vendredi 5 octobre 2012

Tandrag se serait bien passé de la corvée, même si elle avait des côtés agréables. Il avait été désigné pour aller accomplir le rite au totem de la maison Chountic. Aller se promener en hiver jusqu'à la vallée du dragon alors que la neige tombait, n'était pas une sinécure. Biachtic ayant disparu après son coup d'éclat, Chteal étant trop petit, il ne restait que lui. On lui avait adjoint des gardiens de tiburs pour l'aider dans sa tâche. C'étaient des garçons solides de deux saisons plus âgés que lui. La dépouille de Chountic reposait sur un traîneau, avec les provisions nécessaires pour le voyage. Habitués aux lourdes charges, ils ne rechignaient pas à tirer. Ils progressaient en raquettes en suivant la piste que les guerriers avaient tracée pour leurs planches à glisser. Régulièrement, des patrouilles partaient vers la vallée du dragon pour l'observer. Quiloma restait persuadé que son rôle primordial était de veiller sur le dragon. Sabda qui était venue souhaiter bonne chance à Tandrag lui avait rapporté une discussion entre le prince et sa mère, où il tenait une bonne place. Quiloma gardait un œil sur Tandrag. Ce dernier fut étonné de l'apprendre. Il fut encore plus surpris quand Sabda lui raconta que la Solvette avait abondé dans son sens.
- Tu es un drôle d'oiseau, Tandrag. Je ne sais pas ce que tu as fait, mais tu es manifestement différent.
- Je vois bien, Sabda, mais chaque fois que je demande à quelqu'un, on ne me répond pas...
Tandrag ressentait l'inquiétude de Sabda, comme il avait ressenti celle de Miasti. Il savait qu'il était bien jeune pour aller affronter le grand hiver d'avant la fête des rencontres. Il n'avait pas le choix. Le jour de leur départ un pâle soleil éclairait la neige. Il mit sur ses yeux les écorces fendues. Les guerriers blancs avaient amené ces curieuses lunettes avec eux. C'était bien pratique avec toute cette neige brillante. Les premiers moments furent délicieux. Loin des préoccupations journalières, il se sentait en vacances. Les gars qui l'accompagnaient, s'étaient attelés au traîneau. La progression était facile. La légère pente descendante facilitait le déplacement. Ils déchantèrent à la première côte. Chountic pesait lourd, sans parler des provisions pour deux mains de jours. Les sorciers avaient consulté les esprits. Sioultac semblait calme. Les augures étaient favorables. Ils avaient dix jours pour faire ce que les guerriers faisaient en cinq. Même en tirant le chariot, ils devraient y arriver. Même s'il était parti avec cette idée en tête, maintenant Tandrag en doutait. La nuit arrivait et il n'avait pas fait l'étape prévue. Il ne sentait plus ses jambes, ni ses bras d'ailleurs. L'humeur joyeuse de la troupe s'était altérée avec la journée. C'est la patrouille qui revenait, qui leur donna les indications pour trouver un lieu où passer la nuit. Après un repas vite avalé, ils s'effondrèrent sous l'abri de fortune.
La lune se leva, éclairant une scène de chasse. Des loups debout sur la dalle de pierre reniflaient la nourriture. Le chef de meute avait repéré le groupe endormi, des proies faciles. Le feu éteint, n'était pas un problème. Le chef de meute avait juste besoin de trouver le chemin pour descendre. Il longea le bord du surplomb sans rien trouver. Il continua son inspection. C'est le second qui signala un chemin par un petit grognement. Comme un seul être, la meute s'engagea dans la descente. La nuit était jeune et avant qu'elle ne soit vieille, ils auraient le ventre plein.
Tandrag dormait mal. Ses muscles endoloris le réveillaient à chacun de ses mouvements. Il ouvrit les yeux. Si le reste du voyage était comme cela, ils allaient mettre plus de temps que prévu et les provisions allaient manquer. Le silence était presque total. Seul le bruit des respirations troublait l'atmosphère ouatée de la nuit. La lune éclairait ce coin de forêt presque comme en plein jour. Il laissa son regard errer sur la surface blanche et noire sculptée par la lumière de la lune. Une ombre passa. Tandrag sursauta. La peur s'insinua dans son esprit. N'était-ce pas une tête de loup qui venait de se découper en ombre devant lui. Il observa mieux. Mais rien d'autre ne bougea. N'avait-il pas rêvé ? Sa respiration accéléra. Les histoires de loups qu'on racontait au coin du feu, toutes plus horribles les unes que les autres prirent soudain une terrifiante réalité dans ce coin de forêt. Il voulut réveiller les autres, mais n'arrivait pas à se décider. Il ne pouvait mal agir. S'il les réveillait pour rien, il perdait la face, autre peur. Il eut envie de pleurer. La situation le dépassait. Il ne savait quoi faire. Si Kalgar était là, il saurait quoi faire. Les larmes se mirent à couler toutes seules sur ses joues. Il décida de réveiller son voisin le plus proche. Il le secoua :
- Réveille-toi ! Réveille-toi !
Le garçon ouvrit un œil.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- J'ai cru voir des loups.
Tracsent se retrouva immédiatement sur le qui-vive. Lui aussi connaissait les histoires. Il regarda anxieusement autour de lui en demandant à Tandrag de raconter ce qu'il avait vu. Il réveilla les autres. Bientôt le camp fut en ébullition. Le feu fut relancé. Ils étaient une dizaine de jeunes pas très expérimentés. Le totem avait été exigeant en refusant les adultes. Seuls les jeunes pouvaient avoir la pureté pour racheter la faute de Chountic. Ils étaient maintenant livrés à eux-mêmes, regrettant de ne pas avoir mieux écouté les conseils de ceux qui avaient déjà fait cela. Tracsent donnait des ordres. Il fallait protéger le traîneau en priorité. Ils coupèrent des branches de résineux et d'épineux. Le mot « loup » leur donnait du cœur à l'ouvrage. Bientôt, ils furent entourés d'une barrière de branches, avec un feu au centre.
- Ça devrait suffire, dit Tracsent.
Tandrag était soulagé qu'un autre que lui ait pris la direction des opérations. C'est alors que retentit le premier hurlement. Ils se figèrent tous. Il était tout près. D'autres lui répondirent. Les cris venaient de toutes les directions. Les garçons avaient les cheveux dressés sur la tête.
- Là ! cria une voix.
Tous regardèrent apparaître dans une flaque de lumière pâle la forme tant redoutée. Le loup venait en reconnaissance. Il approcha.
Basffin tira une flèche. Il tremblait tellement qu'elle alla se perdre au loin. Tandrag se mordit la lèvre. Le loup ne bougea même pas. Tous se mirent à tirer à tort et à travers.
- Stop ! hurla Tandrag. Ne perdez pas les flèches pour rien.
Cela ne servit à rien. Les tirs s'arrêtèrent quand les carquois furent vides. Une impression de désolation s'abattit sur le campement. D'autres loups sortirent de l'ombre. Eux aussi avaient bien compris qu'il n'y avait plus de flèches. La peur noua le ventre de Tandrag. Il lança un cri inarticulé. Il ne voulait pas mourir comme ça en nourriture pour loups. Tracsent se mit à balbutier des incantations au totem. Basffin son arc à la main avait l'air de ne pas comprendre. Dans ses yeux on voyait le refus de voir la réalité.
- Sortez vos dagues, hurla une voix. On va pas se laisser dépecer comme ça !
Lentement les loups prenaient position. La nuit était encore longue et les défenses bien faibles. Le chef de meute jugea que les branches n'étaient pas une vraie difficulté. Le feu n'était pas bien gros non plus et surtout la viande était fraîche. Lentement le cercle se refermait. Tandrag avait pris à la main non pas une dague, mais le marteau qu'il maniait avec beaucoup plus de dextérité. C'est Éeri qui lui avait conseillé de prendre ce qu'il utilisait le mieux comme arme.
Quelques nuages passèrent devant la lune, obscurcissant le paysage. De nouveau un loup hurla, tout proche, trop proche des branches. Tracsent en tremblant avait jeté une branche enflammée. Le loup avait reculé... un peu et avait fait le tour pour se rapprocher à nouveau. Basffin tomba à genoux, implorant en pleurant l'ours totem de venir à leur aide. Tandrag regarda la réalité avec un détachement qui l'étonna. Il notait tous les détails de la scène comme si tout allait au ralenti. Les loups gris au regard brillant des reflets du feu. La lune qui donnait une lumière pâle. Les nuages qui passaient plus ou moins vite plongeaient la scène dans une obscurité angoissante. Les arbres aux branches nues ou les résineux couverts de neige semblaient figés tout comme les loups juste avant l'attaque. Le premier hurla et se précipita. Tandrag vit ses muscles jouer sous sa peau, les pattes arrière se plier et se détendre. Le loup volait littéralement vers lui. Il nota que la barrière de branches était vraiment trop petite. Il prépara son marteau. Il n'aurait droit qu'à un seul essai. Son bras se détendit en même temps que la mâchoire s'ouvrait découvrant des crocs de bonne taille. Il atteignit le loup juste au niveau de l’œil. Continuant son mouvement, Tandrag accompagna la chute de l'animal. Tracsent se laissa tomber sur le loup agité de soubresauts en enfonçant sa dague à deux mains dans le flanc de la bête. Tandrag déjà se retournait vers les loups. Le suivant avait déjà sauté. Tandrag se dit qu'il ne pourrait pas se relever à temps pour frapper. Il jura dans sa tête. Il leva le bras attendant le choc... qui ne vint pas. Tandrag se releva. Sans un bruit, une bête blanche immense aux poils longs venait de saisir le loup à pleine gueule, lui broyant la cage thoracique. Sans s'arrêter, elle égorgea, éventra plusieurs autres loups avant que la meute ne réagisse en fuyant avec des hurlements de terreur.
- Le totem ours ! Le totem ours !
Tandrag se tourna vers Basffin qui poussait des cris hystériques.
- Il est venu nous sauver. Le totem ours, bénit soit-il !
Tandrag pensa qu'il n'avait jamais vu d'ours comme cela. Il ne put appesantir sur l'aspect de leur sauveur. Celui-ci avait disparu aussi vite qu'il était apparu. Tous les garçons s’entreregardèrent et se mirent à pousser des cris de joie. Adhérant à l'hypothèse de Basffin, ils se mirent à commenter, enjoliver, inventer ce qui venait de se passer. Tandrag ne dit rien. Tracsent s'approcha de lui.
- Bravo, Maître Tandrag. Vous maniez le marteau à la perfection et le totem vous a protégé.
Tandrag vit l'admiration dans le regard de son interlocuteur. Alors qu'il n'était que le petit en partant de la ville, il comprit qu'il venait d'acquérir sa reconnaissance. Les autres acceptèrent cette hiérarchie. Tandrag était le maître et Tracsent son second, comme Tilcour l'avait été pour Chountic.
Le reste de la nuit se passa sans incident. Tandrag avait donné l'ordre de faire un tour de garde. Il avait été obéi sans discussion. Il était le protégé du totem du clan.
Quand Tandrag se réveilla, le petit déjeuner était prêt. Basffin le servit en lui donnant du « maître » tous les deux mots. Cela agaça Tandrag mais il préféra ne rien dire. Malgré les douleurs, ils repartirent le plus tôt possible. Tandrag donna le rythme. Même si on lui proposa de ne pas tirer le traîneau, il prit ses tours comme les autres. Ce fut une belle journée. Au bivouac du soir, ils n'avaient plus de retard. Les conversations tournèrent encore autour des évènements de la nuit précédente et sur la protection dont ils bénéficiaient.
- J'ai entraperçu le totem ours aujourd'hui, disait Basffin.
