mercredi 3 octobre 2012

Tandrag surveillait le creuset. Il était maintenant presque froid. Le couvercle de sable avait pris des teintes brun noir et formait une croûte dure. Tandrag n'arrivait pas à imaginer ce qui se passait sous cet agglomérat. Le rêve qu'il avait fait le hantait encore. Les images de vols et les sensations qu'il avait ressenties, restaient très présentes, trop présentes à son esprit, au point d'avoir droit aux remontrances de Smilton sur son travail. Tandrag avait laissé les réserves de la forge diminuer en dessous de ce qui était nécessaire pour la journée. Penaud, il partit faire les aller-retours nombreux que nécessitait le transport du charbon de bois et des pierres qui brûlent. La matinée était déjà bien avancée quand il croisa la Solvette qui montait la rue. Ayant trop peur de se faire disputer à nouveau, il ne s'arrêta pas, se contentant de la saluer. Il accéléra le plus qu'il pouvait. Quand il remonta, lourdement chargé des deux paniers de pierres qui brûlent, il ne put courir. C'est hors d'haleine qu'il atteignit enfin l'entrée de la forge. Dans la pénombre, il chercha du regard la Solvette. Il se baissa pour poser ses paniers, défit le joug qu'il avait sur les épaules et vit celle qu'il cherchait en conversation avec Kalgar. Il se mordit la lèvre inférieure. Il était malséant de déranger le maître pendant qu'il parlait. L'incertitude l'envahit. S'il repartait chercher le bois, la Solvette serait-elle encore là à son retour ? S'il n'y allait pas, il allait avoir les remontrances de Smilton. Il hésita un instant. La peur de se faire rappeler à l'ordre l'emporta. Il rechargea son joug et les paniers vides pour repartir quand Miatisca entra. Tandrag fut surpris de son arrivée. Depuis qu'il était chez Kalgar, personne de la maison Chountic n'était venu prendre de ses nouvelles. Miatisca se dirigea vers Kalgar sans hésiter et lui dit un mot à l'oreille. Il vit les sourcils de Kalgar se lever pendant qu'il le regardait. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Kalgar fit un geste à Tandrag pour qu'il approche. Tandrag sentit son cœur accélérer. Il eut peur qu'on vienne le chercher pour retourner à la maison Chountic. Il arriva près de Kalgar quand les marteleurs se mirent au travail. Le bruit rendait toute communication presque impossible. Kalgar fit signe à Miatisca et Tandrag de sortir. Tandrag fut le dernier à passer le seuil. Kalgar lui mit la main sur l'épaule et lui dit :
- Sois fort, mon gars.
Tandrag regarda alternativement Kalgar et Miatisca. Il ne comprenait pas ce qu'il se passait. Miatisca se tourna vers lui.
- Maître Chountic va mourir. Il faut que tu viennes.
Tandrag en fut soulagé. Il eut honte de ce soulagement mais pensa que ce n'était que cela. Il s'aperçut qu'il avait effacé son père de sa mémoire. Pour lui le vieil homme au ventre proéminent était déjà mort. Il prit conscience que si personne n'était venu de la maison Chountic, lui aussi avait oublié tout ce qui avait trait avec son ancienne demeure. Pourtant il prit un air compassé et suivit Miatisca jusqu'à la maison. De passer le seuil de cette bâtisse lui fit un effet curieux. Il eut l'impression de plonger dans le passé. Il fut assailli dès la porte passée par une odeur forte et désagréable. Tout le monde chuchotait. « La vieille » lui sembla encore plus vieille. Ce fut pourtant la seule qui lui adressa un sourire.
- Qu'est-ce que tu as grandi ! lui dit-elle.
Miatisca l'entraîna vers le fond du couloir. Il connaissait le chemin. Ils allaient vers la chambre de son père. Plus ils avançaient et plus l'odeur devenait forte. Tandrag eut envie de vomir. Pourtant rien ne vint. Il se retrouva dans la pièce. L'odeur était insoutenable malgré les herbes qu'on brûlait pour la chasser. L'homme couché sur le grabat respirait par petites aspirations suivies de souffles râlants. Tandrag le regarda, étonné par le manque de sentiments qu'il éprouvait. Sa vie était ailleurs que dans cette famille marquée par la mort. Quand il revit sa mère, il fut de même étonné. Ils restèrent à distance comme des étrangers. Ses frères étaient là aussi. Il n'y eut pas plus d'échange avec eux.
Alors commença l'attente. La tradition imposait que toute la famille soit présente. Si la vie continuait, la mort était en embuscade dans cette chambre à l'atmosphère irrespirable. Elle allait venir à son heure comme une voleuse. Il fallait donc que chacun la guette. Tandrag connaissait son rôle aussi bien que les autres. Personne ne parlerait avant le dernier souffle. Cela pouvait durer un jour ou dix jours. Tandrag soupira. Il était coincé là. Il n'avait pas le choix.
Le temps passa. Le milieu du jour arriva. Il ne faisait plus attention à l'odeur. Le gisant avait pris une respiration lente avec parfois des pauses qui laissaient penser que... mais il repartait avec une grande inspiration bruyante. On lui servit une collation qu'il mangea debout, comme les autres. Parfois l'un ou l'autre allait s'appuyer sur le mur, mais il revenait bien vite près du lit. Personne ne parlait. Tandrag s'aperçut qu'ils n'avaient rien à se dire. Dans sa tête, tournaient des pensées qu'il préférait garder pour lui. Les autres devaient être comme lui. Même les regards se fuyaient. Tandrag pensa que dès que Chountic serait mort, il serait libre. Biachtic semblait ruminer le même genre de pensées. Son regard sombre était caché par des cheveux longs et hirsutes. Son verre de malch à la main, il ne serait pas long à faire comme son père. Sealminc, droite et raide, remplissait son devoir. Elle portait l'enfant et les oripeaux d'ours. Tandrag rougit de penser au costume de totem comme cela. Pour lui, être porteur d'un habit de totem était un honneur. Il n'était pas ours. Il se demanda quel était son totem. Il lui faudrait sans doute faire une quête dans la montagne, à moins que les sorciers ne lui révèlent. Sealminc n'était pas ours non plus, elle ne faisait que son devoir. Avant d'être malade, Chountic était un bon porteur du totem ours. Il en avait le caractère et de porter l'habit le transcendait. Sealminc semblait déguisée.
Dans la pièce, les allées et venues n'arrêtaient pas. Chacun venait rendre hommage au maître avant sa mort. Tandrag voyait leurs regards se poser sur le maître et sur chacun d'eux. Il eut l'impression que tous ces gens soupesaient les chances de chacun des protagonistes d'occuper la place de maître de maison. Comme le voulait la tradition, ils saluaient chaque membre de la famille en commençant par le porteur de l'habit totémique. Biachtic était le deuxième. Quant à lui, sa position d'apprenti chez Kalgar le mettait à part. Tous ne le saluaient pas. Leurs regards torves étaient explicites. Il ne faisait plus partie de la famille. En avait-il vraiment fait partie ? Cette pensée qui lui traversait l'esprit en voyant cela l'étonnait un peu. Il était un drôle de fils pour ne rien ressentir pour ce père qui mourait.
Le temps s'étirait sans qu'il voie le moindre changement. Il aurait préféré être près de son feu, ou à porter bois et pierres qui brûlent. Tandrag pensait qu'il perdait son temps. Pourtant, il ne bougeait pas. Il ne se sentait pas la force de braver les interdits de la tradition. Ses muscles lui faisaient mal. Une crampe le prit dans la jambe. Il aurait voulu courir et il ne pouvait que piétiner.
Il sortit de la pièce pour marcher un peu et en profita pour aller au lieu d'aisance.
- Viens avec moi !
Tandrag se retourna. La vieille était là, lui faisant signe. Il pensa qu'elle lui avait préparé quelques recettes bonnes pour le goût dont elle avait le secret. Quand il se fut approché, elle lui prit le bras et l'entraîna.
- Il faut que tu saches...
Tandrag ne comprenait plus. De quoi parlait-elle ? Arrivée devant un resserre, elle poussa la porte et le fit entrer.
- Que veux-tu me dire? demanda Tandrag.
- Ton père n'est pas ton père, commença la vieille, quant à ta mère...
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase. La porte s'ouvrit à toute volée, Tilcour, le visage rubicond, entra en coup de vent.
- Tu ne dois pas être là, fils de Chountic mais auprès du maître !
Il empoigna Tandrag par le bras en le tirant sans ménagement vers le couloir.
- Quant à toi, la vieille, retourne à tes baquets et à tes pots ! Que je ne te vois plus tourner autour d'eux !
Tandrag entraîné par Tilcour, comprit que la vieille mourait de peur devant Tilcour. Il jura entre ses dents. Ce qu'elle avait commencé à lui dire expliquait pourquoi on le regardait différemment de Biachtic. Il devait comme Chteal, être un fils de Natckin, à moins que sa mère n'ait eu une autre aventure. Il réfléchissait tout en avançant sans écouter les reproches de Tilcour. Il se retrouva dans la chambre à l'odeur répugnante. Il soupira. Le temps allait être long.
