Tandrag surveillait le creuset. Il
était maintenant presque froid. Le couvercle de sable avait pris des
teintes brun noir et formait une croûte dure. Tandrag n'arrivait pas
à imaginer ce qui se passait sous cet agglomérat. Le rêve qu'il
avait fait le hantait encore. Les images de vols et les sensations
qu'il avait ressenties, restaient très présentes, trop présentes à
son esprit, au point d'avoir droit aux remontrances de Smilton sur
son travail. Tandrag avait laissé les réserves de la forge diminuer
en dessous de ce qui était nécessaire pour la journée. Penaud, il
partit faire les aller-retours nombreux que nécessitait le transport
du charbon de bois et des pierres qui brûlent. La matinée était
déjà bien avancée quand il croisa la Solvette qui montait la rue.
Ayant trop peur de se faire disputer à nouveau, il ne s'arrêta pas,
se contentant de la saluer. Il accéléra le plus qu'il pouvait.
Quand il remonta, lourdement chargé des deux paniers de pierres qui
brûlent, il ne put courir. C'est hors d'haleine qu'il atteignit
enfin l'entrée de la forge. Dans la pénombre, il chercha du regard
la Solvette. Il se baissa pour poser ses paniers, défit le joug
qu'il avait sur les épaules et vit celle qu'il cherchait en
conversation avec Kalgar. Il se mordit la lèvre inférieure. Il
était malséant de déranger le maître pendant qu'il parlait.
L'incertitude l'envahit. S'il repartait chercher le bois, la Solvette
serait-elle encore là à son retour ? S'il n'y allait pas, il
allait avoir les remontrances de Smilton. Il hésita un instant. La
peur de se faire rappeler à l'ordre l'emporta. Il rechargea son joug
et les paniers vides pour repartir quand Miatisca entra. Tandrag fut
surpris de son arrivée. Depuis qu'il était chez Kalgar, personne de
la maison Chountic n'était venu prendre de ses nouvelles. Miatisca
se dirigea vers Kalgar sans hésiter et lui dit un mot à l'oreille.
Il vit les sourcils de Kalgar se lever pendant qu'il le regardait.
Qu'est-ce que cela voulait dire ? Kalgar fit un geste à Tandrag
pour qu'il approche. Tandrag sentit son cœur accélérer. Il eut
peur qu'on vienne le chercher pour retourner à la maison Chountic.
Il arriva près de Kalgar quand les marteleurs se mirent au travail.
Le bruit rendait toute communication presque impossible. Kalgar fit
signe à Miatisca et Tandrag de sortir. Tandrag fut le dernier à
passer le seuil. Kalgar lui mit la main sur l'épaule et lui dit :
- Sois fort, mon gars.
Tandrag regarda alternativement Kalgar
et Miatisca. Il ne comprenait pas ce qu'il se passait. Miatisca se
tourna vers lui.
- Maître Chountic va mourir. Il faut
que tu viennes.
Tandrag en fut soulagé. Il eut honte
de ce soulagement mais pensa que ce n'était que cela. Il s'aperçut
qu'il avait effacé son père de sa mémoire. Pour lui le vieil homme
au ventre proéminent était déjà mort. Il prit conscience que si
personne n'était venu de la maison Chountic, lui aussi avait oublié
tout ce qui avait trait avec son ancienne demeure. Pourtant il prit
un air compassé et suivit Miatisca jusqu'à la maison. De passer le
seuil de cette bâtisse lui fit un effet curieux. Il eut l'impression
de plonger dans le passé. Il fut assailli dès la porte passée par une
odeur forte et désagréable. Tout le monde chuchotait. « La
vieille » lui sembla encore plus vieille. Ce fut pourtant la
seule qui lui adressa un sourire.
- Qu'est-ce que tu as grandi ! lui
dit-elle.
Miatisca l'entraîna vers le fond du
couloir. Il connaissait le chemin. Ils allaient vers la chambre de
son père. Plus ils avançaient et plus l'odeur devenait forte.
Tandrag eut envie de vomir. Pourtant rien ne vint. Il se retrouva
dans la pièce. L'odeur était insoutenable malgré les herbes qu'on
brûlait pour la chasser. L'homme couché sur le grabat respirait par
petites aspirations suivies de souffles râlants. Tandrag le regarda,
étonné par le manque de sentiments qu'il éprouvait. Sa vie était
ailleurs que dans cette famille marquée par la mort. Quand il revit
sa mère, il fut de même étonné. Ils restèrent à distance comme
des étrangers. Ses frères étaient là aussi. Il n'y eut pas plus
d'échange avec eux.
