vendredi 25 décembre 2009

LE PONT

Le Pont.


 J’étais comme souvent, perdu dans un lieu mal connu. Un temps incertain composé de bruine et de brouillard, m’avait fait perdre mes repères. Peut-être est-ce que mon attention, toute tournée vers des chemins intérieurs, avait oublié le monde du réel ? Dans cette brume, le jour déclinait rendant plus improbable encore, la découverte d’un indice qui aurait pu me remettre sur mon chemin.

Découragé, je m’arrêtais. A quoi bon continuer à marcher vers là -bas, quand on ne sait pas où est là-bas. L’endroit semblait désert. De part et d’autre je devinais les bords d’un vallon. L’herbe était fournie, bien verte, pas très haute. Dans cette fin de jour laiteux, ma vision ne dépassait pas quelques dizaines de mètres. Un peu plus loin, je voyais une masse indistincte, plus sombre, m’évoquant un bois. Le chemin sur lequel je m’étais égaré, était désert. Pas de vent, pas de pluie, quelques bruits anodins et étouffés, je me dis qu’après tout, je pouvais bien planter mon bivouac ici. J’avais de l’eau, quelques provisions, une tente, un réchaud. Le luxe, quoi !
La nuit était tout à fait tombée maintenant. La brume s’était épaissie. Elle me cachait les étoiles, seule la lumière de la lune diffusait un peu. C’est alors que j’entendis le bruit, régulier et sourd, comme un martèlement lent qui augmentait. Sans être vraiment inquiet, je m’interrogeais. Ce bruit ne m’était pas familier. Dans mon esprit, aucune image ne se formait. Cela se rapprochait. L’angoisse s’insinua en moi. Je ne savais pas ce que cela pouvait être, mais une chose était sûre, c’était gros et sûrement dangereux. J’allais m’enfuir en hurlant quand, après un dernier bruit d’arbres brisés, tout s’arrêta.
Le silence revint, encore plus oppressant. Cette satanée brume prenait des allures de cauchemars, revenaient à mon esprit, toutes les images de mes peurs d’enfant. Doucement les bruits de la nature revinrent. Ce fut le hululement d’un hibou qui me glaça le sang, puis un petit souffle de vent fit onduler l’herbe. Le temps passait, pourtant je ne ressentais pas le besoin de dormir. Mes yeux cherchaient à percer la brume qui ondulait sous la brise en se déchirant petit à petit. Je sentais une présence, comme lorsque quelqu’un vous observe. Toujours debout, je scrutais les formes qui se précisaient sous la lumière blanche de la nuit. Tout était normal. J’avais monté ma tente dans un petit vallon herbeux. Un peu plus loin je voyais ou plutôt je devinais un bois avec un vieux pont qui essayait de faire se rejoindre les deux bords. Cela m’a troublé ce pont trop court. Maintenant que la visibilité était meilleure, je ne comprenais pas ce qu’il avait bien pu relier. Je me dirigeais vers lui. Mon sentiment d’une présence augmentait. La peur m’avait quitté. Je ne sentais pas d’hostilité, non, je dirais plutôt de l’intérêt. Plus près, d’autres détails me choquèrent. Le pont n’avait pas l’air d’être à sa place ici. Arrivé auprès de lui, je vis des branches écrasées qui avaient tout l’air de sortir de sous une de ses piles.
Je dis tout haut : « Je rêve ! ».
Une voix grave me répondit :
« Je suis désolé, je ne voulais pas abîmer vos arbres ! »
Machinalement, je répondis :
« Ce ne sont pas mes arbres, je suis de passage, je campe un peu plus loin. »
La voix reprit :
« Cela ne vous dérange pas alors, si je me repose ? »
Je regardais autour de moi : personne !
« Qui êtes-vous ? », demandais-je.
« Je suis le pont, le vieux pont. », me dit le pont.
« Comme c’est étrange de trouver un pont comme cela en promenade au clair de lune ! Vous faites cela souvent ? », demandais-je au pont.
« Non ! » : me dit le pont, « Je ne me promène pas, je cherche ! »
- Et vous cherchez quoi ? »
- Je vais vous expliquer, me dit le pont, mais asseyez-vous, parce que cela peut être long. »
Je m’installais sur un tronc couché :
« Je vous écoute, Monsieur le pont. »