L'arrivée de la nuit ne changea rien. Ils étaient tous comme des statues de totem attendant la cérémonie. La fatigue se faisait sentir. Sealminc avait les traits tirés. Chteal passait des pleurs au sommeil. On le coucha sur une paillasse dans un coin. Le temps continua à passer lentement. Tandrag appuyé sur la cloison, pensait au temps pas si lointain où il s'était promené sous la maison. Il y eut un moment de répit dans l'ennui quand Natckin vint présenter ses salutations et proposer de faire un rite pour que le passage se fasse en douceur. Sealminc avait accepté. Biachtic avait haussé les épaules. Il avait ingurgité tant de malch noir qu'il n'avait plus le regard net. Il se déplaçait en tenant les murs. Tandrag hocha simplement la tête quand Natckin se tourna vers lui. Était-ce son père ? Il se mit à douter de cela. Ses yeux et son teint ne correspondaient ni à Natckin, ni à Chountic, ni même à Sealminc. Il y avait là un secret qui commençait à lui ronger l'intérieur. Il se laissa aller à rêver d'un père farouche guerrier, chevaucheur de dragon, pourfendeur de méchants de toutes sortes. Il était encore dans ce monde imaginaire quand Natckin se retira. Le rite semblait avoir été efficace. Chountic bougeait moins. Sa respiration était curieuse. Elle ralentissait, inspiration après inspiration. Puis il y avait une pause. Tandrag comptait. Un, deux, trois, quatre... Les pauses s'allongeaient à chaque fois. Il sursautait à chaque fois que Chountic reprenait son souffle.
Biachtic était de nouveau sorti. Vraiment le malch lui agissait sur la vessie. A son retour, il regarda le gisant :
- Ça va durer encore longtemps ?
Sealminc le foudroya du regard. Les serviteurs présents le regardèrent brièvement puis détournèrent la tête. Biachtic continua ses imprécations :
- Knam, il nous a fait knamer tout notre vie et ça continue...
Sealminc le gifla de toutes ses forces :
- Tais-toi ! C'est ton père, c'est le maître, tu lui dois le respect. Tu n'es même pas digne de porter le totem.
Les reproches se déversèrent en torrent pendant que Biachtic baissait la tête. Le temps que Sealminc reprenne sa respiration, Biachtic avait levé la tête. Son regard brûlait de haine :
- Et toi, que crois-tu ?... Tu fais la fête des rencontres tous les jours et tu penses que les autres ne le voient pas ?
Le visage de Sealminc vira au rouge. Sa main fut plus rapide que sa parole. La violence du claquement déstabilisa Biachtic l'envoyant se cogner à la cloison. Il se releva en se frottant la joue. Sealminc se tenait la tête à deux mains horrifiée de ce qu'elle venait de faire. Le regard de Biachtic était chargé de haine et de rancœur. Il se dirigea vers la porte. Il connaissait la loi. Ses paroles le mettaient en dehors du groupe. Il ouvrit la porte :
- Puisqu'un bâtard est mieux vu que moi, il vaut mieux que je disparaisse... Mais vous me le paierez...tous.
Arrivé dans le couloir, il se mit à courir en hurlant :
- TOUS ! VOUS ME LE PAIEREZ TOUS !
Sealminc chercha un soutien du regard mais n'en trouva pas. Elle aussi avait été trop loin même si elle avait la tradition pour elle. Elle pensa qu'il fallait lui courir après. L'instant d'après, elle se disait que cela ne servirait à rien. Il valait mieux le laisser se calmer. Elle fit un pas vers la porte et fut arrêtée par Miatisca :
- Le maître ne respire plus.
Sealminc lui jeta un regard d'incompréhension puis se souvenant de ce qui se passait, elle se précipita vers la couche où reposait Chountic. Immobile la bouche ouverte, il l'impressionna. Ce n'était pas le premier mort qu'elle voyait, c'était juste le plus important. Alors qu'elle se penchait pour tâter sa poitrine, Chountic prit une grande inspiration. Sealminc sursauta et se releva brusquement. Le gisant inspira une fois, deux fois. La troisième ne vint pas. Le temps sembla suspendu. Tous les présents jurèrent avoir entendu le grognement de l'ours. Tandrag n'en fut jamais sûr. Sealminc était maintenant bien droite.
- Qu'on cherche le chef de ville et le maître-sorcier. Maître Chountic n'est plus. Chteal devient nouveau maître.
