La tempête dura une main de jours. Sioultac s'était surpassé. Névtelen n'avait pas le souvenir d'un tel vent. Dans les images, qu'il trouvait trop nombreuses pour sa tête, il y avait une légende sur la puissance de Sioultac, une puissance telle qu'elle avait cassé les montagnes. Schtenkel avait passé ces cinq jours à répéter qu'on n'avait jamais vu ça. Quand le silence revint enfin, ils durent dégager le chemin devant la grotte. Ils s'équipèrent. Ils mirent la moitié de la matinée à descendre jusqu'au refuge des serviteurs. Il leur fallut encore du temps pour dégager la neige accumulée. Quand enfin ils purent atteindre l'intérieur, ils découvrirent les corps entassés des serviteurs. Le feu n'avait pas tenu. Même en se serrant les uns contre les autres, sans feu, sans nourriture, ils avaient perdu contre le froid.
- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Névtelen.
- On continue, déclara Schtenkel. Le prince-roi veut aller voir l'dragon. Et bien, il l'verra. Il doit encore être à Tichcou. On va continuer et lui tracer la route. Et après tant pis pour lui !
Névetlen et Schtenkel reprirent leur progression. Quand le vieux guide posa des questions sur le devenir des loups, Névtelen les éluda.
- Ils vont, ils viennent. Un jour, ils sont là, un autre jour, ils sont absents.
- J'les croyais à toi, répondit Schtenkel.
- Non. Ils ont souvent croisé mon chemin mais j'ai des souvenirs où ils ne sont pas.
Un passage délicat les fit changer de sujet. Névtelen coupa une liane sur un litmel. Souple et solide, elle leur permit de s'encorder, heureusement car Schtenkel glissa. Névtelen bien arc-bouté sur un tronc, le retint, lui criant ce qu'il devait faire. Quand vint le soir, ils avaient bien progressé. La température remontait au point qu'ils avaient fini le trajet sans les masques. Ils se réfugièrent sous une grande plaque de roche sur le flanc de la montagne.
- Cotban revient, dit Névtelen.
- Qu'est-ce'tu veux dire ?
- Je sens venir la première pluie.
- Plus ça va et moins j'te comprends. Tu connais trop d'choses. J'ai cru qu't'étais un trappeur, puis qu't'étais avec du vide dans ta tête, puis qu't'étais un magicien. Maintenant j'sais plus. T'as la tête d'ces guerriers du froid mais t'es pas comme eux. Et l'pire c'est qu't'es comme moi, tu sais pas qui t'es.
- Depuis des lunes toute ma vie tourne autour du dragon. On verra quand on y sera. En attendant, dormons.
- T'as pas peur, toi. Ça pue l'ours, ici.
- Les ours ne viendront pas. Ils m'ont toujours évité... et puis le feu les éloignera si par hasard, ils sortaient d'hibernation.
Schtenkel ne sut quoi répondre.
Au petit matin, il pleuvait. Névtelen était déjà debout préparant le petit déjeuner.
- On ne pourra pas partir aujourd'hui. La bataille des dieux est engagée. Chaud contre froid, il va falloir attendre... encore, soupira-t-il.
- C'qui m'console, c'est qu'le prince y va être obligé de faire pareil !
La journée passa lentement. Névtelen s'était assis face à la pente, la tête posée sur les genoux. Schtenkel grommela un bon moment et finit par s'asseoir aussi :
- On manque de malch, ici ! grogna-t-il.
Névtelen se mit à rire, Schtenkel fit de même. La situation leur apparaissait surréaliste. Ils étaient là perdus au milieu de nulle part. La pluie verglaçait tout, rendant tout déplacement impossible. Ils allaient devoir se rationner pour continuer. Le but était d'aller chasser un dragon qui avait occis tous les chasseurs précédents. Fous ! Ils étaient tous simplement fous.
Schtenkel hoqueta encre quelques rires et puis commença à parler :
- Quand j'étais enfant, je me voyais général. Et puis me voici manchot perdu dans une maudite vallée où les dieux me cantonnent.
- D'où viens-tu ?
- De Shalgol ! Mon pays est loin, très loin, trop loin d'ici. Je suis né près du lac Smaltin. Dans un pays de soleil et de sécheresse. Comme j'étais le cinquième fils, je devais partir à l'armée. C'est la tradition. Le premier devient chef de clan familial, le deuxième le seconde et le remplace si besoin. Le troisième part vers d'autres lieux avec quelques bêtes. S'il réussit, le clan acquiert de nouveaux territoires. S'il meurt, le clan survit quand même. Après les autres partent servir le roi. Quant aux filles, il faut essayer de les marier du mieux possible. Moi, je me suis retrouvé à Soulmac, une grande ville à quinze jours de chez moi, pour devenir soldat. J'étais pas très doué. Mon frère l'était plus que moi et on me le citait en exemple. Il était déjà sous-officier quand je peinais à devenir première classe. Lors de notre première campagne, j'ai juste réussi à ne pas me faire tuer. Mon frère, lui, a été remarqué pour sa bravoure et son audace. Il est parti pour une unité d'élite. Moi, je suis resté à végéter dans une troupe de maintien de l'ordre. Une de ces unités qu'on envoie à droite ou à gauche sur les frontières pour dire que le pouvoir est toujours présent. Une de ces unités que le pouvoir peut sacrifier s'il y a des troubles. C'est comme ça que je suis arrivé à Tichcou avec Tzenk.
