était composée d’une alternance de zones boisées et de cultures. L’air était doux, bien que les nuits soient un peu fraîches. Pour beaucoup, il s’agissait du premier voyage. Les habitants de la région connaissaient la fondation. Ils étaient heureux d’avoir des nouvelles des évènements qui avaient eu lieu à quelques dizaines de jours de marche de chez eux. L’accueil était cordial mais la peur de ne pouvoir nourrir tout ce monde était présente. Ils avaient rencontré deux gros bourgs depuis leur départ. A chaque fois Cantasha avait désigné une cantileuse pour rester en poste là et servir de relais au besoin. Elle ne l’avait pas fait au hasard. Elle pouvait sentir la lassitude chez certaines de ses compagnes. Elle avait ainsi dans les deux cas choisi celle qui était arrivée au bout de ce qu’elle pouvait supporter. A Renatka qui lui avait demandé si elle savait où elle allait, Cantasha avait répondu par la négative. Elle ressentait seulement que le chemin pour l’instant remontait la vallée. Renatka n'avait pas insisté. Il était d’ailleurs heureux de retrouver une région faite de vallées et de forêts. La chasse et la pêche l’occupaient souvent. Il aimait cette vie simple.
Ils arrivèrent face à une falaise. Une chute alimentait la vasque d'où était issu le ruisseau. Un étroit chemin rejoignait le haut de la paroi. On voyait quelques habitations près du sommet sans signe de vie. Seul claquait au vent le tissu attaché à un poteau planté à côté de la chute d’eau. Cantasha frissonna. Renatka qui la tenait par la main donna l’ordre de s’arrêter. Depuis le temps qu’ils marchaient, ils n’avaient rencontré aucun ennui. Ils avaient vécu cette période comme des amoureux insouciants profitant de la vie. Renatka se tourna vers Cantasha :
- Que se passe-t-il ?
- Je sens des forces à l’œuvre.
- Bonnes ou mauvaises ?
- Je ne sais pas. Étranges en tout cas.
- Installons-nous ici pour la nuit. Demain, il fera jour et nous pourrons faire une reconnaissance.
La journée était à peine à son midi qu’ils s’installèrent pour la nuit. Tous ceux qui arrivèrent regardèrent vers le poteau. Renatka remarqua que tous posaient leurs affaires à distance de la falaise. Il profita de l’après-midi pour explorer le pied de la falaise. L’eau tombait dans une vasque de pierre puis s’écoulait par de petites cascades. On pouvait en faire le tour. La paroi rocheuse faisait presque un demi-cercle en léger surplomb, interdisant l’escalade. Moins sensible que Cantasha, il ressentait quand même un certain malaise à se promener au pied de l’escarpement. Un repli de terrain lui permit de prendre un peu de hauteur. Arrivé en haut, il découvrit ses compagnons s’installant à au moins une distance de deux jets de pierre. Parcourant du regard l’autre côté il vit un peu mieux le chemin. Celui-ci serpentait sur les contreforts de la falaise et semblait disparaître. Une ombre dans le soleil attira son œil. Cela ressemblait à la silhouette de quelqu’un. A cette distance, il lui sembla voir des mouvements. Il décida d’aller voir. Il rebroussa chemin, repassa derrière la chute d’eau. Il eut l’impression que le bruit était plus fort, comme si le débit du ruisseau avait augmenté. Il continua vers l’autre versant. Trouvant le début du chemin, il s’y engagea tout en restant prudent. Le bruit de l’eau couvrait les bruits de ses pas. Il progressa doucement, prêt à se défendre. La végétation et les tournants limitaient la visibilité. A chaque fois qu’il ne voyait plus la suite du sentier, il marquait une pause, écoutait, puis jetait un coup d’œil avant de continuer. A cause du tracé tourmenté du parcours, il mit beaucoup de temps à atteindre le niveau où il pensait avoir vu quelqu’un. Il s’arrêta plus longuement en entendant comme des gémissements un peu plus loin après un virage. S’approchant le plus discrètement possible, il écouta. Le bruit se répétait. Dans sa répétition même, il y avait quelque chose d’étrange. Il attendit, écoutant, pas de bruit de pas, juste cet étrange gémissement. Il essayait d’imaginer quel gosier pouvait ainsi s’exprimer. Il ne trouva rien dans sa mémoire qui poussait de tels cris. Jetant un coup rapide coup d’œil sur le chemin après le tournant, il ne vit rien. Il se coula le plus silencieusement possible derrière un rocher, puis derrière un autre. Le bruit se rapprochait sans changer de rythme. Encore un effort, il allait voir.
Il ne s’attendait pas à ce qu’il découvrit. Planté au bord du chemin, un poteau peint était surmonté d’un crâne. Autour, d’autres poteaux, peints eux aussi. Le haut était sculpté de formes étranges. Certaines pouvaient évoquer des oiseaux mais les autres étaient trop abîmées pour être identifiables. C’est le bruit du vent passant à travers cet ensemble qui provoquait le gémissement. Renatka s’approcha davantage. Il remarqua alors que la peinture était vieille. Regardant l’ensemble, il se mit à évoquer une porte. Craignant de mal faire, il rebroussa chemin. Il fallait qu’il en parle à Cantasha. Peut-être aurait-elle une idée de la signification de ce qu’il avait vu ?
