Tandrag avait découvert les
contraintes de l’entraînement militaire en même temps qu'il
découvrait les avantages de la situation. Kalgar l'avait déchargé
de sa tâche d'approvisionnement en combustible. Il l'avait intégré
à l'équipe des apprentis marteleurs. Il aimait ce travail de
maniement du marteau. Son rôle était de dégrossir les pièces
avant de les passer aux marteleurs premiers qui étaient supervisés
directement par Kalgar. Il avait en quelques lunaisons atteint une
musculature aussi dure que le métal qu'il travaillait. Cela l'aidait
dans son entraînement militaire. Il n'aimait pas trop
l'embrigadement. Il répétait et répétait des gestes et des
procédures qui l'ennuyaient. Il ne voyait pas la raison de faire
tout cela. Il n'avait pas ambition de devenir militaire. Le feu et la
forge étaient beaucoup plus passionnants. Il était d'ailleurs assez
moyen dans le maniement des armes. Travailler à la forge le
détendait. Au maniement de l'épée, Tandrag préférait le marteau.
Pourtant, il n'avait pas le choix. Éeri tous les deux jours venait
le chercher et le conduire à Montaggone. C'était devenu un rite. Le
prince avait dit et ses ordres ne pouvaient être transgressés. Éeri
était heureux de ce rôle que Quiloma lui avait confié. Il servait
de nouveau à quelque chose comme un guerrier même s'il ne pouvait
plus être ce qu'il avait été. Le temps du trajet, il parlait dans
sa langue à Tandrag. Ce dernier apprenait ainsi beaucoup de choses.
Éeri parlait de son pays, des rites de là-bas, mais aussi de la
ville, de son enfant, des potins qui couraient. Tandrag, de lunaison
en lunaison, avait acquis sur le pays blanc, plus de connaissances
que tous les habitants de la ville. Éeri le quittait quand Tandrag
se mettait aux ordres du konsyli. C'était la fin de la récréation
et le reste de la journée se passait en exercices, en combats plus
ou moins simulés. Si les volontaires de la ville n'avaient pas
encore l'expérience des guerriers blancs, ils en avaient maintenant
l'entraînement. Tandrag n'était pas à leur hauteur. Même si
musculairement, il était plus fort, plus endurant, il n'avait pas la
souplesse et l'habitude des autres. Il perdait souvent ses combats à
l'épée simple, ou à la double. Il était meilleur au lancer de
javelot. Sa puissance musculaire faisait la différence. Habitué aux
gestes puissants et précis, il touchait la cible plus souvent que
les autres et de plus loin. L'arc lui plaisait aussi mais il manquait
de régularité dans ses résultats. L'hiver avait doucement laissé
la place à une fin d'hiver qui sans être très froide était
désagréable. La neige et la pluie alternaient, détrempant le sol.
Quelle que soit la météo, les entraînements ne s'arrêtaient pas.
Tandrag rêvait de la forge et de sa chaleur. Il n'avait plus rien de
sec sur le dos, mais les combats à l'épée en bois continuaient.
Son adversaire plus grand, plus lourd l'avait déjà virtuellement
tué plusieurs fois. Il en gardait les hématomes malgré son habit
matelassé. S'il avait réussi quelques jolies passes et évité
beaucoup de coups, il n'avait pas paré ce coup d'estoc qui le laissa
sans souffle. Tigane lui dit dans un grand rire :
- On va s'arrêter un peu. Tu fais des
progrès ! J'ai eu plus de mal aujourd'hui.
Tandrag se tenant les côtes se dirigea
vers un petit auvent pour se mettre à l'abri de la pluie qui tombait
sans discontinuer. Il respirait par petites goulées. Il vit Tigane
s'éloigner vers la salle commune. Tel qu'il le connaissait, Tandrag
pensa qu'il allait prendre du malch pour se réchauffer. Il pensa au
sourire du Konsyli quand il lui avait mis Tigane en face lors de leur
premier combat. Grand pour son âge, musclé, rapide, il était le
meilleur du groupe. Bien plus aguerri que Tandrag, il manœuvrait
toutes les armes avec un égal bonheur. Tandrag était sûr qu'il
aimait les combats et la victoire. Le Konsyli l’utilisait aussi
pour les démonstrations et parfois pour un duel. Tigane n'était
jamais ridicule même face à des guerriers blancs, Tandrag si. Son
souffle se calmait petit à petit. Il entendit du bruit derrière la
cloison. Il ne bougea pas, restant appuyé la tête collée à la
paroi. Quand il entendit les voix, il devint plus attentif. Il y
avait celle du Konsyli, quant à l'autre, il l'entendait mal,
peut-être était-ce le second de Quiloma.
-... Pas très doué quand même. Il
n'a jamais gagné un combat. Il n'est bon qu'à la lance.
- Tu connais les ordres du prince,
l'entraîner et lui donner le meilleur niveau possible.
- Oui, je sais. Il restera pourtant un
combattant moyen, j'espère qu'il est meilleur forgeron.
- Tu fais bien d'en parler. Je ne sais
pourquoi le prince tient à le former au combat. Le maître forgeron
semble, lui très heureux de sa recrue. L'autre jour, il m'a demandé
quand nous allions le libérer des exercices pour qu'il puisse
continuer à le former.
- Je lui rendrais bien tout de suite,
il ralentit le groupe.
- Peut-être, mais le prince a parlé.
Éeri dit qu'il faudrait le faire combattre avec son marteau...
Tandrag avait presque cessé de
respirer en entendant cette conversation. Alors pour le prince aussi,
il était différent. Il continua à écouter mais les deux hommes
étaient partis plus loin et il ne distinguait plus le sens des
paroles échangées. Tandrag voulait savoir en quoi il était
différent des autres. Chountic était mort, sa mère… il ne se
voyait pas lui demander quelque chose. Les sorciers gardaient le
silence même Kyll leur maître, peut-être Kalgar, ou mieux Talmab,
à moins que la Solvette ne daigne répondre. En demandant à Sabda,
il aurait peut-être une chance d'avoir des informations. Il n'avait
plus qu'à trouver un prétexte pour aller les voir. Entre la forge
et Montaggone, il manquait de temps.
La température baissait. Sioultac
revenait à l'assaut. La pluie déjà froide, se transforma en neige.
La faible luminosité de cette journée baissa encore. Tigane
réapparut. Tandrag soupira mais se dirigea vers lui. Il n'avait pas
le choix. Ils allaient recommencer un combat quand le konsyli apparut
à la porte de la salle commune. Il donna le signe du rassemblement.
Comme un seul homme, ils firent mouvement pour se mettre en ordre.
Toujours par gestes, il leur donna l'ordre de rompre les rangs.
Tandrag fut soulagé. Le temps du repos arrivait plus vite que prévu.
Il en remercia presque Sioultac pour son intervention. Ses compagnons
se dirigèrent vers le casernement. Lui s'en alla vers la porte. Il
fut interrompu dans son mouvement par le konsyli :
- La prochaine fois, viens avec un
marteau. On va voir comment tu t'en sers. Prends-le avec un manche
assez grand.
Tandrag répondit par signe. Cela aussi
faisait partie de leur entraînement. Il fallait être capable de
comprendre et de répondre aux ordres par signes. Si le maniement des
armes lui était peu naturel, il avait appris facilement les signes
du langage des guerriers blancs, ainsi que leur langue. Il franchit
le seuil de Montaggone. Il avait le temps de descendre jusqu'à chez
la Solvette. Il avait trouvé une idée pour l'approcher. Il allait
lui parler de ses rêves. Beaucoup dans la ville croyaient dans le
message des rêves. Les esprits parlaient beaucoup aux gens comme
cela. Si les sorciers étaient maîtres dans l'art d’interpréter
les rêves, la Solvette était plus discrète. Si bien qu'on la
consultait régulièrement pour cela.
Le vent s'était mis de la partie.
Tandrag commençait à avoir froid. Il prit un petit trot pour
descendre, tout en faisant attention de ne pas glisser dans la boue
qui recouvrait les rues. La maison de la Solvette était un peu plus
bas quand il vit l'escorte de Quiloma tourner au coin de la rue. Il
jura. Son projet allait tomber à l'eau. Il avança quand même
jusqu'au coin de la maison pour regarder dans la rue. Il vit Quiloma
frapper à la porte de la Solvette et attendre. Tandrag pensa au
pouvoir de cette femme que même le prince n'osait défier. La porte
s'ouvrit. Il entra. Tandrag était contrarié par ce fait. Il regarda
les guerriers de l'escorte échanger leurs ordres par signes. Il
comprit que le prince en avait pour un moment. Il jura encore. La
porte s'ouvrit à nouveau. Sabda sortait. Elle se retourna pour dire
quelque chose à une personne dans la maison. Les gardes la
regardèrent sans rien dire et sans bouger. Le cœur de Tandrag se
mit à battre plus vite. À défaut de la mère, il allait demander à
la fille. Il regarda sa direction. Bien serrée dans ses fourrures,
elle avait pris la rue qui remontait vers les grottes. Tandrag se mit
rapidement à faire le tour. Il passa par les réserves de la maison
Chountic pour gagner du temps. Il savait qu'à cette heure, elles
seraient désertes. Il déboucha sur la place où tourbillonnait la
neige avant que n'arrive Sabda. Il eut un instant d'inquiétude,
pensant qu'elle pouvait avoir rebroussé chemin. Il fut soulagé de
voir sa silhouette tourner au coin de la rue. Il avança jusqu'à
elle.
- Bonsoir, Sabda.
Elle sursauta en l'entendant.
- Ah ! Tandrag, tu m'as surprise .
Je ne m'attendais pas à te voir. Où vas-tu ?
- L'entraînement s'est fini plus tôt,
alors je descendais voir ta mère.
- Tu tombes mal. Le prince est là.
Elle ne veut pas être dérangée. Ils ont des choses à se dire et à
faire, dit-elle avec un petit sourire.
Tandrag ressentit une gêne à parler de
ce qu'il soupçonnait. Sabda, comme sa mère avait une liberté de
ton qui le mettait mal à l'aise. Voyant Tandrag se dandiner sur
place, Sabda sourit et lui demanda :
- Tu lui voulais quoi ?
- Je fais un rêve qui revient souvent.
Je voulais lui demander de me l'expliquer.
- Tu n'as pas demandé aux sorciers ?
Pourtant tu es copain avec Kyll !
Le ton de Sabda était devenu acerbe ce
qui n'était pas pour plaire à Tandrag.
- Sois pas méchante ! Il se passe
des choses autour de moi, que je voudrais comprendre. Les sorciers,
le prince, kalgar et les autres ont tous des projets pour moi. On me
cache des choses. Les sorciers ne me diront rien. Seule ta mère peut
me dire...
- Alors, il te faudra revenir !
- Mais toi, tu ne sais pas expliquer
les rêves ?
- Un peu mais je débute.
- Si je te raconte, tu me diras ?
Sabda soupira. Désignant l'entrée des
grottes, elle dit :
- Mettons-nous au chaud et tu me
raconteras.
Les deux jeunes entrèrent sous le
porche des grottes à tiburs. Le froid était moins vif et Tandrag
arrêta de frissonner. Il commença à raconter. Sabda posa sur lui
un regard acéré. Détournant les yeux, Tandrag continua son récit.
Il évoqua le feu qu'il avait répandu pour en finir avec ses
poursuivants. Sabda ne montra aucun étonnement quand il se mit à
fumer. Au fur à mesure de son récit, il sentait la chaleur qui
émanait de lui. Le porche avait cessé d'être froid. L'air y était
devenu chaud et humide de ce qui s'évaporait de ses habits mouillés.
Il était gêné de cela et en même temps soulagé que Sabda ne dise
rien. A la fin de son récit, il lui demanda :
- Alors ?
- Ton rêve est trop complexe pour moi,
Tandrag. Dans ces cas-là, ma mère me dit de faire piéger le rêve.
- Piéger le rêve ?
Sabda réunit ses mains. Elle les monta
à hauteur de sa bouche, puis les écartant dans un geste ample, elle
dit :
- Le monde est vaste et nombreux les
chemins. Tu vas prendre un rameau de spimjac et faire un anneau avec
un manche. Cette boucle te servira pour capturer la toile d'une
noirfileuse au fond des grottes à Tiburs.
Tandrag frissonna, pas de froid mais de
peur. Les noirfileuses étaient ces sombres bêtes au venin
redoutable qui tissaient des toiles-pièges dans les passages les plus
incongrus. On les respectait car elles capturaient un nombre
considérable de ptiss. On les craignait en raison de la morsure
qu'elles infligeaient à l'imprudent qui détruisait le piège et ne
fuyait pas assez vite. Capables de bondir sur plusieurs pas, elles
hantaient l'imaginaire de la ville. Les légendes leur prêtaient le
mauvais œil.
- Tu en as de bonnes... Jamais je ne me
suis approché de ces sales bêtes. On leur donnait la chasse dans la
maison de Chountic.
- Ma mère a raison, vous êtes des
barbares...
- Ne te fâche pas ! S'il faut
capturer une noirfileuse, je capturerai une noirfileuse...
- Non, il te faut juste sa toile-piège.
Il faut que tu éloignes la noirfileuse et que tu prennes sa
toile-piège avec ton rameau de spimjac.
- Et comment on éloigne ce genre de
bestiole ? Tout le monde les craint dans les grottes. Seuls les
tiburs semblent s'en moquer.
- Alors prends un tibur, dit Sabda avec
un petit rire moqueur.
Tandrag fit la moue.
- Bon, j'éloigne la noirfileuse et
après je fais quoi ?
- Avec ton rameau de spimjac et la
toile-piège en son centre, tu rentres te coucher en laissant le
piège à rêves au-dessus de ta tête. Si ton rêve revient, il sera
prisonnier. Amène-le moi.
- Et si mon rêve ne revient pas ?
- Il reviendra ! Mais s'il tarde,
il faudra refaire le piège...
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