Il poussa un soupir de nostalgie et reprit son récit racontant la vie de garnison, les plaisirs faciles et sans lendemain, pour finir il dit :
- Si j'avais eu le choix, je n'aurais pas été soldat. J'ai pas la fibre...
La pluie tombait toujours, le soir venait. Schtenkel se taisait perdu dans ses pensées. Névtelen ne dit rien. Lui aussi se laissa aller. Il vivait des jours étranges. La tête rempli de pensées qui s'écoulaient en cascade, il ne vit pas le temps qui s'écoulait doucement. La nuit arriva sans qu'ils aient bougé.
Le jour suivant ressembla au précédent. Ils avaient tenté une sortie au petit matin. La pente trop raide et la neige verglacée les avaient dissuadés d'aller plus loin. Ils passèrent la journée, réfugiés sous l'abri. Après quelques considérations sur les faits et gestes du prince-roi, ils se regardèrent en silence. Schtenkel proposa un jeu. Dégageant l'espace au sol, il creusa quelques cuvettes et, avec des graines récupérées au fond de l'abri, il donna les règles du Raaglong à Névtelen qui n'y avait jamais joué.
- C'ui qui perd fait la cuisine ! proposa Schtenkel.
Si les règles étaient simples, la stratégie était complexe et la part de hasard importante. Névtelen joua comme un débutant ayant de la chance. En face de lui Schtenkel jurait de le voir ainsi gagner. Quand arriva le milieu de journée, il dut bien s'avouer vaincu et préparer le repas.
Bien que le feu fusse parfait pour cuire les galettes, le repas fut une catastrophe. Névtelen fit la grimace en mangeant. Schtenkel haussa les épaules en s'excusant :
- D'habitude, j'perds jamais au Raaglong.
- Je crois que la prochaine fois, quel que soit le gagnant je ferai à manger.
- D'accord mais tu m'dois la r'vanche !
Les deux hommes se remirent à leur jeu. Ils enchaînèrent les parties jusqu'à la nuit.
- Quand tu m'dis q't'as jamais joué, j'ai du mal à t'croire, déclara Schtenkel alors qu'ils préparaient le repas du soir.
- Et pourtant, je ne connaissais pas le Raaglong. Ça m'a évoqué de souvenir de ce que j'ai appris à Montaggone.
- C'est où ça ?
- Dans ma tête, il y a plein de lieux mais je ne sais plus si c'était quand j'étais enfant ou à Maskusa.
Névtelen avait pris les choses en main, comme les autres jours. Il prit conscience que leurs regards avaient changé. Schtenkel n'était plus ce vieux guide alcoolique et en perdition. Lui sentait bien qu'il n'était plus aussi étrange aux yeux de Schtenkel.
La soirée s'avançait. La pluie avait cessé et l'air était doux.
- Dis-moi, « Chasseur », qu'est-ce tu lui veux au dragon ?
- Je n'en sais rien. Je ressens encore ce désir de l'approcher que j'ai vécu enfant. Et puis tout ce qui m'arrive et qui sans cesse me ramène à lui. Tous veulent que je le rencontre. Même toi, en demandant que je t'accompagne, tu m'as entraîné sur la route.
- Tu m'rappelles le prêtre de Bachorg, à la voix chantante.
- Qui ça ?
- Bachorg est le dieu du destin. Ses prêtres ont des rites particuliers faits de chants et d'incantations pour déterminer le destin des uns et des autres. Pour eux, y a pas d'hommes sans destin. Y en a des petits et des grands, mais y en a toujours un. Tu peux m'croire. Y s'raient d'accord avec moi. C'que tu m'racontes, c'est l'histoire de ton destin. Si t'es fait pour rencontrer l'dragon, alors tu l'rencontreras.
- Après m'avoir raconté toutes tes histoires de chasse, je devrais trembler de peur.
- Non, parce que t'es pas comme les autres chasseurs. Toi, tu t'en fous. Tu l'fais parce que c'est ton destin, pas parce que tu veux être un dieu, comme les autres fous... D'ailleurs, y vont s'mettre en route, vu qu'la pluie s'arrête...
Ils discutèrent encore un moment de la marche à suivre dans les jours qui allaient venir. Après deux jours de pluie et de remontée des températures, ils allaient pouvoir reprendre la route. Ils avaient la même opinion. Le prince-roi et tous les siens mettraient du temps à les rejoindre. Il fallait continuer à baliser le chemin. Schtenkel termina la discussion en disant :
- On s'arrêtera à deux jours de marche de la caverne et puis on les attendra. Après, tu verras bien c'que tu fais.
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