Renatka rapporta ce qu’il avait vu. Tout le monde en parla pendant un long moment. L’ignorance était générale. Le plus proche village était à quelques jours de marche de là. Cantasha décida d’y envoyer quelqu’un pour se renseigner. Le malaise était général. La nuit tomba doucement sans qu’une réponse soit apportée. Cantasha et Renatka se retirèrent sous leur tente. Ils l’avaient dressée les premiers. Toutes les autres étaient derrière eux. Renatka sourit en voyant cela. Ils étaient les plus près de la falaise. Lentement le camp se préparait pour la nuit. Le bruit devenait moins fort. L’intimité de leur corps à corps fut interrompue par le bruit. Ce fut comme un gigantesque gémissement. En un instant, tout le monde fut dehors pour voir ce qui se passait. Le son continuait. Dans le noir de la nuit, on ne voyait rien. La lueur des étoiles ne révélait rien. Renatka fit naître de la lumière de ses mains et la projeta vers ce qu’il pensait être la source du bruit. Il éclaira la paroi rocheuse de la falaise. Il ne vit rien. De mémoire, il pensa qu’il illuminait la région du chemin. Était-ce encore le vent ? Les arbres semblaient agités. Dans le creux où ils étaient, il n’avait pas le sentiment que le vent était très fort. Cantasha à ses côtés, ne disait rien. Par contre, derrière eux, les discussions allaient bon train. Toutes les hypothèses étaient passées en revue. Il entendait évoquer les démons, les esprits des morts, les guerriers maudits… Il ne connaissait pas d’histoire de guerriers maudits. Il s’adressa à Cantasha :
- Sens-tu quelque chose ou quelqu’un ?
- Je n’aime pas cet endroit. Les forces sont plus fortes cette nuit. Ce gémissement m’évoque un souvenir, mais cela reste vague.
- Peut-être n’est-ce que le vent qui joue dans la falaise.
- Non, je ne crois pas.
Parfois le gémissement devenait hululement. Par cette nuit sans lune, la peur fit son apparition dans le camp des diseuses. Les enchanteresses s’étaient rapprochées de leur maîtresse. Cantasha tint conseil avec elle.
- Là !
Le cri fit se retourner tout le monde. Renatka qui continuait à promener la lumière sur la paroi, regarda celle qui avait crié. Elle pointait du doigt vers la falaise Maintenant tout le monde scrutait la paroi rocheuse.
- J’ai vu une ombre là-haut !
- Où ça ?
- Vers le sommet, près du ruisseau.
Renatka déplaça la lumière vers le lieu indiqué. Le poteau au bord de l’eau apparut. Il eut l’impression que quelque chose de furtif se reculait brusquement. Il se demanda si ce n’était pas un effet de son imagination. L’eau s’arrêta de couler. Il n’y eut plus comme bruit que le gémissement. Ceux qui avaient des armes les avaient prises. Les cantileuses avaient resserré les rangs autour des enchanteresses. Des runes de visions nocturnes furent cantilées, puis d’autres runes pour détecter les présences hostiles. La voix de Cantasha s’éleva.
- Il y a un danger !
- Que sentez-vous, Maîtresse ?
- Là-haut, il y a un danger qui se prépare.
Tout le monde était sur le qui-vive, guettant les premiers signes d’une attaque. Rien ne vint. Le temps passait. Les enchanteresses sentaient la menace sans pouvoir la préciser. Cantasha avait demandé à Renatka de rester pour protéger le camp. La tension montait dans le groupe. Elle atteint son acmé quand cessa le gémissement. Dans le brusque silence de la nuit, tous sentirent leurs nerfs à vif. Ce fut alors que le premier craquement se fit entendre.
Une masse que la nuit rendait immense apparut au sommet de la falaise, accompagnée de bruits effrayants, de craquements, de gémissements, de grincements. Tous ceux qui regardaient furent comme tétanisés. Cela ne ressemblait à aucun animal connu. Chacun imagina une bête ou un monstre différents. La masse s’arrêta, sembla hésiter. Puis elle se mit à trembler avec un sourd grondement. Dans un bruit de tonnerre, elle jaillit de la montagne. Renatka d’un vent puissant détourna ce qui arrivait vers l’autre côté de la vallée. Tout s’écrasa dans un bruit d’apocalypse, projetant de l’eau partout alentour. Puis ce fut le silence seulement troublé par le bruit de la chute d’eau. S’approchant pour regarder, ils virent un entremêlement de branches, d’arbres et de troncs.
