mardi 23 octobre 2012

Les premiers jours de la patrouille furent presque une promenade. Tandrag maintenait un rythme de petit trot avec des arrêts assez fréquents pour que personne n'en souffre. Le chargement était léger par rapport à d'autres fois. Tandrag menait le train. Il se souvenait de sa première patrouille. Elle remontait à loin maintenant. Les émotions qu'il avait ressenties alors étaient toujours aussi vives à son esprit. La saison chaude était plus qu'à moitié passée maintenant. Ils progressaient sur le chemin de son voyage d'hiver avec la dépouille de Chountic. Il pensa qu'aujourd'hui les conditions étaient très différentes. Ils avaient eu beaucoup de chance. A l'époque, il croyait encore que Chountic était son père. La Solvette l'avait beaucoup perturbé avec tout ce qu'elle lui avait raconté. Il ne mettait pas en doute son récit. Il expliquait tant de choses. Pourquoi tout cela ? Cette question revenait sans cesse à sa conscience. C'est tout juste s'il répondait aux signes de salut des hommes qui travaillaient aux champs de salemje. Si la guerre arrivait, jamais les moissons ne seraient finies et les survivants ne pourraient que mourir de faim.
Les autres semblaient remuer le même genre d'interrogations. Il y avait peu de paroles pendant les pauses et les visages restaient fermés. Son premier sourire fut quand il arriva près du bachkam du totem ours. La vallée du dragon était toute proche. Ils firent halte.
Pendant qu'ils installaient le camp, Tandrag donna ses ordres :
- Demain, nous irons vers l'aval. Sminal tu prendras une main d'hommes pour aller par la rive sous le soleil, j'irai de l'autre côté.
Sminal acquiesça en opinant de la tête.
- Une journée de marche vers l'aval. Tu repères. Tu évalues les forces si tu vois des ennemis. N'engage pas le combat sans nécessité. On fera le point dans deux jours. Tu prends un sifflet de jako.
Les hommes furent heureux de se reposer. Arrivés tôt, ils purent se préparer un repas chaud. Ils savaient que la course reprendrait le lendemain. Tandrag discuta avec les uns et les autres. Il comprit qu'ils ne savaient rien des dernières nouvelles. Ils blaguaient pour tromper leur peur. Seul Sminal s'impatientait de combattre. Depuis la mort de Besarl, il rêvait de massacre.

Quand le jour se leva, les nuages étaient arrivés. La pluie fine de l'aube devint plus abondante. Tandrag et ses hommes se dépêchèrent de traverser la rivière de la vallée du dragon avant qu'elle ne soit grossie par les eaux. Ils avancèrent pendant la moitié du jour de concert avec Sminal qui était sur la rive de la ville.
Tandrag s'arrêta laissant le groupe de Sminal prendre de l'avance. Il avait trouvé des traces sur la berge. Il examina les restes de foyers pendant que les autres exploraient les environs. Ils se regroupèrent après avoir fait le tour de cette petite combe. Bien protégée, elle était un lieu de bivouac idéal. Une dizaine d'hommes avait dû y vivre quelques jours.
- On est à moins de trois jours de la caverne du dragon, dit Absald.
- Oui, et ils sont restés au moins une main de jours, ajouta Gralton.
- Ils ont fait le ménage avant de partir. Il reste peu d'indices. On va repartir, dit Tandrag.
Ils rechargèrent leurs musettes. Absald redistribua les lances courtes qu'ils avaient mises en faisceau. Tandrag fit trois pas quand retentit le sifflet de jako.
- A couvert ! dit-il.
Les cinq hommes se mirent derrière les buissons du bord de la rivière. Les sens en éveil, ils guettaient la suite du message. Le sifflet de jako avait été un apport de la ville aux guerriers blancs. Animal de la région, le jako avait un cri perçant qui s'entendait de loin. Suivant les individus, il était différemment modulé. Traditionnellement les gardiens de tiburs et ceux qui travaillaient les champs l'utilisaient. Il portait dans le meilleur des cas d'une vallée à l'autre.
