Tandrag se serait bien passé de la
corvée, même si elle avait des côtés agréables. Il avait été
désigné pour aller accomplir le rite au totem de la maison
Chountic. Aller se promener en hiver jusqu'à la vallée du dragon
alors que la neige tombait, n'était pas une sinécure. Biachtic
ayant disparu après son coup d'éclat, Chteal étant trop petit, il
ne restait que lui. On lui avait adjoint des gardiens de tiburs pour
l'aider dans sa tâche. C'étaient des garçons solides de deux
saisons plus âgés que lui. La dépouille de Chountic reposait sur
un traîneau, avec les provisions nécessaires pour le voyage.
Habitués aux lourdes charges, ils ne rechignaient pas à tirer. Ils
progressaient en raquettes en suivant la piste que les guerriers
avaient tracée pour leurs planches à glisser. Régulièrement, des
patrouilles partaient vers la vallée du dragon pour l'observer.
Quiloma restait persuadé que son rôle primordial était de veiller
sur le dragon. Sabda qui était venue souhaiter bonne chance à
Tandrag lui avait rapporté une discussion entre le prince et sa
mère, où il tenait une bonne place. Quiloma gardait un œil sur
Tandrag. Ce dernier fut étonné de l'apprendre. Il fut encore plus
surpris quand Sabda lui raconta que la Solvette avait abondé dans
son sens.
- Tu es un drôle d'oiseau, Tandrag. Je
ne sais pas ce que tu as fait, mais tu es manifestement différent.
- Je vois bien, Sabda, mais chaque fois
que je demande à quelqu'un, on ne me répond pas...
Tandrag ressentait l'inquiétude de
Sabda, comme il avait ressenti celle de Miasti. Il savait qu'il était
bien jeune pour aller affronter le grand hiver d'avant la fête des
rencontres. Il n'avait pas le choix. Le jour de leur départ un pâle
soleil éclairait la neige. Il mit sur ses yeux les écorces fendues.
Les guerriers blancs avaient amené ces curieuses lunettes avec eux.
C'était bien pratique avec toute cette neige brillante. Les premiers
moments furent délicieux. Loin des préoccupations journalières, il
se sentait en vacances. Les gars qui l'accompagnaient, s'étaient
attelés au traîneau. La progression était facile. La légère
pente descendante facilitait le déplacement. Ils déchantèrent à
la première côte. Chountic pesait lourd, sans parler des provisions
pour deux mains de jours. Les sorciers avaient consulté les esprits.
Sioultac semblait calme. Les augures étaient favorables. Ils avaient
dix jours pour faire ce que les guerriers faisaient en cinq. Même en
tirant le chariot, ils devraient y arriver. Même s'il était parti
avec cette idée en tête, maintenant Tandrag en doutait. La nuit
arrivait et il n'avait pas fait l'étape prévue. Il ne sentait plus
ses jambes, ni ses bras d'ailleurs. L'humeur joyeuse de la troupe
s'était altérée avec la journée. C'est la patrouille qui
revenait, qui leur donna les indications pour trouver un lieu où
passer la nuit. Après un repas vite avalé, ils s'effondrèrent sous
l'abri de fortune.
La lune se leva, éclairant une scène
de chasse. Des loups debout sur la dalle de pierre reniflaient la
nourriture. Le chef de meute avait repéré le groupe endormi, des
proies faciles. Le feu éteint, n'était pas un problème. Le chef de
meute avait juste besoin de trouver le chemin pour descendre. Il
longea le bord du surplomb sans rien trouver. Il continua son
inspection. C'est le second qui signala un chemin par un petit
grognement. Comme un seul être, la meute s'engagea dans la descente.
La nuit était jeune et avant qu'elle ne soit vieille, ils auraient
le ventre plein.
Tandrag dormait mal. Ses muscles
endoloris le réveillaient à chacun de ses mouvements. Il ouvrit les
yeux. Si le reste du voyage était comme cela, ils allaient mettre
plus de temps que prévu et les provisions allaient manquer. Le
silence était presque total. Seul le bruit des respirations
troublait l'atmosphère ouatée de la nuit. La lune éclairait ce
coin de forêt presque comme en plein jour. Il laissa son regard
errer sur la surface blanche et noire sculptée par la lumière de la
lune. Une ombre passa. Tandrag sursauta. La peur s'insinua dans son
esprit. N'était-ce pas une tête de loup qui venait de se découper
en ombre devant lui. Il observa mieux. Mais rien d'autre ne bougea.
N'avait-il pas rêvé ? Sa respiration accéléra. Les histoires
de loups qu'on racontait au coin du feu, toutes plus horribles les
unes que les autres prirent soudain une terrifiante réalité dans ce
coin de forêt. Il voulut réveiller les autres, mais n'arrivait pas
à se décider. Il ne pouvait mal agir. S'il les réveillait pour
rien, il perdait la face, autre peur. Il eut envie de pleurer. La
situation le dépassait. Il ne savait quoi faire. Si Kalgar était
là, il saurait quoi faire. Les larmes se mirent à couler toutes
seules sur ses joues. Il décida de réveiller son voisin le plus
proche. Il le secoua :
- Réveille-toi ! Réveille-toi !
Le garçon ouvrit un œil.
- Qu'est-ce qui se passe ?
- J'ai cru voir des loups.
Tracsent se retrouva immédiatement sur
le qui-vive. Lui aussi connaissait les histoires. Il regarda
anxieusement autour de lui en demandant à Tandrag de raconter ce
qu'il avait vu. Il réveilla les autres. Bientôt le camp fut en
ébullition. Le feu fut relancé. Ils étaient une dizaine de jeunes
pas très expérimentés. Le totem avait été exigeant en refusant
les adultes. Seuls les jeunes pouvaient avoir la pureté pour
racheter la faute de Chountic. Ils étaient maintenant livrés à
eux-mêmes, regrettant de ne pas avoir mieux écouté les conseils de
ceux qui avaient déjà fait cela. Tracsent donnait des ordres. Il
fallait protéger le traîneau en priorité. Ils coupèrent des
branches de résineux et d'épineux. Le mot « loup » leur
donnait du cœur à l'ouvrage. Bientôt, ils furent entourés d'une
barrière de branches, avec un feu au centre.
- Ça devrait suffire, dit Tracsent.
Tandrag était soulagé qu'un autre que
lui ait pris la direction des opérations. C'est alors que retentit le
premier hurlement. Ils se figèrent tous. Il était tout près.
D'autres lui répondirent. Les cris venaient de toutes les
directions. Les garçons avaient les cheveux dressés sur la tête.
- Là ! cria une voix.
Tous regardèrent apparaître dans une
flaque de lumière pâle la forme tant redoutée. Le loup venait en
reconnaissance. Il approcha.
Basffin tira une flèche. Il tremblait
tellement qu'elle alla se perdre au loin. Tandrag se mordit la lèvre.
Le loup ne bougea même pas. Tous se mirent à tirer à tort et à
travers.
- Stop ! hurla Tandrag. Ne perdez
pas les flèches pour rien.
Cela ne servit à rien. Les tirs
s'arrêtèrent quand les carquois furent vides. Une impression de
désolation s'abattit sur le campement. D'autres loups sortirent de
l'ombre. Eux aussi avaient bien compris qu'il n'y avait plus de
flèches. La peur noua le ventre de Tandrag. Il lança un cri
inarticulé. Il ne voulait pas mourir comme ça en nourriture pour
loups. Tracsent se mit à balbutier des incantations au totem.
Basffin son arc à la main avait l'air de ne pas comprendre. Dans ses
yeux on voyait le refus de voir la réalité.
- Sortez vos dagues, hurla une voix. On
va pas se laisser dépecer comme ça !
Lentement les loups prenaient position.
La nuit était encore longue et les défenses bien faibles. Le chef
de meute jugea que les branches n'étaient pas une vraie difficulté.
Le feu n'était pas bien gros non plus et surtout la viande était
fraîche. Lentement le cercle se refermait. Tandrag avait pris à la
main non pas une dague, mais le marteau qu'il maniait avec beaucoup
plus de dextérité. C'est Éeri qui lui avait conseillé de prendre
ce qu'il utilisait le mieux comme arme.
Quelques nuages passèrent devant la
lune, obscurcissant le paysage. De nouveau un loup hurla, tout
proche, trop proche des branches. Tracsent en tremblant avait jeté
une branche enflammée. Le loup avait reculé... un peu et avait fait
le tour pour se rapprocher à nouveau. Basffin tomba à genoux,
implorant en pleurant l'ours totem de venir à leur aide. Tandrag
regarda la réalité avec un détachement qui l'étonna. Il notait
tous les détails de la scène comme si tout allait au ralenti. Les
loups gris au regard brillant des reflets du feu. La lune qui donnait
une lumière pâle. Les nuages qui passaient plus ou moins vite
plongeaient la scène dans une obscurité angoissante. Les arbres aux
branches nues ou les résineux couverts de neige semblaient figés
tout comme les loups juste avant l'attaque. Le premier hurla et se
précipita. Tandrag vit ses muscles jouer sous sa peau, les pattes
arrière se plier et se détendre. Le loup volait littéralement
vers lui. Il nota que la barrière de branches était vraiment trop
petite. Il prépara son marteau. Il n'aurait droit qu'à un seul
essai. Son bras se détendit en même temps que la mâchoire
s'ouvrait découvrant des crocs de bonne taille. Il atteignit le loup
juste au niveau de l’œil. Continuant son mouvement, Tandrag
accompagna la chute de l'animal. Tracsent se laissa tomber sur le
loup agité de soubresauts en enfonçant sa dague à deux mains dans
le flanc de la bête. Tandrag déjà se retournait vers les loups. Le
suivant avait déjà sauté. Tandrag se dit qu'il ne pourrait pas se
relever à temps pour frapper. Il jura dans sa tête. Il leva le bras
attendant le choc... qui ne vint pas. Tandrag se releva. Sans un
bruit, une bête blanche immense aux poils longs venait de saisir le
loup à pleine gueule, lui broyant la cage thoracique. Sans
s'arrêter, elle égorgea, éventra plusieurs autres loups avant que
la meute ne réagisse en fuyant avec des hurlements de terreur.
- Le totem ours ! Le totem ours !
Tandrag se tourna vers Basffin qui
poussait des cris hystériques.
- Il est venu nous sauver. Le totem
ours, bénit soit-il !
Tandrag pensa qu'il n'avait jamais vu
d'ours comme cela. Il ne put appesantir sur l'aspect de leur sauveur.
Celui-ci avait disparu aussi vite qu'il était apparu. Tous les
garçons s’entreregardèrent et se mirent à pousser des cris de
joie. Adhérant à l'hypothèse de Basffin, ils se mirent à
commenter, enjoliver, inventer ce qui venait de se passer. Tandrag ne
dit rien. Tracsent s'approcha de lui.
- Bravo, Maître Tandrag. Vous maniez
le marteau à la perfection et le totem vous a protégé.
Tandrag vit l'admiration dans le regard
de son interlocuteur. Alors qu'il n'était que le petit en partant de
la ville, il comprit qu'il venait d'acquérir sa reconnaissance. Les
autres acceptèrent cette hiérarchie. Tandrag était le maître et
Tracsent son second, comme Tilcour l'avait été pour Chountic.
Le reste de la nuit se passa sans
incident. Tandrag avait donné l'ordre de faire un tour de garde. Il
avait été obéi sans discussion. Il était le protégé du totem du
clan.
Quand Tandrag se réveilla, le petit
déjeuner était prêt. Basffin le servit en lui donnant du
« maître » tous les deux mots. Cela agaça Tandrag mais
il préféra ne rien dire. Malgré les douleurs, ils repartirent le
plus tôt possible. Tandrag donna le rythme. Même si on lui proposa
de ne pas tirer le traîneau, il prit ses tours comme les autres. Ce
fut une belle journée. Au bivouac du soir, ils n'avaient plus de
retard. Les conversations tournèrent encore autour des évènements
de la nuit précédente et sur la protection dont ils bénéficiaient.
- J'ai entraperçu le totem ours
aujourd'hui, disait Basffin.
Les autres approuvèrent bruyamment.
Tandrag se dit qu'il n'avait pas été seul à voir cet ours blanc.
Voir était un bien grand mot pour ses impressions fugitives d'une
silhouette dans la forêt. Fort de son expérience lors du décès de
Chountic, Tandrag ne croyait pas que c'était le totem de l'ours.
Profitant d'une pause, il s'était un peu éloigné pour satisfaire
ses besoins. Il avait vu les traces. Ce n'étaient pas des traces
d'ours. Les marques étaient différentes avec des griffes aussi
longues que sa dague. Il préféra garder tout cela pour lui. Même
si ce n'était pas le totem ours, l'entité les accompagnait et vu
son efficacité face aux loups, ils seraient tranquilles le temps du
voyage.
Après le repas, il demanda qu'on
instaure des tours de garde. La nuit se passa sans incident. On
entendit les loups, mais c'était loin.
Le jour suivant, ils avaient acquis
l'entraînement. Heureusement car le chemin montait plus qu'il ne
descendait. Le ciel se couvrit et en fin de journée, il se mit à
neiger. Tandrag eut peur que la neige n'efface les traces des
guerriers blancs. Ils ne savaient se repérer en dehors de ce fil
conducteur. La routine s'installait et ce jour-là, ils accomplirent
le trajet prévu. Personne ne signala le totem ours. Ce qui généra
un malaise le soir. Étaient-ils de nouveau seuls ? Tandrag
mentit en disant qu'il avait vu la silhouette plus tôt dans
l'après-midi mais qu'avec la neige cela devenait plus difficile.
L'explication plut aux autres. Tandrag dormit mal à cause de la
neige qui continuait à tomber. Sans la trace des planches à glisser
des guerriers, ils étaient condamnés.
Sa première pensée le matin fut pour
les traces. Il se leva rapidement pour aller vérifier. Le ciel était
gris, bas, mais les deux lignes encore bien visibles. Il soupira. Ce
fut d'humeur joyeuse qu'il déjeuna ce matin-là. Le départ se fit
sous la neige qui avait repris son virevoltement autour d'eux.
Basffin qui marchait devant cria :
- Là ! Le totem ours.
Tous regardèrent dans la direction
indiquée. Ils ne virent rien. Pourtant, cela leur donna de l'énergie
pour tirer le traîneau. Tandrag fut heureux que l'énorme bête les
accompagne. Lui aussi se sentait rassuré. Les flocons devinrent
petit à petit plus nombreux. Tandrag marchait devant et cherchait
les traces qui disparaissaient à mesure qu'ils avançaient. À la
mi-journée, ils firent une pause pour manger. Les fronts étaient
soucieux.
- D'ici la fin de la journée, nous ne
verrons plus rien, dit Tracsent.
- Je sais, Tracsent, je sais. Mais que
peut-on y faire ?
- Je vais partir devant. En courant je
pense pouvoir marquer une piste jusqu'au refuge de ce soir.
Tandrag approuva. Tracsent n'attendit
pas la fin du repas. Il partit tout de suite.
Malgré la neige, ils progressèrent
bien. La neige fraîche avait bien gardé les traces profondes des
raquettes de Tracsent alors que les deux lignes des guerriers avaient
disparu. Ils atteignirent la grotte relais avant que la nuit ne soit
complètement tombée.
- Je ne sais pas pour demain. Nous
allons peut-être devoir attendre une patrouille pour pouvoir
continuer, dit Tandrag.
- Le totem ours va nous aider, répliqua
Basffin.
Tandrag ne voyait pas bien comment cela
pouvait se faire. Il ne releva pas. Le repas fut presque silencieux.
Chacun s'interrogeait sur demain. Tracsent avait eu de la chance de
trouver la grotte. C'est ce qu'indiquaient ses traces. Il l'avait
dépassée de plus de cent pas quand il avait fait demi-tour pour la
rejoindre. Il avait expliqué qu'un bruit lui avait fait tourner la
tête et qu'il avait vu l'entrée. Tandrag l'avait interrogé sur ce
bruit sans pouvoir lui en faire préciser l'origine.
Le lendemain le jour se leva sous un
ciel gris et bas. La neige têtue, effaçait tous les reliefs. Une
discussion s'engagea sur la conduite à tenir. Certains, dont Tandrag
préféraient attendre qu'une patrouille passe pour suivre ses
traces, d'autres menés par Basffin, ne doutaient pas que le totem
ours les aiderait à trouver le bon chemin. Il y avait une telle
certitude dans la voix de Basffin que petit à petit tout le monde se
rangea à son avis. En milieu de matinée, ils reprirent le traîneau.
Tracsent marchait devant. Il scrutait le sol avec attention,
déclarant par moment quand il voyait les traces des planches à
glisser. Ils voyagèrent comme cela toute la journée. Quand le soir
arriva, ils auraient dû trouver un surplomb pour s'abriter. Sous ce
ciel bas et gris qui devenait noir, avec cette neige qui s'obstinait
à tomber, il fallut qu'ils se rendent à l'évidence, ils étaient
égarés. Basffin était désespéré. Il pensait voir le totem ours
leur donner des indications et la journée n'avait été que la morne
succession d'un pas posé après l'autre. A part les bruits de leur
groupe, ils n'avaient rien entendu, rien vu. Tandrag cassa une
branche de résineux et avec le pot à feu l'alluma. Les autres
l'imitèrent.
- Il faut chercher un abri pour la
nuit, dit-il. Demain il fera jour et nous prendrons une décision.
Tracsent se sentait coupable de les
avoir perdus, tout comme Basffin de les avoir convaincus de partir
sans attendre une patrouille pour les guider. Ils reprirent leur
progression en silence. Tandrag essayait de comprendre où ils
pouvaient être. Lui revenait en mémoire, les histoires de voyageurs
perdus dans l'hiver et la neige qui avaient tourné en rond pendant
des jours avant de mourir de faim, de froid et d'engelures. Il
tournait ces sombres pensées quand devant lui se dressa un mur
végétal. Il y avait là un rideau de résineux qui avaient poussé
serrés les uns contre les autres. Il se mit à quatre pattes et
essaya de voir en dessous.
- Attendez-là, je vais voir si on peut
rentrer ici. Tracsent, viens avec moi et toi aussi Basffin, on va se
frayer un chemin.
Armés de haches, les deux plus grands
élaguèrent des branches basses pendant que Tandrag tenait deux
torches pour les éclairer. Rapidement, ils se retrouvèrent sous une
voûte d'épineux sur un sol sans neige. Tandrag fit signe aux autres
d'avancer. L'endroit leur évoquait une cabane comme ils avaient pu
en construire dans les bois en été.
- Nous ne sommes pas les premiers, dit
Tracsent. Il y a un rond de pierres.
Tandrag l'éclairait en faisant
attention de ne pas mettre le feu à leur abri. Tracsent et Basffin
dégagèrent les pierres faisant un tas des aiguilles.
- Là, du bois coupé, dit un des
garçons.
Rapidement, un feu fut allumé. Le bois
qui avait été stocké là était bien sec et brûlait avec peu de
fumée et des flammes courtes. Tout le groupe fut heureux de cette
découverte. Ils allèrent chercher le traîneau dehors. Tandrag
donna l'ordre d'aller couper des branches pour mettre au pied des
troncs de résineux pour empêcher l'intrusion d'indésirables
pendant la nuit.
Pendant le repas qu'ils purent prendre
chaud, ils discutèrent de ce qu'ils allaient faire le lendemain.
Basffin pensait que le mieux était de revenir en arrière pour
corriger son erreur et attendre une patrouille. Tracsent pensait que
si le temps se dégageait comme il l'espérait, il pourrait prendre
des repères en montant en haut d'un arbre.
Bien que se sentant à l'abri comme à
la maison, ils établirent un tour de garde. Tracsent réveilla
Tandrag quand ce fut son tour.
- Rien à signaler ? demanda
Tandrag à moitié réveillé.
- Non, tout est calme, répondit
Tracsent.
Tandrag s'installa sur une souche pour
ne pas pouvoir se laisser aller au sommeil. Il retourna le sablier.
Il laissa son esprit rêver. Plusieurs fois, il se réveilla en
sursaut quand sa tête tombait sur sa poitrine. La fatigue se faisait
sentir avec de plus en plus d'acuité. Il se leva pour faire quelques
pas. Le tapis d'aiguilles étouffait le son de sa marche. Il fit le
tour de leur abri, après avoir remis un peu de bois dans le feu. Il
alla vers la porte de branches qu'ils avaient confectionnée. Là il
s'arrêta net. Il y avait une présence derrière. A travers les
branchages entrelacés, il vit deux yeux rouges qui luisaient. La
peur lui serra le ventre, des yeux de loup. Vu leur position, ce loup
devait être très grand. Il saisit son marteau prêt à se battre.
Il n'osa pas crier de peur de déclencher une attaque. Il se dit que
le mieux était de reculer doucement pour réveiller les autres. Il
allait reculer quand un bruit le figea sur place. La bête
ronronnait. Dans son esprit vint l'image de Abci. Il imagina le félin
domestique devenu esprit et venu les guider.
- Abci ! C'est toi Abci ?
Le ronronnement ne cessa pas. Tandrag
sentit une vague de sérénité l'envahir. Il faillit ouvrir la porte
pour caresser le félin. Il pensa que peut-être ce n'était pas Abci
mais un piège. Il tenta une expérience.
- Abci, va, va vers le bachkam et nous
suivrons tes traces.
Sans cesser de ronronner, les yeux
rouges reculèrent. Bientôt, Tandrag n'entendit plus rien. Il
retourna vers le sablier. Il était quasiment vide. Quand il s'était
levé pour ne pas dormir, il aurait juré qu'à peine un quart de la
poudre s'était écoulé. Aurait-il rêvé ? Il réveilla celui
qui devait prendre le prochain tour de garde tout en restant
perplexe.
Tandrag sentait qu'on le secouait.
- Maître Tandrag venez voir !
Il sauta sur ses pieds pour rejoindre
le petit groupe qui était à la porte.
- Regardez ! lui dit-on en
montrant des traces.
Tandrag observa le sol à son tour. La
neige avait été piétinée, tellement piétinée que les traces
étaient inidentifiables. Il n'avait pas besoin de les observer plus
pour savoir. L'esprit aux yeux rouges n'était pas un esprit, mais un
être de chair et d'os.
- Nous vous attendions pour sortir,
Maître. Que fait-on ?
- Je pense qu'il n'y a pas de risque,
dit Tandrag, mais soyons prudents.
Joignant le geste à la parole, il
décrocha son marteau et avança prudemment dans le tunnel de
verdure. Il ne rencontra rien ni personne. La neige ne tombait plus.
Tout autour de l'abri de nombreuses traces de loups. Les pattes
avaient laissé des empreintes larges, impressionnantes. Puis d'un
coup, comme s'ils avaient décidé de faire un chemin, les loups
avaient marché en léger déphasage, laissant une ligne de neige
écrasée plus nette que les sillons des planches à glisser. Les
garçons s'entreregardèrent. Quel était ce mystère ? Tout le
monde savait que les loups marchent dans la trace de celui qui le
précède et pas comme un troupeau de tiburs. Basffin déclara :
- C'est un signe que nous envoie notre
totem !
Tandrag acquiesça.
- Il veut que nous suivions cette
trace. Alors ne traînons pas. Allons !
Rapidement, ils se mirent en route. La
trace était nette mais droite. Elle n'évitait aucune côte. Après
avoir suivi la piste quelque temps. Tandrag décida de faire suivre
la piste par un des leurs pendant que les autres le suivraient à vue
tout en cherchant le chemin le plus facile pour le traîneau. Ils
peinèrent moins tout en avançant aussi vite. Au milieu de la
journée celui qui suivait la piste des loups poussa un cri. Une voix
au loin lui répondit. Tout le groupe pressa le pas pour voir ce
qu'il se passait. Tandrag le premier. En arrivant en haut de la côte,
ils découvrirent une patrouille d'une dizaine de guerriers. Il y
avait deux konzylis issus des guerriers blancs et huit jeunes engagés
de la ville. Le dialogue s'engagea entre les deux formations tout en
continuant à marcher. Tandrag s’aperçut que la piste piétinée
des loups s'arrêtait un peu plus loin. Après on ne voyait plus
qu'une trace. Tout au plaisir de leur rencontre, les autres ne
semblèrent pas remarquer ce détail. Les deux groupes firent marche
ensemble jusqu'au soir. Tandrag était resté un peu à l'écart des
discussions tout à ses interrogations sur ce qu'il avait vu. D'abord
cette bête énorme qui avait mis en fuite les loups, puis maintenant
des loups qui leur traçaient la route. Le monde était plein de
mystères.
