Le temps s'écoulait monotone. Les
jours succédaient aux jours sans que rien n'arrive. Tandrag, comme
tous les habitants de la ville se sentait lassé de tous ces
exercices, de toutes ces patrouilles. La peur et l'excitation étaient
retombées depuis longtemps. Seule restait la lassitude. Le prince
semblait insensible à cet état d'esprit. Même s'il marchait de
plus en plus mal, il maintenait une discipline de fer dans la ville.
Chaque jour, des coureurs partaient vers les postes avancés et
d'autres revenaient portant toujours le même message : tout
était calme, on ne signalait pas de changement, pas de mouvement
chez l'ennemi.
Tandrag entendait ses compagnons se
poser la question de la pertinence des choix. Les champs souffraient
du manque de bras. Les tiburs étaient mal gardés. Les loups avaient
fait des coupes sombres dans les troupeaux manquant de surveillance.
Quiloma avait autorisé quelques chasses. Un groupe avait repéré
une meute de loups noirs menée par une grande femelle aux yeux
rouges. Plusieurs patrouilles avaient uni leurs forces pour les
chasser. La meute avait fui avec facilité, pour réapparaître un
peu plus tard au même endroit. En écoutant le rapport des chasseurs
bredouilles, le prince avait interdit qu'on poursuive la traque. Il
avait donné l'ordre de chasser les loups gris et de laisser
tranquilles les noirs. Si les guerriers blancs trouvaient cet ordre
normal, les gens de la ville qui craignaient pour leurs troupeaux,
récriminèrent contre ce joug intolérable. La maison Rinca fut de
nouveau au centre de la contestation. Un groupe issu de ses rangs
était rentré en se vantant d'avoir tué un loup noir. L'histoire de
plus en plus enjolivée avait fait le tour de la ville. Tandrag
l'avait entendue comme les autres. Le konsyli avec deux mains
d'hommes avait trouvé les traces de la meute de loups noirs. Ce
konsyli était particulier. Comme Sstanch, il était de la ville. Il
avait rejoint les guerriers blancs peu après la cérémonie de la
consécration du nouveau temple. Il avait été nommé konsyli au
moment où Quiloma avait demandé des recrues. Tandrag avait entendu
parler de lui par Éeri. Cralnak était parmi les plus doués. Il
avait été remarqué par Qunienka qui l'avait proposé comme konsyli
pour les soldats de la ville. Son seul défaut était l'indiscipline.
Il appliquait les consignes avec une relative désinvolture comptant
sur l'aide des esprits pour se sortir des mauvais pas où cela
l'entraînait. Jusque là, il n'avait jamais outrepassé les ordres
de Quiloma. S'il avait été puni plusieurs fois, il avait gardé son
grade et ses responsabilités. Éeri en parlait toujours avec dans la
voix une pointe d'agacement pour son indiscipline et de respect pour
ses qualités guerrières.
Ce jour-là, Éeri était venu voir
Tandrag. Il venait souvent discuter avec le garçon. Manifestement il
le considérait comme celui qui pourrait faire pour le prince ce que
lui ne pouvait plus. Il lui reparla de Cralnak.
- Cela va mal se passer pour lui.
- Pourquoi cela ? demanda Tandrag,
il se vante avec ses hommes d'avoir tué un loup noir, mais il n'a
pas ramené de dépouille. Quant aux bruits de la ville qui lui prête
l'extermination de la meute de loups noirs, je n'y crois pas. Ils
sont trop malins, trop rapides. Je ne crois même pas qu'ils aient
réussi à en avoir un.
- Tu es bien sûr de toi, gamin.
- Oui, Éeri. C'est à cette meute que
nous devons d'être là. Sans eux le voyage au service du totem Ours
aurait été un voyage vers la mort. Je ne pense pas qu'elle fasse du
dégât dans les troupeaux de tiburs. Ils sont trop bons chasseurs
pour se contenter de nos bêtes.
- Je suis bien d'accord avec toi, mais
le problème n'est pas là.
- Pourquoi ?
- Le Prince a parlé et Cralnak a
désobéi. Cela ne se peut pas.
- Qu'est-ce qu'il risque ?
- Le combat avec le Roi-dragon.
Devant le regard surpris de Tandrag,
Éeri se mit à lui décrire le cérémonial de la punition pour les
guerriers qui avaient désobéi mais qui avaient gardé leur honneur.
- Si on avait un vrai Roi-dragon, le
Prince pourrait lui demander d'intervenir. Mais sans Roi-dragon
vivant, nous devons appliquer les ordres que nous avons reçu du
dernier qui a régné.