Alors commença l'attente. La tradition
imposait que toute la famille soit présente. Si la vie continuait,
la mort était en embuscade dans cette chambre à l'atmosphère
irrespirable. Elle allait venir à son heure comme une voleuse. Il
fallait donc que chacun la guette. Tandrag connaissait son rôle
aussi bien que les autres. Personne ne parlerait avant le dernier
souffle. Cela pouvait durer un jour ou dix jours. Tandrag soupira. Il
était coincé là. Il n'avait pas le choix.
Le temps passa. Le milieu du jour
arriva. Il ne faisait plus attention à l'odeur. Le gisant avait pris
une respiration lente avec parfois des pauses qui laissaient penser
que... mais il repartait avec une grande inspiration bruyante. On lui
servit une collation qu'il mangea debout, comme les autres. Parfois
l'un ou l'autre allait s'appuyer sur le mur, mais il revenait bien
vite près du lit. Personne ne parlait. Tandrag s'aperçut qu'ils
n'avaient rien à se dire. Dans sa tête, tournaient des pensées
qu'il préférait garder pour lui. Les autres devaient être comme
lui. Même les regards se fuyaient. Tandrag pensa que dès que
Chountic serait mort, il serait libre. Biachtic semblait ruminer le
même genre de pensées. Son regard sombre était caché par des
cheveux longs et hirsutes. Son verre de malch à la main, il ne
serait pas long à faire comme son père. Sealminc, droite et raide,
remplissait son devoir. Elle portait l'enfant et les oripeaux d'ours.
Tandrag rougit de penser au costume de totem comme cela. Pour lui,
être porteur d'un habit de totem était un honneur. Il n'était pas
ours. Il se demanda quel était son totem. Il lui faudrait sans doute
faire une quête dans la montagne, à moins que les sorciers ne lui
révèlent. Sealminc n'était pas ours non plus, elle ne faisait que
son devoir. Avant d'être malade, Chountic était un bon porteur du
totem ours. Il en avait le caractère et de porter l'habit le
transcendait. Sealminc semblait déguisée.
Dans la pièce, les allées et venues
n'arrêtaient pas. Chacun venait rendre hommage au maître avant sa
mort. Tandrag voyait leurs regards se poser sur le maître et sur
chacun d'eux. Il eut l'impression que tous ces gens soupesaient les
chances de chacun des protagonistes d'occuper la place de maître de
maison. Comme le voulait la tradition, ils saluaient chaque membre de
la famille en commençant par le porteur de l'habit totémique.
Biachtic était le deuxième. Quant à lui, sa position d'apprenti
chez Kalgar le mettait à part. Tous ne le saluaient pas. Leurs
regards torves étaient explicites. Il ne faisait plus partie de la
famille. En avait-il vraiment fait partie ? Cette pensée qui
lui traversait l'esprit en voyant cela l'étonnait un peu. Il était
un drôle de fils pour ne rien ressentir pour ce père qui mourait.
Le temps s'étirait sans qu'il voie le
moindre changement. Il aurait préféré être près de son feu, ou à
porter bois et pierres qui brûlent. Tandrag pensait qu'il perdait
son temps. Pourtant, il ne bougeait pas. Il ne se sentait pas la
force de braver les interdits de la tradition. Ses muscles lui
faisaient mal. Une crampe le prit dans la jambe. Il aurait voulu
courir et il ne pouvait que piétiner.
Il sortit de la pièce pour marcher un
peu et en profita pour aller au lieu d'aisance.
- Viens avec moi !
Tandrag se retourna. La vieille était
là, lui faisant signe. Il pensa qu'elle lui avait préparé quelques
recettes bonnes pour le goût dont elle avait le secret. Quand il se
fut approché, elle lui prit le bras et l'entraîna.
- Il faut que tu saches...
Tandrag ne comprenait plus. De quoi
parlait-elle ? Arrivée devant un resserre, elle poussa la porte
et le fit entrer.
- Que veux-tu me dire? demanda Tandrag.
- Ton père n'est pas ton père,
commença la vieille, quant à ta mère...
Elle n'eut pas le temps de finir sa
phrase. La porte s'ouvrit à toute volée, Tilcour, le visage
rubicond, entra en coup de vent.
- Tu ne dois pas être là, fils de
Chountic mais auprès du maître !
Il empoigna Tandrag par le bras en le
tirant sans ménagement vers le couloir.
- Quant à toi, la vieille, retourne à
tes baquets et à tes pots ! Que je ne te vois plus tourner
autour d'eux !
Tandrag entraîné par Tilcour, comprit
que la vieille mourait de peur devant Tilcour. Il jura entre ses
dents. Ce qu'elle avait commencé à lui dire expliquait pourquoi on
le regardait différemment de Biachtic. Il devait comme Chteal, être
un fils de Natckin, à moins que sa mère n'ait eu une autre
aventure. Il réfléchissait tout en avançant sans écouter les
reproches de Tilcour. Il se retrouva dans la chambre à l'odeur
répugnante. Il soupira. Le temps allait être long.
L'arrivée de la nuit ne changea rien.
Ils étaient tous comme des statues de totem attendant la cérémonie.
La fatigue se faisait sentir. Sealminc avait les traits tirés.
Chteal passait des pleurs au sommeil. On le coucha sur une paillasse
dans un coin. Le temps continua à passer lentement. Tandrag appuyé
sur la cloison, pensait au temps pas si lointain où il s'était
promené sous la maison. Il y eut un moment de répit dans l'ennui
quand Natckin vint présenter ses salutations et proposer de faire un
rite pour que le passage se fasse en douceur. Sealminc avait accepté.
Biachtic avait haussé les épaules. Il avait ingurgité tant de
malch noir qu'il n'avait plus le regard net. Il se déplaçait en
tenant les murs. Tandrag hocha simplement la tête quand Natckin se
tourna vers lui. Était-ce son père ? Il se mit à douter de
cela. Ses yeux et son teint ne correspondaient ni à Natckin, ni à
Chountic, ni même à Sealminc. Il y avait là un secret qui
commençait à lui ronger l'intérieur. Il se laissa aller à rêver
d'un père farouche guerrier, chevaucheur de dragon, pourfendeur de
méchants de toutes sortes. Il était encore dans ce monde imaginaire
quand Natckin se retira. Le rite semblait avoir été efficace.
Chountic bougeait moins. Sa respiration était curieuse. Elle
ralentissait, inspiration après inspiration. Puis il y avait une
pause. Tandrag comptait. Un, deux, trois, quatre... Les pauses
s'allongeaient à chaque fois. Il sursautait à chaque fois que
Chountic reprenait son souffle.
Biachtic était de nouveau sorti.
Vraiment le malch lui agissait sur la vessie. A son retour, il
regarda le gisant :
- Ça va durer encore longtemps ?
Sealminc le foudroya du regard. Les
serviteurs présents le regardèrent brièvement puis détournèrent
la tête. Biachtic continua ses imprécations :
- Knam, il nous a fait knamer tout
notre vie et ça continue...
Sealminc le gifla de toutes ses
forces :
- Tais-toi ! C'est ton père,
c'est le maître, tu lui dois le respect. Tu n'es même pas digne de
porter le totem.
Les reproches se déversèrent en
torrent pendant que Biachtic baissait la tête. Le temps que Sealminc
reprenne sa respiration, Biachtic avait levé la tête. Son regard
brûlait de haine :
- Et toi, que crois-tu ?... Tu
fais la fête des rencontres tous les jours et tu penses que les
autres ne le voient pas ?
Le visage de Sealminc vira au rouge. Sa
main fut plus rapide que sa parole. La violence du claquement
déstabilisa Biachtic l'envoyant se cogner à la cloison. Il se
releva en se frottant la joue. Sealminc se tenait la tête à deux
mains horrifiée de ce qu'elle venait de faire. Le regard de Biachtic
était chargé de haine et de rancœur. Il se dirigea vers la porte.
Il connaissait la loi. Ses paroles le mettaient en dehors du groupe.
Il ouvrit la porte :
- Puisqu'un bâtard est mieux vu que
moi, il vaut mieux que je disparaisse... Mais vous me le
paierez...tous.
Arrivé dans le couloir, il se mit à
courir en hurlant :
- TOUS ! VOUS ME LE PAIEREZ TOUS !
Sealminc chercha un soutien du regard
mais n'en trouva pas. Elle aussi avait été trop loin même si elle
avait la tradition pour elle. Elle pensa qu'il fallait lui courir
après. L'instant d'après, elle se disait que cela ne servirait à
rien. Il valait mieux le laisser se calmer. Elle fit un pas vers la
porte et fut arrêtée par Miatisca :
- Le maître ne respire plus.
Sealminc lui jeta un regard
d'incompréhension puis se souvenant de ce qui se passait, elle se
précipita vers la couche où reposait Chountic. Immobile la bouche
ouverte, il l'impressionna. Ce n'était pas le premier mort qu'elle
voyait, c'était juste le plus important. Alors qu'elle se penchait
pour tâter sa poitrine, Chountic prit une grande inspiration.
Sealminc sursauta et se releva brusquement. Le gisant inspira une
fois, deux fois. La troisième ne vint pas. Le temps sembla suspendu.
Tous les présents jurèrent avoir entendu le grognement de l'ours.
Tandrag n'en fut jamais sûr. Sealminc était maintenant bien droite.
- Qu'on cherche le chef de ville et le
maître-sorcier. Maître Chountic n'est plus. Chteal devient nouveau
maître.
