Les jours passaient sans que Tandrag
puisse mener à bien son projet. Il avait trouvé assez vite le
spimjac. Il y avait dans les réserves de bois de chauffe, toutes
sortes d'essences de bois. Si pour la forge, il était préférable
d'avoir des espèces à fibres serrées, pour allumer le feu, des
arbres buissonnants étaient appréciables. Le spimjac en faisait
partie. On n'utilisait pas les mêmes parties que les sorciers. Eux
utilisaient l'aubier du bois, pour la forge, on utilisait surtout les
petites branches qui donnaient des flammes chaudes mais peu durables.
En fouillant dans le tas de branchages, il avait découvert des
petites branches encore assez souples. Il en avait cassé plusieurs
avant de réussir à faire quelques anneaux. Il les avait stockés à
l'abri pour qu'ils ne soient pas brûlés.
Tandrag manquait de temps pour aller
dans les grottes à tiburs chercher la toile-piège de noirfileuse.
Il n'avait toujours pas trouvé comment éloigner une de ces sales
bêtes. En plus on ne lui laissait pas assez de temps pour chercher.
Quand il était arrivé avec son marteau à Montaggone, le konzyli
avait pris son arme, l'avait regardé et l'avait rendu à Tandrag. Il
avait fait un signe à Tigane. Celui-ci avait eu un sourire mauvais,
il avait dégagé son épée, pris un bouclier et s'était dirigé
vers le centre de l'arène d’entraînement. Il avait frappé sur le
bouclier avec son épée pour inviter Tandrag à venir le combattre.
Tandrag avala sa salive, prit aussi un bouclier et avança. Ils
commencèrent à s'observer en tournant en rond. Tandrag se
protégeait derrière son bouclier en faisant balancer son marteau.
Il avait pris une semimasse. On appelait ainsi le grand marteau qui
servait à démarrer le martelage. D'un côté la face était plate
et de l'autre conique. C'est Tigane qui attaqua le premier. Tandrag
para facilement et répondit par un coup de plat sur le bouclier. Il
fut surpris de voir Tigane bouger sous la pression du marteau.
Tandrag avait surtout donné un coup d'exploration. Cela lui donna
confiance. Tigane avait changé de visage. Il avait été surpris. Il
reprit son observation en tournant en rond autour de Tandrag. Sa
nouvelle attaque fut plus violente, plus rapide. Pourtant s'il toucha
Tandrag, il dut reculer sous le choc. Son bouclier venait d'exploser
sous l'impact. Son bras gauche pendait. Tandrag sentit la chaleur du
sang couler sur sa jambe, puis vint la douleur au niveau de sa
hanche. Tigane l'avait blessé pas seulement touché, il l'avait
blessé. Le regard de Tigane brillait de haine. Tandrag pensa que le
combat allait être un combat à mort. Il se prépara. Le prochain
choc serait sûrement décisif. Même avec un bras qui répondait
mal, Tigane restait un adversaire redoutable. Tandrag aussi se mit à
tourner en rond. Le bouclier haut, il observait son adversaire, se
demandant s'il valait mieux qu'il attaque ou qu'il attende. Il fit
encore un tour de la cour. Il prépara ses muscles pour bondir en
avant. Il fut arrêté dans son élan par un cri. Son corps avait
répondu avant que son esprit ne décode ce qu'il entendait. Il
s'était retrouvé au garde-à-vous avant de comprendre. Le prince
venait d'apparaître. C'est lui qui avait donné l'ordre de cette
voix si particulière que les princes employaient. Tandrag en fit ce
jour-là, sa première expérience. On ne pouvait qu'obéir. Le
konsyli avait mis genou à terre. Tigane était aussi immobile que
Tandrag. Seul son bras gauche avait un aspect curieux. Quiloma
s'avança au milieu du groupe suivi de Qunienka. Son visage ne
reflétait pas d'émotions. Les recrues étaient toutes tétanisées
par la présence du prince. C'était la première fois qu'il
semblait s'intéresser à leur groupe. Il s'approcha du Konsyli :
- Bien, relève-toi !
Celui-ci se mit debout au garde-à-vous.
- Toi, repos et explique !
Il rapporta la conversation avec
Qunienka. Il ajouta :
- Tigane est un très bon élément. Il
n'y a pas meilleur pour tester un combattant dans ce groupe.
Quiloma alla se planter devant Tigane.
Son regard se vrilla dans le sien. De sa voix de commandement, il
dit :
- Explique !
Tigane avala péniblement sa salive :
- Il n'est pas comme nous. Il ne fait
pas partie du groupe, enfin pas vraiment. Il n'est pas au
casernement. Il est fils de maître et on le dit déjà maître,
alors qu'il est mauvais à l'épée, à l'arc, et on le traite mieux
qu'un second. C'est injuste...
Tigane s'arrêta tout étonné de son
audace. Quiloma reprit :
- Ton parler est juste, fils de la
ville. Je t'ai vu combattre, tu feras un bon konsyli quand tu auras
plus d'expérience.
Ayant dit cela il se retourna vers le
groupe.
- La saison de la longue neige touche à
sa fin. Les pluies sont déjà là et les ennemis du Dieu Dragon
peuvent revenir. Il est temps pour vous de montrer ce que vous valez.
Dans une main de jours, vous partirez en mission.
Se tournant vers le Konsyli, il ajouta
en désignant Tandrag :
- Lui aussi !
Tandrag sentit son cœur battre plus
fort. Il allait aller en mission. Peut-être verrait-il le dragon ?
Il était dans ses pensées quand le Konsyli lui dit :
- Va à l'infirmerie !