Quand Cantasha annonça qu’elle ne sentait plus de danger, les langues se délièrent. Toutes les hypothèses furent évoquées. La moins probable, selon l’avis général, était un barrage naturel par un arbre tombé ayant obstrué le cours du ruisseau. Celle qui détenait les faveurs du plus
grand nombre était que la montagne au-dessus avait envoyé un avertissement car elle ne voulait pas que le groupe passe. Renatka fit établir une garde pour la nuit. Ce fut la première garde depuis qu’ils avaient quitté la fondation. Tous furent volontaires pour la faire.
Renatka rejoignit Cantasha sous la tente.
- La garde n’était pas nécessaire, il n’y a plus de danger immédiat.
- Je te crois, Cantasha, mais cela va les rassurer de monter la garde.
- Moi aussi j’ai besoin que tu me rassures.
Renatka se coucha contre sa bien-aimée. Leurs corps nus s’épousaient tendrement.
- Toi, la maîtresse enchanteresse, tu as besoin d’être rassurée ?
- Je sens que nous sommes attendus, mais je ne sais pas ce que je sens. C’est fort et je ne sais pas si nous aurons la force de passer par là où nous devons passer.
- Tu préfères que nous fassions demi-tour pour chercher un autre passage.
- Non ! Nous sommes sur le bon chemin mais il n’est pas facile. Demain, il fera jour. Cette nuit nous ne sommes plus en danger.
Guidant les mains de son bien-aimé, elle l’amena à se taire.
Le matin, Cantasha envoya une enchanteresse pour recueillir des renseignements au village qu’ils avaient traversé deux jours plus tôt. A marche forcée, elle y serait le jour même et pourrait revenir le lendemain. Une ou deux journées de repos leur feraient du bien. Une équipe de chasseurs et une de cueilleuses furent mises en place. Les autres explorèrent la vallée mais sans s’approcher du chemin qui serpentait sur la falaise. Cantasha et Renatka furent les seuls à oser s’aventurer par là. Les gémissements reprirent quand ils arrivèrent au dernier tournant. Ils continuèrent jusqu’au poteau. Cantasha voulait le voir de ses yeux. Il était plus grand qu’elle. Le crâne dessus était humain. Il avait été enduit d’une couleur tirant sur le jaune. Derrière les autres poteaux étaient de tailles différentes. Il y avait des petits, d’autres étaient plus grands. Ils étaient tous surmontés d’une silhouette. De près et dans la pleine lumière du jour, Renatka comprit que sa première impression lui avait fait prendre pour des volatiles ce qui maintenant lui évoquait fortement des formes humaines courant avec leurs capes. Il s’en ouvrit à Cantasha :
- Regarde, on dirait des guerriers courant avec la cape au vent !
- Oui, c’est très étrange. Qui a bien pu sculpter cela ici ?
- Je pense encore à une porte en voyant cela.
- Moi aussi, je sens le passage et le danger. Mais je ne vois rien.
Cantasha cantila une rune de paix. Le gémissement faiblit.
- Ici, la peine est grande pour que les runes de paix soient efficaces.
- Es-tu sûre que nous devons passer par ici ?
- Non, mais je ne vois pas, je ne sens pas d’autre chemin. Attendons le retour de l’envoyée, alors nous déciderons.
Cantilant encore des runes de paix, Cantasha se recula doucement, imitée par Renatka. Après le tournant, ils reprirent une marche normale. Derrière eux le gémissement avait repris.
Avec la tombée de la nuit, tous devinrent nerveux. Cantasha les rassura. Ce soir il n’y avait pas de danger. A leur demande sur l’avenir, elle fit la même réponse qu’à Renatka. Elle organisa avec les enchanteresses une cérémonie runique pour essayer d’explorer les différents plans d’énergie. Celle-ci déstabilisa la petite communauté plus qu’elle ne la rassura. Quel que soit le rite déployé et les runes cantilées, elles ne purent passer après le poteau au crâne. Si elles pouvaient explorer la vallée et ceux qui y habitaient, elles rencontraient un véritable mur chaque fois qu’elles tournaient leur attention vers la falaise et ce qui était en haut.
La nuit pourtant se passa calmement. Le jour suivant, les chasseurs contribuèrent à entretenir le trouble. Poursuivant une bête, ils avaient été littéralement bloqués en essayant de la suivre au-dessus de la crête. Celle-ci avait sauté un petit cordon de pierre apparemment sans difficulté. Eux, tout à leur chasse, l’avaient poursuivie, le premier s’était écrasé comme sur un mur invisible. Les autres s’étaient approchés plus lentement mais tous avait palpé la barrière qui bien qu’invisible, était réelle. Cantasha les interrogea sur ce qu’ils avaient vu de l’autre côté. Pour eux, tout était normal. Même après le choc sur ce mur immatériel, l’aspect de ce qu’il voyait était identique à ce qu’ils avaient parcouru jusque là. Certaines cueilleuses firent le même récit à leur retour. Une certaine inquiétude gagna le groupe. Bien que la région soit giboyeuse et riche en baies de toutes sortes, beaucoup exprimèrent le souhait de s’éloigner et de faire demi-tour. Cantasha fit preuve d’autorité. La décision serait prise quand l’envoyée serait de retour et pas avant. En attendant, elle posa l’interdit de s’approcher des limites découvertes. La vallée leur était ouverte, quant aux sommets, le mieux était de se tenir à distance.