Intérieurement, elle jubilait. Elle
n'avait jamais aimé Biachtic qui ressemblait trop à son père. Le
regarder revenait à regarder ce qu'elle avait vécu avec Chountic.
Tandrag ne l’intéressait pas. Enfant de remplacement, elle était
heureuse qu'il ait trouvé sa voie ailleurs que chez elle. Chteal
était un enfant de l'amour. Elle allait diriger jusqu'à ce qu'il
atteigne la saison du travail. Elle aurait le temps de préparer tout
à la perfection. Devenue veuve, elle avait aussi la liberté de
choisir ses partenaires. Non, vraiment, elle ne regrettait pas le
départ de Chountic.
Tandrag regardait tous ces gens qui
s'agitaient. Lui aussi se sentait étranger à tout ce remue-ménage.
Il ne rêvait que d'une chose, c'est de rejoindre sa forge. Pendant
la saison hivernale, les funérailles se dérouleraient en plusieurs
phases. Il y aurait une cérémonie pour reconnaître la mort du
maître de maison et pour adouber le nouveau maître. Puis viendrait
en son temps, la cérémonie de la dislocation. Avec la fête des
rencontres qui approchait, Tandrag espérait que la dislocation
aurait lieu après. Cela lui permettrait de confirmer son départ
pour rester chez Kalgar.
Le chef de ville fut le premier arrivé.
Natckin le suivit de peu avec Tasmi sur ses talons comme toujours.
Ils vinrent se placer de part et d'autre du grabat. Chountic était
posé à plat dos. Son ventre faisait une proéminence sous la
couverture. Sstanch se positionna près de la porte. Natckin mit ses
mains à plat au-dessus de la figure de Chountic. Il prononça les
paroles rituelles habituelles dans ce genre de circonstances. Tasmi
répétait après lui à voix basse. Natckin avait pris l'habitude de
l’entendre ainsi marmonner dans son dos. Il fut étonné du
silence. Il s'interrompit et se retourna vers Tasmi. Celui-ci avait
les yeux révulsés et il tremblait. Le maître-sorcier connaissait
aussi ces symptômes. Tasmi allait avoir une vision.
Tandrag regardait les officiels autour
du grabat de Chountic. Le chef de ville avait l'air de s'ennuyer
ferme. Le maître-sorcier récitait des prières et son assistant
remuait les lèvres. Sstanch semblait s'ennuyer encore plus que le
chef de ville. Appuyé sur le chambranle, il se curait les ongles
avec son couteau. Tandrag fatigué, sentait ses paupières
s'alourdir. Les paroles du maître-sorcier avaient un effet
soporifique sur lui. Il somnolait un peu quand il ressentit le
malaise. Il ouvrit les yeux. Rien ne semblait avoir bougé et
pourtant quelque chose avait changé. Il scruta ceux qui
l'entouraient. Il eut une impression curieuse comme si quelqu'un
était entré dans la pièce. Il compta les présents pour s'assurer
qu'ils étaient toujours le même nombre. L'assistant du
maître-sorcier semblait encore plus perturbé que d'habitude.
C'était un sorcier curieux qui semblait toujours à côté. Dans
cette chambre avec juste la lumière chancelante des bougies
fumeuses, il avait l'air encore plus halluciné. Il le fixa. Le
sorcier avait un regard pour le moins curieux. Tandrag pensa que ce
sorcier avait une drôle d'idée de vouloir aller regarder dans son
crâne. Il le quitta des yeux pour observer les autres. Il fixa tour
à tour chacun des présents. Aucun ne semblait ressentir ce que lui
ressentait. Chaque fois qu'il bougeait la tête, il avait
l'impression de voir une ombre à la limite de son champ visuel. Il
s'arrêta sur le maître-sorcier. Sans bouger les yeux, il essaya de
percevoir ce qui se passait en périphérie. Une ombre était là
entre Sstanch et Tasmi. Gigantesque, elle touchait au plafond et
débordait du sol. En bougeant à peine les yeux, il devina ses
contours : un ours ! L'ombre d'un ours gigantesque planait
au-dessus d'eux. L'assistant du maître-sorcier, mais comment
s'appelait-il déjà?, avait tourné ses yeux blancs vers l'ombre. Il
émit un grognement et d'une voix caverneuse, il déclama :
- NON, Grrrrrrr ! Pas de
dislocation. Grrrrr ! Il doit m'être remis au pied du Bachkam
dans la vallée du dragon. Grrrrrrrr !
Tous les regards se tournèrent vers
lui. Le maître-sorcier prit la parole à son tour :
- Le totem de la maison Chountic a
parlé ! Que tout se fasse comme il le demande.
Tandrag vit l'ombre se dissoudre
doucement comme son impression de présence.
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