La main de jours avait passé très
vite. Ils étaient deux mains de bleus avec deux konsylis. Tigane
était dans une, Tandrag dans l'autre. Ils étaient lourdement
chargés pour une mission de reconnaissance vers la vallée de
Tichcou. Tandrag l'était encore plus que les autres car en plus de
son armement conventionnel, il avait une semimasse avec lui. Pour
rien au monde, il ne l'aurait abandonnée. Kalgar lui-même avait
tenu à lui faire. Il avait choisi le meilleur bois de litmel pour en
faire le manche, en avait renforcé l'extrémité d'un anneau de fer
pour passer un lien de cuir solide pour qu'il reste accroché au
poignet et avait confectionné une tête un peu plus allongée que
d'habitude. Tandrag avait adopté l'arme outil tout de suite. Il
avait même un peu martelé avec. Elle allait bien avec sa main et
son allonge. Il essayait de penser à cela tout en marchant sur les
chemins glissant de pluie. Un tiraillement régulier de la hanche lui
rappelait qu'il avait une couture. Avant son départ, Sabda était
venue y mettre un emplâtre. Tandrag avait apprécié le geste et le
soulagement qu'il avait ressenti. Si Éeri semblait fier de ce qu'il
avait fait, Talmab et Miasti semblaient inquiètes de ce qui pouvait
lui arriver. Tandrag pensait qu'elles s'inquiétaient pour rien. Que
craignaient-elles sous cette pluie fine qui trempait tout et tout le
monde ? La journée fut harassante. Les konsylis marchaient en
tête à la recherche d'un abri pour la nuit. Ils avaient commencé à
descendre vers la vallée. Pendant les premières heures l'idée
d'une première mission avait soutenu le moral. Maintenant avec la
lumière qui baissait et la pluie incessante, les fiers combattants
étaient une bande de jeunes trempés et frigorifiés. En imposant un
train assez rapide, les konzylis les empêchaient de trop réfléchir.
Quand le signal de l'arrêt retentit, Tandrag comme les autres
n'avait qu'une idée en tête : dormir ! Ils bivouaquaient
sous un auvent de pierre, protégés du vent et de la pluie par un
muret de pierres sèches qui avait été monté là bien des
générations auparavant. La veillée se résuma à un repas pris
presque sans parole et à la distribution des tours de garde. Tandrag
s'effondra comme les autres sur son lit. Il avait hérité du dernier
tour. Il savait en s'endormant que sa nuit serait courte mais d'une
traite.
Son konsyli le réveilla. Tandrag prit
son tour de garde. La nuit était encore bien noire. Il leva les yeux
vers le ciel. Quelques étoiles étaient visibles à travers les
nuages. Il regarda ses compagnons dormir et alla s'asseoir près du
muret. Il écouta la nuit.
Différents cris lui prouvaient que la
chasse était ouverte. Il pensa aux loups, tout en se disant qu'une
meute ne ferait pas la folie d'attaquer un groupe comme le leur. Un
oiseau de nuit passa en hululant. Il le suivit du regard. Il sentait
la fatigue et le sommeil. Il pensa à bouger et pensa aussi que s'il
bougeait, il serait plus facile à neutraliser pour un ennemi. Il se
mit à réfléchir. S'il devait attaquer leur abri, comment
ferait-il ? Sa réflexion l'occupa jusqu'au lever du soleil. Il
avait mit au point plusieurs scénarios. Celui qu'il préférait
était une neutralisation de la sentinelle par le dessus. Avec une
pierre bien ajustée, il était certain qu'il pouvait éliminer le
garde et attaquer avec un effet de surprise maximum. Il réveilla les
konsylis.
Après un repas pris rapidement, cette
deuxième journée ressembla à la première moins la pluie.
Ils marchaient d'un pas rapide
profitant de la descente. Les pauses étaient rares. Le chemin bien
que pas très fréquenté, restait facile à suivre. Les abris
étaient bien balisés. Et cette deuxième halte ressembla beaucoup à
la première. Tandrag s'endormit entendant les konsylis parler
ensemble. C'est ainsi qu'il entendit qu'une partie des guerriers
blancs allaient repartir pour le pays froid avant que les pluies
n'aient fait fondre toute la neige des sommets. Son tour de garde fut
en plein milieu de la nuit. De nouveau, il reprit son jeu d'attaque.
Il profita du sommeil des autres et de son désir de ne pas
s'endormir pour se déplacer le plus silencieusement possible en
explorant les alentours. Sa vision nocturne lui permettait des
mouvements que les autres ne pouvaient accomplir. Il se retrouva
bientôt sur le toit de l'abri. Une couche d'humus recouvrait la
dalle de pierre. Il s'approcha du bord, pour estimer s'il pouvait ou
non jeter des pierres sur les occupants endormis. Arrivé trop près,
il glissa, se rattrapa à une liane et se retrouva à plat-ventre, le
nez dans la couverture de feuilles décomposées. Le bruit de sa
chute fut très amorti par les mousses humides qui l'avaient fait
glisser. Cela suffit pourtant pour qu'un konsyli se réveille et
donne l'alerte. Tandrag fut envahi par un sentiment de désespoir. Il
allait prendre une engueulade pour sa mauvaise conduite. A l'appel du
konsyli, il répondit par le signe convenu. Bientôt une torche
éclaira l'espace sous l'auvent. Tandrag remontait en s'aidant de la
liane. N'osant se mettre debout, il posait les genoux au sol, c'est
comme cela qu'il trouva la pointe.
Fouillant dans les feuilles pour
trouver ce qui lui meurtrissait le genou, ses doigts sentirent un
objet pointu. C'était une pointe de flèche avec le début du fût.
Il ne connaissait pas ce modèle. Kalgar ne l'avait pas fabriqué.
Les guerriers blancs aimaient se servir de pointes en pierre
tranchante noire. C'est avec ce trophée qu'il redescendit. Le regard
noir du konsyli se mua en étonnement quand il vit ce que Tandrag
avait en main. Il fit approcher une torche.
- Une flèche de la plaine !
s'exclama-t-il.