Les autres approuvèrent bruyamment. Tandrag se dit qu'il n'avait pas été seul à voir cet ours blanc. Voir était un bien grand mot pour ses impressions fugitives d'une silhouette dans la forêt. Fort de son expérience lors du décès de Chountic, Tandrag ne croyait pas que c'était le totem de l'ours. Profitant d'une pause, il s'était un peu éloigné pour satisfaire ses besoins. Il avait vu les traces. Ce n'étaient pas des traces d'ours. Les marques étaient différentes avec des griffes aussi longues que sa dague. Il préféra garder tout cela pour lui. Même si ce n'était pas le totem ours, l'entité les accompagnait et vu son efficacité face aux loups, ils seraient tranquilles le temps du voyage.
Après le repas, il demanda qu'on instaure des tours de garde. La nuit se passa sans incident. On entendit les loups, mais c'était loin.
Le jour suivant, ils avaient acquis l'entraînement. Heureusement car le chemin montait plus qu'il ne descendait. Le ciel se couvrit et en fin de journée, il se mit à neiger. Tandrag eut peur que la neige n'efface les traces des guerriers blancs. Ils ne savaient se repérer en dehors de ce fil conducteur. La routine s'installait et ce jour-là, ils accomplirent le trajet prévu. Personne ne signala le totem ours. Ce qui généra un malaise le soir. Étaient-ils de nouveau seuls ? Tandrag mentit en disant qu'il avait vu la silhouette plus tôt dans l'après-midi mais qu'avec la neige cela devenait plus difficile. L'explication plut aux autres. Tandrag dormit mal à cause de la neige qui continuait à tomber. Sans la trace des planches à glisser des guerriers, ils étaient condamnés.
Sa première pensée le matin fut pour les traces. Il se leva rapidement pour aller vérifier. Le ciel était gris, bas, mais les deux lignes encore bien visibles. Il soupira. Ce fut d'humeur joyeuse qu'il déjeuna ce matin-là. Le départ se fit sous la neige qui avait repris son virevoltement autour d'eux. Basffin qui marchait devant cria :
- Là ! Le totem ours.
Tous regardèrent dans la direction indiquée. Ils ne virent rien. Pourtant, cela leur donna de l'énergie pour tirer le traîneau. Tandrag fut heureux que l'énorme bête les accompagne. Lui aussi se sentait rassuré. Les flocons devinrent petit à petit plus nombreux. Tandrag marchait devant et cherchait les traces qui disparaissaient à mesure qu'ils avançaient. À la mi-journée, ils firent une pause pour manger. Les fronts étaient soucieux.
- D'ici la fin de la journée, nous ne verrons plus rien, dit Tracsent.
- Je sais, Tracsent, je sais. Mais que peut-on y faire ?
- Je vais partir devant. En courant je pense pouvoir marquer une piste jusqu'au refuge de ce soir.
Tandrag approuva. Tracsent n'attendit pas la fin du repas. Il partit tout de suite.
Malgré la neige, ils progressèrent bien. La neige fraîche avait bien gardé les traces profondes des raquettes de Tracsent alors que les deux lignes des guerriers avaient disparu. Ils atteignirent la grotte relais avant que la nuit ne soit complètement tombée.
- Je ne sais pas pour demain. Nous allons peut-être devoir attendre une patrouille pour pouvoir continuer, dit Tandrag.
- Le totem ours va nous aider, répliqua Basffin.
Tandrag ne voyait pas bien comment cela pouvait se faire. Il ne releva pas. Le repas fut presque silencieux. Chacun s'interrogeait sur demain. Tracsent avait eu de la chance de trouver la grotte. C'est ce qu'indiquaient ses traces. Il l'avait dépassée de plus de cent pas quand il avait fait demi-tour pour la rejoindre. Il avait expliqué qu'un bruit lui avait fait tourner la tête et qu'il avait vu l'entrée. Tandrag l'avait interrogé sur ce bruit sans pouvoir lui en faire préciser l'origine.
Le lendemain le jour se leva sous un ciel gris et bas. La neige têtue, effaçait tous les reliefs. Une discussion s'engagea sur la conduite à tenir. Certains, dont Tandrag préféraient attendre qu'une patrouille passe pour suivre ses traces, d'autres menés par Basffin, ne doutaient pas que le totem ours les aiderait à trouver le bon chemin. Il y avait une telle certitude dans la voix de Basffin que petit à petit tout le monde se rangea à son avis. En milieu de matinée, ils reprirent le traîneau. Tracsent marchait devant. Il scrutait le sol avec attention, déclarant par moment quand il voyait les traces des planches à glisser. Ils voyagèrent comme cela toute la journée. Quand le soir arriva, ils auraient dû trouver un surplomb pour s'abriter. Sous ce ciel bas et gris qui devenait noir, avec cette neige qui s'obstinait à tomber, il fallut qu'ils se rendent à l'évidence, ils étaient égarés. Basffin était désespéré. Il pensait voir le totem ours leur donner des indications et la journée n'avait été que la morne succession d'un pas posé après l'autre. A part les bruits de leur groupe, ils n'avaient rien entendu, rien vu. Tandrag cassa une branche de résineux et avec le pot à feu l'alluma. Les autres l'imitèrent.
- Il faut chercher un abri pour la nuit, dit-il. Demain il fera jour et nous prendrons une décision.
Tracsent se sentait coupable de les avoir perdus, tout comme Basffin de les avoir convaincus de partir sans attendre une patrouille pour les guider. Ils reprirent leur progression en silence. Tandrag essayait de comprendre où ils pouvaient être. Lui revenait en mémoire, les histoires de voyageurs perdus dans l'hiver et la neige qui avaient tourné en rond pendant des jours avant de mourir de faim, de froid et d'engelures. Il tournait ces sombres pensées quand devant lui se dressa un mur végétal. Il y avait là un rideau de résineux qui avaient poussé serrés les uns contre les autres. Il se mit à quatre pattes et essaya de voir en dessous.
- Attendez-là, je vais voir si on peut rentrer ici. Tracsent, viens avec moi et toi aussi Basffin, on va se frayer un chemin.
Armés de haches, les deux plus grands élaguèrent des branches basses pendant que Tandrag tenait deux torches pour les éclairer. Rapidement, ils se retrouvèrent sous une voûte d'épineux sur un sol sans neige. Tandrag fit signe aux autres d'avancer. L'endroit leur évoquait une cabane comme ils avaient pu en construire dans les bois en été.
- Nous ne sommes pas les premiers, dit Tracsent. Il y a un rond de pierres.
Tandrag l'éclairait en faisant attention de ne pas mettre le feu à leur abri. Tracsent et Basffin dégagèrent les pierres faisant un tas des aiguilles.
- Là, du bois coupé, dit un des garçons.
Rapidement, un feu fut allumé. Le bois qui avait été stocké là était bien sec et brûlait avec peu de fumée et des flammes courtes. Tout le groupe fut heureux de cette découverte. Ils allèrent chercher le traîneau dehors. Tandrag donna l'ordre d'aller couper des branches pour mettre au pied des troncs de résineux pour empêcher l'intrusion d'indésirables pendant la nuit.
Pendant le repas qu'ils purent prendre chaud, ils discutèrent de ce qu'ils allaient faire le lendemain. Basffin pensait que le mieux était de revenir en arrière pour corriger son erreur et attendre une patrouille. Tracsent pensait que si le temps se dégageait comme il l'espérait, il pourrait prendre des repères en montant en haut d'un arbre.
Bien que se sentant à l'abri comme à la maison, ils établirent un tour de garde. Tracsent réveilla Tandrag quand ce fut son tour.
- Rien à signaler ? demanda Tandrag à moitié réveillé.
- Non, tout est calme, répondit Tracsent.
Tandrag s'installa sur une souche pour ne pas pouvoir se laisser aller au sommeil. Il retourna le sablier. Il laissa son esprit rêver. Plusieurs fois, il se réveilla en sursaut quand sa tête tombait sur sa poitrine. La fatigue se faisait sentir avec de plus en plus d'acuité. Il se leva pour faire quelques pas. Le tapis d'aiguilles étouffait le son de sa marche. Il fit le tour de leur abri, après avoir remis un peu de bois dans le feu. Il alla vers la porte de branches qu'ils avaient confectionnée. Là il s'arrêta net. Il y avait une présence derrière. A travers les branchages entrelacés, il vit deux yeux rouges qui luisaient. La peur lui serra le ventre, des yeux de loup. Vu leur position, ce loup devait être très grand. Il saisit son marteau prêt à se battre. Il n'osa pas crier de peur de déclencher une attaque. Il se dit que le mieux était de reculer doucement pour réveiller les autres. Il allait reculer quand un bruit le figea sur place. La bête ronronnait. Dans son esprit vint l'image de Abci. Il imagina le félin domestique devenu esprit et venu les guider.
- Abci ! C'est toi Abci ?
Le ronronnement ne cessa pas. Tandrag sentit une vague de sérénité l'envahir. Il faillit ouvrir la porte pour caresser le félin. Il pensa que peut-être ce n'était pas Abci mais un piège. Il tenta une expérience.
- Abci, va, va vers le bachkam et nous suivrons tes traces.
Sans cesser de ronronner, les yeux rouges reculèrent. Bientôt, Tandrag n'entendit plus rien. Il retourna vers le sablier. Il était quasiment vide. Quand il s'était levé pour ne pas dormir, il aurait juré qu'à peine un quart de la poudre s'était écoulé. Aurait-il rêvé ? Il réveilla celui qui devait prendre le prochain tour de garde tout en restant perplexe.
Tandrag sentait qu'on le secouait.
- Maître Tandrag venez voir !
Il sauta sur ses pieds pour rejoindre le petit groupe qui était à la porte.
- Regardez ! lui dit-on en montrant des traces.
Tandrag observa le sol à son tour. La neige avait été piétinée, tellement piétinée que les traces étaient inidentifiables. Il n'avait pas besoin de les observer plus pour savoir. L'esprit aux yeux rouges n'était pas un esprit, mais un être de chair et d'os.
- Nous vous attendions pour sortir, Maître. Que fait-on ?
- Je pense qu'il n'y a pas de risque, dit Tandrag, mais soyons prudents.
Joignant le geste à la parole, il décrocha son marteau et avança prudemment dans le tunnel de verdure. Il ne rencontra rien ni personne. La neige ne tombait plus. Tout autour de l'abri de nombreuses traces de loups. Les pattes avaient laissé des empreintes larges, impressionnantes. Puis d'un coup, comme s'ils avaient décidé de faire un chemin, les loups avaient marché en léger déphasage, laissant une ligne de neige écrasée plus nette que les sillons des planches à glisser. Les garçons s'entreregardèrent. Quel était ce mystère ? Tout le monde savait que les loups marchent dans la trace de celui qui le précède et pas comme un troupeau de tiburs. Basffin déclara :
- C'est un signe que nous envoie notre totem !
Tandrag acquiesça.
- Il veut que nous suivions cette trace. Alors ne traînons pas. Allons !
Rapidement, ils se mirent en route. La trace était nette mais droite. Elle n'évitait aucune côte. Après avoir suivi la piste quelque temps. Tandrag décida de faire suivre la piste par un des leurs pendant que les autres le suivraient à vue tout en cherchant le chemin le plus facile pour le traîneau. Ils peinèrent moins tout en avançant aussi vite. Au milieu de la journée celui qui suivait la piste des loups poussa un cri. Une voix au loin lui répondit. Tout le groupe pressa le pas pour voir ce qu'il se passait. Tandrag le premier. En arrivant en haut de la côte, ils découvrirent une patrouille d'une dizaine de guerriers. Il y avait deux konzylis issus des guerriers blancs et huit jeunes engagés de la ville. Le dialogue s'engagea entre les deux formations tout en continuant à marcher. Tandrag s’aperçut que la piste piétinée des loups s'arrêtait un peu plus loin. Après on ne voyait plus qu'une trace. Tout au plaisir de leur rencontre, les autres ne semblèrent pas remarquer ce détail. Les deux groupes firent marche ensemble jusqu'au soir. Tandrag était resté un peu à l'écart des discussions tout à ses interrogations sur ce qu'il avait vu. D'abord cette bête énorme qui avait mis en fuite les loups, puis maintenant des loups qui leur traçaient la route. Le monde était plein de mystères.
À la halte du soir, ils s'aperçurent que leur égarement leur avait fait perdre une journée.
La soirée fut agréable et les perspectives du lendemain bonnes, puisque les guerriers leur donnèrent de la viande. Ils avaient eu la surprise de voir un troupeau de clachs leur passer à portée de flèches sans qu'ils le cherchent. Ils avaient abattu deux bêtes et s'étaient mis en position pour se défendre contre une meute de loups. Seuls des loups pouvaient faire bouger comme cela un troupeau de clachs. Ils n'avaient pourtant rien vu venir. Ils étaient restés en position un long temps. Comme rien n'arrivait, ils avaient patrouillé sans rien remarquer d'anormal. Ils avaient alors repris la route. C'est grâce à ce retard qu'ils s'étaient rencontrés. Ils savaient que le groupe de la maison Chountic était en chemin et il avait eu ordre de surveiller sa progression.
La nuit se passa calmement. Le lendemain les guerriers partirent rapidement et les garçons se remirent à suivre la piste tracée par les planches de glisse. La journée fut agréable, sans vent et sans neige. Bien qu'attentif, Tandrag ne vit aucun signe d'aucune sorte. Ils arrivèrent à la nuit tombante où ils avaient prévu. Dans un jour, il serait au pied du bachkam. Tandrag se mit à rêver d'être rentré à la ville pour la fête des rencontres. Il s'endormit en pensant à la forge et au feu.
Le jour suivant ressembla à ce qu'ils venaient de vivre en moins lumineux. Ils avançaient bien puisqu'ils descendaient dans la vallée du dragon. Il fallait déployer beaucoup d'efforts pour ne pas se laisser entraîner par la charge. Ils furent même au point de repos avant la nuit. Tandrag ne les laissa pas souffler pour autant. Il fit déposer les provisions dans la grotte et laissa cinq garçons. Avec les autres, ils tirèrent la dépouille de Chountic jusqu'au bachkam. L'arbre était à quelques centaines de pas plus loin. En s'approchant, ils virent sur son écorce les profondes marques de griffes laissées par les ours. La neige au pied du tronc était tassée sous la couche de poudreuse. Tandrag comprenait mieux pourquoi le totem ours voulait qu'on amène son père là. Il n'osa pas imaginer ce qui allait se passer une fois le corps déposé. Lentement, ils déposèrent les restes de celui qui fut Chountic contre les racines du bachkam. Tandrag se sentait nerveux. En voyant les gestes de ses compagnons, il comprit qu'il n'était pas le seul. Les autres aussi devaient sentir comme une présence non loin.
- Il me semble que j'entends grogner, dit Basffin.
- Tu imagines trop de choses, lui répondit Tracsent. Finissons-en et rentrons au chaud. Les autres ont fait le feu et à manger.
Pendant ce temps, Tandrag avait sorti les torches et avait enflammé la première. Allégé du poids du corps, ils remontèrent vers la grotte sans effort.
- Les sorciers m'ont donné du clams à faire brûler ce soir. Cela mettra le totem ours et ses avatars dans de bonnes dispositions.
Ils firent une petite fête cette soirée-là. Ils avaient de la viande fraîche, des biscuits de route et un grand pot de plich. Tandrag avait en plus de tout cela, amené un petit flacon de sicha. Les autres ouvrirent des yeux ronds. La soirée était bien avancée. Ils avaient fini le flacon de sicha. Si certains avaient essayé de goûter la sicha pure, ils avaient tous fini par la couper avec de la neige. Cela les amusa beaucoup de voir la neige fondre dans le liquide sombre. Ils rigolaient tous plus ou moins bêtement quand retentit le premier grondement sourd. Il fut suivi de grognements plus ou moins forts. Tandrag qui avait vu le clams s’éteindre, donna l'ordre à Tracsent d'en allumer une nouvelle botte. Plus personne ne riait. Le sérieux de la situation les avait atteints. Ils ne dormirent pas cette nuit-là. La lourde fumée du clams s'élevait dans la nuit reflétant les lueurs rougeâtres des flammes. Cet écran les protégerait.
Basffin tremblait de tous ses membres en marmonnant des litanies de contre-sort. Les autres ne valaient guère mieux. Tandrag les regardait faire. Il ne pensait pas que les ours qui se battaient pour la dépouille de Chountic, viendraient jusqu'à leur refuge. Néanmoins, il veillait près de l'entrée, le marteau à la main.