Tandrag avait reconnu sans problème le sifflet de jako de Sminal. Il y avait à la fin du son une petite touche particulière qui différenciait le sifflet du cri de l'animal. Bien utilisé, il permettait une conversation. Les soldats de la ville l'avaient emmené avec eux lors des patrouilles et le prince avait introduit son usage dans les trois phalanges. Il servait aux communications entre patrouilles comme les tomcats.
Le temps passa. Tandrag sentit la pression monter. Puis vint un autre cri. Tandrag sursauta. Le sifflet de jako parlait de beaucoup d'ennemis. Il fit progresser son groupe le long de la berge. Bientôt ils surplombèrent la rivière. De nouveau le sifflet de jako parla. Il évoquait un troupeau d'ennemis redoublant le mot troupeau. Tandrag fut étonné d'un tel redoublement. Sminal maîtrisait pourtant très bien le sifflet. A l'abri en haut de la falaise, Tandrag et son groupe progressèrent plus vite. Bientôt, ils rejoignirent un promontoire dominant la vallée vers l'aval.
Avançant à quatre pattes, il s'approcha du bord. Le spectacle qu'il découvrit le sidéra. La vallée s'élargissait plus bas. La rivière tumultueuse dans les gorges, devenait plus placide avec des berges plus plates. Il ne comprit pas d'un premier abord ce qu'il voyait. La réalité finit par s'imposer. Au loin des colonnes de soldats avançaient, évoquant des colonnes de fourmis en marche. Il avait sous les yeux plus d'hommes que tout ce qu'il pouvait imaginer et ils venaient vers lui. Il comprit ce que Sminal avait transmis. Il était bien en face de troupeaux de troupeaux de soldats. Lui revint en tête une conversation qu'il avait entendue sans y faire attention sur le roi Yas et son armée. Éeri avait évoqué une foule plus nombreuse que les poils sur le dos d'un crammplac. Tandrag n'avait pas réussi à se représenter ce qu'il voyait aujourd'hui. Il fit signe à Absal qui s'approcha à son tour. Quand il découvrit le spectacle, il siffla entre ses dents.
- Knam ! dit-il, et on n'est que deux mains d'hommes.
- Siffle à Sminal de se replier, lui ordonna Tandrag. D'ailleurs, où est-il ? Je ne le vois pas.
Gralton qui était monté lui aussi voir, s’exclama :
- Là ! À l'entrée de la passe, il est en embuscade.
Effectivement, juste derrière le pilier de pierres qui fermait l'entrée des gorges, Sminal avait disposé ses hommes pour attaquer ceux qui tenteraient de passer. Le point était stratégique. Rejoindre la vallée de la rivière du dragon par ailleurs demandait au moins une à deux journées de détour. Sminal était sur la seule berge où un semblant de trace permettait le passage.
Absal siffla l'ordre de repli. Tandrag le vit se retourner mais faire un signe ordre à ses compagnons de ne pas bouger. Un premier groupe d'ennemis approchait la passe. Avançant prudemment, les éclaireurs de l'armée en marche se méfiaient du terrain sur lequel ils progressaient. Un premier passa le rocher, suivi d'un autre. L'arme au point, prêts à répondre, ils scrutaient tout autour. Quand le troisième se présenta, Sminal décocha sa flèche. Ce fut le signal. Les trois ennemis s’effondrèrent. L'un avait une lance dans la poitrine, les autres des flèches. Ceux qui étaient plus en arrière réagirent en soldats bien entraînés. Sur un signe d'un soldat au casque surmonté d'une plume, une pluie de flèches s’abattit sur la passe.
Tandrag jura. Ils étaient trop loin pour aider. Sminal avait donné l'ordre de repli trop tard. Tandrag vit Chiental s'écrouler, plusieurs flèches dans le dos. Il regardait courir les quatre autres sous les volées de flèches qui se succédaient. Talmine fut touché à l'épaule, Sminal avait une flèche plantée sur le côté. De là où il était, en le voyant continuer à courir, Tandrag pensa que le trait avait atteint la musette. Absal et Gralton juraient sans discontinuer. Mieltil, qui était le meilleur archer du groupe, décocha une flèche en essayant de porter le plus loin possible. Tandrag jura en la voyant partir. En faisant cela, il prenait le risque de les signaler à l'armée qui approchait. Il tira Mieltil par la tunique pour l'obliger à se baisser. Ce fut trop tard. Derrière les nombreux archers qui arrosaient la passe de leurs flèches, d'autres hommes firent des signes désignant le rocher sur lequel ils étaient.
