mardi 21 juin 2016

Les mondes noirs : 52

Quand revint la lumière, Karabval était pantelant. Tout l’amoncellement de rochers était couvert de cette mousse vert tendre qu'il pensait issue de ses cris. Sans réfléchir, il se leva. Il se remit en route, tout en chancelant. Cela ne pourrait pas durer. À chaque nouvelle journée, il reserrait sa ceinture d'un cran. Il allait mourir. Ce n'était pas possible que ce qu'il encourait dure encore longtemps. Son corps s'épuisait. Pourtant pas après pas, dans un brouillard de pensées, il se redressa. Il prit conscience qu'il remontait la rivière. Le terrain était difficile. Les roches étaient petites et glissantes au milieu de grandes herbes humides. Son pied, devenu incertain, glissait sur la pierre grise mouillée. Karabval tombait souvent. Il marchait à côté de la rivière dans une zone mi-eau, mi-pierre. Pour faire le moindre pas, il fallait écarter les grandes herbes qui lui arrivaient aux épaules. Même comme cela, il ne voyait pas tous les pièges. Il se retrouvait obligé de mettre les pieds dans la boue et la vase. Sa progression fut lente et pénible.
Quand il atteignit une zone plus sèche, il se sentit empli de joie. Il n'en pouvait plus. Son corps était presque entièrement tétanisé par l'épuisement. Il posa les mains à plat sur un rocher un peu plus haut que les autres, juste un instant, juste pour reprendre souffle. C'est alors qu'apparut la bête. Elle était aussi grosse qu'une goulque. La tête était plus proche des scales que des goulques. La mâchoire était proéminente, pleine de dents pointues comme des crocs qui se croisaient quand il fermait la gueule.
Karabval se dit qu'il voyait enfin sa mort en face. Il allait finir déchiqueté par un fauve dont il ne connaissait même pas le nom. Cela le fit rire. Ce fut un rire débordant comme sa fatigue. Il riait à gorge déployée, se tenant les côtes pour éviter la douleur de ses muscles tétanisés.
La bête, qui s'approchait en grondant sourdement, s’arrêta. Elle fixa Karabval, renifla bruyamment et éternua plusieurs fois. En entendant cela, Karabval redoubla son rire. Il trouvait extraordinairement drôle d'avoir fait, tout ce qu'il avait fait, d'avoir risqué mille fois la mort, de la mériter pour son dernier larcin, et de ne pas la vivre parce qu'un fauve sanguinaire éternuait. Par petites reculades, la bête s'éloigna. Quand elle fut assez loin, elle fit demi-tour et en trois bonds disparut dans la végétation.
Doucement, comme une marée qui se retire, Karabval cessa de rire. Il retrouva sa fatigue. Il était dans un pays pourri, les mains posées sur une pierre, récupérant comme il pouvait un peu de souffle. Il aurait dû ne pas le faire, mais la sanmaya avait pénétré son être. Il fallait qu'il continue. Il regarda ses bras qui dépassaient de ses vêtements déchirés. Il ne les reconnut pas. Ils n'avaient plus ni chair, ni épaisseur. C'est comme si la peau était simplement tendue sur les os. La bête ne l'avait pas mangé.
Il lui donna raison. Il était impropre à la consommation. Les scales devaient avoir raison. Il était déjà mort bien que bougeant encore.
En lui une force se manifesta. Il fallait qu'il marche. Karabval se remit en route. Le premier pas fut une torture. Au deuxième, il s'étala dans la fange. Malgré tout il se remit debout : il fallait qu'il aille plus loin.
Sa marche reprit, hésitante, douloureuse. Quand, il ne pouvait plus marcher, il rampait. La nuit le surprit dans sa quête. Il ne s'arrêta pas. Quand survinrent les premiers éclats du jour, il rampait sur une dalle rocheuse. La rivière coulait maintenant dans un lit en contrebas de sa position. Il était dans une gorge. De part et d'autre, des falaises se dressaient, véritables murs de pierre lisse. De temps à autre des cascades jaillissaient, venant grossir le flot qui mugissait en contrebas.
Sa seule pensée était : “ Encore un pas… encore un pas”. De chutes en effondrements, il progressait. Il se tenait à la paroi quand il vit que la falaise finissait en cul de sac. Au milieu, comme une grande fontaine à la vasque tranquille débordait en cette rivière furieuse qu'il longeait jusque-là.
Il sut.
Il venait d'atteindre le bout, le bout de son chemin, le bout de ses souffrances, le bout de sa vie.
Près de l'eau à l'aspect si tranquille, sur une petite plage de sable blanc, un tronc d'arbre, que le temps avait rendu semblable à un squelette, dressait les quelques moignons qui restaient de ses branches. Karabval le contempla un moment. Le plus incongru était ce sable resté blanc dans ce monde où tout pourrissait.
Dans un effort final, il se remit en route. Appuyé contre la pierre dont les aspérités déchiquetaient les lambeaux de ses manches, il progressait. Il arriva au point le plus proche de l'arbre. Il s'arrêta une fois de plus. Il fallait qu'il réfléchisse. Comment passer de la paroi de pierre qui formait le tour du cul de sac à cet arbre mort qui était au centre ? Karabval pensa qu'il allait profiter de la pente pour rejoindre l'arbre debout. Il fit un premier pas, puis un second. Il se tordit le pied. Ne voulant pas tomber, il se mit à courir, recherchant un équilibre qui le fuyait. Il arriva sur l'arbre en pleine course. Il avait ouvert les bras pour l'attraper ne voulant surtout pas se retrouver à l'eau. Sa tête heurta violemment le bois qui sonna comme un gong. Le monde se brouilla autour de lui. Il vit d'abord un voile noir. Celui-ci se déchira pour laisser apparaître des milliers de couleurs, puis arriva la pulsation. Karabval la connaissait. C'est elle qui rythmait ses calvaires nocturnes. Elle jubilait. Cela se sentait à sa puissance et à son rythme de tambour de victoire.
Karabval n'essayait même pas de lutter. Les scales avaient vraiment raison. Il était mort. Il était mort depuis que la sanmaya était entrée en lui. Il était mort parce que l'essence même de la sanmaya était la mort. Il se laissa aller. Tout serait bientôt fini.
La pulsation prenait de l'ampleur. Bientôt même les mondes noirs auraient disparu dans le maelström qui allait arriver.
Toc...Toc...Toc…
Karabval entendit cela. Il avait l'oreille collée contre le bois. Quelque chose tapait sur le tronc.
Toc...Toc…Toc...
Intrigué, son esprit se mobilisa pour comprendre. Cela n'allait pas avec la fureur qui allait tout emporter. Il découvrit que le sachet qui contenait l’homonculus venait cogner le bois. Écrasé contre l’arbre, Karabval fit l'effort immense de casser le cordon qui le retenait à son cou. Il y avait un trou dans le tronc. Il le mit dedans.
Ce fut son dernier acte conscient. La douleur et la fureur déferlèrent sur lui, balayant tout ce qui restait d’humain.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire