La pluie dura cinq jours. Tout ce qui
pouvait contenir de l'eau était plein. Des ruisseaux temporaires
couraient partout. Même dans leur abri, ils avaient dû creuser des
rigoles pour guider les gouttières naturelles. La chaleur restait
malgré tout forte.
Absal surveillait le feu. Il était
toujours aussi admiratif devant Tandrag qui était capable de faire
du feu avec n'importe quel bois, même détrempé comme tout ce
qu'ils ramenaient. Ils profitaient des accalmies, toutes relatives,
pour aller chercher des provisions. Celui qui était de corvée de
ravitaillement, n'avait plus qu'à se déshabiller au retour pour
essayer de faire sécher ses affaires.
- Avec une telle colère de Sioultac,
on va avoir des volpics, dit Gralton.
Avec une saison de plus Gralton savait
de quoi il parlait. Les volpics étaient la plaie de la saison chaude
quand Sioultac avait trop de colère. Quand les pluies s'arrêtaient,
ils apparaissaient. En véritables nuées, ils s'abattaient sur tout
ce qui bougeait. Si on ne sentait pas leurs piqûres sur le coup, se
développait une douleur intense dans les heures qui suivaient. La
peau devenait rouge,chaude. Malheur à celui qui était trop piqué,
il vivait des jours difficiles. La fièvre montait, le délire avec,
puis s'il avait été trop piqué la victime des volpics mourait de
convulsions. Si autour des eaux courantes, on ne risquait pas grand
chose, la moindre flaque devenait un piège pour celui qui ne faisait
pas attention.
- Il nous faudra du molvic. C'est la
Solvette qui me l'a appris. Quand on en mâche, les volpics vous
évitent.
- Et on trouve ça où ? demanda
Absal.
- Sous les stijacs !
Cela fit beaucoup rire les autres. Ceux
de la plaine n'étaient pas prêts de trouver le remède.
Le lendemain, ils marchaient sur le sol
rendu spongieux quand ils virent le premier nuage de volpics. Mâchant
du molvic, la peau recouverte de boue, ils contournèrent le plus
possible la mare.
Il y eut un mouvement dans le nuage
mais sans qu'il ne se dirige vers eux. Ils se retrouvèrent bientôt
sur le bord de la rivière du dragon. Ils avaient quitté un ruisseau
bondissant au fond de sa gorge, ils retrouvèrent une rivière
dévalant en cataractes entre les parois de pierre. Toujours
attentifs aux essaims de volpics, ils se retrouvèrent sur le
promontoire qu'ils avaient quitté quelques jours plus tôt. Si la
pierre était humide, elle n'avait pas retenu l'eau. De nouveau à
quatre pattes, Tandrag alla jusqu'au belvédère. Encore une fois il
fut sidéré par ce qu'il vit. La rivière du dragon avait
profondément modifié le paysage à la sortie de la passe. La forêt
était maintenant inondée. Il n'y avait plus trace d'ennemis. Il fit
signe aux autres qui vinrent se poster à côté de lui.
- Knam ! On ne reconnaît plus
rien, s'exclama Mieltil.
- Où sont-ils ? ajouta Gralton.
- Sioultac a tout nettoyé, s'exclama
Absal.
- Non, regardez là-bas ! Une
pirogue !
Effectivement, on voyait la longue
forme d'un tronc évidé qui se glissait entre les arbres encore
debout, en évitant bien les zones de remous.
- Sioultac a gagné une bataille, mais
il n'a pas gagné la guerre. On va patrouiller le long de la falaise
pour voir si certains n'ont pas débarqué.
Absal tendit le bras :
- Regardez ! Un nuage de volpics !
Mouvant et changeant, un nuage
d'insectes noirs survolait l'eau. Il se dirigea vers la pirogue. Ils
virent les passagers de l'embarcation chasser les volpics avec leurs
rames.
- Ceux-là ne pourront pas aller bien
loin après une telle attaque, dit Tandrag. J'espère qu'après
l'eau, les volpics remporteront la deuxième bataille.
Il se recula. Les autres le
rejoignirent.
- Gralton, siffle-moi notre position et
ce que nous avons vu. Si les nôtres sont à portée, nous aurons une
réponse.
Pendant que Gralton modulait avec le
sifflet à jako, les autres se bouchèrent les oreilles. Un cri de
jako porte loin, mais le sifflet pouvait être encore plus puissant.
Quand il eut fini, ils reprirent leur chemin. Tandrag les conduisit
plus vers le soleil couchant. Il en avait discuté avec Gralton. S'il
y avait un passage, il devait être par là. Tout en marchant, ils
tendaient l'oreille mais aucune réponse ne leur parvint. Absal avait
pour mission de chercher du molvic. Leur mission en dépendait. Ils
croisèrent plusieurs essaims de volpics dans leur pérégrination,
sans que ceux-ci s'intéressent à eux. La boue et le molvic étaient
des défenses efficaces.
