Le prince-roi occupait l'espace. Où qu'il soit, il devait être le centre de tout. Il avait décidé de passer par le haut de la grotte. N'ayant vu aucun des guerriers blancs contre lesquels on l'avait mis en garde, il en avait déduit qu'il avait à faire à des racontars de pleutres.
- Tout ççça, ccc'est des rrramasssssis de billevesssées pourrr vieilles femmes ! proclamait-il haut et fort.
Pourtant parfois pour celui qui savait voir, une silhouette blanche s'entraperçevait, Névtelen en avait parlé à Schtenkel :
- J'les ai vues aussi. Et puis j'trouve qu'on entend beaucoup les jakos par ici, dit-il avec un sourire entendu.
Le prince-roi avait fait établir le camp dans la forêt au-dessus de la grotte. On était à moins d'une demi-pause du bord de la gorge. Les gens de Flamtimo comptaient les distances en fonction du déplacement des troupes. En une journée, une troupe prenait quatre pauses. Elle levait le camp au lever du jour, faisait la première pause au médian de la matinée, la deuxième à midi, la troisième au médian de l'après-midi et le soir, au coucher du soleil quand elle montait le campement. La distance parcourue était donnée suivant cette habitude. Il y avait, la journée, la pause, la double pause, la demi-pause. Le prince-roi avait choisi la demi-pause pour être au milieu d'arbres qui donnaient un couvert végétal maximum. Le dragon ne pourrait pas les atteindre. Si le silence n'était pas de rigueur, la discrétion se voulait maximale. Les feux étaient interdits, l'abattage des arbres aussi. Un camp de toile était monté. La température après avoir atteint des gouffres, était revenue à la normale. L'eau ne gelait plus mais la neige tenait encore quand elle tombait.
Le prince-roi avait tenu à aller voir le bord de la gorge dès son arrivée. Il avait été déçu. On ne voyait rien. Rentré au camp, il s'était enfermé dans une tente avec Schtenkel. Il l'avait longuement interrogé et lui avait fait faire une sculpture en neige de la paroi.
Les deux premiers jours, rien ne se passa. Le prince-roi allait guetter pour voir le dragon qui restait invisible. Des bruits laissaient penser qu'il était dans sa grotte.
- J'essspèrrre qu'il n'hiberrrne pas !
Schtenkel l'avait rassuré. On avait souvent vu le dragon en hiver. Pourtant les guetteurs ne voyaient rien. Le prince-roi avait exigé qu'on monte la garde la nuit. Le temps couvert et les nuits sans lune, ne favorisaient pas leur travail. Névtelen avait été avec eux une nuit. Lui l'avait vu. Immense, il était immense! Comment une aussi grosse chose pouvait-elle voler ?
- Là, leur avait-il dit en montrant la grande silhouette.
- Mais, on n'voit rien !
Il avait été conduit devant le prince-roi. A l'annonce de la nouvelle, il avait eu ce regard dont Schtenkel lui avait parlé : « Les yeux d'un fou ! ».
- Tu l'as vu ?
- Oui, Prince-roi. Il partait en planant dans la vallée.
- Il est làààà ! Il est làààà ! jubila-t-il. Il a dû parrrtir chasssssser. On va essssssayer de dessscendrrre un peu.
- Mais s'il rrrevient ? demanda un aide de camp.
- Il est parrrti chasssssser. Comme tous les nocturrrnes, il ne rrrentrrrerrra qu'au matin. Allons !
Le ton était sans réplique. On prépara les bougies dans des morceaux de troncs creux pour que la lumière ne soit pas trop visible. En cette saison la nuit était longue. Il avait deux pauses devant eux. Arrivés au bord, ils fixèrent une corde. Les éclaireurs commencèrent à descendre. Ayant bien étudié la maquette de Schtenkel, ils ne furent pas surpris du surplomb.
- La caverrrne est grrrande, vrrraiment grrrande. On pourrrrrait y fairrre tenirrr votrrre pavillon d'été. On est dessscccendu jusssqu'au sssol avec trrrois longueurrrs de corrrde.