Ils étaient tous réveillés mais ne
comprenaient pas ce que cela représentait. Les deux konsylis se
regardèrent. La flèche, si elle avait été cassée, n'était pas
abîmée. Elle ne devait pas avoir passé l'hiver ici. Les ordres
fusèrent, brefs, tranchants. Les torches furent éteintes, les armes
préparées. L'angoisse et l'excitation se partageaient les visages.
Un des konsylis fit raconter à Tandrag où et comment, il avait
trouvé cette pointe de flèche ennemie.
- Nous irons voir demain, conclut-il.
En attendant, nous montons la garde ensemble.
Le reste de la nuit se passa sans
incident. En voyant les regards des uns et des autres, Tandrag
comprit qu'ils n'avaient pas mieux dormi que lui. On était passé
d'une patrouille de routine à un temps de guerre. La peur s'était
invitée dans leur camp. Au lever du jour, il emmena les deux
konsylis voir l'endroit. Ils fouillèrent tout le coin sans rien
trouver de plus. Un ennemi avait dû faire le même genre de chute
que lui. La flèche avait dû se briser à ce moment-là.
Pendant le repas, les deux konsylis
discutèrent sur la marche à suivre. Ils tombèrent d'accord pour
envoyer deux hommes prévenir le prince. Il fallait que les guerriers
de Méaqui ne repartent pas. L'ennemi était trop près. Il leur fut
plus difficile de savoir qui envoyer. Un était d'avis de renvoyer
les moins entraînés dont Tandrag, l'autre refusait car il avait
compris que Tandrag voyait la nuit comme en plein jour. Ils
s'accordèrent sur Monetien et Besarl.
La formation de marche changea. Il y
avait maintenant constamment un des konsylis en éclaireur. Tigane
avait reçu comme mission de fermer la marche en assurant
l’arrière-garde. Les autres marchaient en file indienne mais en
deux groupes séparés. Cette troisième journée fut éprouvante. Il
fallait tenir le rythme malgré les arrêts fréquents pour chercher
des traces.
Ils arrivèrent le soir au point prévu
sans avoir rencontré d'autres traces. La soirée fut plus animée.
Chacun essayait de se rassurer comme il pouvait en faisant des
hypothèses sur ce qui avait pu se passer. Les konsylis restèrent
relativement silencieux, donnant des ordres et des conseils de
silence. La nuit se passa de réveils en surveillances, sans
incident.
C'est en arrivant en amont du lac neuf
qu'un konsyli repéra d'autres traces. Il donna l'ordre au groupe de
se mettre en position de défense pendant qu'il analysait sa
trouvaille.
- Ils se sont arrêtés là, dit-il en
dégageant un reste de feu.
Il tâta les cendres et en porta un peu
à sa bouche. Il recracha.
- Moins d'une main de jours.
Il continua à scruter le sol, sembla
suivre d'invisibles pistes. Il se redressa et revint vers le groupe.
- Ils allaient vers l'amont.
Les deux konsylis regardèrent la
vallée et les montagnes d'où ils venaient comme s'ils pouvaient
deviner où était le groupe ennemi.
- Combien ?
- Une main au plus.
- Il y a Mazomema plus bas, à une
journée d'ici. Il faut aller voir.
- Si on force le pas, on peut être à
la passe au-dessus du lac ce soir et au barrage demain en milieu de
journée.
Sans rien ajouter, il fit les gestes de
commandement et tout le groupe se remit en marche. Tandrag sentit
tout de suite l'accélération. Après trois jours de marche, il fit
comme les autres, il serra les dents pour tenir. Les pauses furent
courtes. Le vent poussait les nuages leur évitant la pluie. Plus ils
descendaient et moins il y avait de neige. Tandrag se fit la remarque
qu'on ne pouvait pas deviner ça depuis la ville. Là-haut la neige
était encore omniprésente. Sioultac en avait tant envoyé cet
hiver. Ils arrivèrent en fin de journée à un passage étroit.
L'eau avait recouvert le fond de la vallée, ne laissant aucun
passage. Il fallait maintenant escalader la paroi et passer presque
dix hauteurs d'homme plus haut. Il n'y avait pas de danger pour un
marcheur mais un guerrier avec sa charge devait être attentif. En
tête, le konsyli examinait le chemin cherchant des traces ennemies.
La nuit tombait quand ils arrivèrent au refuge. C'était une grotte
ouverte dans une vallée secondaire. Assez vaste, elle servait aussi
de dépôt pour les armes et les vivres. Les konsylis firent
l'inventaire. Voyant qu'il ne manquait rien et qu'il n'y avait pas eu
de trace, ils en conclurent que ceux de la plaine avaient pris un
autre chemin et qu'il faudrait le trouver. Tandrag installa ses
affaires près de la muraille, loin de l'entrée et du feu. Il
faisait noir dans son coin mais cela ne le gênait pas. Il commença
sa nuit par le tour de garde. Il pensa que les konsylis ne lui
faisaient pas confiance. Il y en avait toujours un pour être de
garde avec lui. Quand ils furent les seuls réveillés, le konsyli
lui donna l'ordre d'aller patrouiller dehors... et en silence.
Tandrag fit un tour assez grand. Il ne vit aucun être humain, par
contre il repéra de nombreux chasseurs nocturnes qu'ils soient à
plumes ou à poils. A son retour, il fit son rapport et alla se
coucher. Quand il arriva dans son coin, il sursauta. Une noirefileuse
avait fait sa toile-piège juste au-dessus de sa tête. Il recula
vivement, attirant le regard du konsyli qui lui demanda par signe ce
qui se passait. Tandrag montra la bestiole. Le konsyli haussa les
épaules. C'est au bruit du métal sur la roche que Tandrag comprit
que le konsyli avait envoyé une lame sur la noirefileuse. Le konsyli
vint ramasser son arme et donna l'ordre gestuel de dormir. Il
repartit vers son couchage en essuyant sa lame. Après un moment
d'admiration pour la rapidité et la précision du tir, Tandrag pensa
à la boucle de spimjac qu'il avait dans son paquetage. Il la prit et
s'approchant de la toile-piège, il la captura dans son anneau de
bois. Il sourit. Jamais il n'aurait pensé pouvoir faire cela pendant
la patrouille. Quand il posa sa tête sur le sac, l'anneau de spimjac
et sa toile-piège était juste au-dessus de sa tête.
