vendredi 12 octobre 2012

Les jours passaient sans que Tandrag puisse mener à bien son projet. Il avait trouvé assez vite le spimjac. Il y avait dans les réserves de bois de chauffe, toutes sortes d'essences de bois. Si pour la forge, il était préférable d'avoir des espèces à fibres serrées, pour allumer le feu, des arbres buissonnants étaient appréciables. Le spimjac en faisait partie. On n'utilisait pas les mêmes parties que les sorciers. Eux utilisaient l'aubier du bois, pour la forge, on utilisait surtout les petites branches qui donnaient des flammes chaudes mais peu durables. En fouillant dans le tas de branchages, il avait découvert des petites branches encore assez souples. Il en avait cassé plusieurs avant de réussir à faire quelques anneaux. Il les avait stockés à l'abri pour qu'ils ne soient pas brûlés.
Tandrag manquait de temps pour aller dans les grottes à tiburs chercher la toile-piège de noirfileuse. Il n'avait toujours pas trouvé comment éloigner une de ces sales bêtes. En plus on ne lui laissait pas assez de temps pour chercher. Quand il était arrivé avec son marteau à Montaggone, le konzyli avait pris son arme, l'avait regardé et l'avait rendu à Tandrag. Il avait fait un signe à Tigane. Celui-ci avait eu un sourire mauvais, il avait dégagé son épée, pris un bouclier et s'était dirigé vers le centre de l'arène d’entraînement. Il avait frappé sur le bouclier avec son épée pour inviter Tandrag à venir le combattre. Tandrag avala sa salive, prit aussi un bouclier et avança. Ils commencèrent à s'observer en tournant en rond. Tandrag se protégeait derrière son bouclier en faisant balancer son marteau. Il avait pris une semimasse. On appelait ainsi le grand marteau qui servait à démarrer le martelage. D'un côté la face était plate et de l'autre conique. C'est Tigane qui attaqua le premier. Tandrag para facilement et répondit par un coup de plat sur le bouclier. Il fut surpris de voir Tigane bouger sous la pression du marteau. Tandrag avait surtout donné un coup d'exploration. Cela lui donna confiance. Tigane avait changé de visage. Il avait été surpris. Il reprit son observation en tournant en rond autour de Tandrag. Sa nouvelle attaque fut plus violente, plus rapide. Pourtant s'il toucha Tandrag, il dut reculer sous le choc. Son bouclier venait d'exploser sous l'impact. Son bras gauche pendait. Tandrag sentit la chaleur du sang couler sur sa jambe, puis vint la douleur au niveau de sa hanche. Tigane l'avait blessé pas seulement touché, il l'avait blessé. Le regard de Tigane brillait de haine. Tandrag pensa que le combat allait être un combat à mort. Il se prépara. Le prochain choc serait sûrement décisif. Même avec un bras qui répondait mal, Tigane restait un adversaire redoutable. Tandrag aussi se mit à tourner en rond. Le bouclier haut, il observait son adversaire, se demandant s'il valait mieux qu'il attaque ou qu'il attende. Il fit encore un tour de la cour. Il prépara ses muscles pour bondir en avant. Il fut arrêté dans son élan par un cri. Son corps avait répondu avant que son esprit ne décode ce qu'il entendait. Il s'était retrouvé au garde-à-vous avant de comprendre. Le prince venait d'apparaître. C'est lui qui avait donné l'ordre de cette voix si particulière que les princes employaient. Tandrag en fit ce jour-là, sa première expérience. On ne pouvait qu'obéir. Le konsyli avait mis genou à terre. Tigane était aussi immobile que Tandrag. Seul son bras gauche avait un aspect curieux. Quiloma s'avança au milieu du groupe suivi de Qunienka. Son visage ne reflétait pas d'émotions. Les recrues étaient toutes tétanisées par la présence du prince. C'était la première fois qu'il semblait s'intéresser à leur groupe. Il s'approcha du Konsyli :
- Bien, relève-toi !
Celui-ci se mit debout au garde-à-vous.
- Toi, repos et explique !
Il rapporta la conversation avec Qunienka. Il ajouta :
- Tigane est un très bon élément. Il n'y a pas meilleur pour tester un combattant dans ce groupe.
Quiloma alla se planter devant Tigane. Son regard se vrilla dans le sien. De sa voix de commandement, il dit :
- Explique !
Tigane avala péniblement sa salive :
- Il n'est pas comme nous. Il ne fait pas partie du groupe, enfin pas vraiment. Il n'est pas au casernement. Il est fils de maître et on le dit déjà maître, alors qu'il est mauvais à l'épée, à l'arc, et on le traite mieux qu'un second. C'est injuste...
Tigane s'arrêta tout étonné de son audace. Quiloma reprit :
- Ton parler est juste, fils de la ville. Je t'ai vu combattre, tu feras un bon konsyli quand tu auras plus d'expérience.
Ayant dit cela il se retourna vers le groupe.
- La saison de la longue neige touche à sa fin. Les pluies sont déjà là et les ennemis du Dieu Dragon peuvent revenir. Il est temps pour vous de montrer ce que vous valez. Dans une main de jours, vous partirez en mission.
Se tournant vers le Konsyli, il ajouta en désignant Tandrag :
- Lui aussi !
Tandrag sentit son cœur battre plus fort. Il allait aller en mission. Peut-être verrait-il le dragon ? Il était dans ses pensées quand le Konsyli lui dit :
- Va à l'infirmerie !
