samedi 10 mai 2014

La galère avait atteint la haute mer et filait dans la nuit de toute la puissance de ses rames. Djoug avait fait dresser une table. Les mets servis étaient délicieux bien qu’étrange de goût. Leur hôte avait repoussé toutes les explications à la fin du repas. On avait amené des fruits rouges aux formes curieuses tout en étant très sucrés.
Djoug repoussa son assiette.
- Nous sommes partis rapidement, dit Lyanne. J’en suis étonné.
- Le temps nous est compté, répondit Djoug en montrant Degala. Sans lui, le malheur sera sur nous.
Degala en resta abasourdi.
- Que… Moi… Mais Pourquoi ?
- Parce que quand le Soleil sort du cercle sacré au moment où y entre la lune, commence le nouveau cycle, qui connaîtra son point culminant quand la lune sortira du cercle sacré à l’arrivée du soleil. Il se passe plusieurs saisons entre ces deux évènements. Lors du premier, on expose les nouveau-nés. Ceux que le sort a désignés. L’esprit du cercle en marque un, des fois deux, mais c’est rare. Ce bébé doit être élevé pour être le cérémoniaire lors du début de la grande rencontre du cercle quand le soleil viendra remplacer la lune et nous garantir la lumière et la chaleur pour les saisons à venir.
- Et s’il est absent, demanda Lyanne ?
- La nuit s’abattra sur nous pour des saisons et des saisons. Ce sera la vengeance du dieu endormi.
- Qui c’est ? demanda Degala
- Les prêtres, qui consignent tout dans leurs archives, nous apprennent. Notre monde fut créé par la volonté du dieu Randa. C’est sa volonté qui créa le monde. Il se nourrit d’adoration. Pendant plus de saisons qu’une plage ne compte de grains de sable, il y eut une adoration continue. Nos ancêtres vivaient, travaillaient, se battaient pour que vive cette adoration. Puis est venu l’enfant marqué. Nul ne sait comment fut le premier marqué. Les archives sont illisibles à cet endroit. Une fois marqué, le prêtre-oracle eut la vision qu’il officiait la cérémonie du début de la grande rencontre entre les luminaires du ciel. Alors lui fut donné l’Enseignement. Quand il officia, l’ombre du dieu posée sur la pierre recula, recula jusqu’à devenir une silhouette sur la terre. Le temps sembla suspendu. Les prêtres décidèrent de sacrifier un poisson gigantesque pour lire dans ses entrailles. Il fallut plusieurs jours pour le repérer, encore plus longtemps pour le capturer. Quand enfin la galère le ramena à terre, tous les prêtres approchèrent. Le chef des prêtres donna le premier coup de cimeterre, puis chaque prêtre y alla de son entaille. Le poisson était le plus gros de tous les poissons que nous ayons jamais pêché. Les Archives disent qu’il fallut une journée entière pour que enfin son ventre soit ouvert. Au dernier coup de cimeterre du dernier des derniers prêtres, toutes les entrailles se répandirent sur le sol. Ce fut un cri parmi les prêtres. Le dieu Randa dormait, rassasié par des saisons et des saisons d’adoration. Mais cet état n’était que passager et chaque fois que la lune sort du cercle sacré quand arrive le soleil, l’enfant marqué doit officier pour que le Dieu Randa ne se réveille pas. Les archives disent que ce serait terrible car sa faim au bout de toutes ces saisons de sommeil serait colossale. Notre peuple perdrait toute liberté et toute possibilité de faire autre chose que de répondre à la faim du dieu Randa. Ce serait la nuit et le froid jusqu’à ce que le Dieu Randa soit assez rassasié pour nous confier à nouveau les luminaires célestes.
Le silence suivit le discours de Djoug.
- Et moi là-dedans ? demanda Degala d’une petite voix.
- Toi, tu es l’enfant marqué qui nous fut enlevé par un renégat pour être vendu comme serviteur sur le continent.
- Oui, ça j’veux bien, mais qu’est-ce que j’vais avoir à faire ?
- Tu dois conduire les prières qui feront que le dieu Randa ne se réveillera pas.
Degala eut un regard de panique.
- Mais j’ai jamais fait ça… J’saurais pas!
- Les prêtres vont t’enseigner et t’accompagner. Il nous reste un peu de temps. La galère file vers l’île du cercle sacré, l’île de Fanhieme.
- Nous y arriverons dans combien de jours ? demanda Lyanne.
- Nos galères sont rapides. Nos rameurs sont infatigables. Nous arriverons dans deux jours au maximum trois. La fête de la rencontre est dans dix jours...
