jeudi 25 octobre 2012

La pluie dura cinq jours. Tout ce qui pouvait contenir de l'eau était plein. Des ruisseaux temporaires couraient partout. Même dans leur abri, ils avaient dû creuser des rigoles pour guider les gouttières naturelles. La chaleur restait malgré tout forte.
Absal surveillait le feu. Il était toujours aussi admiratif devant Tandrag qui était capable de faire du feu avec n'importe quel bois, même détrempé comme tout ce qu'ils ramenaient. Ils profitaient des accalmies, toutes relatives, pour aller chercher des provisions. Celui qui était de corvée de ravitaillement, n'avait plus qu'à se déshabiller au retour pour essayer de faire sécher ses affaires.
- Avec une telle colère de Sioultac, on va avoir des volpics, dit Gralton.
Avec une saison de plus Gralton savait de quoi il parlait. Les volpics étaient la plaie de la saison chaude quand Sioultac avait trop de colère. Quand les pluies s'arrêtaient, ils apparaissaient. En véritables nuées, ils s'abattaient sur tout ce qui bougeait. Si on ne sentait pas leurs piqûres sur le coup, se développait une douleur intense dans les heures qui suivaient. La peau devenait rouge,chaude. Malheur à celui qui était trop piqué, il vivait des jours difficiles. La fièvre montait, le délire avec, puis s'il avait été trop piqué la victime des volpics mourait de convulsions. Si autour des eaux courantes, on ne risquait pas grand chose, la moindre flaque devenait un piège pour celui qui ne faisait pas attention.
- Il nous faudra du molvic. C'est la Solvette qui me l'a appris. Quand on en mâche, les volpics vous évitent.
- Et on trouve ça où ? demanda Absal.
- Sous les stijacs !
Cela fit beaucoup rire les autres. Ceux de la plaine n'étaient pas prêts de trouver le remède.
Le lendemain, ils marchaient sur le sol rendu spongieux quand ils virent le premier nuage de volpics. Mâchant du molvic, la peau recouverte de boue, ils contournèrent le plus possible la mare.
Il y eut un mouvement dans le nuage mais sans qu'il ne se dirige vers eux. Ils se retrouvèrent bientôt sur le bord de la rivière du dragon. Ils avaient quitté un ruisseau bondissant au fond de sa gorge, ils retrouvèrent une rivière dévalant en cataractes entre les parois de pierre. Toujours attentifs aux essaims de volpics, ils se retrouvèrent sur le promontoire qu'ils avaient quitté quelques jours plus tôt. Si la pierre était humide, elle n'avait pas retenu l'eau. De nouveau à quatre pattes, Tandrag alla jusqu'au belvédère. Encore une fois il fut sidéré par ce qu'il vit. La rivière du dragon avait profondément modifié le paysage à la sortie de la passe. La forêt était maintenant inondée. Il n'y avait plus trace d'ennemis. Il fit signe aux autres qui vinrent se poster à côté de lui.
- Knam ! On ne reconnaît plus rien, s'exclama Mieltil.
- Où sont-ils ? ajouta Gralton.
- Sioultac a tout nettoyé, s'exclama Absal.
- Non, regardez là-bas ! Une pirogue !
Effectivement, on voyait la longue forme d'un tronc évidé qui se glissait entre les arbres encore debout, en évitant bien les zones de remous.
- Sioultac a gagné une bataille, mais il n'a pas gagné la guerre. On va patrouiller le long de la falaise pour voir si certains n'ont pas débarqué.
Absal tendit le bras :
- Regardez ! Un nuage de volpics !
Mouvant et changeant, un nuage d'insectes noirs survolait l'eau. Il se dirigea vers la pirogue. Ils virent les passagers de l'embarcation chasser les volpics avec leurs rames.
- Ceux-là ne pourront pas aller bien loin après une telle attaque, dit Tandrag. J'espère qu'après l'eau, les volpics remporteront la deuxième bataille.
Il se recula. Les autres le rejoignirent.
- Gralton, siffle-moi notre position et ce que nous avons vu. Si les nôtres sont à portée, nous aurons une réponse.