Tandrag se réveilla sans se souvenir
de ses rêves. Il rangea le piège à rêves dans son sac entre des
feuilles. Il n'eut pas le temps de penser à autre chose. Les ordres
fusaient. Il fallait repartir.
La course recommença. Les corps
fatiguaient. Les konsylis encourageaient les uns et les autres à
tenir le rythme. La nuit était à peine tombée qu'ils virent les
feux du camp de Mazomema. Il y avait là deux mains de guerriers
blancs et autant de guerriers de la ville. Leur temps se partageait
entre la surveillance du fort de la plaine avec son arc géant et des
patrouilles le long des falaises. La nouvelle d'une infiltration fit
l'effet d'un coup de tonnerre. Mazomema était effondré. Il avait
failli en laissant passer des ennemis. Il ne méritait plus la
confiance du prince. La discussion entre les konsylis était
générale. Il se calma quand il entendit que les traces ne venaient
pas de la vallée. On discuta les stratégies longtemps dans la nuit
mais Tandrag n'entendit rien, il dormait.
Le jour se leva en même temps que la
pluie se mettait à tomber. Tandrag apprit qu'ils auraient un jour de
repos et qu'ils repartiraient vers la ville le lendemain en passant
par la vallée profonde. C'était une gorge latérale à cette vallée
qu'on rejoignait un peu plus en amont. Normalement, elle s'éloignait
de la ville. Mozamema voulait être sûr qu'ils n'étaient pas passés
par là. C'est la seule vallée qu'il ne surveillait pas
régulièrement.
La journée se passa à se reposer en
regardant la pluie. Tandrag découvrit que pour les guerriers se
reposer ne voulait pas dire rester à ne rien faire. Ils firent un
entraînement au combat et eurent droit à un cours sur le pistage.
La semi-masse de Tandrag avait été remarquée. Plusieurs guerriers
lui demandèrent de l'essayer. La plupart lui rendirent après
quelques passes. Trop lourde pour eux, ils n'étaient pas à l'aise.
Seul un des plus anciens la manipula avec dextérité et enseigna
plusieurs astuces de combat à Tandrag. Quand la nuit tomba, les
patrouilles proches rentrèrent. Les rapports furent semblables aux
autres jours. En bas, rien ne changeait par rapport à la routine et
tous les points de passage étaient inviolés. Mozamema ne se faisait
pas d'illusion. S'il y avait eu infiltration, c'était pour préparer
une campagne. La saison chaude allait arriver. Les gens de la plaine
viendraient avec le soleil pour les combattre. Tandrag frissonna
intérieurement à cette évocation. Il ne voulait pas la guerre. Il
pensa à la forge et se demanda si sa vocation était d'être comme
Kalgar ou d'être guerrier. Il aimait le travail du métal. Les
couleurs, les odeurs, la chaleur lui plaisaient. Il devait aussi
reconnaître qu'il avait aimé cette exaltation depuis la découverte
de la pointe flèche. Il remit l'examen de cette question à plus
tard. Les ordres tombaient. Demain, la course reprendrait. Ils
iraient dans la vallée profonde, remonteraient jusqu'au mont Treent
puis reviendraient vers la ville. Ils rejoindraient le chemin normal
à peu près où ils avaient trouvé la flèche. Après avoir donné
le trajet, le konsyli ajouta :
- Nous aurons peut-être à combattre.
Vous êtes peut-être des bleus, mais je vous ai transmis tout ce que
je sais. Nous pourrons vaincre ces ennemis du Dieu Dragon. J'ai
confiance en vous. Vous serez à la hauteur de la tâche qui vous
attend. Graph ta cron !
Tandrag dormit mal. Depuis qu'il
mettait le piège à rêves au-dessus de sa tête, il oubliait ce
qu'il rêvait. Par contre, cette nuit-là, il se réveilla plusieurs
fois trempé de sueurs. Les bruits dans la grotte qui servait de
dortoir lui faisaient entendre qu'il n'était pas le seul.
Avec le jour, le vent s'installa. Il en
fut heureux. C'était un signe que les nuages passeraient sans
s'arrêter. Au milieu du jour, ils se trouvèrent à l'aplomb de la
vallée profonde. Elle méritait bien son nom. Si le fond était
assez large, elle était comme une entaille dans la montagne, étroite
et sombre.
Mozamema et un compagnon étaient venus
avec eux. Ils s'étaient donnés pour mission de descendre la vallée
jusqu'à son confluent avec la rivière à sa sortie de la gorge de
Cantichcou. A deux, ils avaient une chance de passer sans se faire
remarquer des gens de la plaine. Ainsi ils sauraient si les ennemis
étaient passés par là.
Pour l'instant, Mozamema discutait avec
les autres konsylis sur le meilleur trajet pour descendre. Ils
optèrent pour une trace. Les clachs passaient par là pour rejoindre
le fond et aller s'abreuver. Tandrag découvrit que là où passe
facilement un clach, un guerrier chargé a plus de mal. Plus ils
s'enfonçaient plus la lumière était faible. Ils arrivèrent au
fond dans une demi-obscurité.
Après un rapide examen du fond de la
gorge, les deux groupes se séparèrent. Tigane était en éclaireur.
Tandrag suivait le premier konsyli et le deuxième groupe suivait à
une distance de tomcat. Leur progression était facile sur ce sol de
pierres mais ils ne pouvaient éviter de marcher dans l'eau. Tandrag
regardait où il mettait les pieds. Il essayait de voir des traces.
