Les premiers jours de la patrouille
furent presque une promenade. Tandrag maintenait un rythme de petit
trot avec des arrêts assez fréquents pour que personne n'en
souffre. Le chargement était léger par rapport à d'autres fois.
Tandrag menait le train. Il se souvenait de sa première patrouille.
Elle remontait à loin maintenant. Les émotions qu'il avait
ressenties alors étaient toujours aussi vives à son esprit. La
saison chaude était plus qu'à moitié passée maintenant. Ils
progressaient sur le chemin de son voyage d'hiver avec la dépouille
de Chountic. Il pensa qu'aujourd'hui les conditions étaient très
différentes. Ils avaient eu beaucoup de chance. A l'époque, il
croyait encore que Chountic était son père. La Solvette l'avait
beaucoup perturbé avec tout ce qu'elle lui avait raconté. Il ne
mettait pas en doute son récit. Il expliquait tant de choses.
Pourquoi tout cela ? Cette question revenait sans cesse à sa
conscience. C'est tout juste s'il répondait aux signes de salut des
hommes qui travaillaient aux champs de salemje. Si la guerre
arrivait, jamais les moissons ne seraient finies et les survivants ne
pourraient que mourir de faim.
Les autres semblaient remuer le même
genre d'interrogations. Il y avait peu de paroles pendant les pauses
et les visages restaient fermés. Son premier sourire fut quand il
arriva près du bachkam du totem ours. La vallée du dragon était
toute proche. Ils firent halte.
Pendant qu'ils installaient le camp,
Tandrag donna ses ordres :
- Demain, nous irons vers l'aval.
Sminal tu prendras une main d'hommes pour aller par la rive sous le
soleil, j'irai de l'autre côté.
Sminal acquiesça en opinant de la
tête.
- Une journée de marche vers l'aval.
Tu repères. Tu évalues les forces si tu vois des ennemis. N'engage
pas le combat sans nécessité. On fera le point dans deux jours. Tu
prends un sifflet de jako.
Les hommes furent heureux de se
reposer. Arrivés tôt, ils purent se préparer un repas chaud. Ils
savaient que la course reprendrait le lendemain. Tandrag discuta avec
les uns et les autres. Il comprit qu'ils ne savaient rien des
dernières nouvelles. Ils blaguaient pour tromper leur peur. Seul
Sminal s'impatientait de combattre. Depuis la mort de Besarl, il
rêvait de massacre.
Quand le jour se leva, les nuages
étaient arrivés. La pluie fine de l'aube devint plus abondante.
Tandrag et ses hommes se dépêchèrent de traverser la rivière de
la vallée du dragon avant qu'elle ne soit grossie par les eaux. Ils
avancèrent pendant la moitié du jour de concert avec Sminal qui
était sur la rive de la ville.
Tandrag s'arrêta laissant le groupe de
Sminal prendre de l'avance. Il avait trouvé des traces sur la berge.
Il examina les restes de foyers pendant que les autres exploraient
les environs. Ils se regroupèrent après avoir fait le tour de cette
petite combe. Bien protégée, elle était un lieu de bivouac idéal.
Une dizaine d'hommes avait dû y vivre quelques jours.
- On est à moins de trois jours de la
caverne du dragon, dit Absald.
- Oui, et ils sont restés au moins une
main de jours, ajouta Gralton.
- Ils ont fait le ménage avant de
partir. Il reste peu d'indices. On va repartir, dit Tandrag.
Ils rechargèrent leurs musettes.
Absald redistribua les lances courtes qu'ils avaient mises en
faisceau. Tandrag fit trois pas quand retentit le sifflet de jako.
- A couvert ! dit-il.
Les cinq hommes se mirent derrière les
buissons du bord de la rivière. Les sens en éveil, ils guettaient
la suite du message. Le sifflet de jako avait été un apport de la
ville aux guerriers blancs. Animal de la région, le jako avait un
cri perçant qui s'entendait de loin. Suivant les individus, il était
différemment modulé. Traditionnellement les gardiens de tiburs et
ceux qui travaillaient les champs l'utilisaient. Il portait dans le
meilleur des cas d'une vallée à l'autre.