À la halte du soir, ils s'aperçurent
que leur égarement leur avait fait perdre une journée.
La soirée fut agréable et les
perspectives du lendemain bonnes, puisque les guerriers leur
donnèrent de la viande. Ils avaient eu la surprise de voir un
troupeau de clachs leur passer à portée de flèches sans qu'ils le
cherchent. Ils avaient abattu deux bêtes et s'étaient mis en
position pour se défendre contre une meute de loups. Seuls des loups
pouvaient faire bouger comme cela un troupeau de clachs. Ils
n'avaient pourtant rien vu venir. Ils étaient restés en position un
long temps. Comme rien n'arrivait, ils avaient patrouillé sans rien
remarquer d'anormal. Ils avaient alors repris la route. C'est grâce
à ce retard qu'ils s'étaient rencontrés. Ils savaient que le
groupe de la maison Chountic était en chemin et il avait eu ordre de
surveiller sa progression.
La nuit se passa calmement. Le
lendemain les guerriers partirent rapidement et les garçons se
remirent à suivre la piste tracée par les planches de glisse. La
journée fut agréable, sans vent et sans neige. Bien qu'attentif,
Tandrag ne vit aucun signe d'aucune sorte. Ils arrivèrent à la nuit
tombante où ils avaient prévu. Dans un jour, il serait au pied du
bachkam. Tandrag se mit à rêver d'être rentré à la ville pour la
fête des rencontres. Il s'endormit en pensant à la forge et au feu.
Le jour suivant ressembla à ce qu'ils
venaient de vivre en moins lumineux. Ils avançaient bien puisqu'ils
descendaient dans la vallée du dragon. Il fallait déployer beaucoup
d'efforts pour ne pas se laisser entraîner par la charge. Ils furent
même au point de repos avant la nuit. Tandrag ne les laissa pas
souffler pour autant. Il fit déposer les provisions dans la grotte
et laissa cinq garçons. Avec les autres, ils tirèrent la dépouille
de Chountic jusqu'au bachkam. L'arbre était à quelques centaines de
pas plus loin. En s'approchant, ils virent sur son écorce les
profondes marques de griffes laissées par les ours. La neige au pied
du tronc était tassée sous la couche de poudreuse. Tandrag
comprenait mieux pourquoi le totem ours voulait qu'on amène son père
là. Il n'osa pas imaginer ce qui allait se passer une fois le corps
déposé. Lentement, ils déposèrent les restes de celui qui fut
Chountic contre les racines du bachkam. Tandrag se sentait nerveux.
En voyant les gestes de ses compagnons, il comprit qu'il n'était pas
le seul. Les autres aussi devaient sentir comme une présence non
loin.
- Il me semble que j'entends grogner,
dit Basffin.
- Tu imagines trop de choses, lui
répondit Tracsent. Finissons-en et rentrons au chaud. Les autres ont
fait le feu et à manger.
Pendant ce temps, Tandrag avait sorti
les torches et avait enflammé la première. Allégé du poids du
corps, ils remontèrent vers la grotte sans effort.
- Les sorciers m'ont donné du clams à
faire brûler ce soir. Cela mettra le totem ours et ses avatars dans
de bonnes dispositions.
Ils firent une petite fête cette
soirée-là. Ils avaient de la viande fraîche, des biscuits de route
et un grand pot de plich. Tandrag avait en plus de tout cela, amené
un petit flacon de sicha. Les autres ouvrirent des yeux ronds. La
soirée était bien avancée. Ils avaient fini le flacon de sicha. Si
certains avaient essayé de goûter la sicha pure, ils avaient tous
fini par la couper avec de la neige. Cela les amusa beaucoup de voir
la neige fondre dans le liquide sombre. Ils rigolaient tous plus ou
moins bêtement quand retentit le premier grondement sourd. Il fut
suivi de grognements plus ou moins forts. Tandrag qui avait vu le
clams s’éteindre, donna l'ordre à Tracsent d'en allumer une
nouvelle botte. Plus personne ne riait. Le sérieux de la situation
les avait atteints. Ils ne dormirent pas cette nuit-là. La lourde
fumée du clams s'élevait dans la nuit reflétant les lueurs
rougeâtres des flammes. Cet écran les protégerait.
Basffin tremblait de tous ses membres
en marmonnant des litanies de contre-sort. Les autres ne valaient
guère mieux. Tandrag les regardait faire. Il ne pensait pas que
les ours qui se battaient pour la dépouille de Chountic, viendraient
jusqu'à leur refuge. Néanmoins, il veillait près de l'entrée, le
marteau à la main.
Le jour le trouva endormi appuyé sur
son marteau. Il avait mal partout, la tête lourde et embrumée. Il
ne se souvenait pas de ses rêves mais savait qu'ils étaient
bizarres. Il se rappelait juste de la sensation de froid. L'odeur du
clams imprégnait l'air. Il décida de sortir pour respirer un peu.
Le jour se levait à peine. Jetant un regard en arrière il vit ses
compagnons réfugiés au fond de la grotte derrière un repli
naturel. Il enjamba le tas de cendre de clams. Il fit quelques pas
prudents dans la pente. Il n'y avait aucun bruit. Il se demanda s'il
devait aller voir au pied du bachkam. Si on leur avait donné des
instructions précises pour le dépôt, on ne leur avait rien dit
pour après. Il n'avait aucune envie de voir les restes de son père
à moitié dévoré. Le totem ours était bien dur d'avoir demandé
cela. Sans passer par la clairière de la dislocation, il ne pourrait
pas rejoindre le monde des esprits. Son crime devait être bien grand
aux yeux du totem ours pour qu'il exige cela. Tandrag se dit qu'il
n'avait pas l'ours pour totem. Ce n'était pas lui qui avait été
choisi pour porter l'habit. Il imagina différents totems. Le bachkam
ne lui disait rien comme tous les totems végétaux. Le loup le
tentait bien, mais les sentiments vis-à-vis des loups étaient
toujours ambivalents. On louait sa force et son endurance et dans le
même temps on avait peur de lui et on le chassait. L'image du loup
lui sautant à la gorge lui revint en mémoire mais aussi les traces
qui les avaient guidés vers le refuge. Non le loup ne pouvait être
son totem. Il y avait aussi des totems dit mineurs comme le chenvien,
le jako ou le charc. Tandrag ne se sentait pas d'affinités avec eux,
pas plus qu'avec les tiburs ou les clachs. Il se dit qu'il aurait
peut-être besoin d'une cérémonie spéciale pour qu'il trouve son
totem. Cela arrivait parfois quand les sorciers ne savaient pas, on
faisait un rite spécial qui consistait à isoler le candidat et, à
l'aide de clams, de potions et de prières, le laisser sans manger
dans le noir jusqu'à ce qu'il « voie » son totem. En
laissant vagabonder son esprit, vint l'image du feu. Ah ! Il
faisait peut-être partie de ceux dont le totem est un élément
comme l'air, l'eau ou le feu. Ça devait être cela. Sentant une
présence derrière lui, Tandrag se retourna.
Tracsent sortait de la grotte.
- Doit-on aller voir ?
- Non, répondit Tandrag, les sorciers
ne l'ont pas demandé et le totem ours non plus. Nous allons nous
préparer pour rentrer avant que Sioultac ne se réveille.
Le visage de Tracsent montra son
soulagement. Il rentra dans la grotte distribuer les ordres. Tandrag
regarda vers le bachkam. Il ne vit rien de particulier. Il rentra
aussi.
Le retour allait plus vite. Le traîneau
était beaucoup plus léger et les traces bien visibles. Deux jours
se passèrent ainsi. Le moral était bon. Encore trois jours et la
ville et la fête seraient là et surtout sa forge. Tandrag se disait
qu'il avait tourné une page de sa vie. Il avait été fils de
Chountic, maintenant pour ceux de sa saison, il devenait maître
Tandrag que les totems protégeaient. Il avait entendu ses compagnons
s'interroger sur son totem. Chacun y avait été de son opinion. Pour
finir, rien n'était tranché. Ce soir-là, ils étaient arrivés
avant la nuit sous le surplomb de la falaise. Un mur de pierres
sèches fermait l'espace ne laissant qu'une porte qu'on pouvait
facilement condamner avec un vantail de branches entrelacées.
Tandrag s'était occupé du feu comme à l'accoutumée. Sans rien
dire, tout le monde savait qu'il était le meilleur pour le faire.
Rapidement il fit bon dans l'espace de sous la pierre. Un des garçons
fit une blague sur les loups qui ne se risqueraient pas cette nuit à
venir contre le mur. Tout le monde en rit, un peu jaune quand même.
Le souvenir de l'attaque était vivace dans toutes les mémoires. La
soirée ne dura pas. On discuta un peu mais la fatigue était là.
Une fois la porte bien calée, la sécurité était assurée. On
donna par principe un tour de garde à chacun. Les guerriers leur
avaient dit de ne jamais dormir sans une sentinelle. Obéissant,
Tandrag avait donné l'ordre et personne n'avait contredit.
- Maître Tandrag ! Maître
Tandrag ! chuchota une voix.
Tandrag ouvrit un œil. Il ne savait
plus bien où il était. On continuait à le secouer. Il s'assit tout
en se frottant les yeux.
- Sioultac se déchaîne, maître
Tandrag !
Effectivement, il entendit la longue
plainte du vent et des chocs répétés sur le mur et la porte. Par
les interstices, on ne voyait rien. On sentait le vent et le froid.
Tandrag jura entre ses dents.
- Ça fait un moment que ça dure, mais
maintenant j'ai l'impression d'entendre la plainte de maître
Chountic. J'ai peur que son esprit ne vienne nous hanter.
Tandrag écouta mieux. Effectivement,
on entendait comme un râle, le même que dans la maison Chountic
avant la mort de son père.
- On va brûler un peu de clams. Cela
éloignera l'esprit de Chountic.
Joignant le geste à la parole, Tandrag
alluma un petit bouquet de bois de clams. L'odeur monta avec les
fumées.
- Va te coucher ! Je vais prendre
la suite.
Il regarda le garçon s'allonger. Il
l'entendit se retourner maintes fois, puis sa respiration se calma.
Pendant ce temps la plainte de Sioultac, ou de Chountic ne cessait
pas. Elle changeait de registre, pour mieux revenir. Moitié
somnolant, il se laissait bercer par le bruit, revoyant le temps
passé à attendre que Chountic meure. Alors que sa tête tombait de
plus en plus souvent en avant, il prit appui sur un bâton pour ne
pas dormir. La fumée du clams lui montait à la tête, il voyait
l'ombre immense de Sioultac couvrir les montagnes, la ville, la
vallée où ils étaient. Il sentait le vent se renforcer encore et
encore. C'est de toute la force de son courroux que Sioultac frappait
la région. Tous devaient se terrer. Il vit la grande ombre
s'approcher de la falaise dans laquelle était leur refuge. De ses
doigts puissants, elle attrapa les blocs de pierres du mur et les
arracha.
Tandrag hurla. Tous les garçons se
réveillèrent alors que la bourrasque s'engouffrait dans l'abri. Ce
fut le chaos. Le mur extérieur avait lâché sous l'accumulation de
la neige, les laissant sans protection face au blizzard. Ils
reculèrent tous contre la paroi en essayant de récupérer de quoi
s'habiller plus chaudement dans le noir absolu de cette nuit de
cauchemar. Ils finirent par se récupérer les uns les autres.
Hurlant pour se faire entendre, ils firent masse. Ceux qui avaient
les habits les plus chauds se mirent à l'extérieur, les autres au
centre. Il fallait tenir au moins jusqu'au jour pour récupérer des
affaires et se sortir de ce trou mortel. Tandrag était à la pointe
de ce tas de corps luttant pour garder sa chaleur. Il sentit le froid
malgré ses vêtements. Il sentait les tremblements de ses
compagnons. Il eut peur. Il était impuissant face à cela. Le froid
allait les prendre. Sioultac était avide de chair chaude. Ses
pensées étaient tumultueuses. Et ce froid, ce froid qui s'insinuait
en lui. Une sensation lui revint en mémoire. Il avait déjà connu
cela. Il ne savait pas quand ni où, mais il avait vécu ce froid,
cet engourdissement, cette proximité avec la mort. Il avait … il
avait … il ne savait plus. Son cerveau s'engourdissait lui aussi.
Ses pensées devenaient comme un puits noir. Il y avait juste le
cercle tout en haut, le petit cercle de lumière, petit point
lumineux dans un monde noir. Il fixa son esprit dessus. Le petit
cercle devint flammes, chaleur, énergie.
Tandrag ne tremblait plus. Si le vent
était toujours aussi violent, la montagne venait à leur aide. Le
rocher chauffait. On entendit le bruit mat et étouffé des paquets
de neige qui tombent. Le vent diminua à chaque chute. Bientôt il
cessa dans l'abri. Tracsent se précipita sur le pot à feu.
- Maître Tandrag, il est presque
éteint !
Tandrag se dirigea au son de la voix.
Il faillit tomber mais se rattrapa de justesse. Il prit le pot des
mains de Tracsent. A son contact le feu sembla revivre. Une lueur
s'échappa du pot donnant des ombres dansantes. Tandrag devina le
foyer éteint. Son sac était à côté. Bien que sous la neige, il
le repéra. Il en sortit un peu de bois de clams. Le seul bois assez
sec pour reprendre, expliqua-t-il à Tracsent. Il arrangea le foyer
pour dégager un peu d'espace et ralluma le feu. Tout occupé à sa
tâche, il ne vit pas les regards admiratifs et parfois envieux de ses
compagnons. Il commença à regarder autour de lui quand il fut sûr
de la pérennité de son feu. La chaleur était bonne, la neige qui
avait envahi l'espace fondait doucement. La pierre du sol était
tiède, la paroi de l'abri était chaude. Ils devaient leur salut à
l'avalanche devant leur refuge. Elle avait bloqué le vent presque
complètement. Maintenant c'est en vain que hurlait Sioultac. Il ne
mangerait pas leur souffle vital.
La tempête dura trois jours pleins.
Ils avaient fait le compte des provisions. En se rationnant, ils
allaient pouvoir tenir. La chaleur de la roche ne baissait pas, si
bien que le feu n'avait pas besoin de bois. Tandrag comme les autres
s'interrogeait sur ce phénomène. C'est comme cela qu'il entendit
avec étonnement l'histoire du miracle de la pierre chaude. Basffin
racontait que le père de son père, lui avait raconté l'évènement.
Deux nouveaux-nés s'étaient retrouvés exposés à la demande des
esprits et ils avaient survécu grâce à la pierre qui était
devenue chaude à faire fondre la neige. Quand il avait voulu savoir
les noms, son père était intervenu et avait réclamé le silence.
Le père de son père avait alors mis son doigt devant sa bouche et
dit « chut, mon gars. Il est des choses qui ne se disent
pas ! » Basffin n'avait pas insisté. Une question fusa :
- C'était un de nous ?
Si plusieurs connaissaient l'histoire,
personne n'avait les noms. Personne ne savait s'il avait été
exposé. Tout le monde pensait que non. Ils étaient tous nés en
saison. Ils n'avaient fait aucun crime. Personne n'avait présenté
une raison pour être exposé. Tracsent prit la parole :
- Maître Tandrag, tu devrais demander
à Miasti. Elle est une hors saison. Elle a peut-être été exposée.
- C'est une bonne idée. Et si elle ne
sait rien, Sabda pourra peut-être m'en dire plus.
La conversation dévia sur d'autres
sujets. Si le mauvais temps continuait, ils allaient quand même
manquer de vivres. Certains plus gros mangeurs que d'autres, ou plus
peureux, ramenaient régulièrement le problème dans les
discussions.
Au troisième jour de blizzard, alors
que le vent faiblissait enfin, ils virent passer un troupeau de
clachs. En haut du tas de neige qui les protégeait, demeurait une
fente entre neige et roche. Tous sautèrent du surplomb rocheux,
assez loin pour retomber sur leurs quatre pattes sur le monticule de
neige, tous sauf un qui se réceptionna mal. Les garçons le virent
glisser vers l'intérieur de l'abri. Il s'étala par terre. Tandrag
ne lui laissa pas le temps de se relever. D'un coup de marteau entre
les deux yeux, il le cloua au sol. Basffin n'hésita pas. De sa
dague, il acheva l'animal en hurlant :
- De la viande !...
La journée qui suivit fut utilisée à
préparer la viande. C'est Basffin qui dirigea les opérations.
Habitués aux tiburs, il donna les ordres et les autres exécutèrent.
Tandrag les regarda faire. Ils passèrent encore une nuit dans
l'abri. La chaleur qui y régnait était encore suffisante quand ils
décidèrent d'escalader le mur de neige qui les séparait de dehors.
Le plus dur serait de faire sortir le traîneau. Avant le lever du
jour, ils avaient creusé des marches dans la neige pour se hisser
vers la sortie. Ils débouchèrent sur un monde blanc, encore plus
blanc que dans leur souvenir. Durant ces trois jours, il était tombé
au moins une hauteur d'homme de neige. Tandrag comprit qu'il ne
pouvait compter sur personne. La ville devait être vers le soleil
couchant mais à quelle distance et comment ne pas se perdre ?
- Que fait-on, maître Tandrag ?
Tandrag se retourna pour répondre à
Tracsent.
- Nous avons des vivres pour quelques
jours, mais pas assez pour attendre qu'une patrouille passe. Lors de
la dernière colère de Sioultac, Maître Kalgar disait que le prince
avait interrompu toutes les patrouilles pendant dix jours. On ne peut
pas attendre. Par contre, on va laisser le traîneau et porter les
vivres, nous irons plus vite.
Ils retournèrent dans la grotte pour
préparer les sacs et les sangles. Cela leur prit un bon moment.
« Trop long ! » pensa Tandrag. Il était préférable
qu'ils attendent le lendemain. Cela le contraria. Sioultac lui
faisait peur. Sa colère pouvait revenir et alors ils seraient en
très mauvaise position. La nuit se passa calmement, voire
confortablement. La chaleur de la pierre se faisait encore sentir.
Ils partirent aux premières lueurs du
jour. Autant les jours précédents avaient été maussades, autant
cette journée était belle. Le soleil inonda leur chemin très tôt.
En cette saison, il ne réchauffait pas, il aveuglait. Ils mirent les
lunettes fendues pour pouvoir continuer. Malgré cela, la luminosité
était effrayante. Tout en marchant, il entendait ses coéquipiers
parler de mauvais œil, de bataille d'esprits et de totems. Ils
avancèrent bien. Ils pensaient reconnaître le chemin. Cette
crête-là et puis cette combe, et puis ce mamelon. Ils étaient
sûrement sur le bon chemin. Quand arriva le soir, ils n'avaient pas
trouvé le refuge. Il pouvait être à quelques pas mais la neige
avait tout changé. Aucun ne connaissait suffisamment les montagnes
pour se reconnaître en regardant les sommets.
« Perdus ! Nous sommes
perdus ! » Ces paroles raisonnaient dans sa tête à
chaque nouveau pas. La nuit arrivait, le froid était leur ennemi. Le
soleil se coucha sans qu'ils n'aient trouvé de grotte, ou de
surplomb pour se protéger. La lumière déclina, ils purent enlever
leurs lunettes. Enfin ! La lune se leva, les éclairant d'une
lumière pâle. Tandrag s'arrêta. Penché en avant pour respirer, il
attendit que tout le monde se regroupe. Ils l'entourèrent, chacun
essayant de reprendre son souffle. La dernière montée avait été
dure. Quand tout le monde eut retrouvé une respiration plus calme,
Tandrag leur annonça qu'ils allaient continuer plus doucement, mais
qu'ils allaient continuer le chemin jusqu'à trouver une place pour
la nuit. Personne ne dit rien, mais Tandrag ressentit leur fatigue,
leur déception. Ils reprirent leur progression plus doucement. Ils
avancèrent en silence, maussades. La lune était assez haute quand
Tandrag donna l'ordre de s'arrêter pour manger. Il n'y avait ni
abri, ni rocher pour faire du feu. Ils mangèrent des galettes de
machpes qu'ils avaient réchauffées entre leurs vêtements. Le repas
fut aussi maussade que la marche. On parla peu et pour certains pas
du tout. Une invitée fit son apparition : la peur. Ils
entendirent les hurlements d'une meute de loups. Tandrag comme les
autres, fit un tour d'horizon pour apercevoir quelque chose. Lui
aussi se sentit nerveux. Est-ce que la grosse bête qu'il avait déjà
vue était encore là pour les protéger ? Il eut du mal à
faire descendre les dernières bouchées de machpes. Il donna le
signal du départ sans attendre. Les autres finirent rapidement leur
repas. Quand il reprit sa marche, il avait son marteau à la main.
Les autres aussi avaient sorti leurs armes. Les heures qui suivirent
furent très difficiles. La peur leur tenait les entrailles.
- On ne pourra pas continuer comme
cela, maître Tandrag, dit Tracsent. Certains commencent à ne plus
suivre.
- Là, je vois un petit surplomb. On va
se reposer.
Ils firent un dernier effort pour
atteindre un auvent de pierres à peine plus haut qu'eux. Ils se
tassèrent comme ils purent. Le sommeil les prit à moitié debout.
Tandrag résistait comme il pouvait à l'envie de dormir. Il en
fallait au moins un pour veiller. Malgré tous ses efforts, ses
paupières trop lourdes se fermèrent. « Un instant, juste un
instant » pensa-t-il.
Le paquet de neige le réveilla quand
il le reçut sur la tête. Il se serra davantage sur la paroi. Tout
le groupe était entassé. Il eut peur au passage du premier clach,
puis il vit tout le troupeau sauter pour continuer dans la pente.
Derrière, il vit les loups qui, tout à leur chasse, ne leur
accordèrent qu'un regard. Tandrag sentit son cœur battre à toute
vitesse. Les grands loups noirs couraient en formation. Une bête
encore plus grande s'arrêta à quelques pas de lui, le regarda un
instant, le fixant de son regard de feu. Puis lançant un hurlement,
elle reprit sa course derrière les clachs. Les autres garçons se
réveillèrent.
- Des loups ! hurla Basffin.
- Ils sont partis, lui répondit
Tandrag, mais nous ne devons pas rester ici. Ils pourraient revenir
si la chasse n'est pas bonne. On va aller par là.
Tandrag désignait la crête d'où
étaient descendus les loups. Il voulait mettre de la distance entre
eux et la meute. La lune n'était pas encore couchée mais la lumière
avait diminué. Le jour les trouva sur la crête, petite ligne sombre
dans un monde blanc. Ils remirent leurs lunettes fendues avec
l'arrivée du soleil. Levant la tête, Tandrag regarda le ciel. Il
craignait l'apparition d'une nouvelle colère de Sioultac. Les nuages
couraient, arrivant du pays froid. Il pensa que bientôt la neige
reviendrait. Il eut peur pour le groupe. Il ne savait pas où ils
étaient et jamais il ne pourrait retrouver le chemin. Il en était
là de ses sombres pensées quand il vit un éclair rouge dans le
ciel. Son cœur bondit dans sa poitrine : le dragon ! Telle
une flèche volant dans le ciel, il filait vers l'horizon. Tandrag
eut la vision de la région vue de là-haut. Sur le blanc de
l'horizon se détachait le trait sombre des fumées de la ville. La
ville ! Elle était par là. Tandrag en était sûr. Il se remit
en marche avec une nouvelle ardeur, habité par son intuition. Le
voyant ainsi partir, les autres durent accélérer. Bientôt tout le
groupe trouva un rythme de marche rapide et soutenue. La certitude de
Tandrag avait contaminé tous les autres. Au soir, ce fut Tracsent
qui le premier signala la grotte relais. Le soulagement fut palpable.
Cette grotte, tout le monde la connaissait. Elle était à un jour de
marche de la ville.
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