Leur position était hors de portée des grands arcs des gens de la plaine. Pourtant Tandrag devina dans les mouvements des différentes unités qu'ils allaient avoir leur part d'ennuis.
- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Gralton.
- Siffle à Sminal l'ordre d'aller prévenir le Prince. A cinq nous allons nous replier, et espérer que le Dieu Dragon nous vienne en aide.
Malgré la pluie, les forces ennemies se rapprochaient. Déjà des groupes de terrassement s'attaquaient à la passe pour élargir et favoriser le passage. Pour Tandrag, il était évident que la caverne du dragon était le but de cette expédition. Les cinq hommes restèrent sur leur promontoire, regardant les forces ennemies en ordre de bataille. Ils les virent amener un objet dont ils ne comprirent l'usage que lorsqu'il fut presque monté.
- On dirait l'arc géant de la vallée de Tichcou, dit Jalmeb. J'ai vu le même quand j'étais de surveillance là-bas.
- Et ça porte loin ? demanda Absal.
- Oui, même ici, on n'est pas à l'abri.
- C'est parce qu'ils l'attendaient qu'ils n'ont pas essayé d'entrer dans la vallée. Ils doivent nous croire plus nombreux, dit Tandrag.
- Regarde là-bas ! Un autre.
Effectivement, sortant du bois, ils virent un autre convoi porteur d'arc géant.
- Mais combien en ont-ils ?
- Attention ! cria Jalmeb, ils vont tirer.
La lourde flèche s'éleva bien au-dessus d'eux pour venir se ficher dans un arbre derrière eux.
- La prochaine sera trop courte, mais la suivante nous tombera dessus, dit Jalmeb.
- Alors ne traînons pas ici ! On dégage ! dit Tandrag. En plus il va nous falloir un abri. Sioultac n'a pas l'air content.
Les quatre autres regardèrent vers la direction indiquée par le doigt de Tandrag. De lourds nuages noirs arrivaient. Ils se regardèrent. Ils avaient tous compris. Ces nuages annonçaient la colère noire de Sioultac. Ils avaient tous connu ces moments de peur quand des trombes et des trombes d'eau s'abattaient sur eux. Si les colères hivernales de Sioultac étaient les plus longues, les colères de la saison chaude étaient dévastatrices.
- Ce n'est pas le dieu Dragon qui va venir à notre secours, c'est Sioultac lui-même.
- Il ne peut supporter que Cotban envoie ses créatures chez lui.
Tout en parlant, ils avaient pris le pas de course. Ils avaient quitté les bords de la vallée pour aller vers l'intérieur de la forêt. Gralton les guidait. Il avait en sortie d'hiver fait une patrouille dans la région, près d'un litmel, il avait repéré un abri qui devrait leur permettre d'être à l'abri et au sec pour les jours qui arrivaient. Toujours courant, ils dévalèrent une pente sous une pluie qui devenait plus dense. Ils allongèrent la foulée. Malgré leurs poumons en feu, ils couraient. Leur vie en dépendait. Ils étaient de l'autre côté du fond de la combe quand arriva le rideau d'eau. Immédiatement, ils eurent l'impression que la lumière avait disparu. Heureusement, le feuillage les protégeait en partie. Ils se jetèrent plus qu'ils ne se posèrent à l'abri de la roche, se réfugiant au plus profond du repli de terrain. Il faisait presque nuit.
Absal se mit à rire, bientôt suivi par les quatre autres. Ils avaient réussi, ils étaient à l'abri, trempés, détrempés mais à l'abri. Les créatures de Cotban n'avaient qu'à bien se tenir, Sioultac n'allait pas leur laisser de répit.

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