La main de jours avait passé très vite. Ils étaient deux mains de bleus avec deux konsylis. Tigane était dans une, Tandrag dans l'autre. Ils étaient lourdement chargés pour une mission de reconnaissance vers la vallée de Tichcou. Tandrag l'était encore plus que les autres car en plus de son armement conventionnel, il avait une semimasse avec lui. Pour rien au monde, il ne l'aurait abandonnée. Kalgar lui-même avait tenu à lui faire. Il avait choisi le meilleur bois de litmel pour en faire le manche, en avait renforcé l'extrémité d'un anneau de fer pour passer un lien de cuir solide pour qu'il reste accroché au poignet et avait confectionné une tête un peu plus allongée que d'habitude. Tandrag avait adopté l'arme outil tout de suite. Il avait même un peu martelé avec. Elle allait bien avec sa main et son allonge. Il essayait de penser à cela tout en marchant sur les chemins glissant de pluie. Un tiraillement régulier de la hanche lui rappelait qu'il avait une couture. Avant son départ, Sabda était venue y mettre un emplâtre. Tandrag avait apprécié le geste et le soulagement qu'il avait ressenti. Si Éeri semblait fier de ce qu'il avait fait, Talmab et Miasti semblaient inquiètes de ce qui pouvait lui arriver. Tandrag pensait qu'elles s'inquiétaient pour rien. Que craignaient-elles sous cette pluie fine qui trempait tout et tout le monde ? La journée fut harassante. Les konsylis marchaient en tête à la recherche d'un abri pour la nuit. Ils avaient commencé à descendre vers la vallée. Pendant les premières heures l'idée d'une première mission avait soutenu le moral. Maintenant avec la lumière qui baissait et la pluie incessante, les fiers combattants étaient une bande de jeunes trempés et frigorifiés. En imposant un train assez rapide, les konzylis les empêchaient de trop réfléchir. Quand le signal de l'arrêt retentit, Tandrag comme les autres n'avait qu'une idée en tête : dormir ! Ils bivouaquaient sous un auvent de pierre, protégés du vent et de la pluie par un muret de pierres sèches qui avait été monté là bien des générations auparavant. La veillée se résuma à un repas pris presque sans parole et à la distribution des tours de garde. Tandrag s'effondra comme les autres sur son lit. Il avait hérité du dernier tour. Il savait en s'endormant que sa nuit serait courte mais d'une traite.
Son konsyli le réveilla. Tandrag prit son tour de garde. La nuit était encore bien noire. Il leva les yeux vers le ciel. Quelques étoiles étaient visibles à travers les nuages. Il regarda ses compagnons dormir et alla s'asseoir près du muret. Il écouta la nuit.
Différents cris lui prouvaient que la chasse était ouverte. Il pensa aux loups, tout en se disant qu'une meute ne ferait pas la folie d'attaquer un groupe comme le leur. Un oiseau de nuit passa en hululant. Il le suivit du regard. Il sentait la fatigue et le sommeil. Il pensa à bouger et pensa aussi que s'il bougeait, il serait plus facile à neutraliser pour un ennemi. Il se mit à réfléchir. S'il devait attaquer leur abri, comment ferait-il ? Sa réflexion l'occupa jusqu'au lever du soleil. Il avait mit au point plusieurs scénarios. Celui qu'il préférait était une neutralisation de la sentinelle par le dessus. Avec une pierre bien ajustée, il était certain qu'il pouvait éliminer le garde et attaquer avec un effet de surprise maximum. Il réveilla les konsylis.
Après un repas pris rapidement, cette deuxième journée ressembla à la première moins la pluie.
Ils marchaient d'un pas rapide profitant de la descente. Les pauses étaient rares. Le chemin bien que pas très fréquenté, restait facile à suivre. Les abris étaient bien balisés. Et cette deuxième halte ressembla beaucoup à la première. Tandrag s'endormit entendant les konsylis parler ensemble. C'est ainsi qu'il entendit qu'une partie des guerriers blancs allaient repartir pour le pays froid avant que les pluies n'aient fait fondre toute la neige des sommets. Son tour de garde fut en plein milieu de la nuit. De nouveau, il reprit son jeu d'attaque. Il profita du sommeil des autres et de son désir de ne pas s'endormir pour se déplacer le plus silencieusement possible en explorant les alentours. Sa vision nocturne lui permettait des mouvements que les autres ne pouvaient accomplir. Il se retrouva bientôt sur le toit de l'abri. Une couche d'humus recouvrait la dalle de pierre. Il s'approcha du bord, pour estimer s'il pouvait ou non jeter des pierres sur les occupants endormis. Arrivé trop près, il glissa, se rattrapa à une liane et se retrouva à plat-ventre, le nez dans la couverture de feuilles décomposées. Le bruit de sa chute fut très amorti par les mousses humides qui l'avaient fait glisser. Cela suffit pourtant pour qu'un konsyli se réveille et donne l'alerte. Tandrag fut envahi par un sentiment de désespoir. Il allait prendre une engueulade pour sa mauvaise conduite. A l'appel du konsyli, il répondit par le signe convenu. Bientôt une torche éclaira l'espace sous l'auvent. Tandrag remontait en s'aidant de la liane. N'osant se mettre debout, il posait les genoux au sol, c'est comme cela qu'il trouva la pointe.
Fouillant dans les feuilles pour trouver ce qui lui meurtrissait le genou, ses doigts sentirent un objet pointu. C'était une pointe de flèche avec le début du fût. Il ne connaissait pas ce modèle. Kalgar ne l'avait pas fabriqué. Les guerriers blancs aimaient se servir de pointes en pierre tranchante noire. C'est avec ce trophée qu'il redescendit. Le regard noir du konsyli se mua en étonnement quand il vit ce que Tandrag avait en main. Il fit approcher une torche.
- Une flèche de la plaine ! s'exclama-t-il.
Ils étaient tous réveillés mais ne comprenaient pas ce que cela représentait. Les deux konsylis se regardèrent. La flèche, si elle avait été cassée, n'était pas abîmée. Elle ne devait pas avoir passé l'hiver ici. Les ordres fusèrent, brefs, tranchants. Les torches furent éteintes, les armes préparées. L'angoisse et l'excitation se partageaient les visages. Un des konsylis fit raconter à Tandrag où et comment, il avait trouvé cette pointe de flèche ennemie.
- Nous irons voir demain, conclut-il. En attendant, nous montons la garde ensemble.
Le reste de la nuit se passa sans incident. En voyant les regards des uns et des autres, Tandrag comprit qu'ils n'avaient pas mieux dormi que lui. On était passé d'une patrouille de routine à un temps de guerre. La peur s'était invitée dans leur camp. Au lever du jour, il emmena les deux konsylis voir l'endroit. Ils fouillèrent tout le coin sans rien trouver de plus. Un ennemi avait dû faire le même genre de chute que lui. La flèche avait dû se briser à ce moment-là.
Pendant le repas, les deux konsylis discutèrent sur la marche à suivre. Ils tombèrent d'accord pour envoyer deux hommes prévenir le prince. Il fallait que les guerriers de Méaqui ne repartent pas. L'ennemi était trop près. Il leur fut plus difficile de savoir qui envoyer. Un était d'avis de renvoyer les moins entraînés dont Tandrag, l'autre refusait car il avait compris que Tandrag voyait la nuit comme en plein jour. Ils s'accordèrent sur Monetien et Besarl.
La formation de marche changea. Il y avait maintenant constamment un des konsylis en éclaireur. Tigane avait reçu comme mission de fermer la marche en assurant l’arrière-garde. Les autres marchaient en file indienne mais en deux groupes séparés. Cette troisième journée fut éprouvante. Il fallait tenir le rythme malgré les arrêts fréquents pour chercher des traces.
Ils arrivèrent le soir au point prévu sans avoir rencontré d'autres traces. La soirée fut plus animée. Chacun essayait de se rassurer comme il pouvait en faisant des hypothèses sur ce qui avait pu se passer. Les konsylis restèrent relativement silencieux, donnant des ordres et des conseils de silence. La nuit se passa de réveils en surveillances, sans incident.
C'est en arrivant en amont du lac neuf qu'un konsyli repéra d'autres traces. Il donna l'ordre au groupe de se mettre en position de défense pendant qu'il analysait sa trouvaille.
- Ils se sont arrêtés là, dit-il en dégageant un reste de feu.
Il tâta les cendres et en porta un peu à sa bouche. Il recracha.
- Moins d'une main de jours.
Il continua à scruter le sol, sembla suivre d'invisibles pistes. Il se redressa et revint vers le groupe.
- Ils allaient vers l'amont.
Les deux konsylis regardèrent la vallée et les montagnes d'où ils venaient comme s'ils pouvaient deviner où était le groupe ennemi.
- Combien ?
- Une main au plus.
- Il y a Mazomema plus bas, à une journée d'ici. Il faut aller voir.
- Si on force le pas, on peut être à la passe au-dessus du lac ce soir et au barrage demain en milieu de journée.
Sans rien ajouter, il fit les gestes de commandement et tout le groupe se remit en marche. Tandrag sentit tout de suite l'accélération. Après trois jours de marche, il fit comme les autres, il serra les dents pour tenir. Les pauses furent courtes. Le vent poussait les nuages leur évitant la pluie. Plus ils descendaient et moins il y avait de neige. Tandrag se fit la remarque qu'on ne pouvait pas deviner ça depuis la ville. Là-haut la neige était encore omniprésente. Sioultac en avait tant envoyé cet hiver. Ils arrivèrent en fin de journée à un passage étroit. L'eau avait recouvert le fond de la vallée, ne laissant aucun passage. Il fallait maintenant escalader la paroi et passer presque dix hauteurs d'homme plus haut. Il n'y avait pas de danger pour un marcheur mais un guerrier avec sa charge devait être attentif. En tête, le konsyli examinait le chemin cherchant des traces ennemies. La nuit tombait quand ils arrivèrent au refuge. C'était une grotte ouverte dans une vallée secondaire. Assez vaste, elle servait aussi de dépôt pour les armes et les vivres. Les konsylis firent l'inventaire. Voyant qu'il ne manquait rien et qu'il n'y avait pas eu de trace, ils en conclurent que ceux de la plaine avaient pris un autre chemin et qu'il faudrait le trouver. Tandrag installa ses affaires près de la muraille, loin de l'entrée et du feu. Il faisait noir dans son coin mais cela ne le gênait pas. Il commença sa nuit par le tour de garde. Il pensa que les konsylis ne lui faisaient pas confiance. Il y en avait toujours un pour être de garde avec lui. Quand ils furent les seuls réveillés, le konsyli lui donna l'ordre d'aller patrouiller dehors... et en silence. Tandrag fit un tour assez grand. Il ne vit aucun être humain, par contre il repéra de nombreux chasseurs nocturnes qu'ils soient à plumes ou à poils. A son retour, il fit son rapport et alla se coucher. Quand il arriva dans son coin, il sursauta. Une noirefileuse avait fait sa toile-piège juste au-dessus de sa tête. Il recula vivement, attirant le regard du konsyli qui lui demanda par signe ce qui se passait. Tandrag montra la bestiole. Le konsyli haussa les épaules. C'est au bruit du métal sur la roche que Tandrag comprit que le konsyli avait envoyé une lame sur la noirefileuse. Le konsyli vint ramasser son arme et donna l'ordre gestuel de dormir. Il repartit vers son couchage en essuyant sa lame. Après un moment d'admiration pour la rapidité et la précision du tir, Tandrag pensa à la boucle de spimjac qu'il avait dans son paquetage. Il la prit et s'approchant de la toile-piège, il la captura dans son anneau de bois. Il sourit. Jamais il n'aurait pensé pouvoir faire cela pendant la patrouille. Quand il posa sa tête sur le sac, l'anneau de spimjac et sa toile-piège était juste au-dessus de sa tête.
Tandrag se réveilla sans se souvenir de ses rêves. Il rangea le piège à rêves dans son sac entre des feuilles. Il n'eut pas le temps de penser à autre chose. Les ordres fusaient. Il fallait repartir.
La course recommença. Les corps fatiguaient. Les konsylis encourageaient les uns et les autres à tenir le rythme. La nuit était à peine tombée qu'ils virent les feux du camp de Mazomema. Il y avait là deux mains de guerriers blancs et autant de guerriers de la ville. Leur temps se partageait entre la surveillance du fort de la plaine avec son arc géant et des patrouilles le long des falaises. La nouvelle d'une infiltration fit l'effet d'un coup de tonnerre. Mazomema était effondré. Il avait failli en laissant passer des ennemis. Il ne méritait plus la confiance du prince. La discussion entre les konsylis était générale. Il se calma quand il entendit que les traces ne venaient pas de la vallée. On discuta les stratégies longtemps dans la nuit mais Tandrag n'entendit rien, il dormait.
Le jour se leva en même temps que la pluie se mettait à tomber. Tandrag apprit qu'ils auraient un jour de repos et qu'ils repartiraient vers la ville le lendemain en passant par la vallée profonde. C'était une gorge latérale à cette vallée qu'on rejoignait un peu plus en amont. Normalement, elle s'éloignait de la ville. Mozamema voulait être sûr qu'ils n'étaient pas passés par là. C'est la seule vallée qu'il ne surveillait pas régulièrement.
La journée se passa à se reposer en regardant la pluie. Tandrag découvrit que pour les guerriers se reposer ne voulait pas dire rester à ne rien faire. Ils firent un entraînement au combat et eurent droit à un cours sur le pistage. La semi-masse de Tandrag avait été remarquée. Plusieurs guerriers lui demandèrent de l'essayer. La plupart lui rendirent après quelques passes. Trop lourde pour eux, ils n'étaient pas à l'aise. Seul un des plus anciens la manipula avec dextérité et enseigna plusieurs astuces de combat à Tandrag. Quand la nuit tomba, les patrouilles proches rentrèrent. Les rapports furent semblables aux autres jours. En bas, rien ne changeait par rapport à la routine et tous les points de passage étaient inviolés. Mozamema ne se faisait pas d'illusion. S'il y avait eu infiltration, c'était pour préparer une campagne. La saison chaude allait arriver. Les gens de la plaine viendraient avec le soleil pour les combattre. Tandrag frissonna intérieurement à cette évocation. Il ne voulait pas la guerre. Il pensa à la forge et se demanda si sa vocation était d'être comme Kalgar ou d'être guerrier. Il aimait le travail du métal. Les couleurs, les odeurs, la chaleur lui plaisaient. Il devait aussi reconnaître qu'il avait aimé cette exaltation depuis la découverte de la pointe flèche. Il remit l'examen de cette question à plus tard. Les ordres tombaient. Demain, la course reprendrait. Ils iraient dans la vallée profonde, remonteraient jusqu'au mont Treent puis reviendraient vers la ville. Ils rejoindraient le chemin normal à peu près où ils avaient trouvé la flèche. Après avoir donné le trajet, le konsyli ajouta :
- Nous aurons peut-être à combattre. Vous êtes peut-être des bleus, mais je vous ai transmis tout ce que je sais. Nous pourrons vaincre ces ennemis du Dieu Dragon. J'ai confiance en vous. Vous serez à la hauteur de la tâche qui vous attend. Graph ta cron !
Tandrag dormit mal. Depuis qu'il mettait le piège à rêves au-dessus de sa tête, il oubliait ce qu'il rêvait. Par contre, cette nuit-là, il se réveilla plusieurs fois trempé de sueurs. Les bruits dans la grotte qui servait de dortoir lui faisaient entendre qu'il n'était pas le seul.
Avec le jour, le vent s'installa. Il en fut heureux. C'était un signe que les nuages passeraient sans s'arrêter. Au milieu du jour, ils se trouvèrent à l'aplomb de la vallée profonde. Elle méritait bien son nom. Si le fond était assez large, elle était comme une entaille dans la montagne, étroite et sombre.
Mozamema et un compagnon étaient venus avec eux. Ils s'étaient donnés pour mission de descendre la vallée jusqu'à son confluent avec la rivière à sa sortie de la gorge de Cantichcou. A deux, ils avaient une chance de passer sans se faire remarquer des gens de la plaine. Ainsi ils sauraient si les ennemis étaient passés par là.
Pour l'instant, Mozamema discutait avec les autres konsylis sur le meilleur trajet pour descendre. Ils optèrent pour une trace. Les clachs passaient par là pour rejoindre le fond et aller s'abreuver. Tandrag découvrit que là où passe facilement un clach, un guerrier chargé a plus de mal. Plus ils s'enfonçaient plus la lumière était faible. Ils arrivèrent au fond dans une demi-obscurité.