La fatigue le lassa de cette recherche. La journée tirait en
longueur. Il avait mal aux muscles des cuisses à force de se hisser
de rocher en rocher. La lumière était encore affaiblie par la
végétation qui poussait là. Le geste du konsyli le surprit. Comme
il lui intimait, il s'arrêta. L'inquiétude l'envahit. Il dégagea
sa semi-masse et l'assura à son poignet. Quelque chose n'allait
pas. Le konsyli parla en gestes. Le tomcat de Tigane était
inaudible. Le konsyli dégagea son épée et voyant Tandrag et sa
semi-masse, donna l'ordre aux deux derniers de préparer les arcs. Il
bloqua son tomcat, puis se remit à avancer en faisant signe à
Tandrag de le suivre. Ce dernier avait le cœur affolé.
Précautionneusement, ils se faufilèrent entre les arbres sur la
berge. La vallée s'était élargie. La lumière était meilleure.
L'eau coulait sur un bord laissant un grand espace pour que poussent
de petits arbres épineux que Tandrag ne connaissait pas. Il suivait
le konsyli. Les archers avançaient aussi par bonds, se couvrant les
uns les autres et couvrant le konsyli et Tandrag. Bientôt, ils
aperçurent Tigane. Celui-ci était à plat-ventre derrière un
buisson. Sur un ordre gestué, les archers se postèrent. Le konsyli
rejoignit Tigane. Tandrag arriva peu après. Devant eux à quelques
dizaines de pas, un groupe de soldats bivouaquaient. On entendait
leurs voix. Sans tout comprendre Tandrag et Tigane en saisissaient le
sens général. Ils parlaient de leur mission d'infiltration et de
leur retour. Tandrag fit la traduction en gestes pour le konsyli. Il
donna l'ordre de repli en laissant Tigane en observateur. Ils
retrouvèrent le deuxième groupe qui arrivait dans la même
configuration de combat. Manifestement, ils avaient affaire au groupe
qu'ils cherchaient. Mazomema avait raison. Les ennemis étaient là.
Ils préparaient une offensive. Il fallait les neutraliser avant
qu'ils ne rentrent. Ils décidèrent de les attaquer à la nuit. Les
heures qui suivirent furent longues, très longues pour Tandrag. Les
konsylis les firent manger pour les occuper mais ils mangèrent
froid. Tandrag ne pouvait s'empêcher de penser à ce qui allait se
passer. Le combat arrivait. Serait-il à la hauteur ? La peur
montait petit à petit. Il passa la fin de la journée à se tailler
une lance.
Quand la lumière déclina, les deux
groupes étaient en position de part et d'autre des ennemis. Tandrag
avait la difficile mission pour lui d'être le premier à ouvrir les
hostilités. Nettement moins doué que les autres à l'arc, le
konsyli lui avait demandé de se faire une lance. L'arrivée de sa
lance serait le signal pour les archers. Il y avait une main de
soldats en face d'eux. S'ils étaient aussi entraînés que les
guerriers blancs, le combat serait difficile. Il fallait que la
première attaque de loin en mette le maximum hors combat. Tandrag
sentait la pression. Il avait choisi un rocher en hauteur bien situé.
Il voyait et son konsyli et le groupe ennemi qui vaquait à ses
occupations. Il vit le geste-ordre de l'attaque. Il avala
difficilement sa salive, se mit en position. Il avait repéré un
soldat assis près du feu qui contrairement aux autres ne bougeait
pas. Il vida son esprit et ne se concentra que sur son geste. La
lance partit.
Tandrag la regarda voler. Elle tirait à
droite. Il fut contrarié. Il avait bien senti lors des essais
qu'elle partait sur le côté. Il avait tenté lors du lancer de
corriger ce défaut. Il était déçu. Il n'allait remplir sa
mission. La lance qui avait commencé par monter, se mit à
descendre. Elle fit du bruit en passant à travers des feuilles. Les
soldats réagirent en entendant le bruit. Tandrag se mordit la lèvre.
Le soldat assis, fit un vif mouvement sur le côté vers ses armes.
Il mit la main sur son épée et poussa un cri. La lance venait de
lui transpercer le bras.
Les autres n'avaient pas attendu le
résultat pour tirer. Après la première volée, trois hommes
étaient à terre. Les deux groupes attaquèrent en hurlant. Les
trois soldats encore debout, les attendaient de pied ferme. Tandrag
qui était un peu plus loin arriva en retard par rapport au premier
choc. Il avait à la main sa semi-masse. Il descendit en courant.
Quand il atteignit le lieu du combat, l'homme blessé par sa lance
avait pris son épée et malgré la douleur, il avait blessé Sminal
à la jambe. Tandrag ne réfléchissait plus. Lancé à pleine
vitesse dans la pente, il tapa à droite à gauche avant de s'arrêter
in extremis au bord de l'eau. Il fit demi-tour et repartit à
l'assaut. Un brouillard rouge obscurcissait sa vue. Le monde sembla
se mettre à bouger au ralenti. Seul lui et sa semi-masse semblaient
se mouvoir à la bonne vitesse. Il frappait sur l'ennemi. Tigane
était dos à un arbre quand il intervint. Son côté saignait, sa
jambe saignait. En face de lui, un soldat redoublait ses coups d'épée
et un autre malgré les deux flèches qu'il avait dans le corps,
essayait de percer ses défenses. D'un aller-retour de son arme, il
mit fin à leurs assauts. Les deux soldats s’effondrèrent. Du coin
de l’œil, il vit Tigane les achever pendant que lui repartait à
l'attaque.
Aussi vite que cela avait commencé, le
combat cessa. Les konsylis étaient debout et indemnes, par contre
Tigane était blessé ainsi que Sminal. Mioucht était étendu sur le
dos une large blessure au thorax. S'il respirait encore, il était
déjà livide. Les autres n'avaient aucune blessure grave. Tandrag
tremblait de tous ses membres. Pourtant dans le regard des autres, il
vit que leur opinion avait changé. Si son attaque à la lance
n'avait pas été une réussite, sa semi-masse avait fait des
ravages. Même Tigane le regardait autrement.
Les konsylis firent le tour des
ennemis. Aucun n'avait survécu. La moitié portait des traces de
l'arme de Tandrag. Ils se regardèrent, en échangeant un regard
entendu. Le prince serait content d'avoir raison. Il y avait plus
dans cet homme que ce qu'ils avaient vu. Revenus près du feu, ils
entonnèrent le chant de la victoire. Comme une réponse, il y eut un
cri dans le ciel. Les konsylis s'interrompirent et levèrent les yeux
au ciel en criant « Graph ta cron ! ».
Très haut dans le ciel passa une
silhouette ailée rouge. Tandrag qui avait suivi leur regard, en fut
subjugué. Le dragon était encore plus beau que dans ses rêves. Ce
fut un instant magique.
La suite fut moins glorieuse. Il fallut
faire une sépulture pour les morts. Les konsylis avaient été
intransigeants. Cette place était une bonne place pour surprendre
des ennemis. Il ne fallait pas la gâcher en laissant des traces qui
les auraient mis sur leur garde. Après quelques recherches, ils
trouvèrent une grotte assez loin de là et en hauteur. Ils y
transportèrent les corps et l'équipement qui serait abandonné. Les
corps furent mis au fond de la grotte. Une première paroi avec les
galets de la rivière fut entassée. Puis ils mirent les affaires
devant et firent une deuxième paroi de pierres pour boucher la
caverne. Cela leur prit deux jours pour faire tout cela. Ils firent
un rite d'adieu pour Mioucht.
Le lendemain, ils reprirent la route.
Tigane et Sminal étaient dans le deuxième groupe. Un konsyli avait
pris la fonction d'éclaireur. Le deuxième suivait avec le groupe
des valides. Tandrag avait reçu comme mission de conduire le groupe
des blessés, ce qui ne plaisait pas à Tigane. Ce dernier
reconnaissait la puissance de Tandrag lors du combat, mais pensait
que s'il avait été là au début, il n'aurait pas eu autant de
chance. Il rêvait de le défier et de lui prouver qu'il était le
meilleur, comme avant. Il savait qu'avec sa cuisse qui lui faisait
mal à chaque pas, il ne pourrait pas se battre. Il avait la rancune
tenace, il attendrait.
Tandrag était loin de se douter des
pensées de Tigane. Il devait trouver les traces laissées par le
konsyli et faire avancer les blessés le plus vite possible. Ils
remontaient encore la vallée profonde qui s'était de nouveau
rétrécie. Il avait coupé un bâton pour Tigane et pour Sminal.
Chamnoul avait le bras en écharpe et devait être aidé pour
certains passages à escalader. Au fur et à mesure que la journée
avançait, Tandrag voyait leurs traits se tirer. Tigane prit une
teinte verdâtre. Sans rien dire, Tandrag faisait des pauses,
officiellement pour chercher le chemin. Les autres n'étaient pas
dupes mais ne disaient rien, trop heureux de ne pas courir.
Ils arrivèrent bien après la tombée
de la nuit au campement. Les autres avaient déjà préparé le feu
et le repas. Les blessés mangèrent peu et s'endormirent rapidement,
épuisés par la journée de marche. Tandrag resta autour du feu avec
les konsylis.
- Demain, nous continuerons à remonter
la vallée, mais toi et ton groupe vous allez marcher vers la ville
directement. J'ai repéré une trace qui sort de la vallée. Vous
avancerez à votre rythme et on vous rattrapera sur le chemin de la
gorge de Cantichcou.
Tandrag acquiesça, au fond heureux de
ne pas continuer la chasse. Cette première mission ne l'avait pas
contenté. Il s'était imaginé de l'action glorieuse et il n'avait
trouvé que la fatigue de la course et la peur du combat.
La nuit passa tranquillement. Au matin
le groupe des combattants partit sans attendre. Tandrag et ses
compagnons partirent après avoir essayé d'effacer les traces au
mieux. Ils commencèrent l’ascension qui se révéla plus longue
que prévue. Ils arrivèrent sur un plateau boisé où restait encore
de la neige. Tigane traînait la jambe. Ils mirent presque la journée
pour faire ce qui aurait demandé quelques heures en temps normal.
Tigane rageait contre sa douleur mais s'il forçait, l'élancement
était tel que la jambe cédait et qu'il tombait. Ils atteignirent
une clairière en fin de journée. Ils étaient quand même abrités
du vent, bien que le froid soit plus vif que dans la vallée. Ils
firent le compte de leurs provisions. Ils pourraient tenir trois ou
quatre jours. Ils pouvaient aussi chasser un peu. Tigane ironisa sur
les capacités de Tandrag à l'arc. Celui-ci malgré son agacement
répondit sans s'énerver qu'il laisserait Sminal tirer pendant que
lui jouerait les rabatteurs. Tigane s'endormit très vite après le
repas. Les trois autres discutèrent et tombèrent d'accord pour ne
pas le réveiller. Il valait mieux qu'il se repose pour marcher
correctement le lendemain qu'essayer de monter une garde qui
l'épuiserait. Sminal débuta la surveillance. Chamnoul avait demandé
la dernière veille. Tandrag accepta de faire le milieu de la nuit.
Il aimait bien ces heures où la lumière était absente. Il se
sentait curieusement plus en sécurité.
Tandrag se réveilla seul. Sminal
n'était pas venu. Il jeta un regard circulaire. Sminal, dos appuyé
sur un arbre avait la tête rejetée en arrière et posée sur
l'arbre. Sans bruit il se leva, s'approcha de lui. Lui mettant la
main sur la bouche, il le réveilla en lui demandant le silence.
Sminal ouvrit les yeux et mit quelques instants à comprendre où il
était. Quand Tandrag eut enlevé sa main de devant sa bouche, il
dit :
- Je me suis endormi !
- Oui, chuchota Tandrag, heureusement,
rien ne s'est passé.
Un bruit lui fit tourner la tête. On
venait. Tandrag devina une lumière au loin. Prudemment, avec Sminal,
ils se replièrent derrière les rochers et les arbustes qui
protégeaient leur campement. Tandrag couvrit les restes de feu avec
de la terre pour l'étouffer. Sminal prépara son arc à tâtons. Se
glissant près des autres, Tandrag les réveilla avec les mêmes
précautions que pour Sminal. Eux aussi se mirent en position avec
une arme.
- Si ce sont des ennemis, il vaut mieux
éviter le combat, nous ne faisons pas le poids.
Tout le monde acquiesça. Tendus, ils
écoutèrent les autres se rapprocher. On entendait leur parole.
Tandrag reconnut le parler de la plaine. Il serra plus fort sa
semi-masse. Bientôt la lumière se précisa. On voyait la silhouette
d'un premier homme et derrière, un porteur de torche, puis d'autres
suivaient. Les armes étaient aux fourreaux mais les sécurités
n'étaient pas mises. Tandrag les compta. Il eut besoin de ses deux
mains. La peur d'être découvert lui tordait le ventre. Il chuchota
aux autres de ne pas bouger. Leur seule chance était que le groupe
passe sans les voir. Arrivés dans la clairière, il entendit une
voix proposer une pause. Une autre voix répondit : « plus
tard ! » sur un ton qui n'admettait pas de réplique. Le
porteur s'arrêta néanmoins.
Le cœur de Tandrag se mit à battre la
chamade.
- Tu ne sais plus où on est ?
demanda la voix de commandement.
- Si mon lieutenant, par là on va vers
la vallée profonde, répliqua le porteur de torche en faisant un
geste du bras.
- Alors ne traînons pas !
Le premier se remit en marche. Un des
hommes s'éloigna un peu du groupe. Tandrag l'entendit soulager sa
vessie pendant que le groupe disparaissait par le chemin. Le soldat
se rhabilla tout en courant pour rattraper les autres. La lumière
des torches diminua. Les quatre compères attendirent un peu avant de
bouger.
- C'est une invasion, dit Tigane.
- Non, je pense comme les konsylis que
ces groupes ne sont là que pour la préparer. J'espère que Monetien
et Besarl ont pu donner l'alerte, dit Sminal.
- Demain, on laissera là tout ce qui
va nous ralentir. Il faut qu'on rentre vite pour alerter aussi, dit
Tandrag.
Si le reste de la nuit se passa sans
alerte, ils dormirent peu et mal. Aux premières lueurs du jour, ils
suivirent à l'envers les traces des soldats ennemis. Après quelques
heures de marche, il était évident qu'ils venaient de la vallée
de Cantichcou. Tigane ne portait plus rien, Tandrag avait une charge
double, Sminal une demi-charge et Chamnoul son paquetage habituel.
Ils avaient laissé des provisions et du matériel sous un cairn dans
la clairière. A la fin de la journée, ils étaient heureux, ils
avaient couvert plus de chemin que prévu. Avant la fin de la
lumière, Tandrag monta sur un arbre pour s'orienter. En
redescendant, il rassura les autres, ils étaient sur le bon chemin.
Ils profitèrent d'un contrefort pour s'abriter pour la nuit.
- Demain, nous serons dans la vallée
et à ce moment-là il ne nous restera que deux jours de marche pour
être à la ville.
Aux regards que lui renvoyèrent les
autres, il comprit qu'ils étaient aussi impatients que lui
d'arriver. Une première goutte tomba, puis une autre. Avant que la
pluie ne se renforce, ils préparèrent un auvent à leur bivouac.
Elle tomba toute la nuit et continua malgré le lever du jour. Ils
pestèrent contre elle tout en se remettant en marche. Elle les
accompagna toute la matinée.
- Il faut qu'on se trouve un abri pour
faire une pause, réclama Chamnoul.
- Je veux bien, dit Tandrag, mais je ne
vois pas où.
Ils avaient atteint la gorge de la
Cantichcou et remontaient son cours.
- Un peu plus haut, il me semble me
rappeler qu'il y a un surplomb. Je vais vous guider.
Sminal prit la tête du groupe. Ils
faisaient à l'envers le trajet du début de la patrouille. Tandrag
avait pensé rencontrer une autre patrouille. Le chemin était vide
devant eux, derrière eux et la pluie avait effacé les traces.
Trois cents ou quatre cents pas plus loin, Sminal avait fait un
geste. Effectivement un peu au-dessus du chemin, Tandrag crut deviner
un abri. Sminal expliqua qu'il s'y était arrêté à l'aller pour
être à l'abri des regards lors d'une pause. En file indienne,
dégoulinant d'eau, ils bifurquèrent pour y monter. Sminal s'arrêta
brusquement à mi-pente :
- Tandrag, regarde, ça a été
piétiné.
Tandrag prit sa semi-masse et avança
avec prudence. Effectivement, malgré la pluie, on voyait bien que,
hormis le bord du chemin, les herbes avaient été écrasées. Ils
remontèrent la pente en scrutant le sol. Ils ne trouvèrent rien
avant d'arriver sous l'abri. Tandrag inspecta l'espace du regard. Il
ne vit pas de danger. Il fit signe aux autres qui furent heureux de
poser leur sac. Pourtant, il ne se sentait pas à l'aise. Les herbes
couchées semblaient faire un chemin. Sans lâcher son arme, il
avança s'attendant à voir surgir quelqu'un ou une bête. C'est
comme cela qu'il buta dans quelque chose de mou. Du pied, il dégagea
sa découverte, la semi-masse levée, prêt à frapper. Il eut un
haut le corps et se retourna pour vomir. Voyant cela Sminal
s'approcha. Il regarda et tombant à genoux il se mit à gémir. Ce
fut au tour de Tigane de venir. Appuyé sur son bâton, il regarda à
son tour. Chamnoul arrivait derrière lui et il l'entendit :
- Knam ! Knam!Knam !
Il le vit prendre appui sur sa jambe
valide et de son bâton continuer à dégager les corps de Monetien
et Besarl. A son tour Chamnoul jura. Il connaissait Monetien depuis
qu'il était jeune. D'une maison voisine de la sienne, il avait joué
ensemble tellement de fois qu'il ne pouvait les compter. Quant à
Besarl, ce fut Sminal qui finit de le dégager. Les yeux pleins de
larmes, il enlevait les branches et les feuilles qui le recouvraient.
Sminal et Besarl étaient de la même maison et frères de lait.
C'est la mère de Besarl qui avait accueilli Sminal quand il avait
perdu la sienne dans un éboulement dans les grottes.
Tandrag revenait vers eux. Pâle mais
déterminé, il les aida à dégager les deux corps. Ils les
examinèrent. Ils avaient été égorgés.
- Ils n'ont même pas dû faire une
étape avant de rencontrer ces salauds.
- Je vais leur faire la peau, gronda
Sminal.
Appuyé sur son bâton, Tigane était
livide.
- On ne peut pas les laisser comme ça.
Sans dislocation, sans cérémonie, ils ne pourront pas reposer en
paix.
Ils le regardèrent tous.
Effectivement, sans les gestes qu'il faut, Monetien et Besarl
allaient errer entre les deux mondes sans jamais pouvoir trouver le
repos. Chamnoul reprit la parole :
- Un sorcier m'a parlé un jour des
gens comme ça. Il m'a dit que c'était long et difficile de les
récupérer.
- Mioucht non plus n'a pas été
disloqué, fit remarquer Tigane.
- Peut-être mais il a eu droit au rite
des guerriers blancs. Comme le totem est le plus grand, les esprits
devraient être contents.
- Il faut les ramener avec nous, dit
Sminal. Je ne peux pas laisser Besarl entre les mondes.
Tandrag eut la vision d'eux tirant
comme ils pouvaient des corps sur le chemin de la ville. Jamais ils
n'y arriveraient. Tigane ne pouvait tirer quoi que ce soit, il avait
déjà assez de mal à se traîner tout seul. Sminal était encore
plus têtu que Tigane. Tandrag savait que s'il ne changeait pas
d'idée, il préférerait mourir qu'abandonner. Si sa jambe le gênait
encore, il était prêt à tous les sacrifices pour ramener Besarl.
Tandrag réfléchissait. Soit il essayait de les convaincre de faire
un rite comme pour Mioucht, soit il serait contraint de céder.
- Nous allons rester là pour la nuit,
dit-il. Le temps de les veiller et de décider.
Pendant que les autres s'installaient
tant bien que mal, il prépara des cadres en coupant du bois. Quelle
que soit la décision, ils seraient utiles.
Avec le soir, la pluie devint neige.
Sioultac revenait à l'assaut des montagnes comme souvent à cette
époque. Tandrag fut soulagé. Si le froid revenait quelques jours,
ils pourraient faire un rite simple d'attente et ils reviendraient
chercher les corps une fois la ville prévenue.
Quand la lumière revint, la neige
avait tout recouvert. Tandrag avait fait des châssis en hauteur pour
pouvoir exposer les corps au froid. La température descendait
encore. Quand ils reprirent leur chemin, le cœur lourd, ils étaient
en paix. Ce qui devait être fait avait été fait. On pourrait venir
les chercher. Tandrag avait allégé au mieux tous les sacs. Les
jours qui suivirent, ils marchèrent aussi vite que Tigane le
pouvait. Tandrag pensa que le mieux serait de rentrer en ville par la
porte du bas et de s'arrêter chez la Solvette. Le teint de Tigane
devenait de plus en plus plombé. Il ne disait rien et serrait les
dents. Ils étaient à une journée de marche de la ville quand ils
furent rejoints par l'autre groupe. Ils firent une pause pour
échanger les informations. Tandrag raconta ce qu'ils avaient vu et
fait.
- Bien, dit un des konsylis, nous avons
vu d'autres traces, au moins trois autres groupes. Il faut prévenir
vite.
Regardant Tigane, il dit :
- Tu marches trop mal. Tu vas nous
ralentir comme cela. Nous allons faire un traîneau et nous
repartirons demain.
Tandrag vit le soulagement dans les
yeux des autres quand ils apprirent qu'ils auraient droit à quelques
heures de repos supplémentaires. Dans la soirée, les langues se
délièrent. Chacun y alla de son récit. Chamnoul fut le meilleur
conteur de leur groupe. Dans l'autre ce fut Balrem qui raconta leur
course ininterrompue. Ils avaient relevé des traces, les avaient
suivies quelques temps. Comme toutes étaient froides, ils étaient
repartis sur l'itinéraire prévu et toujours au rythme du double
pas. Avant de dormir, ils commentèrent l'offensive de Sioultac.
Selon certains, c'était là l'ultime poussée de l'hiver et on
pourrait faire la fête de la dernière neige bientôt, pour
d'autres, d'autres épisodes suivraient.
Quand ils reprirent leur progression,
ils purent aller plus vite. Tigane avait bien tenté de protester
qu'il pouvait marcher, mais le konsyli lui avait donné l'ordre de
s'allonger. Couché sur le brancard, ballotté par les mouvements, il
s'était renfermé dans un silence renfrogné. Le soir arriva quand
ils dépassaient la première chute. Tandrag soupira en pensant à
toutes les fois où il avait joué là la saison précédente. Comme
leur disaient les adultes : « N'allez pas plus loin que la
première chute ! ». Bien sûr, ils bravaient l'interdit
en descendant quelques dizaines de pas plus loin pour défier la
cascade qui était plus bas. À ses yeux de grand, la cascade était
devenue un simple saut. Il regretta ce temps insouciant. Il avait
vécu et survécu à son premier combat. D'autres allaient venir.
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