La journée passa sans que ne revienne l’enchanteresse partie au village. Chacun passa le temps comme il pouvait. Renatka renvoya les chasseurs et les cueilleuses faire des provisions. Ils firent très attention d’être de retour avant la nuit. Dans la soirée, Cantasha fit faire des groupes d’enseignement pour occuper les esprits. Quand ce fut le moment d’aller dormir, nombreux furent ceux qui retardèrent leur départ des cercles de lumière autour des feux. La nuit passa calmement. C’est à peine si les plus près de la falaise entendirent les gémissements.
La matinée était bien avancée quand la guetteuse accourut vers Cantasha :
- Maîtresse enchanteresse ! Maîtresse enchanteresse ! Elle approche ! J’ai vu celle que vous avez envoyée. Au plus tard, elle sera là pour le repas.
A son arrivée l’envoyée fut très entourée. Elle attendit d’être devant la maîtresse enchanteresse pour prendre la parole. Cantasha, voyant l’anxiété dans les yeux de ceux qui l’entouraient, lui donna l’ordre de parler devant tous.
- Maîtresse enchanteresse, et vous compagnes, je vais vous faire récit de ma mission. J’ai été envoyée au village pour recueillir des renseignements sur ce lieu et ce qui s’y passe. J’ai été très déçue car les villageois ne savent rien. Le lieu est « Tanka-tanka », ce qu’on peut traduire par : très défendu. Personne n’aurait l’idée de s’aventurer sur ce chemin. Ils ont été étonnés qu’il soit encore tracé. De mémoire de villageois, personne n’a été par là depuis des générations. J’ai insisté pour en savoir plus. On m’a renvoyée de plus âgé en plus âgé. C’est ainsi que je me suis retrouvée dans une cabane en lisière de forêt, au chevet d’un mourant. « Personne ne vous le dira. Ils ont trop peur. Il vous faut aller voir celle qui tisse le fil de la mémoire là-haut sur la crête ! » Épuisé par ces paroles, il s’est tu. J’ai demandé à la femme qui rentrait dans la cabane où était celle qui tisse le fil de la mémoire. Elle a ouvert des yeux apeurés et a murmuré un semblant de rune de protection. J’ai cantilé des runes de paix et de protection sur elle, sur le mourant et sur sa maison. Cela a semblé la rassurer. Elle m’a indiqué un chemin qui ressemblait plus à la trace d’une bête qu’à un chemin pour humain. A l’aide d’une rune de discernement, j’ai suivi la trace jusqu’au pied de la crête qui domine le village du côté du soleil couchant. C’était le crépuscule quand j’ai vu une grotte éclairée par un feu. Je me suis approchée après avoir dit des runes de discrétion. J’ai jeté un coup d’œil dans la grotte. C’est alors que la femme à l’intérieur m’a interpellée : « Entre cantileuse ! Je t’ai entendue ! ». Je me suis approchée d’elle. Il faut imaginer une petite femme, presque une naine mais bien proportionnée, habillée d’une robe de grosse toile. Un voile couvrait son visage. « Permets que je garde mon voile, cantileuse. Mon visage est aussi affreux que mes mains ». J’ai sursauté en voyant les cicatrices des atroces brûlures qui lui déformaient les mains. « Ne crains pas, cantileuse. Depuis le temps, je ne souffre pas plus que ceux de mon âge. Voilà bien longtemps que personne n’était monté jusqu’à mon humble demeure. Qu’est- ce qui t’a conduit jusque là ? » Je lui expliquais le but de ma mission. Elle eut l’air embarrassée. « Le lieu est Tanka-tanka. Vous ne devriez pas y aller ! » Je lui ai alors dit que la maîtresse enchanteresse avait l’intuition qu’il fallait passer par là. Elle a raclé sa gorge : « assois-toi et écoute. Sur le chemin qui jamais ne s’efface, beaucoup ont couru pour attraper la gloire et le pouvoir. J’en ai vu passer de fiers guerriers, sûrs de leurs armes et de leur chance. Ils ont tous disparu. D’eux il ne reste que des figurines sur des poteaux à côté de la porte. Voulez-vous connaître le même sort ? » Je suis restée en silence. Elle a soupiré et a repris. « Il fut un temps où j’étais jeune et ma foi assez jolie. J’habitais un endroit maintenant abandonné loin d’ici. J’étais l’élève des filles de la mémoire. On nous plaçait là pour que nous apprenions les signes et les façons de les tisser. Puis quand nous étions formées, on nous plaçait chez les puissants pour tenir leurs chroniques. C’est ainsi que je me suis retrouvée loin des miens chez un seigneur petit par son fief mais grand par ses appétits. J’y ai fait mon travail. De petites guerres, en trahison, soudoyant les uns, assassinant ceux qu’il ne pouvait acheter, il est devenu un puissant avec qui il fallait compter. Je l’accompagnais partout car tel était son désir. Je tissais les fils de sa vie sur ma toile mémoire. J’y mettais ce qu’il faisait en bien comme en mal. Je dois reconnaître