- Là, des traces !
En prenant beaucoup de précaution, ils
les suivirent. Bientôt, ils entendirent des cris.
- Schramloup ! Bralterm !
Cachés par un repli de terrain, ils
virent les hommes des plaines aux prises avec les volpics. Faisant de
grands moulinets de leurs armes ou de leurs vêtements, ils
essayaient, vainement, de les éloigner. Certains étaient déjà par
terre, leur peau boursouflée trahissait le nombre important de
piqûres. Sans un mot et sans quitter des yeux la scène, Absal fit
passer du molvic à tous. Tout en le mettant dans sa bouche, Tandrag
fit un signe-ordre de repli. Dès qu'ils furent hors de portée de
voix, il dit :
- Ce groupe-là ne causera pas
d'ennuis. Il faut voir si les autres sont dans le même état.
La journée se passa sur le même
schéma. A chaque fois qu'ils rencontraient ceux de la plaine, ils
étaient tellement couverts de boursoufles qu'ils n'avaient aucune
chance de survivre. Quand ils bivouaquèrent, ils firent le point.
Bien que protégés, ils souffraient tous de plusieurs piqûres.
Gralton avait ramassé d'autres plantes pour calmer les douleurs. Le
feu que Tandrag avait allumé fumait, ce qui éloignait les volpics.
Le lendemain, ils se rapprochèrent du
bord de la forêt inondée. Ils jurèrent en sentant une odeur de
bois brûlé. Dans la brume du matin, ils écarquillèrent les yeux
pour voir l'origine de ce qu'ils sentaient. Dans l'armée ennemie,
quelqu'un avait compris que la fumée éloignait les volpics. Ils
préparèrent leurs arcs et Tandrag une lance. Dès que la pirogue
émergea de la brume, ils tirèrent. Gênés par les fumées des pots
à feu qu'ils transportaient, les archers embarqués visèrent au
petit bonheur. Tandrag s'appliqua. Beaucoup plus lourde que les
flèches et aidé par son propulseur, il atteignit celui qui
s'occupait de faire la fumée. Déséquilibré, il bougea trop vite.
La pirogue longue et étroite chavira presque. Le pot à feu glissa
dans l'eau où il s'éteignit en grésillant. Il ne fallut que
quelques instants aux volpics pour trouver qu'il y avait des proies
sans protection. Se débattant contre les insectes, l’embarcation
chavira pour de bon. Ils ne virent pas ce qui se passa, car d'autres
bateaux arrivaient. S'ils purent en éliminer une partie, il y avait
trop d'arrivants pour eux cinq. Ils se replièrent juste à temps
pour ne pas se faire prendre en tenaille par des groupes arrivant sur
leurs flancs. Ne pas avoir besoin de fumée pour se défendre contre
les volpics leurs donnait un avantage certain. Ils étaient plus
mobiles, plus rapides. Les autres compensaient cela par leur nombre.
Dans leur fuite, ils repassèrent par le promontoire. Tandrag ne put
s'empêcher de jeter un coup d’œil. Il vit des pirogues aller vers
l'autre berge, chargées mais fumantes. Il pensa que les jours qui
venaient allaient être difficiles.
Ils couraient au petit trot depuis
maintenant quelques jours, essayant de laisser le moins de traces.
Les ennemis ne les lâchaient pas. A chaque arrêt, des effluves de
fumées les faisaient repartir dans une fuite vers le couchant, le
plus loin possible de la vallée du dragon. Ils avaient tous quelques
boursoufles douloureuses plus ou moins bien placées. Absal était
celui qui traînait le plus. Le molvic mâché finissait par donner
la diarrhée ce qui n'arrangeait rien.
- J'ai peut-être des hallucinations,
dit Gralton, mais je crois avoir vu des loups.
Tandrag se rendit plus attentif. Sur le
bord de sa vision, il eut l'impression de voir des ombres noires qui
se déplaçaient en parallèle avec leurs traces. Le manque de repos,
la fatigue de la course, le manque de nourriture et les piqûres de
volpics le faisaient douter des impressions qu'il avait. Ils
marchaient, ou plutôt ils couraient à l'estime. Aucun d'eux n'avait
été aussi loin vers le couchant. Ils avaient vu plusieurs fois
leurs poursuivants, la dernière alors qu'ils gravissaient un nouvel
escarpement. Vision réciproque, puisque les cris des soldats avaient
retenti derrière eux quand ils les avaient aperçus. L’évènement
avait renforcé la détermination des uns et des autres. Tandrag et
les autres avaient forcé l'allure pour passer le sommet. Ce fut à
cet endroit qu'eut lieu la première chute de Absal. Tandrag l'aida à
se relever. Il le trouva livide.
- On a combien d'avance ?
demanda-t-il.
- Je dirais au plus une demi-journée.
La pente qu'on vient de passer est aussi difficile pour eux que pour
nous, répondit Gralton, penché en avant pour récupérer son
souffle.
Tandrag les regarda l'un après
l'autre. Mieltil était verdâtre. La diarrhée qui lui tordait les
boyaux lui tordait le visage dans des grimaces très parlantes. Absal
était blanc comme un mort. Allongé sur le dos, il récupérait un
peu. Gralton était le plus vaillant avec Jalmeb. Tandrag se dit en
les regardant qu'ils ne pourraient soutenir un combat. Il lui fallait
trouver une solution.
Ils étaient en haut de la colline.
S'ils étaient montés par le côté le plus abrupt, devant eux
s'étendait une pente douce, assez dégagée. Plus bas, il devait y
avoir une barre rocheuse. Tandrag espéra qu'il n'allait pas vers un
cul-de-sac. Levant les yeux pour estimer combien il leur restait
avant la nuit, il vit de nouveaux nuages noirs s'amonceler sur les
sommets voisins. Il pensa :
- Tenir jusqu'à la pluie, voilà qui
serait bien.
Il ne comprenait pas comment le
flot des ennemis n'était pas tari. Les inondations et les volpics
avaient dû faire beaucoup de morts. Combien étaient-ils ? Ils se
mirent en mouvement. La descente fut plus facile sur cette prairie.
S'il n'avait pas été si loin de la ville, cela aurait fait une belle prairie d'estive. Arrivés au bout, ils firent la grimace. Ils surplombaient une falaise. Le découragement les prit. Tout ça pour ça ! En dessous d'eux, ils voyaient une vallée assez large. Au fond coulait une rivière qui semblait paisible si l'on en jugeait d'après
les tronçons visibles. Absal se laissa tomber et se mit à pleurer
autant de rage que de peine. Gralton jurait sans s'arrêter. Mieltil
regardait sans avoir l'air de comprendre. Jalmeb étudiait la falaise
en soliloquant. Tandrag l'écoutait énumérer les chemins possibles.
Son regard fut attiré par un mouvement plus loin en bas. Un loup
noir !
En regardant mieux il vit une ligne de loups. Le passage ! Ils avaient trouvé le passage. Tandrag mobilisa les autres en soutenant Absal, en encourageant Gralton, en secouant MIeltil. Jalmeb avait aussi vu la meute. Il avait le loup pour totem. Ils longèrent la barre rocheuse du plus vite qu'ils purent. Heureusement les loups ne semblaient pas pressés. Jalmeb y voyait la protection de son totem. Tandrag se demanda s'il n'avait pas le même totem. Les loups lui venaient aussi en aide. Ils arrivèrent devant le passage quand tombèrent les premières gouttes. « La colère de Sioultac » pensa Tandrag. Au début, ce fut une pluie fine. Sioultac se retenait. Ils commencèrent leur descente. Ils étaient dans une cheminée naturelle. Sans les loups, ils seraient passés à côté. Absal glissa une nouvelle fois. Heureusement Gralton qui était juste en-dessous, le retint. Dans certains passages, ils ne comprirent pas comment avaient pu faire les loups. Quand Tandrag trouva une corniche, il ordonna une pause. La pluie ne les quittait pas. Ils n'étaient même pas à l'abri sur l'étroit surplomb. S'ils voyaient la vallée, ils n'avaient aucune visibilité vers le haut.
En regardant mieux il vit une ligne de loups. Le passage ! Ils avaient trouvé le passage. Tandrag mobilisa les autres en soutenant Absal, en encourageant Gralton, en secouant MIeltil. Jalmeb avait aussi vu la meute. Il avait le loup pour totem. Ils longèrent la barre rocheuse du plus vite qu'ils purent. Heureusement les loups ne semblaient pas pressés. Jalmeb y voyait la protection de son totem. Tandrag se demanda s'il n'avait pas le même totem. Les loups lui venaient aussi en aide. Ils arrivèrent devant le passage quand tombèrent les premières gouttes. « La colère de Sioultac » pensa Tandrag. Au début, ce fut une pluie fine. Sioultac se retenait. Ils commencèrent leur descente. Ils étaient dans une cheminée naturelle. Sans les loups, ils seraient passés à côté. Absal glissa une nouvelle fois. Heureusement Gralton qui était juste en-dessous, le retint. Dans certains passages, ils ne comprirent pas comment avaient pu faire les loups. Quand Tandrag trouva une corniche, il ordonna une pause. La pluie ne les quittait pas. Ils n'étaient même pas à l'abri sur l'étroit surplomb. S'ils voyaient la vallée, ils n'avaient aucune visibilité vers le haut.
- On ne peut pas rester ici,
dit Tandrag. La nuit arrive et je ne me vois pas descendre dans le
noir.
Les autres lui jetèrent des
regards noirs. Ils voulaient pouvoir se reposer quel qu'en soit le
prix. Mieltil, le visage tordu de douleur, dit :
- Laisse-moi un moment. Ça
recommence !
Il se glissa vers le bout de la
corniche. Il s'accroupit pour se soulager. Son pied dérapa. Lançant
ses bras en avant, il n'attrapa que son sac. Ses compagnons
assistèrent, impuissants, à sa glissade. Avant que Jalmeb ne fasse
un pas, Tandrag avait compris. Son cri d'alerte s'étrangla dans sa
gorge. Mieltil partit en arrière dans le vide, entraînant son sac
dans sa chute. Son cri retentit un long moment avant de s'éteindre.
Ils se regardèrent, atterrés. Cela leur paraissait impossible. Le
temps leur manqua pour se lamenter. Une flèche siffla à leurs
oreilles.
- Vite ! cria Tandrag, tout en
se précipitant dans le passage suivant.
D'autres flèches arrivèrent,
rebondissant sur les rochers. Il eut à peine conscience de ce que
faisaient les autres. La pluie se renforça, rendant la pierre plus
glissante. Tandrag était dans un état second. Ses gestes étaient
devenus automatiques. Toutes ses pensées étaient pour l'immédiat.
Son monde s'était réduit à la roche qu'il descendait. C'est à
peine s'il remarquait les flèches et les pierres qui tombaient. La
lumière baissait. Il rata une prise mais se récupéra en tapant sur
les parois de la cheminée. Il avait vaguement conscience des autres
qui le suivaient en entendant les bruits qu'ils faisaient. Son épaule
maintenant lui faisait mal. Puis ce fut sa jambe qui tapa contre la
paroi rocheuse. La douleur fut fulgurante. Il se bloqua contre la
roche, le souffle court, laissant les ondes de douloureuses déferler
depuis en-dessous son genou jusqu'à son coeur. Bientôt le pied de
Gralton se posa sur son épaule. Manifestement, ce dernier avait
senti la différence et avait retiré son pied aussitôt. Gralton
avait réussi à passer malgré Tandrag, en jouant des pieds et des
mains. Il dit un mot d'encouragement mais ne s'arrêta pas. Il fut
suivi avec moins de prévenance par Jalmeb. Absal arriva à son tour
au-dessus de Tandrag :
- Tandrag ?
Ce dernier tout à sa douleur
ne répondit pas tout de suite.
- Ça va, Tandrag ? insista
Absal.
- Oui, oui, ça va aller, chuchota
Tandrag. Je repars.
Autour d'eux des pierres tombaient.
L'ennemi changeait de tactique. Les flèches étant inefficaces dans
cette cheminée tortueuse, il essayait de les atteindre autrement.
Heureusement pour eux, le couloir dans lequel ils descendaient, avait
fait un coude. Les blocs de roches rebondissaient et se retrouvaient
éjectés vers le vide. Entre le pluie, le vent et les chutes de
pierres, le bruit était devenu infernal dans le conduit qui les
abritait.
Il y eut un cri. Ils virent passer un
corps qui se débattait dans le vide. Il n'y aurait pas que Mieltil
pour manquer de chance. Tandrag le souffle court, laissa passer
Absal. Son corps refusait de suivre le rythme. Il se cala pour se
reposer un peu. Entendant un bruit qu'il prit pour un ennemi
descendant la cheminée, il repartit. Ses bras se tétanisaient. Ils
tremblaient au moindre effort. Un violent coup de vent le
déstabilisa. Il essaya d'attraper une nouvelle prise, mais la roche
glissante lui échappa. Il sentit son corps partir vers l'extérieur.
La peur lui noua le ventre encore une fois. Il tenta de se récupérer
mais son pied glissa. Son épaule heurta violemment la paroi,
l'envoyant rebondir. Le vide lui ouvrait les bras.
Et d'un coup le vent siffla à
ses oreilles. Tandrag n'eut même pas peur. Le temps sembla suspendu.
Il volait. L'impression était merveilleuse. Il eut la certitude
douloureuse qu'il aurait aimé chevaucher un dragon mais que cela
n'arriverait jamais. Ses yeux enregistraient les détails avec
précision, la pluie qui tombait, les autres qui le regardaient
passer avec un air horrifié et même les ennemis là-haut qui le
pointaient du doigt. Il vit le trou dans le nuage, le rayon de soleil
et... son corps heurta quelque chose. Il le sentit se disloquer puis
ce fut le noir.
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