mardi 15 janvier 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...73

   - COMBIEN ?
Le colonel, un genou au sol n’en menait pas large.
   - Deux-cent-cinquante-sept, mon général !
   - Mais c’est impossible !
Le général marchait à grands pas furieux dans son bureau. De mémoire d’hommes, les buveurs de sang n’avaient pas connu pareilles pertes depuis la grande rébellion.
   - Qu’est-ce qui s’est passé ?
   - On ne sait pas, mon général. Comme pour ici, personne ne comprend.
Le général s’arrêta. Il avait été le premier à rejoindre la caserne de Solaire après ce qu’il pensait être une expédition victorieuse. Ils avaient fait place nette de ce nid de rebelles qu’était Diy à ses yeux. Ils avaient eu quelques difficultés avec ses fauves qui avaient voulu leur interdire d’entrer. C’est là qu’il avait vu tomber quelques hommes. Une fois ce barrage passé, ils avaient pu éliminer sans coup férir et sans perte tout ce qui vivait dans ce lieu. Il avait été déçu de ne pas trouver les combattants. Comme ses éclaireurs lui avaient signalé des petits groupes de rebelles dans la grande forêt, il avait envoyé plusieurs détachements en finir avec toute cette vermine et voilà que tous étaient morts, taillés en pièce par “on ne savait pas qui”. Ça le mettait dans une rage folle. Un autre groupe, manifestement très bien renseigné, avait donné l’assaut à la caserne et massacré tous les hommes. Les ennemis avaient profité du brouillard pour agir sans qu’on les repère.
   - Ils sont en fait beaucoup plus organisés que nous le pensions, affirma le général. Vos informateurs ne valent rien, colonel. On s’est fait balader. Ils doivent être dans les canyons.  Appelez-moi Brulnoir.
    - Mais, il est déjà reparti vers son poste à l’entrée des canyons…
    - ALLEZ ME LE CHERCHER !
Le colonel sortit en courant. Ce n’était pas le moment de s’opposer. Il pensait que le général avait fait de mauvais choix. Il était trop près du pouvoir pour qu’on puisse s’y opposer. Il donna des ordres pour qu’on aille chercher Brulnoir au plus vite, mais il envoya aussi de nombreuses patrouilles dans la forêt avec pour ordre de ramener le plus d’informations possible.
Quelques jours furent nécessaires pour que tout le monde revienne. Le froid était là et une neige molle et collante tombait rendant les déplacements difficiles. Le général était reparti pour la capitale en promettant de revenir très vite pour en finir avec les rebelles. Le colonel était lui aussi parti avec une des patrouilles Il lui fallait comprendre comment les meilleurs guerriers du monde pouvaient avoir été ainsi éliminés. La neige effaçait déjà les traces des combats. Il interrogea les troupes auxiliaires qui étaient intervenues après la bataille. Leur rôle n’était pas de se battre mais de servir les guerriers en armes et en nourriture.
    - Nous sommes arrivés dans le silence, déclara l’un d’eux. Aucun bruit, ni vent, ni chant d’oiseau, ni cri de bêtes ! Rien ! Comme si la nature avait été réduite au silence. Et nous avons découvert les corps.
   - Comment t’appelles-tu ? demanda le colonel.
   - Ghanzi, mon colonel, premier porteur Ghanzi de la troisième cohorte !
   - Continue, porteur Ghanzi. Qu’as-tu vu ?
   - Les corps étaient littéralement découpés en morceaux, mais nous n’avons trouvé aucun corps ennemi, ni aucun ennemi vivant. Même leurs armes étaient en morceaux. Nous les avons gardées et les corps sont enterrés près du grand arbre là-bas.
Ghanzi désigna le plus gros des arbres de ce coin de la forêt. Avec ses compagnons, ils avaient déblayé le terrain et creusé les tombes. Le colonel alla inspecter la nouvelle clairière. Sous la pâle lumière de l’hiver qui arrivait et les flocons de neige qui tourbillonnaient, tout semblait paisible. Il se tourna vers les auxiliaires qui l’avaient suivi.
   - Bien, porteur Ghanzi, tu as fait ce qu’il fallait. Rejoins Solaire et tu viendras me faire un rapport complet de ta campagne.
Le colonel était reparti à cheval. Il voulait voir d’autres lieux. Il eut les mêmes récits. Sa rage était grande de comprendre comment des ennemis ridicules comme les “hommes libres du royaume” avaient pu ainsi massacrer ses soldats surentraînés. Il rentra à Solaire plus en colère que jamais. S’il était d’accord avec son général, il pensait, comme les autres colonels, que celui-ci avait fait une grossière erreur en attaquant Diy. Envoyer les hommes pour tuer des malades lui avait semblé inutile. Quant aux “hommes libres du royaume”, le colonel les avait toujours pris pour des guignols. Il lui semblait que le commandant  Brulnoir avait mis le doigt sur quelque chose de beaucoup plus important et de beaucoup plus dangereux.
De retour à Solaire, il avait étudié les rapports et écouté les hommes. Brulnoir n’avait pas été aussi informatif qu’il l’aurait souhaité. Son discours ressemblait à celui des auxiliaires. Le colonel enrageait de ne pas avoir de témoin direct. Deux-cent-cinquante-sept soldats disparus au combat faisaient beaucoup de travail, beaucoup de familles à prévenir. Mais le pire n’était pas là. Le pire venait de la rumeur de défaite qui allait se répandre. Les buveurs de sang avaient été vaincus. Le général était parti en urgence pour la capitale pour minimiser le fait, en faisant courir le bruit de la victoire sur les rebelles et sur le nombre de morts chez l’ennemi. Le colonel soupira. Il craignait que ce dernier ne déclare qu’on en avait fini avec la rébellion. Comme le commandant Brulnoir, le colonel n’y croyait pas. Heureusement l’hiver était là. Ils allaient pouvoir se préparer à la confrontation qu’il sentait venir.

Riak était revenue le matin. On avait prévenu Gochan dès qu’elle était apparue au loin dans le canyon. La mère supérieure était arrivée à la tour de guet assez tôt pour voir arriver une colonne de guerriers qui suivaient Riak. Elle s’était sentie atterrée par leur nombre. Nairav était un monastère de femmes. Comment Riak pouvait-elle oser amener des hommes ici ? Déjà Jirzérou et Narch avaient eu du mal à être acceptés. Le monastère se refermait sur lui-même pendant l’hiver. Gochan avait prévu ce temps comme chaque année, mais elle n’avait ni place, ni provision pour eux. Elle se dépêcha de descendre à la porte. La portière fut heureuse de voir arriver la mère supérieure. Elle ne savait pas quoi faire. Le règlement lui interdisait de laisser entrer un homme. Pourtant, depuis la venue de Riak, il y en avait deux qui vivaient dans l’enceinte même du monastère.
   - Garde la porte fermée !
L’ordre de Gochan claqua. La portière remit en place la lourde pièce de bois qui bloquait son ouverture juste avant que Riak ne l’atteigne. Sur l’étroite corniche, le bruit résonna comme un coup de tonnerre. Riak fit stopper la colonne. Elle longeait le mur depuis un moment et savait qu’on ne pouvait ni se croiser, ni se doubler sur cette partie du chemin. On avait à peine la place d’y marcher et sans la corde qui courait le long de la paroi, plus d’un serait tombé. Elle avança jusqu’à la porte. C’était du bois massif qui avait passé beaucoup de temps dans l’eau. Les haches et le feu n’en viendraient pas à bout.
   - Ouvrez-nous !
   - Dame Riak, c’est impossible, répondit la portière à travers un judas. Je n’ai pas le droit.
   - Où est La mère supérieure ?