qu’il y avait plus de mal que de bien ce qui rendait mon œuvre bien sombre. Parfois je rencontrais une autre tisseuse et nous lisions nos toiles. Mon seigneur est devenu légendaire de son vivant. Grand guerrier, chef d’une puissante armée, pour les autres il ne lui manquait rien. Mais lui n’était pas heureux. Tout ce qu’il avait convoité, il l’avait, toutes les femmes qu’il avait désirées, il les avait eues. Sa descendance était assurée mais il n’était pas heureux. C’est alors qu’il entendit parler du pays de Raiwe. Je ne sais qui lui en a parlé pour la première fois ni ce qui lui a été dit. Sur ma toile mémoire est simplement tissé le compte-rendu du conseil durant lequel il a annoncé qu’il allait partir à la conquête de ce royaume. A son premier conseiller qui lui demandait ce que ce fief avait de spécial, il a répondu qu’on pouvait y accomplir tous ses désirs. Il est parti à la tête d’une forte armée. J’étais bien sûr du voyage. Cette expédition fut une calamité. Depuis les fièvres qui ont décimé ses troupes, jusqu’à la défaite devant des forces bien supérieures, d’autres auraient renoncé, mais pas lui. Il avait un but à sa convoitise. Il nous fallut bien des détours pour arriver là où vous êtes aujourd’hui. Il est arrivé au bout de la vallée avec une poignée d’hommes fatigués et à bout de ressources. Lui ne doutait de rien. La vue du poteau sur la cascade l’a transporté de joie. C’est presque en courant qu’il a gravi le chemin. Il s’est arrêté au poteau peint sur le chemin à cause des gémissements. Une toile mémoire y était attachée. Je lui ai signalé. Dessus était tissée une énigme : Roi, ici, tu peux être si la réponse à ton désir tu connais. Mon seigneur est parti d’un grand rire. Son désir était d’être roi. Alors il s’est avancé. Comme toujours je l’ai suivi. Quand il a eu dépassé le poteau, un guerrier en armure est apparu sur le chemin. Dégainant sa grande épée, mon seigneur est parti, joyeux, pour combattre. Je me suis arrêtée sur le chemin. Le combat fut long. Fatiguée, je me suis appuyée sur le poteau. L’orage a éclaté. Les éclairs ont frappé de grands arbres autour qui tombaient avec tonnerre. Les deux combattants se sont empoignés. Chacun tenait la main droite de l’autre pour l’empêcher de se servir de son arme. Ce fut comme s’ils dansaient les épées pointées vers le ciel. J’ai vu le feu du ciel toucher leurs épées et bondir vers moi. Quand je me suis réveillée, les hommes de mon seigneur m’avaient tirée en arrière. J’étais horriblement brûlée et je ne voyais plus rien. Ils m’ont redescendue jusqu’au lieu où ils ont fondé ce village. Ils m’ont soignée, j’ai survécu. J’ai appris à tisser sans mes yeux. Depuis je tiens leurs chroniques ce qui ne fait pas beaucoup de travail et je médite. » La vieille aveugle s’était tue. J’ai attendu qu’elle reprenne, mais comme elle semblait perdue dans ses pensées, je l’ai interrogée sur le temps écoulé depuis les faits qu’elle m’avait racontée. « Oui, diseuse, je comprends ton étonnement. Depuis cet évènement, je médite. Je ne suis pas encore morte, alors que des générations et des générations d’hommes se sont succédées au village. Je crois que moi aussi je ne connaissais pas mon désir. Je me suis avancée dans le royaume de Raiwe avec le désir de savoir la fin de l’histoire qui comme chacun sait n’en a pas. Maintenant, je suis maudite et condamnée à rester témoin impuissante du temps qui passe. Mais le jour se lève, diseuse. Va, ta maîtresse t’attend. » Je l’ai quittée et je suis revenue vous faire récit. Mes paroles sont véridiques.
Entendant la conclusion dite en rune sur la véracité de ces paroles, Cantasha remercia l’enchanteresse. Elle convoqua le conseil pour la fin de journée, après que chacun se soit restauré et reposé. Elle fit signe à Renatka et alla vers sa tente.
Le conseil des enchanteresses avait été difficile. Elles n’étaient pas du tout prêtes à laisser Cantasha faire ce qu’elle avait en tête. Elles avaient mis en avant la nécessité de diriger le groupe, de l’impossibilité actuelle de faire une cérémonie des corps et de donner une successeuse à la maîtresse enchanteresse si elle disparaissait. Pourtant Cantasha campait sur sa position. Elle s’en était ouverte à Renatka dans l’après-midi. Son intuition lui disait que le chemin, son chemin passait devant ce poteau couvert d’un crâne. Celui-ci n’avait rien rétorqué. Il avait simplement dit : « Je te suis » Tout autre avait été la réaction des enchanteresses. Sa proposition avait été accueillie par des cris d’étonnement et de colère. Le récit de la tisseuse de mémoire était clair. C’est la mort qui attendait Cantasha sur ce chemin.