Tandrag avait reconnu sans problème le
sifflet de jako de Sminal. Il y avait à la fin du son une petite
touche particulière qui différenciait le sifflet du cri de
l'animal. Bien utilisé, il permettait une conversation. Les soldats
de la ville l'avaient emmené avec eux lors des patrouilles et le
prince avait introduit son usage dans les trois phalanges. Il servait
aux communications entre patrouilles comme les tomcats.
Le temps passa. Tandrag sentit la
pression monter. Puis vint un autre cri. Tandrag sursauta. Le sifflet
de jako parlait de beaucoup d'ennemis. Il fit progresser son groupe
le long de la berge. Bientôt ils surplombèrent la rivière. De
nouveau le sifflet de jako parla. Il évoquait un troupeau d'ennemis
redoublant le mot troupeau. Tandrag fut étonné d'un tel
redoublement. Sminal maîtrisait pourtant très bien le sifflet. A
l'abri en haut de la falaise, Tandrag et son groupe progressèrent
plus vite. Bientôt, ils rejoignirent un promontoire dominant la
vallée vers l'aval.
Avançant à quatre pattes, il
s'approcha du bord. Le spectacle qu'il découvrit le sidéra. La
vallée s'élargissait plus bas. La rivière tumultueuse dans les
gorges, devenait plus placide avec des berges plus plates. Il ne
comprit pas d'un premier abord ce qu'il voyait. La réalité finit
par s'imposer. Au loin des colonnes de soldats avançaient, évoquant
des colonnes de fourmis en marche. Il avait sous les yeux plus
d'hommes que tout ce qu'il pouvait imaginer et ils venaient vers lui.
Il comprit ce que Sminal avait transmis. Il était bien en face de
troupeaux de troupeaux de soldats. Lui revint en tête une
conversation qu'il avait entendue sans y faire attention sur le roi
Yas et son armée. Éeri avait évoqué une foule plus nombreuse que
les poils sur le dos d'un crammplac. Tandrag n'avait pas réussi à
se représenter ce qu'il voyait aujourd'hui. Il fit signe à Absal
qui s'approcha à son tour. Quand il découvrit le spectacle, il
siffla entre ses dents.
- Knam ! dit-il, et on n'est que
deux mains d'hommes.
- Siffle à Sminal de se replier, lui
ordonna Tandrag. D'ailleurs, où est-il ? Je ne le vois pas.
Gralton qui était monté lui aussi
voir, s’exclama :
- Là ! À l'entrée de la passe,
il est en embuscade.
Effectivement, juste derrière le
pilier de pierres qui fermait l'entrée des gorges, Sminal avait
disposé ses hommes pour attaquer ceux qui tenteraient de passer. Le
point était stratégique. Rejoindre la vallée de la rivière du
dragon par ailleurs demandait au moins une à deux journées de
détour. Sminal était sur la seule berge où un semblant de trace
permettait le passage.
Absal siffla l'ordre de repli. Tandrag
le vit se retourner mais faire un signe ordre à ses compagnons de ne
pas bouger. Un premier groupe d'ennemis approchait la passe. Avançant
prudemment, les éclaireurs de l'armée en marche se méfiaient du
terrain sur lequel ils progressaient. Un premier passa le rocher,
suivi d'un autre. L'arme au point, prêts à répondre, ils
scrutaient tout autour. Quand le troisième se présenta, Sminal
décocha sa flèche. Ce fut le signal. Les trois ennemis
s’effondrèrent. L'un avait une lance dans la poitrine, les autres
des flèches. Ceux qui étaient plus en arrière réagirent en
soldats bien entraînés. Sur un signe d'un soldat au casque surmonté
d'une plume, une pluie de flèches s’abattit sur la passe.
Tandrag jura. Ils étaient trop loin
pour aider. Sminal avait donné l'ordre de repli trop tard. Tandrag
vit Chiental s'écrouler, plusieurs flèches dans le dos. Il
regardait courir les quatre autres sous les volées de flèches qui
se succédaient. Talmine fut touché à l'épaule, Sminal avait une
flèche plantée sur le côté. De là où il était, en le voyant
continuer à courir, Tandrag pensa que le trait avait atteint la
musette. Absal et Gralton juraient sans discontinuer. Mieltil, qui
était le meilleur archer du groupe, décocha une flèche en essayant
de porter le plus loin possible. Tandrag jura en la voyant partir. En
faisant cela, il prenait le risque de les signaler à l'armée qui
approchait. Il tira Mieltil par la tunique pour l'obliger à se
baisser. Ce fut trop tard. Derrière les nombreux archers qui
arrosaient la passe de leurs flèches, d'autres hommes firent des
signes désignant le rocher sur lequel ils étaient.