- Trrrois longueurrrs ?
- Oui, Mon Prrrince, c'est vrrraiment très grrrand.
- Et en bas ?
- On avait commencccé quand, Névtelen nous a prrrévenus de l'arrrrrrivée du drrragon.
- Qui ççça ?
- Cccelui qui a prrrévenu du déparrrt du drrragon.
- Ah oui ! Alorrrs ?
- On a jussste eu le temps de remonter avant qu'il n’atterrrrrrisssssse. On a sssenti le sssouffle de ssson battement d'ailes. Il est gigantesssque. Une sssimple épée ne sssuffirrra peut-êtrrre pas, Mon Prrrinccce.
- Trrrès bien, qu'on aille ssse coucher. La nuit porrrte conssseil.
Névtelen fut convoqué dès le matin. On lui fit signe d'attendre devant la tente du prince-roi. Il y resta la matinée. Il entendit des cris de jakos. Si certains étaient naturels, les autres racontaient l'alerte et le regroupement de la phalange. N'y tenant plus, il fit un signe aux gardes qu'il devait aller se soulager la vessie. Une fois éloigné du camp, il sortit son sifflet à jako et répondit de ne pas intervenir. Un cri lui répondit en lui demandant de s'identifier. Il allait le faire quand un soldat s'approcha.
- Le Prrrince-rrroi t'attend. Dépêche-toi !
Névtelen fut contrarié de ne pas pouvoir répondre. Il ne voulait pas se trouver dans un combat contre les siens. Il courut jusqu'à la tente. On le fit entrer immédiatement.
- Tu es le ssseul à l'avoirrr vu. Vois-tu la nuit ?
- Il m'a semblé voir son ombre, alors j'ai alerté, Prince.
- Tu es meilleurrr que mes guetteurrrs, tu les accompagnerrras la nuit le temps qu'on puisssssse explorrrer le terrrrrrain.
Un homme entra sans prévenir.
- Ccc'est prrrêt, Mon Prrrince. Je ne connais pas une bête pourrr y rrrésssissster.
Le visage du Prince-roi s'éclaira.
- Comment ?
- J'enduirrrai votrrre épée. Une blessssssurrre et il est morrrt ! Mais attention, sssi vous touchez ccce poissson vous mourrrrez.
Le prince-roi s’apprêtait à répondre quand un chevalier entra hors d'haleine.
- Le drrragon ! Le drrragon, il vole !
Tout le monde se précipita dehors et alla jusqu'à lisière du bois. « Magnifique ! Il est magnifique ! », pensa Névtelen. Il s'élevait lentement dans le ciel en décrivant de larges cercles. Le prince-roi ne le quittait pas des yeux, commentant à voix basse avec ses compagnons pour savoir où était le défaut de la cuirasse. Il les entendait à peine tellement il était subjugué par la beauté qui volait sous ses yeux. Devant ses yeux vinrent d'autres scènes du dragon arrivant près de la ville. Il était tellement ému qu'il en pleurait presque.
- Il parrrt verrrs le levant. On dirrrait qu'il va ssse possser ! dit quelqu'un.
Effectivement, le dragon plongea brusquement vers le sol. Il était trop loin pour qu'on puisse voir ce qu'il chassait. Ils restèrent tendus à essayer de voir ce qu'il faisait. Névtelen voyant que personne ne le regardait, grimpa dans un litmel. Arrivé en haut, il découvrit la masse rouge du dragon plus loin. Il eut l'impression que des petites silhouettes blanches lui couraient entre les pattes. Il pensa au prince Quiloma et à la phalange. Bientôt, il vit le dragon lever la tête, regarder autour de lui. Bientôt, il écarta les ailes et décolla. Névtelen descendit de l'arbre. On entendit un cri de jako. Névtelen écouta avec attention. Schtenkel s'approcha de lui :
- Qu'est-ce qu'il dit ?
- Le dragon ne veut pas des guerriers blancs.