Après un rapide examen du fond de la gorge, les deux groupes se séparèrent. Tigane était en éclaireur. Tandrag suivait le premier konsyli et le deuxième groupe suivait à une distance de tomcat. Leur progression était facile sur ce sol de pierres mais ils ne pouvaient éviter de marcher dans l'eau. Tandrag regardait où il mettait les pieds. Il essayait de voir des traces. La fatigue le lassa de cette recherche. La journée tirait en longueur. Il avait mal aux muscles des cuisses à force de se hisser de rocher en rocher. La lumière était encore affaiblie par la végétation qui poussait là. Le geste du konsyli le surprit. Comme il lui intimait, il s'arrêta. L'inquiétude l'envahit. Il dégagea sa semi-masse et l'assura à son poignet. Quelque chose n'allait pas. Le konsyli parla en gestes. Le tomcat de Tigane était inaudible. Le konsyli dégagea son épée et voyant Tandrag et sa semi-masse, donna l'ordre aux deux derniers de préparer les arcs. Il bloqua son tomcat, puis se remit à avancer en faisant signe à Tandrag de le suivre. Ce dernier avait le cœur affolé. Précautionneusement, ils se faufilèrent entre les arbres sur la berge. La vallée s'était élargie. La lumière était meilleure. L'eau coulait sur un bord laissant un grand espace pour que poussent de petits arbres épineux que Tandrag ne connaissait pas. Il suivait le konsyli. Les archers avançaient aussi par bonds, se couvrant les uns les autres et couvrant le konsyli et Tandrag. Bientôt, ils aperçurent Tigane. Celui-ci était à plat-ventre derrière un buisson. Sur un ordre gestué, les archers se postèrent. Le konsyli rejoignit Tigane. Tandrag arriva peu après. Devant eux à quelques dizaines de pas, un groupe de soldats bivouaquaient. On entendait leurs voix. Sans tout comprendre Tandrag et Tigane en saisissaient le sens général. Ils parlaient de leur mission d'infiltration et de leur retour. Tandrag fit la traduction en gestes pour le konsyli. Il donna l'ordre de repli en laissant Tigane en observateur. Ils retrouvèrent le deuxième groupe qui arrivait dans la même configuration de combat. Manifestement, ils avaient affaire au groupe qu'ils cherchaient. Mazomema avait raison. Les ennemis étaient là. Ils préparaient une offensive. Il fallait les neutraliser avant qu'ils ne rentrent. Ils décidèrent de les attaquer à la nuit. Les heures qui suivirent furent longues, très longues pour Tandrag. Les konsylis les firent manger pour les occuper mais ils mangèrent froid. Tandrag ne pouvait s'empêcher de penser à ce qui allait se passer. Le combat arrivait. Serait-il à la hauteur ? La peur montait petit à petit. Il passa la fin de la journée à se tailler une lance.
Quand la lumière déclina, les deux groupes étaient en position de part et d'autre des ennemis. Tandrag avait la difficile mission pour lui d'être le premier à ouvrir les hostilités. Nettement moins doué que les autres à l'arc, le konsyli lui avait demandé de se faire une lance. L'arrivée de sa lance serait le signal pour les archers. Il y avait une main de soldats en face d'eux. S'ils étaient aussi entraînés que les guerriers blancs, le combat serait difficile. Il fallait que la première attaque de loin en mette le maximum hors combat. Tandrag sentait la pression. Il avait choisi un rocher en hauteur bien situé. Il voyait et son konsyli et le groupe ennemi qui vaquait à ses occupations. Il vit le geste-ordre de l'attaque. Il avala difficilement sa salive, se mit en position. Il avait repéré un soldat assis près du feu qui contrairement aux autres ne bougeait pas. Il vida son esprit et ne se concentra que sur son geste. La lance partit.
Tandrag la regarda voler. Elle tirait à droite. Il fut contrarié. Il avait bien senti lors des essais qu'elle partait sur le côté. Il avait tenté lors du lancer de corriger ce défaut. Il était déçu. Il n'allait remplir sa mission. La lance qui avait commencé par monter, se mit à descendre. Elle fit du bruit en passant à travers des feuilles. Les soldats réagirent en entendant le bruit. Tandrag se mordit la lèvre. Le soldat assis, fit un vif mouvement sur le côté vers ses armes. Il mit la main sur son épée et poussa un cri. La lance venait de lui transpercer le bras.
Les autres n'avaient pas attendu le résultat pour tirer. Après la première volée, trois hommes étaient à terre. Les deux groupes attaquèrent en hurlant. Les trois soldats encore debout, les attendaient de pied ferme. Tandrag qui était un peu plus loin arriva en retard par rapport au premier choc. Il avait à la main sa semi-masse. Il descendit en courant. Quand il atteignit le lieu du combat, l'homme blessé par sa lance avait pris son épée et malgré la douleur, il avait blessé Sminal à la jambe. Tandrag ne réfléchissait plus. Lancé à pleine vitesse dans la pente, il tapa à droite à gauche avant de s'arrêter in extremis au bord de l'eau. Il fit demi-tour et repartit à l'assaut. Un brouillard rouge obscurcissait sa vue. Le monde sembla se mettre à bouger au ralenti. Seul lui et sa semi-masse semblaient se mouvoir à la bonne vitesse. Il frappait sur l'ennemi. Tigane était dos à un arbre quand il intervint. Son côté saignait, sa jambe saignait. En face de lui, un soldat redoublait ses coups d'épée et un autre malgré les deux flèches qu'il avait dans le corps, essayait de percer ses défenses. D'un aller-retour de son arme, il mit fin à leurs assauts. Les deux soldats s’effondrèrent. Du coin de l’œil, il vit Tigane les achever pendant que lui repartait à l'attaque.
Aussi vite que cela avait commencé, le combat cessa. Les konsylis étaient debout et indemnes, par contre Tigane était blessé ainsi que Sminal. Mioucht était étendu sur le dos une large blessure au thorax. S'il respirait encore, il était déjà livide. Les autres n'avaient aucune blessure grave. Tandrag tremblait de tous ses membres. Pourtant dans le regard des autres, il vit que leur opinion avait changé. Si son attaque à la lance n'avait pas été une réussite, sa semi-masse avait fait des ravages. Même Tigane le regardait autrement.
Les konsylis firent le tour des ennemis. Aucun n'avait survécu. La moitié portait des traces de l'arme de Tandrag. Ils se regardèrent, en échangeant un regard entendu. Le prince serait content d'avoir raison. Il y avait plus dans cet homme que ce qu'ils avaient vu. Revenus près du feu, ils entonnèrent le chant de la victoire. Comme une réponse, il y eut un cri dans le ciel. Les konsylis s'interrompirent et levèrent les yeux au ciel en criant « Graph ta cron ! ».
Très haut dans le ciel passa une silhouette ailée rouge. Tandrag qui avait suivi leur regard, en fut subjugué. Le dragon était encore plus beau que dans ses rêves. Ce fut un instant magique.
La suite fut moins glorieuse. Il fallut faire une sépulture pour les morts. Les konsylis avaient été intransigeants. Cette place était une bonne place pour surprendre des ennemis. Il ne fallait pas la gâcher en laissant des traces qui les auraient mis sur leur garde. Après quelques recherches, ils trouvèrent une grotte assez loin de là et en hauteur. Ils y transportèrent les corps et l'équipement qui serait abandonné. Les corps furent mis au fond de la grotte. Une première paroi avec les galets de la rivière fut entassée. Puis ils mirent les affaires devant et firent une deuxième paroi de pierres pour boucher la caverne. Cela leur prit deux jours pour faire tout cela. Ils firent un rite d'adieu pour Mioucht.
Le lendemain, ils reprirent la route. Tigane et Sminal étaient dans le deuxième groupe. Un konsyli avait pris la fonction d'éclaireur. Le deuxième suivait avec le groupe des valides. Tandrag avait reçu comme mission de conduire le groupe des blessés, ce qui ne plaisait pas à Tigane. Ce dernier reconnaissait la puissance de Tandrag lors du combat, mais pensait que s'il avait été là au début, il n'aurait pas eu autant de chance. Il rêvait de le défier et de lui prouver qu'il était le meilleur, comme avant. Il savait qu'avec sa cuisse qui lui faisait mal à chaque pas, il ne pourrait pas se battre. Il avait la rancune tenace, il attendrait.
Tandrag était loin de se douter des pensées de Tigane. Il devait trouver les traces laissées par le konsyli et faire avancer les blessés le plus vite possible. Ils remontaient encore la vallée profonde qui s'était de nouveau rétrécie. Il avait coupé un bâton pour Tigane et pour Sminal. Chamnoul avait le bras en écharpe et devait être aidé pour certains passages à escalader. Au fur et à mesure que la journée avançait, Tandrag voyait leurs traits se tirer. Tigane prit une teinte verdâtre. Sans rien dire, Tandrag faisait des pauses, officiellement pour chercher le chemin. Les autres n'étaient pas dupes mais ne disaient rien, trop heureux de ne pas courir.
Ils arrivèrent bien après la tombée de la nuit au campement. Les autres avaient déjà préparé le feu et le repas. Les blessés mangèrent peu et s'endormirent rapidement, épuisés par la journée de marche. Tandrag resta autour du feu avec les konsylis.
- Demain, nous continuerons à remonter la vallée, mais toi et ton groupe vous allez marcher vers la ville directement. J'ai repéré une trace qui sort de la vallée. Vous avancerez à votre rythme et on vous rattrapera sur le chemin de la gorge de Cantichcou.
Tandrag acquiesça, au fond heureux de ne pas continuer la chasse. Cette première mission ne l'avait pas contenté. Il s'était imaginé de l'action glorieuse et il n'avait trouvé que la fatigue de la course et la peur du combat.
La nuit passa tranquillement. Au matin le groupe des combattants partit sans attendre. Tandrag et ses compagnons partirent après avoir essayé d'effacer les traces au mieux. Ils commencèrent l’ascension qui se révéla plus longue que prévue. Ils arrivèrent sur un plateau boisé où restait encore de la neige. Tigane traînait la jambe. Ils mirent presque la journée pour faire ce qui aurait demandé quelques heures en temps normal. Tigane rageait contre sa douleur mais s'il forçait, l'élancement était tel que la jambe cédait et qu'il tombait. Ils atteignirent une clairière en fin de journée. Ils étaient quand même abrités du vent, bien que le froid soit plus vif que dans la vallée. Ils firent le compte de leurs provisions. Ils pourraient tenir trois ou quatre jours. Ils pouvaient aussi chasser un peu. Tigane ironisa sur les capacités de Tandrag à l'arc. Celui-ci malgré son agacement répondit sans s'énerver qu'il laisserait Sminal tirer pendant que lui jouerait les rabatteurs. Tigane s'endormit très vite après le repas. Les trois autres discutèrent et tombèrent d'accord pour ne pas le réveiller. Il valait mieux qu'il se repose pour marcher correctement le lendemain qu'essayer de monter une garde qui l'épuiserait. Sminal débuta la surveillance. Chamnoul avait demandé la dernière veille. Tandrag accepta de faire le milieu de la nuit. Il aimait bien ces heures où la lumière était absente. Il se sentait curieusement plus en sécurité.
Tandrag se réveilla seul. Sminal n'était pas venu. Il jeta un regard circulaire. Sminal, dos appuyé sur un arbre avait la tête rejetée en arrière et posée sur l'arbre. Sans bruit il se leva, s'approcha de lui. Lui mettant la main sur la bouche, il le réveilla en lui demandant le silence. Sminal ouvrit les yeux et mit quelques instants à comprendre où il était. Quand Tandrag eut enlevé sa main de devant sa bouche, il dit :
- Je me suis endormi !