Toutes le refusaient. Pourtant Cantasha ne voyait pas d’autre possible. Pour mettre fin aux discussions, elle fit faire un rite divinatoire. Sortant les pierres de divination de sa robe, ces pierres qui auraient dû être gardées dans leur abri secret de la pièce grotte de la fondation firent sensation parmi les enchanteresses. Elles ne les avaient pas vues depuis la bataille et les pensaient perdues. Aucune ne mit en doute leur authenticité. Comprenant que les temps changeaient et que plus rien ne serait comme avant, elles s’activèrent pour préparer le tracé des rune inachevées. Quand tout fut prêt, Cantasha prit les pierres dans ses mains, les portant à sa bouche murmura la rune sacrée du nom donné Cal…ent…blu, puis elle les lança au centre des runes inachevées. Pour la première fois depuis des temps et des temps, un étranger assistait au conseil : Renatka. Celui-ci contempla les runes inachevées se tordre et changer lorsque les pierres touchèrent le sol. Les enchanteresses et même Cantasha eurent un hoquet de surprise. En lieu et place de runes à déchiffrer, les volutes des runes inachevées dessinèrent un poteau surmonté d’un crâne. Un linge y était attaché et dessus elle purent lire : « Je t’attends, puisses-tu être l’être puissant que j’attends ! ». Quand la vision se fut évanouie, personne n’ouvrit la bouche pendant un moment. Puis une enchanteresse, mettant genou à terre dit la formule rituelle de soumission. Les autres s’y associèrent plus ou moins vite mais aucune n’osa contester la décision de Cantasha. La suite du conseil fut technique et parla de l’organisation du groupe pendant l’absence de la maîtresse enchanteresse. Tout fut passé en revue, même l’hypothèse de la disparition de Cantasha.
Tard dans la nuit, elles se séparèrent et prirent du repos. Le départ avait été fixé le jour suivant. Cela laissait un peu de temps pour que la maîtresse enchanteresse fasse part de sa décision au groupe et puisse faire les rites nécessaires à son absence. Comme une ombre, Renatka l’accompagna partout.
Le jour se levait à peine quand Cantasha et Renatka démontèrent la tente et chargèrent leurs sacs pour le voyage. Le groupe s'était massé de part et d'autre du chemin. Lors du passage du couple au milieu d'elles, les cantileuses entonnèrent le chant de bénédiction. Ils dépassèrent les derniers et commencèrent l'ascension. Comme lors de leur dernière venue, les gémissements se firent entendre quand ils approchèrent du poteau. Ils s'arrêtèrent juste avant. L'aspect du chemin était le même, après, rien ne semblait marquer la frontière hormis le poteau sur le côté. Renatka prit la main de Cantasha qui la lui serra fortement en retour. Ils firent ensemble un grand pas en avant. Ils furent soulagés mais déçus que rien ne se passe. Les gémissements étaient toujours présents, un peu plus forts peut-être mais, pas de guerrier armé pour les accueillir, pas de mur invisible pour empêcher leur passage. Ils firent encore un pas, puis un autre, se rapprochant des autres poteaux. Les gémissements venaient d'eux. En suivant le chemin, ils arrivèrent près des poteaux gémissants. Ils furent étonnés par leur nombre qu'on ne pouvait deviner d'en bas. Certains semblaient très vieux, très abîmés, d'autres avaient mieux résisté au temps ou étaient plus récents. Chacun d'eux étaient surmontés d'une statuette. Les plus anciennes n'étaient plus que des silhouettes sans détails mais ils reconnurent sans difficulté le seigneur qu'avait décrit la tisseuse de mémoire, à la position de son épée pointée vers le ciel. Aucun détail ne manquait. Renatka pensa qu’on aurait pu lui compter les poils de la barbe. Cantasha, après avoir cantilé des runes d’apaisement et de bénédictions, lui fit signe de continuer. Le sentier continuait en serpentant à flanc de falaise, se coulant dans les reliefs de la pierre pour s’élever doucement mais régulièrement. Ils se retrouvèrent en haut sans avoir eu le sentiment de monter. L’arrivée sur le plateau était marquée par un autre poteau. Ils s’aperçurent qu’il s’agissait de celui à côté de la chute d’eau. Renatka s’approcha pour faire un signe à ceux restés en bas. Devant le mauvais état du terrain, il renonça à approcher du bord. Tournant le dos à la falaise, ils prirent la route qui s’ouvrait devant eux. La matinée passa tranquillement. Ils marchaient d’un bon pas sur une route où un chariot aurait été à l’aise. Ils remontaient le ruisseau qui allait à la chute dans une forêt dont Renatka dit qu’elle ne connaissait pas les bûcherons. Il pensa à un autre cours d’eau et en fit part à Cantasha. C’est en parlant de tous ces évènements et du malaise qui ne les avait pas quitté qu’ils arrivèrent au carrefour. Le ruisseau prenait sa source là. Une fontaine émettait un son joyeux en alimentant un abreuvoir. Ils découvrirent un peu plus le pays. Ils étaient sur une petite colline couverte de la forêt qu’ils venaient de traverser. De l’autre côté du carrefour, par une brèche dans la verdure, on voyait une plaine cultivée, aux multiples parcelles. Le carrefour comportait trois branches.
- Vers où veux-tu que nous allions ?
- Je ne sais pas, Renatka. Reposons-nous un peu. Je pense mal le ventre vide.
Posant leurs sacs, il prépara un repas fait de baies et de viande séchée. La conversation tournait autour de leur chemin du matin et de la direction à prendre, quand ils entendirent des bruits de pas venant du chemin de gauche. Se levant, ils découvrirent en premier les ombres de deux personnes marchant à pied. Le premier qui apparut était un homme grand, aux vêtements bariolés portant un instrument à corde sur son dos attaché par une corde. Le deuxième personnage se révéla être une femme croulant sous le poids d’un sac presque aussi gros qu’elle.
Après des salutations, ils posèrent leurs affaires et s’installèrent aussi pour manger. L’homme était brutal avec la femme. Ses paroles et ses manières déplurent à Cantasha et Renatka. Ayant besoin de renseignements, ils durent se résoudre à lier conversation.
- Nous arrivons dans ce royaume, dit Cantasha
- Ça s’voit ! répondit l’homme. Avec un accoutrement comme le vôtre, on risque pas d’vous confondre avec quelqu’un du coin !
Qu’on puisse qualifier sa robe de maîtresse enchanteresse d’accoutrement, toucha Cantasha beaucoup plus qu’elle ne l’aurait pensé. Renatka lui pressa la main pour qu’elle garde le silence. Il demanda :
- Où est-on ici ?
- S’êtes vraiment pas dégourdis, c’est le royaume de Raiwe ici. On n’aime pas trop ceux qu’on connaît pas. D’ailleurs vous venez d’où ?
- Nous arrivons de la fondation.
- Et c’est où ça ?
- Assez loin après la falaise. Nous avons eu la guerre, alors nous sommes partis.
- S’êtes des réfugiés alors ?
- Pas vraiment, mais la guerre a fait beaucoup de dégâts. Nous cherchons un coin où nous poser.
- S’avez de thunes ?
- Des quoi ?
- De l’or quoi !
- Non, juste nos affaires.
- Des armes, alors !
- Non plus ;
- Pas d’or, pas d’armes et vous voulez vous installer ici !
- Nous pensions travailler.
- Ecoute, espèce de tatoué, ici avec une tête comme la tienne personne voudra de toi, même pour vider sa merde. T’as une gueule à porter le mauvais. S’il est ici c’est mal vu ! Quant à l’autre mal fagotée, elle pourra p’têtre faire souillon dans une auberge.
- Vous n’êtes pas encourageant !
- Tu vois le mieux, c’est que tu prennes tes affaires, ta copine et que tu repartes d’où tu viens.
Renatka sentait Cantasha bouillir intérieurement. Il lui adressa une rune d’avertissement de danger en la traçant de la main comme elle lui avait appris.
- Je suis bien d’accord mais nous ne pouvons pas repartir, vu ce qui s’est passé à la guerre. Nous préférerions quand même tenter notre chance un peu plus loin. Il n’y a pas un village ou un bourg dans le coin ?
- Si, y’a Taldich, où on va pour la foire. Y aura du monde, s’allez pas être bien accueillis.
- Je le crains mais nous allons quand même tenter notre chance par là.
La conversation continua entre les deux hommes. Cantasha avait préféré s’éloigner. A la manière dont elle rangeait les affaires, Renatka sentait sa colère. Le musicien tenta encore de les convaincre de repartir, puis voyant que cela ne servirait à rien, il mit son veto à ce qu’ils l’accompagnent. Il consentit à leur donner quelques explications sur le chemin en échange de la promesse qu’ils feraient comme sils ne s’étaient jamais rencontrés. Bousculant la femme, lui aboyant dessus pour qu’elle se dépêche, ils se mirent en route pour s’éloigner au plus vite.
Une fois seule, Cantasha se laissa aller à sa colère. Demandant assez brutalement à Renatka pourquoi, il n’avait pas voulu qu’elle lui dise ce qu’elle avait sur le cœur.
- Tu ne sens pas comme ce royaume est étrange. Je me pose la question depuis que nous avons vu les poteaux aux silhouettes de savoir l’épreuve qui nous est réservée. Qu’a dit la tisseuse ?
- Que son seigneur était mort foudroyé en combattant. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec nous ?