Le jour le trouva endormi appuyé sur son marteau. Il avait mal partout, la tête lourde et embrumée. Il ne se souvenait pas de ses rêves mais savait qu'ils étaient bizarres. Il se rappelait juste de la sensation de froid. L'odeur du clams imprégnait l'air. Il décida de sortir pour respirer un peu. Le jour se levait à peine. Jetant un regard en arrière il vit ses compagnons réfugiés au fond de la grotte derrière un repli naturel. Il enjamba le tas de cendre de clams. Il fit quelques pas prudents dans la pente. Il n'y avait aucun bruit. Il se demanda s'il devait aller voir au pied du bachkam. Si on leur avait donné des instructions précises pour le dépôt, on ne leur avait rien dit pour après. Il n'avait aucune envie de voir les restes de son père à moitié dévoré. Le totem ours était bien dur d'avoir demandé cela. Sans passer par la clairière de la dislocation, il ne pourrait pas rejoindre le monde des esprits. Son crime devait être bien grand aux yeux du totem ours pour qu'il exige cela. Tandrag se dit qu'il n'avait pas l'ours pour totem. Ce n'était pas lui qui avait été choisi pour porter l'habit. Il imagina différents totems. Le bachkam ne lui disait rien comme tous les totems végétaux. Le loup le tentait bien, mais les sentiments vis-à-vis des loups étaient toujours ambivalents. On louait sa force et son endurance et dans le même temps on avait peur de lui et on le chassait. L'image du loup lui sautant à la gorge lui revint en mémoire mais aussi les traces qui les avaient guidés vers le refuge. Non le loup ne pouvait être son totem. Il y avait aussi des totems dit mineurs comme le chenvien, le jako ou le charc. Tandrag ne se sentait pas d'affinités avec eux, pas plus qu'avec les tiburs ou les clachs. Il se dit qu'il aurait peut-être besoin d'une cérémonie spéciale pour qu'il trouve son totem. Cela arrivait parfois quand les sorciers ne savaient pas, on faisait un rite spécial qui consistait à isoler le candidat et, à l'aide de clams, de potions et de prières, le laisser sans manger dans le noir jusqu'à ce qu'il « voie » son totem. En laissant vagabonder son esprit, vint l'image du feu. Ah ! Il faisait peut-être partie de ceux dont le totem est un élément comme l'air, l'eau ou le feu. Ça devait être cela. Sentant une présence derrière lui, Tandrag se retourna.
Tracsent sortait de la grotte.
- Doit-on aller voir ?
- Non, répondit Tandrag, les sorciers ne l'ont pas demandé et le totem ours non plus. Nous allons nous préparer pour rentrer avant que Sioultac ne se réveille.
Le visage de Tracsent montra son soulagement. Il rentra dans la grotte distribuer les ordres. Tandrag regarda vers le bachkam. Il ne vit rien de particulier. Il rentra aussi.
Le retour allait plus vite. Le traîneau était beaucoup plus léger et les traces bien visibles. Deux jours se passèrent ainsi. Le moral était bon. Encore trois jours et la ville et la fête seraient là et surtout sa forge. Tandrag se disait qu'il avait tourné une page de sa vie. Il avait été fils de Chountic, maintenant pour ceux de sa saison, il devenait maître Tandrag que les totems protégeaient. Il avait entendu ses compagnons s'interroger sur son totem. Chacun y avait été de son opinion. Pour finir, rien n'était tranché. Ce soir-là, ils étaient arrivés avant la nuit sous le surplomb de la falaise. Un mur de pierres sèches fermait l'espace ne laissant qu'une porte qu'on pouvait facilement condamner avec un vantail de branches entrelacées. Tandrag s'était occupé du feu comme à l'accoutumée. Sans rien dire, tout le monde savait qu'il était le meilleur pour le faire. Rapidement il fit bon dans l'espace de sous la pierre. Un des garçons fit une blague sur les loups qui ne se risqueraient pas cette nuit à venir contre le mur. Tout le monde en rit, un peu jaune quand même. Le souvenir de l'attaque était vivace dans toutes les mémoires. La soirée ne dura pas. On discuta un peu mais la fatigue était là. Une fois la porte bien calée, la sécurité était assurée. On donna par principe un tour de garde à chacun. Les guerriers leur avaient dit de ne jamais dormir sans une sentinelle. Obéissant, Tandrag avait donné l'ordre et personne n'avait contredit.
- Maître Tandrag ! Maître Tandrag ! chuchota une voix.
Tandrag ouvrit un œil. Il ne savait plus bien où il était. On continuait à le secouer. Il s'assit tout en se frottant les yeux.
- Sioultac se déchaîne, maître Tandrag !
Effectivement, il entendit la longue plainte du vent et des chocs répétés sur le mur et la porte. Par les interstices, on ne voyait rien. On sentait le vent et le froid. Tandrag jura entre ses dents.
- Ça fait un moment que ça dure, mais maintenant j'ai l'impression d'entendre la plainte de maître Chountic. J'ai peur que son esprit ne vienne nous hanter.
Tandrag écouta mieux. Effectivement, on entendait comme un râle, le même que dans la maison Chountic avant la mort de son père.
- On va brûler un peu de clams. Cela éloignera l'esprit de Chountic.
Joignant le geste à la parole, Tandrag alluma un petit bouquet de bois de clams. L'odeur monta avec les fumées.
- Va te coucher ! Je vais prendre la suite.
Il regarda le garçon s'allonger. Il l'entendit se retourner maintes fois, puis sa respiration se calma. Pendant ce temps la plainte de Sioultac, ou de Chountic ne cessait pas. Elle changeait de registre, pour mieux revenir. Moitié somnolant, il se laissait bercer par le bruit, revoyant le temps passé à attendre que Chountic meure. Alors que sa tête tombait de plus en plus souvent en avant, il prit appui sur un bâton pour ne pas dormir. La fumée du clams lui montait à la tête, il voyait l'ombre immense de Sioultac couvrir les montagnes, la ville, la vallée où ils étaient. Il sentait le vent se renforcer encore et encore. C'est de toute la force de son courroux que Sioultac frappait la région. Tous devaient se terrer. Il vit la grande ombre s'approcher de la falaise dans laquelle était leur refuge. De ses doigts puissants, elle attrapa les blocs de pierres du mur et les arracha.
Tandrag hurla. Tous les garçons se réveillèrent alors que la bourrasque s'engouffrait dans l'abri. Ce fut le chaos. Le mur extérieur avait lâché sous l'accumulation de la neige, les laissant sans protection face au blizzard. Ils reculèrent tous contre la paroi en essayant de récupérer de quoi s'habiller plus chaudement dans le noir absolu de cette nuit de cauchemar. Ils finirent par se récupérer les uns les autres. Hurlant pour se faire entendre, ils firent masse. Ceux qui avaient les habits les plus chauds se mirent à l'extérieur, les autres au centre. Il fallait tenir au moins jusqu'au jour pour récupérer des affaires et se sortir de ce trou mortel. Tandrag était à la pointe de ce tas de corps luttant pour garder sa chaleur. Il sentit le froid malgré ses vêtements. Il sentait les tremblements de ses compagnons. Il eut peur. Il était impuissant face à cela. Le froid allait les prendre. Sioultac était avide de chair chaude. Ses pensées étaient tumultueuses. Et ce froid, ce froid qui s'insinuait en lui. Une sensation lui revint en mémoire. Il avait déjà connu cela. Il ne savait pas quand ni où, mais il avait vécu ce froid, cet engourdissement, cette proximité avec la mort. Il avait … il avait … il ne savait plus. Son cerveau s'engourdissait lui aussi. Ses pensées devenaient comme un puits noir. Il y avait juste le cercle tout en haut, le petit cercle de lumière, petit point lumineux dans un monde noir. Il fixa son esprit dessus. Le petit cercle devint flammes, chaleur, énergie.