- Mon histoire commence au siècle dernier, commença le pont. Je fus construit pour permettre au chemin de fer de passer et de relier entre eux les hommes et les villes. J’étais un jeune pont heureux et fier. Pensez donc, sans moi rien ne pouvait circuler, mais grâce à ma force et à ma solidité, je reliais les deux berges d’un vallon plus abrupt que celui-ci. Il en a fallu de l’ingéniosité pour me construire, vous savez ! Les escarpements de montagne ne sont pas toujours faciles. J’ai vécu heureux. Régulièrement entretenu, j’aidais de mon mieux les trains qui passaient, les soutenant dans leurs efforts.
Puis est venu le temps du repos. Enfin je le croyais. Les trains étaient moins fréquents. Je pensais que c’était parce que les hommes voulaient nous ménager. Mais non, petit à petit, de plusieurs par jour, je ne voyais plus passer qu’un train de temps en temps. « Rentabilité ! » m’a dit la loco quand elle est passée. Rentabilité encore quand elle m’a dit qu’elle ne passerait plus.
Je n’ai pas compris. J’étais solide, je pouvais servir. Il y avait encore des hommes au-dessus et en dessous mais ils n’avaient plus besoin de moi. Les automobiles m’avaient remplacé. Est venu le temps de l’oubli. Les arbres ont poussé entre les rails, plus personne ne venait voir si j’avais besoin d’être entretenu ou non. A part quelques fourmis, plus personne ne passait sur moi.
Je ne servais plus à rien. Alors le désespoir m’a envahi. J’aurais voulu pouvoir faire voler mon mortier en éclat pour finir tas de pierres. Peut-être quelqu’un les aurait-il ramassées pour en faire quelque chose. Mais un pont, un pauvre vieux pont de chemin de fer n’a pas ce pouvoir-là.
C’est alors qu’il est venu, lui, dans un soir de brume comme aujourd’hui. Je l’ai reconnu à son habit. C’était un vieux cheminot, connaissant les rails et le ballast. Marchant d’un pas régulier, il est arrivé de l’amont. C’est lui qui m’a parlé le premier.
« Bonsoir, vieil ami ! m’a-t-il dit. Que tu dois t’ennuyer tout seul ici, sans train et sans cheminot ! ».
Lentement, il m’a traversé me faisant vibrer de bonheur, puis il est descendu sur les chemins de visite, a inspecté mes piles et mon tablier.
« Tu sais que tu es encore bon. Tu as de la chance, le temps ne t’a pas trop abîmé. Mais… tu ne réponds rien ? »
C’est à ce moment-là que j’ai compris que je pouvais parler.
« Mais oui, tu peux parler, m’a dit le cheminot, Vibrer et bouger ! ».
C’est à lui que j’ai dit tout mon désespoir, ma solitude et ma peine. Il m’a écouté sans m’interrompre puis il a repris la parole :
« Tu veux servir encore ? »
Toutes mes pierres dirent oui à l’unisson.
« Eh bien !, dit le cheminot, comme je suis un peu sorcier, je vais faire quelque chose pour toi. Il y a de par le monde, des gens qui étaient frères, mais qui se sont disputés jusqu'à se haïr. Entre eux, il y avait un chemin, mais leur haine en a fait un gouffre. Si bien qu’ils sont seuls chacun sur leur berge. Ils en souffrent. Ils voudraient bien revoir leurs frères, leur dire à nouveau ces paroles qui s’échangent entre gens qui s’aiment, mais ils leur manquent un pont pour passer au-dessus du gouffre. Ils leur manquent le pont du pardon. »
A l’entendre ainsi parler, mes pierres frissonnèrent. Ma structure fut prise d’un tressaillement d’allégresse. Le vieux cheminot reprit :
« Tu sens en toi la force que cela fait naître ! Alors ose, utilise-la, pour trouver où tu peux être le lien du pardon. »
Voilà pourquoi maintenant je cherche. Je me déplace vers ce lieu où je pourrais encore servir. Mais toi, petit homme, que cherches-tu ?
- Je ne sais pas encore, mais je cherche le chemin !
- Monte sur moi et peut-être verras-tu où aller », me dit le pont.
Je ne pouvais pas lui refuser. Après avoir escaladé une échelle de service, je me suis retrouvé sur son tablier. La lune était pleine, la brume entièrement dispersée par la petite brise qui s’était levée.
Un point brilla au loin. Oui, je le sentais ! C’était par là que je devais aller. Je remerciais le pont, lui souhaitant bonne nuit. J’allais me coucher empli de joie.
Quand le jour se leva, je ne vis pas de pont dans le vallon, rien qu’un bosquet écrasé et un point au loin qui m’appelait.

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