Pendant que Gralton modulait avec le sifflet à jako, les autres se bouchèrent les oreilles. Un cri de jako porte loin, mais le sifflet pouvait être encore plus puissant. Quand il eut fini, ils reprirent leur chemin. Tandrag les conduisit plus vers le soleil couchant. Il en avait discuté avec Gralton. S'il y avait un passage, il devait être par là. Tout en marchant, ils tendaient l'oreille mais aucune réponse ne leur parvint. Absal avait pour mission de chercher du molvic. Leur mission en dépendait. Ils croisèrent plusieurs essaims de volpics dans leur pérégrination, sans que ceux-ci s'intéressent à eux. La boue et le molvic étaient des défenses efficaces.
- Là, des traces !
En prenant beaucoup de précaution, ils les suivirent. Bientôt, ils entendirent des cris.
- Schramloup ! Bralterm !
Cachés par un repli de terrain, ils virent les hommes des plaines aux prises avec les volpics. Faisant de grands moulinets de leurs armes ou de leurs vêtements, ils essayaient, vainement, de les éloigner. Certains étaient déjà par terre, leur peau boursouflée trahissait le nombre important de piqûres. Sans un mot et sans quitter des yeux la scène, Absal fit passer du molvic à tous. Tout en le mettant dans sa bouche, Tandrag fit un signe-ordre de repli. Dès qu'ils furent hors de portée de voix, il dit :
- Ce groupe-là ne causera pas d'ennuis. Il faut voir si les autres sont dans le même état.
La journée se passa sur le même schéma. A chaque fois qu'ils rencontraient ceux de la plaine, ils étaient tellement couverts de boursoufles qu'ils n'avaient aucune chance de survivre. Quand ils bivouaquèrent, ils firent le point. Bien que protégés, ils souffraient tous de plusieurs piqûres. Gralton avait ramassé d'autres plantes pour calmer les douleurs. Le feu que Tandrag avait allumé fumait, ce qui éloignait les volpics.
Le lendemain, ils se rapprochèrent du bord de la forêt inondée. Ils jurèrent en sentant une odeur de bois brûlé. Dans la brume du matin, ils écarquillèrent les yeux pour voir l'origine de ce qu'ils sentaient. Dans l'armée ennemie, quelqu'un avait compris que la fumée éloignait les volpics. Ils préparèrent leurs arcs et Tandrag une lance. Dès que la pirogue émergea de la brume, ils tirèrent. Gênés par les fumées des pots à feu qu'ils transportaient, les archers embarqués visèrent au petit bonheur. Tandrag s'appliqua. Beaucoup plus lourde que les flèches et aidé par son propulseur, il atteignit celui qui s'occupait de faire la fumée. Déséquilibré, il bougea trop vite. La pirogue longue et étroite chavira presque. Le pot à feu glissa dans l'eau où il s'éteignit en grésillant. Il ne fallut que quelques instants aux volpics pour trouver qu'il y avait des proies sans protection. Se débattant contre les insectes, l’embarcation chavira pour de bon. Ils ne virent pas ce qui se passa, car d'autres bateaux arrivaient. S'ils purent en éliminer une partie, il y avait trop d'arrivants pour eux cinq. Ils se replièrent juste à temps pour ne pas se faire prendre en tenaille par des groupes arrivant sur leurs flancs. Ne pas avoir besoin de fumée pour se défendre contre les volpics leurs donnait un avantage certain. Ils étaient plus mobiles, plus rapides. Les autres compensaient cela par leur nombre. Dans leur fuite, ils repassèrent par le promontoire. Tandrag ne put s'empêcher de jeter un coup d’œil. Il vit des pirogues aller vers l'autre berge, chargées mais fumantes. Il pensa que les jours qui venaient allaient être difficiles.
Ils couraient au petit trot depuis maintenant quelques jours, essayant de laisser le moins de traces. Les ennemis ne les lâchaient pas. A chaque arrêt, des effluves de fumées les faisaient repartir dans une fuite vers le couchant, le plus loin possible de la vallée du dragon. Ils avaient tous quelques boursoufles douloureuses plus ou moins bien placées. Absal était celui qui traînait le plus. Le molvic mâché finissait par donner la diarrhée ce qui n'arrangeait rien.
- J'ai peut-être des hallucinations, dit Gralton, mais je crois avoir vu des loups.
Tandrag se rendit plus attentif. Sur le bord de sa vision, il eut l'impression de voir des ombres noires qui se déplaçaient en parallèle avec leurs traces. Le manque de repos, la fatigue de la course, le manque de nourriture et les piqûres de volpics le faisaient douter des impressions qu'il avait. Ils marchaient, ou plutôt ils couraient à l'estime. Aucun d'eux n'avait été aussi loin vers le couchant. Ils avaient vu plusieurs fois leurs poursuivants, la dernière alors qu'ils gravissaient un nouvel escarpement. Vision réciproque, puisque les cris des soldats avaient retenti derrière eux quand ils les avaient aperçus. L’évènement avait renforcé la détermination des uns et des autres. Tandrag et les autres avaient forcé l'allure pour passer le sommet. Ce fut à cet endroit qu'eut lieu la première chute de Absal. Tandrag l'aida à se relever. Il le trouva livide.
- On a combien d'avance ? demanda-t-il.
- Je dirais au plus une demi-journée. La pente qu'on vient de passer est aussi difficile pour eux que pour nous, répondit Gralton, penché en avant pour récupérer son souffle.
Tandrag les regarda l'un après l'autre. Mieltil était verdâtre. La diarrhée qui lui tordait les boyaux lui tordait le visage dans des grimaces très parlantes. Absal était blanc comme un mort. Allongé sur le dos, il récupérait un peu. Gralton était le plus vaillant avec Jalmeb. Tandrag se dit en les regardant qu'ils ne pourraient soutenir un combat. Il lui fallait trouver une solution.
Ils étaient en haut de la colline. S'ils étaient montés par le côté le plus abrupt, devant eux s'étendait une pente douce, assez dégagée. Plus bas, il devait y avoir une barre rocheuse. Tandrag espéra qu'il n'allait pas vers un cul-de-sac. Levant les yeux pour estimer combien il leur restait avant la nuit, il vit de nouveaux nuages noirs s'amonceler sur les sommets voisins. Il pensa :
- Tenir jusqu'à la pluie, voilà qui serait bien.
Il ne comprenait pas comment le flot des ennemis n'était pas tari. Les inondations et les volpics avaient dû faire beaucoup de morts. Combien étaient-ils ? Ils se mirent en mouvement. La descente fut plus facile sur cette prairie. S'il n'avait pas été si loin de la ville, cela aurait fait une belle prairie d'estive. Arrivés au bout, ils firent la grimace. Ils surplombaient une falaise. Le découragement les prit. Tout ça pour ça ! En dessous d'eux, ils voyaient une vallée assez large. Au fond coulait une rivière qui semblait paisible si l'on en jugeait d'après les tronçons visibles. Absal se laissa tomber et se mit à pleurer autant de rage que de peine. Gralton jurait sans s'arrêter. Mieltil regardait sans avoir l'air de comprendre. Jalmeb étudiait la falaise en soliloquant. Tandrag l'écoutait énumérer les chemins possibles. Son regard fut attiré par un mouvement plus loin en bas. Un loup noir !
En regardant mieux il vit une ligne de loups. Le passage ! Ils avaient trouvé le passage. Tandrag mobilisa les autres en soutenant Absal, en encourageant Gralton, en secouant MIeltil. Jalmeb avait aussi vu la meute. Il avait le loup pour totem. Ils longèrent la barre rocheuse du plus vite qu'ils purent. Heureusement les loups ne semblaient pas pressés. Jalmeb y voyait la protection de son totem. Tandrag se demanda s'il n'avait pas le même totem. Les loups lui venaient aussi en aide. Ils arrivèrent devant le passage quand tombèrent les premières gouttes. « La colère de Sioultac » pensa Tandrag. Au début, ce fut une pluie fine. Sioultac se retenait. Ils commencèrent leur descente. Ils étaient dans une cheminée naturelle. Sans les loups, ils seraient passés à côté. Absal glissa une nouvelle fois. Heureusement Gralton qui était juste en-dessous, le retint. Dans certains passages, ils ne comprirent pas comment avaient pu faire les loups. Quand Tandrag trouva une corniche, il ordonna une pause. La pluie ne les quittait pas. Ils n'étaient même pas à l'abri sur l'étroit surplomb. S'ils voyaient la vallée, ils n'avaient aucune visibilité vers le haut.
- On ne peut pas rester ici, dit Tandrag. La nuit arrive et je ne me vois pas descendre dans le noir.
Les autres lui jetèrent des regards noirs. Ils voulaient pouvoir se reposer quel qu'en soit le prix. Mieltil, le visage tordu de douleur, dit :
- Laisse-moi un moment. Ça recommence !
Il se glissa vers le bout de la corniche. Il s'accroupit pour se soulager. Son pied dérapa. Lançant ses bras en avant, il n'attrapa que son sac. Ses compagnons assistèrent, impuissants, à sa glissade. Avant que Jalmeb ne fasse un pas, Tandrag avait compris. Son cri d'alerte s'étrangla dans sa gorge. Mieltil partit en arrière dans le vide, entraînant son sac dans sa chute. Son cri retentit un long moment avant de s'éteindre. Ils se regardèrent, atterrés. Cela leur paraissait impossible. Le temps leur manqua pour se lamenter. Une flèche siffla à leurs oreilles.
- Vite ! cria Tandrag, tout en se précipitant dans le passage suivant.
D'autres flèches arrivèrent, rebondissant sur les rochers. Il eut à peine conscience de ce que faisaient les autres. La pluie se renforça, rendant la pierre plus glissante. Tandrag était dans un état second. Ses gestes étaient devenus automatiques. Toutes ses pensées étaient pour l'immédiat. Son monde s'était réduit à la roche qu'il descendait. C'est à peine s'il remarquait les flèches et les pierres qui tombaient. La lumière baissait. Il rata une prise mais se récupéra en tapant sur les parois de la cheminée. Il avait vaguement conscience des autres qui le suivaient en entendant les bruits qu'ils faisaient. Son épaule maintenant lui faisait mal. Puis ce fut sa jambe qui tapa contre la paroi rocheuse. La douleur fut fulgurante. Il se bloqua contre la roche, le souffle court, laissant les ondes de douloureuses déferler depuis en-dessous son genou jusqu'à son coeur. Bientôt le pied de Gralton se posa sur son épaule. Manifestement, ce dernier avait senti la différence et avait retiré son pied aussitôt. Gralton avait réussi à passer malgré Tandrag, en jouant des pieds et des mains. Il dit un mot d'encouragement mais ne s'arrêta pas. Il fut suivi avec moins de prévenance par Jalmeb. Absal arriva à son tour au-dessus de Tandrag :
- Tandrag ?
Ce dernier tout à sa douleur ne répondit pas tout de suite.
- Ça va, Tandrag ? insista Absal.
- Oui, oui, ça va aller, chuchota Tandrag. Je repars.
Autour d'eux des pierres tombaient. L'ennemi changeait de tactique. Les flèches étant inefficaces dans cette cheminée tortueuse, il essayait de les atteindre autrement. Heureusement pour eux, le couloir dans lequel ils descendaient, avait fait un coude. Les blocs de roches rebondissaient et se retrouvaient éjectés vers le vide. Entre le pluie, le vent et les chutes de pierres, le bruit était devenu infernal dans le conduit qui les abritait.
Il y eut un cri. Ils virent passer un corps qui se débattait dans le vide. Il n'y aurait pas que Mieltil pour manquer de chance. Tandrag le souffle court, laissa passer Absal. Son corps refusait de suivre le rythme. Il se cala pour se reposer un peu. Entendant un bruit qu'il prit pour un ennemi descendant la cheminée, il repartit. Ses bras se tétanisaient. Ils tremblaient au moindre effort. Un violent coup de vent le déstabilisa. Il essaya d'attraper une nouvelle prise, mais la roche glissante lui échappa. Il sentit son corps partir vers l'extérieur. La peur lui noua le ventre encore une fois. Il tenta de se récupérer mais son pied glissa. Son épaule heurta violemment la paroi, l'envoyant rebondir. Le vide lui ouvrait les bras.
Et d'un coup le vent siffla à ses oreilles. Tandrag n'eut même pas peur. Le temps sembla suspendu. Il volait. L'impression était merveilleuse. Il eut la certitude douloureuse qu'il aurait aimé chevaucher un dragon mais que cela n'arriverait jamais. Ses yeux enregistraient les détails avec précision, la pluie qui tombait, les autres qui le regardaient passer avec un air horrifié et même les ennemis là-haut qui le pointaient du doigt. Il vit le trou dans le nuage, le rayon de soleil et... son corps heurta quelque chose. Il le sentit se disloquer puis ce fut le noir.

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