Leur position était hors de portée
des grands arcs des gens de la plaine. Pourtant Tandrag devina dans
les mouvements des différentes unités qu'ils allaient avoir leur
part d'ennuis.
- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda
Gralton.
- Siffle à Sminal l'ordre d'aller
prévenir le Prince. A cinq nous allons nous replier, et espérer que
le Dieu Dragon nous vienne en aide.
Malgré la pluie, les forces ennemies
se rapprochaient. Déjà des groupes de terrassement s'attaquaient à
la passe pour élargir et favoriser le passage. Pour Tandrag, il
était évident que la caverne du dragon était le but de cette
expédition. Les cinq hommes restèrent sur leur promontoire,
regardant les forces ennemies en ordre de bataille. Ils les virent
amener un objet dont ils ne comprirent l'usage que lorsqu'il fut
presque monté.
- On dirait l'arc géant de la vallée
de Tichcou, dit Jalmeb. J'ai vu le même quand j'étais de
surveillance là-bas.
- Et ça porte loin ? demanda
Absal.
- Oui, même ici, on n'est pas à
l'abri.
- C'est parce qu'ils l'attendaient
qu'ils n'ont pas essayé d'entrer dans la vallée. Ils doivent nous
croire plus nombreux, dit Tandrag.
- Regarde là-bas ! Un autre.
Effectivement, sortant du bois, ils
virent un autre convoi porteur d'arc géant.
- Mais combien en ont-ils ?
- Attention ! cria Jalmeb, ils
vont tirer.
La lourde flèche s'éleva bien
au-dessus d'eux pour venir se ficher dans un arbre derrière eux.
- La prochaine sera trop courte, mais
la suivante nous tombera dessus, dit Jalmeb.
- Alors ne traînons pas ici ! On
dégage ! dit Tandrag. En plus il va nous falloir un abri.
Sioultac n'a pas l'air content.
Les quatre autres regardèrent vers la
direction indiquée par le doigt de Tandrag. De lourds nuages noirs
arrivaient. Ils se regardèrent. Ils avaient tous compris. Ces nuages
annonçaient la colère noire de Sioultac. Ils avaient tous connu ces
moments de peur quand des trombes et des trombes d'eau s'abattaient
sur eux. Si les colères hivernales de Sioultac étaient les plus
longues, les colères de la saison chaude étaient dévastatrices.
- Ce n'est pas le dieu Dragon qui va
venir à notre secours, c'est Sioultac lui-même.
- Il ne peut supporter que Cotban
envoie ses créatures chez lui.
Tout en parlant, ils avaient pris le
pas de course. Ils avaient quitté les bords de la vallée pour aller
vers l'intérieur de la forêt. Gralton les guidait. Il avait en
sortie d'hiver fait une patrouille dans la région, près d'un
litmel, il avait repéré un abri qui devrait leur permettre d'être
à l'abri et au sec pour les jours qui arrivaient. Toujours courant,
ils dévalèrent une pente sous une pluie qui devenait plus dense.
Ils allongèrent la foulée. Malgré leurs poumons en feu, ils
couraient. Leur vie en dépendait. Ils étaient de l'autre côté du
fond de la combe quand arriva le rideau d'eau. Immédiatement, ils
eurent l'impression que la lumière avait disparu. Heureusement, le
feuillage les protégeait en partie. Ils se jetèrent plus qu'ils ne
se posèrent à l'abri de la roche, se réfugiant au plus profond du
repli de terrain. Il faisait presque nuit.
Absal se mit à rire, bientôt suivi
par les quatre autres. Ils avaient réussi, ils étaient à l'abri,
trempés, détrempés mais à l'abri. Les créatures de Cotban
n'avaient qu'à bien se tenir, Sioultac n'allait pas leur laisser de
répit.
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