Tandrag ne tremblait plus. Si le vent était toujours aussi violent, la montagne venait à leur aide. Le rocher chauffait. On entendit le bruit mat et étouffé des paquets de neige qui tombent. Le vent diminua à chaque chute. Bientôt il cessa dans l'abri. Tracsent se précipita sur le pot à feu.
- Maître Tandrag, il est presque éteint !
Tandrag se dirigea au son de la voix. Il faillit tomber mais se rattrapa de justesse. Il prit le pot des mains de Tracsent. A son contact le feu sembla revivre. Une lueur s'échappa du pot donnant des ombres dansantes. Tandrag devina le foyer éteint. Son sac était à côté. Bien que sous la neige, il le repéra. Il en sortit un peu de bois de clams. Le seul bois assez sec pour reprendre, expliqua-t-il à Tracsent. Il arrangea le foyer pour dégager un peu d'espace et ralluma le feu. Tout occupé à sa tâche, il ne vit pas les regards admiratifs et parfois envieux de ses compagnons. Il commença à regarder autour de lui quand il fut sûr de la pérennité de son feu. La chaleur était bonne, la neige qui avait envahi l'espace fondait doucement. La pierre du sol était tiède, la paroi de l'abri était chaude. Ils devaient leur salut à l'avalanche devant leur refuge. Elle avait bloqué le vent presque complètement. Maintenant c'est en vain que hurlait Sioultac. Il ne mangerait pas leur souffle vital.
La tempête dura trois jours pleins. Ils avaient fait le compte des provisions. En se rationnant, ils allaient pouvoir tenir. La chaleur de la roche ne baissait pas, si bien que le feu n'avait pas besoin de bois. Tandrag comme les autres s'interrogeait sur ce phénomène. C'est comme cela qu'il entendit avec étonnement l'histoire du miracle de la pierre chaude. Basffin racontait que le père de son père, lui avait raconté l'évènement. Deux nouveaux-nés s'étaient retrouvés exposés à la demande des esprits et ils avaient survécu grâce à la pierre qui était devenue chaude à faire fondre la neige. Quand il avait voulu savoir les noms, son père était intervenu et avait réclamé le silence. Le père de son père avait alors mis son doigt devant sa bouche et dit « chut, mon gars. Il est des choses qui ne se disent pas ! » Basffin n'avait pas insisté. Une question fusa :
- C'était un de nous ?
Si plusieurs connaissaient l'histoire, personne n'avait les noms. Personne ne savait s'il avait été exposé. Tout le monde pensait que non. Ils étaient tous nés en saison. Ils n'avaient fait aucun crime. Personne n'avait présenté une raison pour être exposé. Tracsent prit la parole :
- Maître Tandrag, tu devrais demander à Miasti. Elle est une hors saison. Elle a peut-être été exposée.
- C'est une bonne idée. Et si elle ne sait rien, Sabda pourra peut-être m'en dire plus.
La conversation dévia sur d'autres sujets. Si le mauvais temps continuait, ils allaient quand même manquer de vivres. Certains plus gros mangeurs que d'autres, ou plus peureux, ramenaient régulièrement le problème dans les discussions.
Au troisième jour de blizzard, alors que le vent faiblissait enfin, ils virent passer un troupeau de clachs. En haut du tas de neige qui les protégeait, demeurait une fente entre neige et roche. Tous sautèrent du surplomb rocheux, assez loin pour retomber sur leurs quatre pattes sur le monticule de neige, tous sauf un qui se réceptionna mal. Les garçons le virent glisser vers l'intérieur de l'abri. Il s'étala par terre. Tandrag ne lui laissa pas le temps de se relever. D'un coup de marteau entre les deux yeux, il le cloua au sol. Basffin n'hésita pas. De sa dague, il acheva l'animal en hurlant :
- De la viande !...
La journée qui suivit fut utilisée à préparer la viande. C'est Basffin qui dirigea les opérations. Habitués aux tiburs, il donna les ordres et les autres exécutèrent. Tandrag les regarda faire. Ils passèrent encore une nuit dans l'abri. La chaleur qui y régnait était encore suffisante quand ils décidèrent d'escalader le mur de neige qui les séparait de dehors. Le plus dur serait de faire sortir le traîneau. Avant le lever du jour, ils avaient creusé des marches dans la neige pour se hisser vers la sortie. Ils débouchèrent sur un monde blanc, encore plus blanc que dans leur souvenir. Durant ces trois jours, il était tombé au moins une hauteur d'homme de neige. Tandrag comprit qu'il ne pouvait compter sur personne. La ville devait être vers le soleil couchant mais à quelle distance et comment ne pas se perdre ?
- Que fait-on, maître Tandrag ?
Tandrag se retourna pour répondre à Tracsent.
- Nous avons des vivres pour quelques jours, mais pas assez pour attendre qu'une patrouille passe. Lors de la dernière colère de Sioultac, Maître Kalgar disait que le prince avait interrompu toutes les patrouilles pendant dix jours. On ne peut pas attendre. Par contre, on va laisser le traîneau et porter les vivres, nous irons plus vite.