Il y eut un autre cri de jako. Les gens de Flaminto, tout à leurs commentaires sur ce qu'ils voyaient, n'y prêtèrent aucune attention.
- Ils restent à proximité pour agir après.
- Après quoi ?
- Quand le dragon leur donnera le droit d'intervenir.
- S'il survit ! L'prince semble avoir toute confiance dans son poison.
Névtelen haussa les épaules :
- Moi pas !
Le dragon plana au-dessus d'eux. Tout le monde baissa la tête par réflexe. Le grand saurien continua son chemin vers le couchant.
Les jours suivants, le prince-roi fit faire d'autres reconnaissances. Névtelen était chargé de guetter la nuit. Le dragon sortait souvent à la tombée de la nuit pour revenir sur le petit matin. Les éclaireurs entrèrent dans la grotte et visitèrent le domaine du saurien. Ils revinrent pour décrire l'intérieur au prince-roi. Celui-ci eut une grande colère. Personne n'avait trouvé où était le trésor du dragon.
La nuit venue, les éclaireurs reprirent leur poste sur le bord de la gorge. Le prince-roi voulait savoir où était le trésor, et bien on allait lui trouver. Névtelen guetta. Il entendit le bruit du grand saurien se déplaçant dans sa grotte. Bientôt, il vit la grande ombre se diriger vers l'aval de la rivière. Il tapa sur le rocher selon un code convenu pour prévenir les éclaireurs. Les trois longueurs de corde furent lancées dans le vide et le premier s'engagea dans la descente, bientôt suivi par les deux autres. Ils allumèrent leurs lampes et recommencèrent à fouiller.
Névtelen écouta les serviteurs s'agiter en dessous de lui sans quitter des yeux la vallée. Il eut une impression, une sensation de présence, comme si... comme si... Le dragon ! Il fouilla des yeux, la vallée, le ciel et il le vit revenant à tire d'aile vers son antre. Il cria :
- Il revient, vite, il revient !
Il entendit les hommes en bas se dépêcher. Deux avaient commencé leur ascension, quand le dragon descendit en piqué. Névtelen retint un cri quand il en vit la gueule passer à quelques pas de lui. Il attrapa la corde qu'il cassa et s'envola. Névtelen le suivit du regard. Le dragon vola vers la forêt portant son fardeau. Faisant un virage sur l'aile, il ouvrit la gueule. Névtelen vit les deux hommes tomber et s'écraser dans la canopée. Le grand saurien était déjà de retour et s'alignait pour rentrer dans sa caverne. Il donna un grand coup d'ailes pour se freiner et se posa. Il entendit des bruits de roche frottant sur la roche puis une flamme jaillie par l'ouverture éclaira la gorge. Elle fut immédiatement suivie par un hurlement. Névtelen se pencha du plus qu'il pouvait pour voir ce qu'il se passait. Le hurlement se déplaça et bientôt il vit ce qui était encore le dernier éclaireur jaillir dans les airs. Une autre flamme le transforma en torche volante. L'homme mourut avant d'avoir atteint le sol. Névtelen se releva et se mit à courir vers la forêt en criant :
- Planquez-vous, il va arriver !
Il était presque aux arbres quand eut lieu l'attaque. Brûlant tout, le dragon arrivait en rase-motte. Il se cacha derrière le premier gros arbre venu. De la dizaine d'hommes partis en reconnaissance, il n'était plus que deux ou trois entiers à atteindre la forêt. Faisant une ressource, le dragon passa au-dessus des arbres lâchant au passage ceux qu'il avait écrasés dans ses griffes.
Le silence revint.
Névtelen osa un œil. Tout était calme. Il reprit la route vers le camp. Son cœur battait la chamade.
Arrivé au camp, il le trouva sens dessus dessous.
On ramenait les corps de ceux qui s'étaient écrasés. Un des éclaireurs survivants faisait son rapport au prince-roi qui était debout en cotte de mailles, sa grande épée à la main.
Il hurla sa colère :
- QU'ON PRRRÉPARRRE MES ARRRMES ! DEMAIN, JE PARRRS À LA CHASSE !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire