mercredi 10 octobre 2012

Tandrag avait découvert les contraintes de l’entraînement militaire en même temps qu'il découvrait les avantages de la situation. Kalgar l'avait déchargé de sa tâche d'approvisionnement en combustible. Il l'avait intégré à l'équipe des apprentis marteleurs. Il aimait ce travail de maniement du marteau. Son rôle était de dégrossir les pièces avant de les passer aux marteleurs premiers qui étaient supervisés directement par Kalgar. Il avait en quelques lunaisons atteint une musculature aussi dure que le métal qu'il travaillait. Cela l'aidait dans son entraînement militaire. Il n'aimait pas trop l'embrigadement. Il répétait et répétait des gestes et des procédures qui l'ennuyaient. Il ne voyait pas la raison de faire tout cela. Il n'avait pas ambition de devenir militaire. Le feu et la forge étaient beaucoup plus passionnants. Il était d'ailleurs assez moyen dans le maniement des armes. Travailler à la forge le détendait. Au maniement de l'épée, Tandrag préférait le marteau. Pourtant, il n'avait pas le choix. Éeri tous les deux jours venait le chercher et le conduire à Montaggone. C'était devenu un rite. Le prince avait dit et ses ordres ne pouvaient être transgressés. Éeri était heureux de ce rôle que Quiloma lui avait confié. Il servait de nouveau à quelque chose comme un guerrier même s'il ne pouvait plus être ce qu'il avait été. Le temps du trajet, il parlait dans sa langue à Tandrag. Ce dernier apprenait ainsi beaucoup de choses. Éeri parlait de son pays, des rites de là-bas, mais aussi de la ville, de son enfant, des potins qui couraient. Tandrag, de lunaison en lunaison, avait acquis sur le pays blanc, plus de connaissances que tous les habitants de la ville. Éeri le quittait quand Tandrag se mettait aux ordres du konsyli. C'était la fin de la récréation et le reste de la journée se passait en exercices, en combats plus ou moins simulés. Si les volontaires de la ville n'avaient pas encore l'expérience des guerriers blancs, ils en avaient maintenant l'entraînement. Tandrag n'était pas à leur hauteur. Même si musculairement, il était plus fort, plus endurant, il n'avait pas la souplesse et l'habitude des autres. Il perdait souvent ses combats à l'épée simple, ou à la double. Il était meilleur au lancer de javelot. Sa puissance musculaire faisait la différence. Habitué aux gestes puissants et précis, il touchait la cible plus souvent que les autres et de plus loin. L'arc lui plaisait aussi mais il manquait de régularité dans ses résultats. L'hiver avait doucement laissé la place à une fin d'hiver qui sans être très froide était désagréable. La neige et la pluie alternaient, détrempant le sol. Quelle que soit la météo, les entraînements ne s'arrêtaient pas. Tandrag rêvait de la forge et de sa chaleur. Il n'avait plus rien de sec sur le dos, mais les combats à l'épée en bois continuaient. Son adversaire plus grand, plus lourd l'avait déjà virtuellement tué plusieurs fois. Il en gardait les hématomes malgré son habit matelassé. S'il avait réussi quelques jolies passes et évité beaucoup de coups, il n'avait pas paré ce coup d'estoc qui le laissa sans souffle. Tigane lui dit dans un grand rire :
- On va s'arrêter un peu. Tu fais des progrès ! J'ai eu plus de mal aujourd'hui.
Tandrag se tenant les côtes se dirigea vers un petit auvent pour se mettre à l'abri de la pluie qui tombait sans discontinuer. Il respirait par petites goulées. Il vit Tigane s'éloigner vers la salle commune. Tel qu'il le connaissait, Tandrag pensa qu'il allait prendre du malch pour se réchauffer. Il pensa au sourire du Konsyli quand il lui avait mis Tigane en face lors de leur premier combat. Grand pour son âge, musclé, rapide, il était le meilleur du groupe. Bien plus aguerri que Tandrag, il manœuvrait toutes les armes avec un égal bonheur. Tandrag était sûr qu'il aimait les combats et la victoire. Le Konsyli l’utilisait aussi pour les démonstrations et parfois pour un duel. Tigane n'était jamais ridicule même face à des guerriers blancs, Tandrag si. Son souffle se calmait petit à petit. Il entendit du bruit derrière la cloison. Il ne bougea pas, restant appuyé la tête collée à la paroi. Quand il entendit les voix, il devint plus attentif. Il y avait celle du Konsyli, quant à l'autre, il l'entendait mal, peut-être était-ce le second de Quiloma.
-... Pas très doué quand même. Il n'a jamais gagné un combat. Il n'est bon qu'à la lance.
- Tu connais les ordres du prince, l'entraîner et lui donner le meilleur niveau possible.
- Oui, je sais. Il restera pourtant un combattant moyen, j'espère qu'il est meilleur forgeron.
- Tu fais bien d'en parler. Je ne sais pourquoi le prince tient à le former au combat. Le maître forgeron semble, lui très heureux de sa recrue. L'autre jour, il m'a demandé quand nous allions le libérer des exercices pour qu'il puisse continuer à le former.
- Je lui rendrais bien tout de suite, il ralentit le groupe.
- Peut-être, mais le prince a parlé. Éeri dit qu'il faudrait le faire combattre avec son marteau...
Tandrag avait presque cessé de respirer en entendant cette conversation. Alors pour le prince aussi, il était différent. Il continua à écouter mais les deux hommes étaient partis plus loin et il ne distinguait plus le sens des paroles échangées. Tandrag voulait savoir en quoi il était différent des autres. Chountic était mort, sa mère… il ne se voyait pas lui demander quelque chose. Les sorciers gardaient le silence même Kyll leur maître, peut-être Kalgar, ou mieux Talmab, à moins que la Solvette ne daigne répondre. En demandant à Sabda, il aurait peut-être une chance d'avoir des informations. Il n'avait plus qu'à trouver un prétexte pour aller les voir. Entre la forge et Montaggone, il manquait de temps.
La température baissait. Sioultac revenait à l'assaut. La pluie déjà froide, se transforma en neige. La faible luminosité de cette journée baissa encore. Tigane réapparut. Tandrag soupira mais se dirigea vers lui. Il n'avait pas le choix. Ils allaient recommencer un combat quand le konsyli apparut à la porte de la salle commune. Il donna le signe du rassemblement. Comme un seul homme, ils firent mouvement pour se mettre en ordre. Toujours par gestes, il leur donna l'ordre de rompre les rangs. Tandrag fut soulagé. Le temps du repos arrivait plus vite que prévu. Il en remercia presque Sioultac pour son intervention. Ses compagnons se dirigèrent vers le casernement. Lui s'en alla vers la porte. Il fut interrompu dans son mouvement par le konsyli :
- La prochaine fois, viens avec un marteau. On va voir comment tu t'en sers. Prends-le avec un manche assez grand.
Tandrag répondit par signe. Cela aussi faisait partie de leur entraînement. Il fallait être capable de comprendre et de répondre aux ordres par signes. Si le maniement des armes lui était peu naturel, il avait appris facilement les signes du langage des guerriers blancs, ainsi que leur langue. Il franchit le seuil de Montaggone. Il avait le temps de descendre jusqu'à chez la Solvette. Il avait trouvé une idée pour l'approcher. Il allait lui parler de ses rêves. Beaucoup dans la ville croyaient dans le message des rêves. Les esprits parlaient beaucoup aux gens comme cela. Si les sorciers étaient maîtres dans l'art d’interpréter les rêves, la Solvette était plus discrète. Si bien qu'on la consultait régulièrement pour cela.
Le vent s'était mis de la partie. Tandrag commençait à avoir froid. Il prit un petit trot pour descendre, tout en faisant attention de ne pas glisser dans la boue qui recouvrait les rues. La maison de la Solvette était un peu plus bas quand il vit l'escorte de Quiloma tourner au coin de la rue. Il jura. Son projet allait tomber à l'eau. Il avança quand même jusqu'au coin de la maison pour regarder dans la rue. Il vit Quiloma frapper à la porte de la Solvette et attendre. Tandrag pensa au pouvoir de cette femme que même le prince n'osait défier. La porte s'ouvrit. Il entra. Tandrag était contrarié par ce fait. Il regarda les guerriers de l'escorte échanger leurs ordres par signes. Il comprit que le prince en avait pour un moment. Il jura encore. La porte s'ouvrit à nouveau. Sabda sortait. Elle se retourna pour dire quelque chose à une personne dans la maison. Les gardes la regardèrent sans rien dire et sans bouger. Le cœur de Tandrag se mit à battre plus vite. À défaut de la mère, il allait demander à la fille. Il regarda sa direction. Bien serrée dans ses fourrures, elle avait pris la rue qui remontait vers les grottes. Tandrag se mit rapidement à faire le tour. Il passa par les réserves de la maison Chountic pour gagner du temps. Il savait qu'à cette heure, elles seraient désertes. Il déboucha sur la place où tourbillonnait la neige avant que n'arrive Sabda. Il eut un instant d'inquiétude, pensant qu'elle pouvait avoir rebroussé chemin. Il fut soulagé de voir sa silhouette tourner au coin de la rue. Il avança jusqu'à elle.
- Bonsoir, Sabda.
Elle sursauta en l'entendant.
- Ah ! Tandrag, tu m'as surprise . Je ne m'attendais pas à te voir. Où vas-tu ?
- L'entraînement s'est fini plus tôt, alors je descendais voir ta mère.
- Tu tombes mal. Le prince est là. Elle ne veut pas être dérangée. Ils ont des choses à se dire et à faire, dit-elle avec un petit sourire.
Tandrag ressentit une gêne à parler de ce qu'il soupçonnait. Sabda, comme sa mère avait une liberté de ton qui le mettait mal à l'aise. Voyant Tandrag se dandiner sur place, Sabda sourit et lui demanda :
- Tu lui voulais quoi ?
- Je fais un rêve qui revient souvent. Je voulais lui demander de me l'expliquer.
- Tu n'as pas demandé aux sorciers ? Pourtant tu es copain avec Kyll !
Le ton de Sabda était devenu acerbe ce qui n'était pas pour plaire à Tandrag.
- Sois pas méchante ! Il se passe des choses autour de moi, que je voudrais comprendre. Les sorciers, le prince, kalgar et les autres ont tous des projets pour moi. On me cache des choses. Les sorciers ne me diront rien. Seule ta mère peut me dire...
- Alors, il te faudra revenir !
- Mais toi, tu ne sais pas expliquer les rêves ?
- Un peu mais je débute.
- Si je te raconte, tu me diras ?
Sabda soupira. Désignant l'entrée des grottes, elle dit :
- Mettons-nous au chaud et tu me raconteras.
Les deux jeunes entrèrent sous le porche des grottes à tiburs. Le froid était moins vif et Tandrag arrêta de frissonner. Il commença à raconter. Sabda posa sur lui un regard acéré. Détournant les yeux, Tandrag continua son récit. Il évoqua le feu qu'il avait répandu pour en finir avec ses poursuivants. Sabda ne montra aucun étonnement quand il se mit à fumer. Au fur à mesure de son récit, il sentait la chaleur qui émanait de lui. Le porche avait cessé d'être froid. L'air y était devenu chaud et humide de ce qui s'évaporait de ses habits mouillés. Il était gêné de cela et en même temps soulagé que Sabda ne dise rien. A la fin de son récit, il lui demanda :
- Alors ?
- Ton rêve est trop complexe pour moi, Tandrag. Dans ces cas-là, ma mère me dit de faire piéger le rêve.
- Piéger le rêve ?
Sabda réunit ses mains. Elle les monta à hauteur de sa bouche, puis les écartant dans un geste ample, elle dit :
- Le monde est vaste et nombreux les chemins. Tu vas prendre un rameau de spimjac et faire un anneau avec un manche. Cette boucle te servira pour capturer la toile d'une noirfileuse au fond des grottes à Tiburs.
Tandrag frissonna, pas de froid mais de peur. Les noirfileuses étaient ces sombres bêtes au venin redoutable qui tissaient des toiles-pièges dans les passages les plus incongrus. On les respectait car elles capturaient un nombre considérable de ptiss. On les craignait en raison de la morsure qu'elles infligeaient à l'imprudent qui détruisait le piège et ne fuyait pas assez vite. Capables de bondir sur plusieurs pas, elles hantaient l'imaginaire de la ville. Les légendes leur prêtaient le mauvais œil.
- Tu en as de bonnes... Jamais je ne me suis approché de ces sales bêtes. On leur donnait la chasse dans la maison de Chountic.
- Ma mère a raison, vous êtes des barbares...
- Ne te fâche pas ! S'il faut capturer une noirfileuse, je capturerai une noirfileuse...
- Non, il te faut juste sa toile-piège. Il faut que tu éloignes la noirfileuse et que tu prennes sa toile-piège avec ton rameau de spimjac.
- Et comment on éloigne ce genre de bestiole ? Tout le monde les craint dans les grottes. Seuls les tiburs semblent s'en moquer.
- Alors prends un tibur, dit Sabda avec un petit rire moqueur.
Tandrag fit la moue.
- Bon, j'éloigne la noirfileuse et après je fais quoi ?
- Avec ton rameau de spimjac et la toile-piège en son centre, tu rentres te coucher en laissant le piège à rêves au-dessus de ta tête. Si ton rêve revient, il sera prisonnier. Amène-le moi.
- Et si mon rêve ne revient pas ?
- Il reviendra ! Mais s'il tarde, il faudra refaire le piège...

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