Intérieurement, elle jubilait. Elle n'avait jamais aimé Biachtic qui ressemblait trop à son père. Le regarder revenait à regarder ce qu'elle avait vécu avec Chountic. Tandrag ne l’intéressait pas. Enfant de remplacement, elle était heureuse qu'il ait trouvé sa voie ailleurs que chez elle. Chteal était un enfant de l'amour. Elle allait diriger jusqu'à ce qu'il atteigne la saison du travail. Elle aurait le temps de préparer tout à la perfection. Devenue veuve, elle avait aussi la liberté de choisir ses partenaires. Non, vraiment, elle ne regrettait pas le départ de Chountic.
Tandrag regardait tous ces gens qui s'agitaient. Lui aussi se sentait étranger à tout ce remue-ménage. Il ne rêvait que d'une chose, c'est de rejoindre sa forge. Pendant la saison hivernale, les funérailles se dérouleraient en plusieurs phases. Il y aurait une cérémonie pour reconnaître la mort du maître de maison et pour adouber le nouveau maître. Puis viendrait en son temps, la cérémonie de la dislocation. Avec la fête des rencontres qui approchait, Tandrag espérait que la dislocation aurait lieu après. Cela lui permettrait de confirmer son départ pour rester chez Kalgar.
Le chef de ville fut le premier arrivé. Natckin le suivit de peu avec Tasmi sur ses talons comme toujours. Ils vinrent se placer de part et d'autre du grabat. Chountic était posé à plat dos. Son ventre faisait une proéminence sous la couverture. Sstanch se positionna près de la porte. Natckin mit ses mains à plat au-dessus de la figure de Chountic. Il prononça les paroles rituelles habituelles dans ce genre de circonstances. Tasmi répétait après lui à voix basse. Natckin avait pris l'habitude de l’entendre ainsi marmonner dans son dos. Il fut étonné du silence. Il s'interrompit et se retourna vers Tasmi. Celui-ci avait les yeux révulsés et il tremblait. Le maître-sorcier connaissait aussi ces symptômes. Tasmi allait avoir une vision.
Tandrag regardait les officiels autour du grabat de Chountic. Le chef de ville avait l'air de s'ennuyer ferme. Le maître-sorcier récitait des prières et son assistant remuait les lèvres. Sstanch semblait s'ennuyer encore plus que le chef de ville. Appuyé sur le chambranle, il se curait les ongles avec son couteau. Tandrag fatigué, sentait ses paupières s'alourdir. Les paroles du maître-sorcier avaient un effet soporifique sur lui. Il somnolait un peu quand il ressentit le malaise. Il ouvrit les yeux. Rien ne semblait avoir bougé et pourtant quelque chose avait changé. Il scruta ceux qui l'entouraient. Il eut une impression curieuse comme si quelqu'un était entré dans la pièce. Il compta les présents pour s'assurer qu'ils étaient toujours le même nombre. L'assistant du maître-sorcier semblait encore plus perturbé que d'habitude. C'était un sorcier curieux qui semblait toujours à côté. Dans cette chambre avec juste la lumière chancelante des bougies fumeuses, il avait l'air encore plus halluciné. Il le fixa. Le sorcier avait un regard pour le moins curieux. Tandrag pensa que ce sorcier avait une drôle d'idée de vouloir aller regarder dans son crâne. Il le quitta des yeux pour observer les autres. Il fixa tour à tour chacun des présents. Aucun ne semblait ressentir ce que lui ressentait. Chaque fois qu'il bougeait la tête, il avait l'impression de voir une ombre à la limite de son champ visuel. Il s'arrêta sur le maître-sorcier. Sans bouger les yeux, il essaya de percevoir ce qui se passait en périphérie. Une ombre était là entre Sstanch et Tasmi. Gigantesque, elle touchait au plafond et débordait du sol. En bougeant à peine les yeux, il devina ses contours : un ours ! L'ombre d'un ours gigantesque planait au-dessus d'eux. L'assistant du maître-sorcier, mais comment s'appelait-il déjà?, avait tourné ses yeux blancs vers l'ombre. Il émit un grognement et d'une voix caverneuse, il déclama :
- NON, Grrrrrrr ! Pas de dislocation. Grrrrr ! Il doit m'être remis au pied du Bachkam dans la vallée du dragon. Grrrrrrrr !
Tous les regards se tournèrent vers lui. Le maître-sorcier prit la parole à son tour :
- Le totem de la maison Chountic a parlé ! Que tout se fasse comme il le demande.
Tandrag vit l'ombre se dissoudre doucement comme son impression de présence.

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