- Tu étais prête à combattre cet homme pour tes idées. Comme le seigneur qui a rencontré un adversaire qui a su le défier. Autre chose m’inquiète, l’adversaire du seigneur n’est pas en statuette, lui. De plus, ce n’est pas lui qui tue le seigneur, c’est la foudre. Je crois que nous avons intérêt à nous méfier dans ce royaume de Raiwe. Il y a des forces en action que je sens redoutables.
Ils finirent de se préparer en silence puis prirent le même chemin que le musicien et sa compagne.
Ils avancèrent un moment dans la forêt avant de déboucher dans une plaine cultivée. Ils s'arrêtèrent un moment pour découvrir le paysage. On avait l'impression d'une mosaïque de petits champs de couleurs différentes suivant la culture. Quelques vallonnements venaient rompre la régularité du découpage. Ça et là des bois et des forêts mettaient une touche vert foncé. Cette impression idyllique fut rompue quand leurs regards se posèrent sur la forteresse. Écrasant le paysage de son imposante structure, elle évoquait la puissance brute. La sombre couleur de ses pierres faisait naître le malaise. Cantasha partagea son ressenti avec Renatka. Le pays de Raiwe parlait de puissance et l'étalait. Renatka estima qu'il leur faudrait deux jours de marche pour atteindre la ville. Ils reprirent leur cheminement. Il y eut une sonnerie de trompe. Cantasha sursauta de surprise. Ils virent alors les gens arrêter le travail des champs et rejoindre les sentiers. Quand ceux-ci virent le couple sur la route qu’ils rejoignaient, il y eut comme un grondement de réprobation. Bientôt, Cantasha et Renatka les virent se rassembler. Ils décidèrent de s’arrêter. Renatka conduisit Cantasha près d’un petit épaulement de la route.
- Je n’aime pas cela. Reste derrière moi, ces gens qui se groupent en nous regardant bizarrement pourraient devenir dangereux.
- Je sens leur tension mais pourquoi nous voudraient-ils du mal ?
- Tu as toujours vécu pour et avec la fondation, femme de mon cœur, mais ici ta robe ne leur dit rien d’autre que ton étrangeté. Dans mon village, on n’aimait pas les étrangers à la région. Trop souvent cela a été le début des ennuis.
- Mais, je ne leur veux pas de mal.
- Tu le sais, mais eux le savent-ils ?
La première pierre tomba assez loin pour les alerter sans les toucher. Renatka se tourna vers le groupe et fit un geste de paix en levant la main tendue vers eux. Derrière lui Cantasha cantila des runes de paix et de pacification. La pierre suivante toucha Renatka à la poitrine avec un bruit cristallin. De nouveau, il sentit la colère de Cantasha se lever. La main toujours tendue, il lui dit :
- Ne cantile pas contre eux, continue à les bénir.
- Mais ils vont te tuer !
- Non, j’ai rendu mon corps plus dur que leurs pierres. Protège-toi derrière moi.
Les pierres se mirent à pleuvoir. Chaque fois qu’une d’elles touchait Renatka, ce fut le même son cristallin. Les paysans n’approchèrent pas pour autant, mais cet homme qui restait debout malgré les cailloux qui le touchaient, la main tendue, leur faisait plus peur que s’il avait été violent. Une autre trompe sonna au loin. La pluie de pierres s’arrêta. Les assaillants se retirèrent non sans avoir renouveler verbalement leur menace de les tuer s’ils restaient sur leurs terres.
Cantasha cantila une rune de guérison sur les quelques plaies qu’elle avait. Renatka lui avait presque tout évité, mais quelques projectiles mineurs avaient quand même blessé sa bien-aimée. Dès que les hommes du pays de Raiwe furent assez loin, elle inspecta Renatka pour voir s’il était blessé. Elle sourit en constatant qu’il n’avait rien. Seuls ses vêtements avaient souffert de l’attaque. Se précipitant dans ses bras, elle dit :
- Comment fais-tu ça ?
- Le glyphe de la terre me donne le pouvoir soit de projeter comme pour la force noire, soit de me protéger en rendant ma peau aussi dure que la matière que je choisis. Mais cela a un inconvénient, je ne peux pas bouger. Ma peau est rigide comme la pierre.
- Qu’allons-nous faire ?
- Continuer bien sûr. Je pense que ce royaume cherche notre violence. Si nous répondons à ses provocations par la force, alors il l’utilisera contre nous. Plus je médite l’histoire de la tisseuse de mémoire et plus cette idée s’impose à moi. Le guerrier qui s’oppose au seigneur est comme lui, armé comme lui, de même force que lui.
- Je ne sais pas. Je sens la violence latente mais voir des gens m’attaquer me déstabilise beaucoup. Sans toi, j’aurais cantilé des runes de défenses et de force.
- Je le sens bien. Dans mon village, j’ai déjà vu des situations du même genre. Crois-moi, si nous pouvons éviter la violence, ce sera préférable.
Le soir venant, ils s’abritèrent sous les frondaisons d’un petit bois. Cantasha trop inquiète pour se laisser aller, prit la première garde.

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