- Une question, noble Djoug, dit Lyanne.
- Parle, je répondrai. Tu es celui par qui est revenu l’enfant marqué. Notre roi sera heureux de t’honorer.
- Vers où allons-nous ?
- Vers l’île de …
- Excuse-moi, je voulais parler du soleil. De quel côté se lève-t-il ?
- Tu verras la proue dans le cercle rouge au petit matin. Mais pourquoi cette question ?
- Si ta quête était cet enfant, la mienne me conduit vers le soleil levant et cet enfant m’a bien guidé jusqu’ici. Il est signe que le destin est en marche.
Djoug se tourna vers Lyanne pour l’examiner plus en détail.
- Je ne t’ai pas accueilli comme tu le méritais. Tu es habillé comme un voyageur mais ton regard est celui d’un porteur de pouvoir… Seuls les maîtres des rameurs ont des yeux comme les tiens.
- Les maîtres des rameurs ?
- Accompagnez-moi, vous comprendrez.
Djoug les précéda dans le couloir.
- Nos galères sont anciennes, très anciennes. Le dieu Randa nous les a données ainsi que les rameurs, charge à nous de les contrôler...
Degala et Lyanne échangèrent de nouveau un regard d’incompréhension.
- La magie règne dans ces bateaux, une magie puissante. A chaque naissance, les parents scrutent les yeux des enfants. Ceux qui portent de yeux comme les tiens sont conduits aux magiciens sur l’île de Drohm. Ils y deviennent magiciens à leur tour et peuvent conduire les galères. Sans magicien, une galère devient folle et dangereuse.
- Comme celle qui parcourt les canaux du delta de Hunique ? demanda Lyanne.
- Ah ! Vous l’avez vue.
- Nous l’avons même rencontrée…
- Ce n’est pas possible, les Nasr ne laissent personne en vie.
- Le soleil leur est insupportable, répondit Lyanne.
- Comment le sais-tu, demanda Djoug en se tournant vers lui. Ceux qui ont rencontré cette galère folle sont tous morts.
- La chance nous accompagnait, noble Djoug. Elle a heurté un haut-fond en poursuivant notre voilier, puis le temps qu’elle nous rattrape, le soleil s’est levé et elle a disparu.
Djoug lui jeta un regard suspicieux.
- Ton histoire est étrange. Je n’ai jamais entendu qu’une galère ait heurté quoi que ce soit.
- C’est ce que m’ont raconté les marins qui ont tout vu, dit Degala.
Djoug continua sa route sans rien dire. Il mit la main sur une porte et avant de l’ouvrir, se tourna vers les deux hommes :
- Ne faites ni bruit, ni commentaires, les magiciens n’aiment pas cela. Les Nasr sont difficiles à maintenir dans ces cas-là.
Djoug entrebâilla la porte, jeta un coup d’œil et se glissa par l’ouverture en faisant signe de le suivre. Ils se retrouvèrent dans une cage d’escalier. Plus bas on entendait du bruit. Djoug leur fit signe de le suivre tout en mettant un doigt devant sa bouche pour leur faire signe de se taire.
En bas de l’escalier, ils découvrirent une petite pièce dont une cloison était faite d’un moucharabieh. Lyanne approcha son visage des croisillons jusqu’à voir de l’autre côté. Il sursauta. Il découvrit une salle immense occupée par de multiples créatures serpentiformes qui agitaient en rythme les manches des rames. Leur couleur variait du jaune au vert clair. Cela lui évoqua ces nids de serpents qu’il avait pu voir. Il remarqua non loin de lui sur une estrade, un homme assis en tailleur, les bras à moitié levés, les paumes vers le ciel. Dans le vacarme produit par les Nasr, la voix de l’homme semblait irréelle :
- Nasr lam bai tap onha cua ban ! Nasr lam bai tap onha cua ban !
Lyanne sentit la puissance contenue dans ces paroles. Un autre homme arriva l’interrompant dans ses pensées. Il s’assit à côté du premier prenant la même position. Pendant un moment rien ne se passa puis une deuxième voix fut audible pendant que la première diminuait, diminuait jusqu’à l’inaudible. Avec des gestes lents et las, le premier homme se leva, tourna la tête vers eux. Lyanne fut surpris de voir ses yeux en tous points semblables aux siens. Puis l’homme se dirigea vers l’arrière de la salle et disparut à leur regard.
Djoug leur fit signe de le suivre en se dirigeant vers l’escalier.

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