- Je croyais que Jorohery était le
nouveau roi.
Éeri cracha par terre en jurant :
- Knam ! Comme vous dites. Il a pu
usurper le titre de bras du Prince Majeur, mais il ne peut être le
Roi-dragon.
Tandrag sourit. Éeri lui rendit son
sourire quand il comprit que le « garçon » avait fait
exprès de citer Jorohery pour le faire réagir.
- Pour en revenir à Cralnak, il est
mal parti. Le Prince ne peut tolérer que sa parole ne soit pas
suivie d'effet. La guerre avec ceux de la plaine arrive. Je pense que
c'est pour cela que vous êtes tous appelés aujourd'hui.
- Pourquoi ne pas demander au dragon de
régler l'histoire ?
- Parce qu'on ne sait pas si c'est un
dragon libre ou lié.
- Qu'est-ce que cela veut dire ?
- Un dragon lié est un dragon qui a un
maître...
- J'aimerais bien avoir un dragon à
moi, s'écria Tandrag.
Éeri se mit à sourire en entendant
son protégé :
- Non, mon garçon, cela ne marche pas
comme un animal de compagnie ou un chenvien. Il y a bien longtemps
que les dragons ont disparu. Le dernier connu était celui du
Roi-dragon, il y a plusieurs générations.
- Alors la question est théorique.
- NON ! S'il est lié alors
l'anneau le commandera.
- L'anneau perdu ?
- Oui, l'anneau perdu. C'est pour cela
que le Prince n'est jamais reparti. L'anneau est quelque part par
ici, et le dragon aussi.
- Et si le dragon est libre ?
- Alors nous sommes là pour l'aider à
vivre et à se reproduire, mais il ne nous aidera que si cela lui
sert. Les dragons libres sont comme cela. Il amasse un trésor et
cherche une femelle.
- Et notre dragon, il est quoi ?
- Je ne sais pas, mon garçon. C'est
peut-être de lui que viendra le Roi-dragon.
- Raconte-moi !
Le signal du rassemblement retentit,
coupant la parole à Éeri qui fit un signe de la tête à Tandrag et
partit se poster un peu plus loin. Le Prince l'avait autorisé à
venir à Montaggone quand il voulait comme un vrai guerrier blanc
malgré ses béquilles et son incapacité à combattre.
Tandrag comme tous les autres se mit à
courir pour rejoindre sa place. Le jour était maussade, sans pluie.
Tandrag en fut heureux. Si les « vrais » guerriers
semblaient insensibles à la météo, Tandrag préférait ne pas être
sous la pluie. Les konsylis firent la mise en place avec beaucoup de
soin. Le Prince venait inspecter et tout devait être parfait.
Tandrag remarqua que les deux mains d'hommes qui avaient chassé les
loups noirs se retrouvaient au premier rang, un peu sur le côté
mais au premier rang. Il pensa que Éeri avait raison. Le Prince ne
pouvait pas tolérer un tel manquement. Le combat avec le roi-dragon
lui semblait quand même bien sévère.
Quand tout fut en ordre Qunienka
arriva. Il inspecta une première fois la place et rentra faire son
rapport.
Tandrag sentit la nervosité monter
autour de lui. Les konsylis rappelèrent les hommes à l'ordre. Le
retour de Qunienka les dispensa de continuer. Celui-ci vint prendre
sa place et se mit au garde à vous. Tous les groupes l'imitèrent.
C'est alors que Quiloma fit son entrée.
Dans la lumière du jour, après le
premier instant de surprise, Tandrag l'observa mieux. Par de petits
détails, il comprit que le prince neuvième n'était plus le
farouche guerrier qu'il avait été. Comme Éeri, il était bien
diminué. Il le cachait bien. Pourtant Tandrag eut la certitude qu'il
ne les conduirait pas au combat. Quiloma avança jusqu'à la butte de
la parole. Il monta dessus et s'adressa à eux :
- Guerriers du Royaume blanc, fidèles
serviteurs du Roi-dragon, l'heure est bientôt là où nous
défendrons le Roi-dragon, notre terre, nos familles et nos vies. Des
signes dans la plaine ne trompent pas. L'ennemi approche...
Tandrag n'écouta le discours que d'une
oreille distraite. Son esprit partait sur ces fameux signes. Il
savait par Sabda que le dragon avait rencontré le maître-sorcier
Kyll et lui avait révélé qu'une grande armée venait vers les
montagnes. Kyll avait prévenu les sorciers de la ville qui étaient
venus le dire à Quiloma. Cela faisait quatre mains de jours que la
nouvelle était arrivée à Montaggone. Le prince avait fait partir
immédiatement deux mains de guerriers blancs, une main par la
vallée, une main par le chemin du col. A leur retour, il les avait
longuement interrogés. Tandrag avait appris par Éeri ce qui s'était
dit. Des forces dix fois supérieures en nombre étaient arrivées
dans la vallée. Les éclaireurs avaient compté beaucoup de feux de
camp. Pour le moment, l'ennemi semblait attendre.
Quiloma continuait à parler en
exhortant leur bravoure. A un contre dix, ils avaient effectivement
intérêt à être bons.
- … Pourtant, ma parole a été
trahie.
Tandrag tendit l'oreille. Il vit les
autres faire comme lui. Tout le monde fut suspendu aux lèvres du
Prince.
- … Les loups noirs sont aussi des
serviteurs du Roi-dragon. Leur chasse est strictement interdite.
Certains ont violé la parole échangée entre les princes du Royaume
et les loups noirs...
Il continua sur ce ton tout en se
tournant vers l'endroit où se tenait Cralnak. Tandrag, qui faisait
partie de la deuxième phalange de la ville, était en face et
pouvait le voir. Il pâlissait à vue d’œil.
- … Konsyli Cralnak, au rapport !
La voix de Qunienka venait de claquer
comme un coup de fouet. Il avait hurlé l'ordre avant que l'écho du
dernier mot de Quiloma ne soit retombé.
Tandrag vit Cralnak avaler sa salive et
s'avancer, raide comme un litmel. Il s'arrêta devant Qunienka, le
salua et sur un signe de lui continua son chemin vers le prince
neuvième.
- Konsyli Cralnak, première phalange
autochtone, au rapport.
Quiloma fit un geste-ordre. Toujours au
garde-à-vous, Cralnak commença son compte-rendu. Il parlait
lentement en utilisant la langue des guerriers blancs, langue qu'il
maîtrisait mal.
- Nous sommes partis comme en suivant
les ordres du Prince Neuvième. Il nous fallait surveiller la vallée
du dragon. Nous étions deux mains de soldats. Le troisième jour,
nous avons repéré une meute de loups. Les traces étaient nettes.
Elles venaient des pâtures de tiburs. Ils avaient dû massacrer les
tiburs. Nous avons donné la chasse.
Tandrag observait Quiloma. Ce dernier
semblait tendu. Il écouta le rapport de Cralnak sans ciller des
yeux. Plus petit que Cralnak, il ne le dépassait qu'à peine malgré
sa position sur le tertre. Cralnak qui ne le quittait pas des yeux,
commençait à se troubler.
- … Nous étions dans le sous-bois,
quand on m'a signalé le loup. Nous avons fait un mouvement tournant
pour lui couper la route. Nous l'avons alors encerclé et nous avons
tous décoché nos flèches. C'est alors...
- Qui a donné l'ordre ?
Cralnak se mit à bafouiller et devint
inaudible.
- Konsyli Cralnak, parle plus fort et
redresse-toi !
De nouveau la voix de Qunienka claqua
comme un coup de fouet. Le konsyli se redressa.
- J'ai donné l'ordre de tirer et
d'abattre ceux qui mangent nos bêtes.
Qunienka ajouta :
- L'avez-vous abattu ?
- Oui, nous sommes les meilleurs.
- Où est la dépouille ?
Cralnak se mit à danser d'une jambe
sur l'autre.
- C'est ça le problème. On est sûr
de l'avoir touché mais on n'a pas trouvé la dépouille. On a fait
une battue mais on n'a rien trouvé ! Même pas une goutte de
sang. C'est incompréhen...
- Tu reconnais avoir manqué à ma
parole.
La voix de Quiloma était glaciale.
Cralnak en resta bouche bée.
- Mais ils attaquent nos troupeaux...
Quiloma fit un geste-ordre que les gens
de la ville ne comprirent pas. Seuls bougèrent Qunienka et les
guerriers blancs. Tandrag demanda ce qui se passait à son konsyli
qui lui répondit d'un mot :
- Roi-dragon !
Il n'eut pas le temps de réfléchir,
les ordres pleuvaient. Ils firent mouvement pour former une grande
arène entourant la butte de la parole. Dessus, il y avait Quiloma,
devant Cralnak qui regardait tout autour de plus en plus affolé.
- Tu as manqué à ma parole, mais tu
n'as pas perdu l'honneur. Tu combattras le Roi-dragon.
Ayant dit cela, Quiloma se retira suivi
de Qunienka.
Tandrag découvrait le cérémonial du
combat. Des konsylis vinrent chercher les armes de Cralnak et lui
apportèrent l'épée de bois et le petit bouclier. Qunienka
réapparut. Il portait un pot. Chaque konsyli y plongea la main. Il
sortait un caillou. Suivant sa couleur, il rejoignait le cercle ou se
dirigeait vers la salle d'armes. Quand douze konsylis eurent passé
la porte Qunienka les rejoignit. Cralnak regardait autour de lui
l'air incrédule. Un premier konsyli dégaina et se mit à frapper
son bouclier du plat de son épée. Un deuxième, puis un troisième
puis tous firent de même. Tandrag sentit son cœur s'accélérer. Il
lui vint des pulsions de combat. Quand l'image du Roi-dragon entra
dans le cercle, il y eut un grand cri. Les treize hommes se
déployèrent. Le porteur de masque et ses deux épées s'avança
vers Cralnak qui s'était mis en garde. Une flèche enflammée se
dirigea vers lui. D'un geste rapide, il se protégea de son bouclier.
Le bruit de la flèche se plantant dans le bois fit hurler les
spectateurs, Tandrag comprit. Comme galvanisé, Cralnak partit à
l'attaque. Parant avec habileté l'attaque de la patte gauche, il fit
face à la tête aux deux épées. S'il fut assez rapide pour en
bloquer une, l'autre le manqua de peu tranchant son épée en bois.
Cralnak rompit le combat, recula un peu, juste assez pour être assez
loin des épées mais pas assez pour que les archers puissent tirer
sans risque. Il ré-attaqua à droite, plantant son moignon d'épée
dans la cuisse d'un des guerriers-griffes. L'homme poussa un cri qui
fut étouffé par le masque. Lui répondit une clameur poussée par
tous les spectateurs. En même temps qu'il criait, il lâcha son épée
pour tenir sa cuisse. Cralnak l'avait récupérée avant qu'elle ne
touche terre. Il ne put se reculer assez vite pour éviter d'être
atteint par les dents du Roi-dragon. Malgré la plaie, il resta
debout, parant les coups et blessant un deuxième guerrier-griffes.
Celui-ci s'effondra par terre. Cralnak repartit à l'assaut de ce
côté. Une flèche l'avait éraflé. Il s'était brûlé en reculant
sur une autre. Le porteur du grand masque l'avait touché une
nouvelle fois. Pourtant, il réussit à récupérer la deuxième
épée. Il relança son attaque, mais le grand masque s'écarta
brusquement, libérant l'espace pour quatre flèches enflammées.
Cralnak en fut bloqué sur place. Il y eut une grande clameur. Il
regarda d'un air étonné les empennages qui sortaient de sa
poitrine. Lentement ses bras retombèrent, puis ses genoux plièrent.
Au ralenti, il tomba face contre terre.
L'excitation quitta Tandrag bien avant
les autres. C'est alors qu'il vit le Prince neuvième qui regardait
le combat. Il comprit que Qunienka avait remplacé Quiloma derrière
le grand masque. Son regard croisa celui du Prince qui l'observait.
Il se sentit mal à l'aise. Il pensa que son destin allait encore lui
jouer des tours.
Il fut à peine surpris quand il fut
convoqué chez le prince.
- Il y a plus en toi que ce qu'on voit,
lui dit le Prince.
Tandrag était au garde-à-vous au
milieu de la pièce à vivre de Quiloma.
- Tu es un homme curieux, Tandrag. Tes
entraînements sont décevants mais tu te bats aussi bien qu'un
crammplac quand le danger se fait sentir. Tu ne te mets pas en avant
mais tu prends les décisions qu'il faut comme un natif du Grand
Royaume. Kalgar m'a confirmé ton habileté à la forge et ton génie
du feu. Avec ton physique, tout cela me ferait me poser beaucoup de
questions si tu n'étais pas le fils de la maison Chountic né avant
que je n'arrive en ce lieu.
Tandrag ne répondit rien, mais se
trouvait d'accord avec le prince. Trop de choses lui échappaient. Il
ne pensait pas être le fils de Chountic, comme Chteal. En écoutant
les hypothèses de Quiloma, il pensa qu'à la fête des rencontres de
l'année précédant l'arrivée des guerriers blancs, un bel étranger
avait séduit sa mère. Cela expliquerait bien des choses. Les
étrangers étaient mal vus à l'époque, une bonne raison pour taire
les faits et gestes des uns et des autres.
C'est à peine s'il entendit la
décision du Prince. Il sursauta et reprit contact avec la réalité :
il venait d'être nommé konsyli !
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