lundi 6 février 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 5

Avec la saison des neiges le monde se repliait sur lui-même. Il fallait malgré tout s'occuper des bêtes. Koubaye aidait du mieux qu'il pouvait. Les traites étaient moins fréquentes et l'on pouvait nourrir les bêtes qu’une fois par jour. Le plus difficile était la discrétion. Le grand-père apprit à Koubaye comment aller d'un point à un autre en laissant le moins de traces possibles, même en cas de neige. Koubaye aimait ces manières de jouer à cache-cache pour de vrai. Il apprenait vite et faisait la fierté de son grand-père. Quand la nuit était venue, à la lueur du feu venait le temps des histoires. C'était un plaisir pour Koubaye. Quelques fois ceux du voisinage venaient, ou on allait chez eux partager fromages et boissons plus ou moins alcoolisées en partageant les nouvelles, en jouant ou, ce que Koubaye n'aimait pas, en interminables discussions sur les méfaits des seigneurs.
D'autres soirs et malheureusement pour l'enfant, c’étaient les plus nombreux, on travaillait le bois pendant que la grand-mère cousait. Il y avait de nombreux outils à réparer ou à refaire. Koubaye apprenait bien. Il fallait choisir le bon bois, et même le bon morceau de bois pour obtenir le résultat souhaité.
Il apprit aussi à préparer en forêt certains arbres pour en obtenir le bois. C'est ainsi que disait son grand-père à sa femme quand ils partaient le faire : “ On va préparer du bois !”. Le grand-père et son petit-fils s'éloignaient avec toute la discrétion possible pour parcourir les bois environnants.
   - Tu vois, Koubaye, cette branche fera un bon manche pour une pioche.
La première fois, il avait eu peur pour son grand-père. La justice de Virme était expéditive pour ceux qui coupaient tout ou partie d'un arbre. Mais son grand-père l'avait rassuré. Il n'avait rien coupé, juste cassé à moitié le morceau qui l'intéressait. Il avait fini le travail en décollant l'écorce par en-dessous. Il en expliqua le principe à Koubaye, tout en ajoutant :
   - Tu vois le plus important c'est qu'on ne puisse pas voir que ce n'est pas naturel.
Il fit faire ses premiers essais à son petit-fils. Il le laissa faire, donnant parfois un conseil. À la fin de l'opération, il lui dit :
   - Regarde bien l'endroit, mon grand, on reviendra à la saison du soleil et alors tu sauras si tu as bien travaillé.
La saison des neiges se déroula doucement. Koubaye apprit qu’on ne sortait plus quand l’étoile de Lex montait à l’horizon. Son grand-père lui avait montré un jour qu’ils se dépêchaient de rentrer de chez Trumas, ce voisin tellement bavard, qu’on devait toujours courir pour atteindre la maison.
   - Mais pourquoi doit-on courir comme ça, grand-père ? J’ai un point de côté !
   - L’étoile de Lex va se lever…
   - Et alors ?
   - Cours, Koubaye, je te le raconterai plus tard.
Ils avaient couru aussi vite, qu’ils pouvaient et avaient atteint la porte de chez eux quand la grand-mère cria :
   - Regardez ! L’étoile de Lex !
   - Vite ! Vite ! avait répliqué le grand-père.
Koubaye avait quand même pris le temps de la regarder. C’était une grosse étoile rouge, bas sur l'horizon. Alors qu'il s'interrogeait sur la signification, son grand-père l'avait tiré en arrière et avait claqué la porte.
   - Ne joue pas à cela, tu vas attirer les bayagas...
   - Et c'est quoi ?
   - Demain, je te le raconterai demain. Maintenant au lit !
Le lendemain, une neige collante avait recouvert tous les arbres. Koubaye qui n'en avait jamais vu comme celle-là, courut jouer avec. Il ne vit pas la tête rembrunie de son grand-père.
   - C’est pas bon ça, dit-il à sa femme !
   - Non, ça sent la tempête, répondit-elle. Il aurait pas dû regarder l’étoile de Lex hier soir, les bayagas n’ont pas aimé…
   - C’est des superstitions, lui rétorqua le grand-père en faisant un geste de conjuration...
Puis il appela Kouyaba. Il fallait aller s’occuper des bêtes cachées. Ils partirent tôt sans même s’asseoir pour manger. La grand-mère avait sorti des galettes de la réserve et leur avait mis dans des sacs. Tout en marchant et en mangeant, le grand-père expliqua tout ce qu’ils devaient faire et il ajouta :
   - Si la neige nous le permet…
Ce fut une journée harassante. Le grand-père restait intransigeant sur les précautions. Il fallait laisser le moins de traces possibles même si la neige et le vent allaient tout effacer. Ils allèrent dans la gorge profonde pour s’occuper d’un premier troupeau. Il y a avait du foin en abondance, les bêtes ne risquaient rien. Par contre, les chèvres ne pouvaient pas rester simplement dans leur coin de forêt. Les épineux qui les cachaient n’arrêteraient pas le vent. Ils se mirent en route en milieu de matinée, alors que des rafales commençaient à secouer les arbres. Ils restèrent pourtant à couvert, évitant de traverser les pâtures. Koubaye ne comprenait pas bien l’excès de précaution de son aïeul. Avec le temps qu’il faisait, qui pourrait bien être dehors ? Une réponse lui vint à l’esprit immédiatement : un voisin. Il en conclut que non seulement il fallait se méfier des hommes du baron, mais qu’il fallait aussi se défier de son voisin. Il interrogea son grand-père :
   - C’est pour éviter que Burachka nous voie qu’on passe par le bois noir ?
   - Tu sais, Koubaye, moins y a de gens qui savent, moins il y a de risque. Je ne crois pas que Burachka dise quelque chose, mais…
La phrase resta en suspens comme une menace.
Vers midi, le temps s’assombrit. Le grand-père déclara que la neige allait arriver plus vite qu’il ne pensait. Ils pressèrent les bêtes. Bientôt des minuscules flocons de neige dure se mirent à les fouetter au visage. Koubaye qui clignait des yeux pour éviter la douleur, fit comme son grand-père entourant sa tête avec son écharpe. Bientôt, ils ne furent plus que deux silhouettes blanches poussant en avant des animaux qui avaient la forme de grosses boules de neige. Heureusement, ils arrivèrent dans une petite vallée encaissée qui les protégea. Le grand-père prit la tête du troupeau et se dirigea vers un amas rocheux. Il en commença l’escalade et disparut derrière un des blocs. Le bélier l’avait suivi. Koubaye vit disparaître toutes les bêtes. Il trouva la chose extraordinaire. Elles passaient derrière le rocher et ne réapparaissaient pas de l’autre côté. Il continua à encourager de la voix les animaux qui s’égaraient. Il fut le dernier à escalader le pierrier. C’est là qu’il découvrit la faille. Il suivit le dernier chevreau qu’il poussa un peu pour le faire entrer dans ce tunnel sombre. Il avança avec précaution, laissant ses yeux s'habituer au noir. Il marcha ainsi, tâtonnant, butant contre les bêtes qui n’avançaient pas et qu’il devait pousser. Il entendit au loin le bruit du briquet qu’on battait, puis le souffle de celui qui attise le feu. Il vit alors une faible lueur plus loin devant lui. Avec précaution, il se dirigea vers la lueur tremblotante d’un feu qui débutait. Il déboucha dans une salle plus vaste. Son grand-père dans un coin attisait le feu :
   - Ferme derrière-toi mon garçon !
Koubaye se retourna pour voir ce qui pouvait servir de porte. Il trouva des branches d’épineux bien sèches, qu’il tira au milieu du passage. 
   - Mieux que ça, Koubaye ! Je ne voudrais pas que les bayagas puissent passer.
Koubaye jeta un regard inquiet vers le tas de branches. Il fit de son mieux pour obstruer complètement le passage, même s’il se piqua les mains. Il ne comprenait pas bien ce qu’étaient les bayagas, mais n’avait aucune envie de les rencontrer.
   - Il faut que la tempête passe, dit le grand-père. On va rester ici pour la journée.
   - Et grand-mère ?
   - La maison est solide et elle a des provisions.
   - On est où ici ?
  - Ces grottes ont été découvertes, il y a bien longtemps. Le père du père de mon père et ses aïeux les ont agrandies et aménagées petit à petit. Maintenant, on pourrait y loger tout le troupeau. Il y a d’autres entrées plus loin pour les chevaux ou les vaches. Mais en attendant, on va manger.
   

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