Ils retournèrent dans la grotte pour préparer les sacs et les sangles. Cela leur prit un bon moment. « Trop long ! » pensa Tandrag. Il était préférable qu'ils attendent le lendemain. Cela le contraria. Sioultac lui faisait peur. Sa colère pouvait revenir et alors ils seraient en très mauvaise position. La nuit se passa calmement, voire confortablement. La chaleur de la pierre se faisait encore sentir.
Ils partirent aux premières lueurs du jour. Autant les jours précédents avaient été maussades, autant cette journée était belle. Le soleil inonda leur chemin très tôt. En cette saison, il ne réchauffait pas, il aveuglait. Ils mirent les lunettes fendues pour pouvoir continuer. Malgré cela, la luminosité était effrayante. Tout en marchant, il entendait ses coéquipiers parler de mauvais œil, de bataille d'esprits et de totems. Ils avancèrent bien. Ils pensaient reconnaître le chemin. Cette crête-là et puis cette combe, et puis ce mamelon. Ils étaient sûrement sur le bon chemin. Quand arriva le soir, ils n'avaient pas trouvé le refuge. Il pouvait être à quelques pas mais la neige avait tout changé. Aucun ne connaissait suffisamment les montagnes pour se reconnaître en regardant les sommets.
« Perdus ! Nous sommes perdus ! » Ces paroles raisonnaient dans sa tête à chaque nouveau pas. La nuit arrivait, le froid était leur ennemi. Le soleil se coucha sans qu'ils n'aient trouvé de grotte, ou de surplomb pour se protéger. La lumière déclina, ils purent enlever leurs lunettes. Enfin ! La lune se leva, les éclairant d'une lumière pâle. Tandrag s'arrêta. Penché en avant pour respirer, il attendit que tout le monde se regroupe. Ils l'entourèrent, chacun essayant de reprendre son souffle. La dernière montée avait été dure. Quand tout le monde eut retrouvé une respiration plus calme, Tandrag leur annonça qu'ils allaient continuer plus doucement, mais qu'ils allaient continuer le chemin jusqu'à trouver une place pour la nuit. Personne ne dit rien, mais Tandrag ressentit leur fatigue, leur déception. Ils reprirent leur progression plus doucement. Ils avancèrent en silence, maussades. La lune était assez haute quand Tandrag donna l'ordre de s'arrêter pour manger. Il n'y avait ni abri, ni rocher pour faire du feu. Ils mangèrent des galettes de machpes qu'ils avaient réchauffées entre leurs vêtements. Le repas fut aussi maussade que la marche. On parla peu et pour certains pas du tout. Une invitée fit son apparition : la peur. Ils entendirent les hurlements d'une meute de loups. Tandrag comme les autres, fit un tour d'horizon pour apercevoir quelque chose. Lui aussi se sentit nerveux. Est-ce que la grosse bête qu'il avait déjà vue était encore là pour les protéger ? Il eut du mal à faire descendre les dernières bouchées de machpes. Il donna le signal du départ sans attendre. Les autres finirent rapidement leur repas. Quand il reprit sa marche, il avait son marteau à la main. Les autres aussi avaient sorti leurs armes. Les heures qui suivirent furent très difficiles. La peur leur tenait les entrailles.
- On ne pourra pas continuer comme cela, maître Tandrag, dit Tracsent. Certains commencent à ne plus suivre.
- Là, je vois un petit surplomb. On va se reposer.
Ils firent un dernier effort pour atteindre un auvent de pierres à peine plus haut qu'eux. Ils se tassèrent comme ils purent. Le sommeil les prit à moitié debout. Tandrag résistait comme il pouvait à l'envie de dormir. Il en fallait au moins un pour veiller. Malgré tous ses efforts, ses paupières trop lourdes se fermèrent. «  Un instant, juste un instant » pensa-t-il.
Le paquet de neige le réveilla quand il le reçut sur la tête. Il se serra davantage sur la paroi. Tout le groupe était entassé. Il eut peur au passage du premier clach, puis il vit tout le troupeau sauter pour continuer dans la pente. Derrière, il vit les loups qui, tout à leur chasse, ne leur accordèrent qu'un regard. Tandrag sentit son cœur battre à toute vitesse. Les grands loups noirs couraient en formation. Une bête encore plus grande s'arrêta à quelques pas de lui, le regarda un instant, le fixant de son regard de feu. Puis lançant un hurlement, elle reprit sa course derrière les clachs. Les autres garçons se réveillèrent.
- Des loups ! hurla Basffin.
- Ils sont partis, lui répondit Tandrag, mais nous ne devons pas rester ici. Ils pourraient revenir si la chasse n'est pas bonne. On va aller par là.
Tandrag désignait la crête d'où étaient descendus les loups. Il voulait mettre de la distance entre eux et la meute. La lune n'était pas encore couchée mais la lumière avait diminué. Le jour les trouva sur la crête, petite ligne sombre dans un monde blanc. Ils remirent leurs lunettes fendues avec l'arrivée du soleil. Levant la tête, Tandrag regarda le ciel. Il craignait l'apparition d'une nouvelle colère de Sioultac. Les nuages couraient, arrivant du pays froid. Il pensa que bientôt la neige reviendrait. Il eut peur pour le groupe. Il ne savait pas où ils étaient et jamais il ne pourrait retrouver le chemin. Il en était là de ses sombres pensées quand il vit un éclair rouge dans le ciel. Son cœur bondit dans sa poitrine : le dragon ! Telle une flèche volant dans le ciel, il filait vers l'horizon. Tandrag eut la vision de la région vue de là-haut. Sur le blanc de l'horizon se détachait le trait sombre des fumées de la ville. La ville ! Elle était par là. Tandrag en était sûr. Il se remit en marche avec une nouvelle ardeur, habité par son intuition. Le voyant ainsi partir, les autres durent accélérer. Bientôt tout le groupe trouva un rythme de marche rapide et soutenue. La certitude de Tandrag avait contaminé tous les autres. Au soir, ce fut Tracsent qui le premier signala la grotte relais. Le soulagement fut palpable. Cette grotte, tout le monde la connaissait. Elle était à un jour de marche de la ville.

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