- Oui, chuchota Tandrag, heureusement, rien ne s'est passé.
Un bruit lui fit tourner la tête. On venait. Tandrag devina une lumière au loin. Prudemment, avec Sminal, ils se replièrent derrière les rochers et les arbustes qui protégeaient leur campement. Tandrag couvrit les restes de feu avec de la terre pour l'étouffer. Sminal prépara son arc à tâtons. Se glissant près des autres, Tandrag les réveilla avec les mêmes précautions que pour Sminal. Eux aussi se mirent en position avec une arme.
- Si ce sont des ennemis, il vaut mieux éviter le combat, nous ne faisons pas le poids.
Tout le monde acquiesça. Tendus, ils écoutèrent les autres se rapprocher. On entendait leur parole. Tandrag reconnut le parler de la plaine. Il serra plus fort sa semi-masse. Bientôt la lumière se précisa. On voyait la silhouette d'un premier homme et derrière, un porteur de torche, puis d'autres suivaient. Les armes étaient aux fourreaux mais les sécurités n'étaient pas mises. Tandrag les compta. Il eut besoin de ses deux mains. La peur d'être découvert lui tordait le ventre. Il chuchota aux autres de ne pas bouger. Leur seule chance était que le groupe passe sans les voir. Arrivés dans la clairière, il entendit une voix proposer une pause. Une autre voix répondit : « plus tard ! » sur un ton qui n'admettait pas de réplique. Le porteur s'arrêta néanmoins.
Le cœur de Tandrag se mit à battre la chamade.
- Tu ne sais plus où on est ? demanda la voix de commandement.
- Si mon lieutenant, par là on va vers la vallée profonde, répliqua le porteur de torche en faisant un geste du bras.
- Alors ne traînons pas !
Le premier se remit en marche. Un des hommes s'éloigna un peu du groupe. Tandrag l'entendit soulager sa vessie pendant que le groupe disparaissait par le chemin. Le soldat se rhabilla tout en courant pour rattraper les autres. La lumière des torches diminua. Les quatre compères attendirent un peu avant de bouger.
- C'est une invasion, dit Tigane.
- Non, je pense comme les konsylis que ces groupes ne sont là que pour la préparer. J'espère que Monetien et Besarl ont pu donner l'alerte, dit Sminal.
- Demain, on laissera là tout ce qui va nous ralentir. Il faut qu'on rentre vite pour alerter aussi, dit Tandrag.
Si le reste de la nuit se passa sans alerte, ils dormirent peu et mal. Aux premières lueurs du jour, ils suivirent à l'envers les traces des soldats ennemis. Après quelques heures de marche, il était évident qu'ils venaient de la vallée de Cantichcou. Tigane ne portait plus rien, Tandrag avait une charge double, Sminal une demi-charge et Chamnoul son paquetage habituel. Ils avaient laissé des provisions et du matériel sous un cairn dans la clairière. A la fin de la journée, ils étaient heureux, ils avaient couvert plus de chemin que prévu. Avant la fin de la lumière, Tandrag monta sur un arbre pour s'orienter. En redescendant, il rassura les autres, ils étaient sur le bon chemin. Ils profitèrent d'un contrefort pour s'abriter pour la nuit.
- Demain, nous serons dans la vallée et à ce moment-là il ne nous restera que deux jours de marche pour être à la ville.
Aux regards que lui renvoyèrent les autres, il comprit qu'ils étaient aussi impatients que lui d'arriver. Une première goutte tomba, puis une autre. Avant que la pluie ne se renforce, ils préparèrent un auvent à leur bivouac. Elle tomba toute la nuit et continua malgré le lever du jour. Ils pestèrent contre elle tout en se remettant en marche. Elle les accompagna toute la matinée.
- Il faut qu'on se trouve un abri pour faire une pause, réclama Chamnoul.
- Je veux bien, dit Tandrag, mais je ne vois pas où.
Ils avaient atteint la gorge de la Cantichcou et remontaient son cours.
- Un peu plus haut, il me semble me rappeler qu'il y a un surplomb. Je vais vous guider.
Sminal prit la tête du groupe. Ils faisaient à l'envers le trajet du début de la patrouille. Tandrag avait pensé rencontrer une autre patrouille. Le chemin était vide devant eux, derrière eux et la pluie avait effacé les traces. Trois cents ou quatre cents pas plus loin, Sminal avait fait un geste. Effectivement un peu au-dessus du chemin, Tandrag crut deviner un abri. Sminal expliqua qu'il s'y était arrêté à l'aller pour être à l'abri des regards lors d'une pause. En file indienne, dégoulinant d'eau, ils bifurquèrent pour y monter. Sminal s'arrêta brusquement à mi-pente :
- Tandrag, regarde, ça a été piétiné.
Tandrag prit sa semi-masse et avança avec prudence. Effectivement, malgré la pluie, on voyait bien que, hormis le bord du chemin, les herbes avaient été écrasées. Ils remontèrent la pente en scrutant le sol. Ils ne trouvèrent rien avant d'arriver sous l'abri. Tandrag inspecta l'espace du regard. Il ne vit pas de danger. Il fit signe aux autres qui furent heureux de poser leur sac. Pourtant, il ne se sentait pas à l'aise. Les herbes couchées semblaient faire un chemin. Sans lâcher son arme, il avança s'attendant à voir surgir quelqu'un ou une bête. C'est comme cela qu'il buta dans quelque chose de mou. Du pied, il dégagea sa découverte, la semi-masse levée, prêt à frapper. Il eut un haut le corps et se retourna pour vomir. Voyant cela Sminal s'approcha. Il regarda et tombant à genoux il se mit à gémir. Ce fut au tour de Tigane de venir. Appuyé sur son bâton, il regarda à son tour. Chamnoul arrivait derrière lui et il l'entendit :
- Knam ! Knam!Knam !
Il le vit prendre appui sur sa jambe valide et de son bâton continuer à dégager les corps de Monetien et Besarl. A son tour Chamnoul jura. Il connaissait Monetien depuis qu'il était jeune. D'une maison voisine de la sienne, il avait joué ensemble tellement de fois qu'il ne pouvait les compter. Quant à Besarl, ce fut Sminal qui finit de le dégager. Les yeux pleins de larmes, il enlevait les branches et les feuilles qui le recouvraient. Sminal et Besarl étaient de la même maison et frères de lait. C'est la mère de Besarl qui avait accueilli Sminal quand il avait perdu la sienne dans un éboulement dans les grottes.
Tandrag revenait vers eux. Pâle mais déterminé, il les aida à dégager les deux corps. Ils les examinèrent. Ils avaient été égorgés.
- Ils n'ont même pas dû faire une étape avant de rencontrer ces salauds.
- Je vais leur faire la peau, gronda Sminal.
Appuyé sur son bâton, Tigane était livide.
- On ne peut pas les laisser comme ça. Sans dislocation, sans cérémonie, ils ne pourront pas reposer en paix.
Ils le regardèrent tous. Effectivement, sans les gestes qu'il faut, Monetien et Besarl allaient errer entre les deux mondes sans jamais pouvoir trouver le repos. Chamnoul reprit la parole :
- Un sorcier m'a parlé un jour des gens comme ça. Il m'a dit que c'était long et difficile de les récupérer.
- Mioucht non plus n'a pas été disloqué, fit remarquer Tigane.
- Peut-être mais il a eu droit au rite des guerriers blancs. Comme le totem est le plus grand, les esprits devraient être contents.
- Il faut les ramener avec nous, dit Sminal. Je ne peux pas laisser Besarl entre les mondes.
Tandrag eut la vision d'eux tirant comme ils pouvaient des corps sur le chemin de la ville. Jamais ils n'y arriveraient. Tigane ne pouvait tirer quoi que ce soit, il avait déjà assez de mal à se traîner tout seul. Sminal était encore plus têtu que Tigane. Tandrag savait que s'il ne changeait pas d'idée, il préférerait mourir qu'abandonner. Si sa jambe le gênait encore, il était prêt à tous les sacrifices pour ramener Besarl. Tandrag réfléchissait. Soit il essayait de les convaincre de faire un rite comme pour Mioucht, soit il serait contraint de céder.
- Nous allons rester là pour la nuit, dit-il. Le temps de les veiller et de décider.
Pendant que les autres s'installaient tant bien que mal, il prépara des cadres en coupant du bois. Quelle que soit la décision, ils seraient utiles.
Avec le soir, la pluie devint neige. Sioultac revenait à l'assaut des montagnes comme souvent à cette époque. Tandrag fut soulagé. Si le froid revenait quelques jours, ils pourraient faire un rite simple d'attente et ils reviendraient chercher les corps une fois la ville prévenue.
Quand la lumière revint, la neige avait tout recouvert. Tandrag avait fait des châssis en hauteur pour pouvoir exposer les corps au froid. La température descendait encore. Quand ils reprirent leur chemin, le cœur lourd, ils étaient en paix. Ce qui devait être fait avait été fait. On pourrait venir les chercher. Tandrag avait allégé au mieux tous les sacs. Les jours qui suivirent, ils marchèrent aussi vite que Tigane le pouvait. Tandrag pensa que le mieux serait de rentrer en ville par la porte du bas et de s'arrêter chez la Solvette. Le teint de Tigane devenait de plus en plus plombé. Il ne disait rien et serrait les dents. Ils étaient à une journée de marche de la ville quand ils furent rejoints par l'autre groupe. Ils firent une pause pour échanger les informations. Tandrag raconta ce qu'ils avaient vu et fait.
- Bien, dit un des konsylis, nous avons vu d'autres traces, au moins trois autres groupes. Il faut prévenir vite.
Regardant Tigane, il dit :
- Tu marches trop mal. Tu vas nous ralentir comme cela. Nous allons faire un traîneau et nous repartirons demain.
Tandrag vit le soulagement dans les yeux des autres quand ils apprirent qu'ils auraient droit à quelques heures de repos supplémentaires. Dans la soirée, les langues se délièrent. Chacun y alla de son récit. Chamnoul fut le meilleur conteur de leur groupe. Dans l'autre ce fut Balrem qui raconta leur course ininterrompue. Ils avaient relevé des traces, les avaient suivies quelques temps. Comme toutes étaient froides, ils étaient repartis sur l'itinéraire prévu et toujours au rythme du double pas. Avant de dormir, ils commentèrent l'offensive de Sioultac. Selon certains, c'était là l'ultime poussée de l'hiver et on pourrait faire la fête de la dernière neige bientôt, pour d'autres, d'autres épisodes suivraient.
Quand ils reprirent leur progression, ils purent aller plus vite. Tigane avait bien tenté de protester qu'il pouvait marcher, mais le konsyli lui avait donné l'ordre de s'allonger. Couché sur le brancard, ballotté par les mouvements, il s'était renfermé dans un silence renfrogné. Le soir arriva quand ils dépassaient la première chute. Tandrag soupira en pensant à toutes les fois où il avait joué là la saison précédente. Comme leur disaient les adultes : « N'allez pas plus loin que la première chute ! ». Bien sûr, ils bravaient l'interdit en descendant quelques dizaines de pas plus loin pour défier la cascade qui était plus bas. À ses yeux de grand, la cascade était devenue un simple saut. Il regretta ce temps insouciant. Il avait vécu et survécu à son premier combat. D'autres allaient venir.

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