   - Elle m’a donné ordre de garder la porte et elle est repartie.
Riak jura entre ses dents. Jirzérou derrière elle, examinait le mur, cherchant comment y grimper. Riak reprit :
   - Je voudrais lui parler.
La voix derrière la porte répondit :
   - Donnez-moi le message et je vais lui faire porter.
Riak s’énerva derrière la porte, tout en se sentant impuissante. Elle était comme tout le monde obligée de se tenir à la corde et de ne pas trop gesticuler pour ne pas tomber dans le ravin en contrebas.
   - Ça suffit !
La voix de la mère supérieure venant d’en haut la fit se calmer. Elle se pencha en arrière, tenant plus fortement la corde :
   - On ne peut pas rester ainsi, dit-elle à Gochan. Il faut qu’on rentre pour se reposer et soigner les blessés.
   - Non, répondit la mère supérieure. Nairav a survécu grâce aux femmes. Les hommes ne sont pas les bienvenus. 
   - Mais, les blessés …
   - NON. La porte restera fermée.
Et la mère supérieure se retira. Riak jura tout bas. À Ubice qui demandait ce qu’il se passait, Riak répondit de faire reculer ses hommes. Ce fut long. Sur cette étroite corniche, on ne pouvait reculer que si le suivant avait déjà fait marche arrière. Ils se retrouvèrent tous au pied du rocher du monastère. Il y avait là une place dégagée pour descendre le grand filet qui servait à monter les provisions.
   - Qu’est-ce qu’on fait ?
Riak se tourna vers Ubice et les autres. Tout le monde la regardait. Elle devait avoir la solution. Les bayagas avaient disparu. Elle ne ressentait pas l’esprit de Koubaye. Elle se sentit d’un coup très seule. Le plus urgent était de trouver un refuge. La nuit pouvait être fraîche. Elle connaissait un passage entre deux canyons à une heure de marche du monastère. C’est là qu’elle décida de conduire le groupe. Tout en marchant, elle ruminait la réaction de Gochan. Elle se sentait blessée par son refus d’aider. Elle avait espéré… C’était à chaque fois la même chose. Quand elle pensait avoir trouvé un lieu de vie, il lui était enlevé. Il lui fallait refaire sa vie, ailleurs en surmontant toutes sortes d’ennuis. Qu’allait-il arriver?
Ils passèrent le reste de la journée à préparer le lieu pour les accueillir et à soigner les blessés. Quand arriva la nuit, et la neige, ce n’était pas fini. Riak en voulut à Gochan. Elle n’aurait pas dû se conduire comme cela. Riak dormit peu. Elle avait froid. Elle avait faim. Elle ne sentait plus la présence de Koubaye. Ce fut ce qui la contraria le plus. Faisait-elle fausse route ? Pourtant, elle était sûre que le désir d’aller sauver les gens de Diy venait de Koubaye… sauf si elle se racontait des histoires, mais alors comment aurait-elle su ? Les idées tournaient en tous sens dans sa tête et la pâle lumière de l’aube la trouva fatiguée.
Ubice avait manifestement plus l’habitude de commander. Ses hommes lui obéissaient sans discuter. Dès le matin, plusieurs équipes se répartirent le travail. Il y eut ceux qui partirent aux alentours faire le point des réserves possibles de bois pour le feu, et puis Ubice avait préparé un second groupe pour aller chasser avec Riak pour leur servir de guide. Aucun d’eux ne s’était jamais risqué dans les canyons. Quant aux plus faibles et aux blessés qui pouvaient, ils furent affectés à l’amélioration de la grotte.
La neige aida les chasseurs en révélant les traces. Ils revinrent au milieu du jour avec de la viande fraîche.
   - On ne tiendra pas tout l’hiver avec ce qu’on pourra trouver dans les canyons, déclara Ubice à Riak.
   - Vous avez entendu la mère supérieure. Elle ne veut pas ouvrir.
   - Oui, mais comment survivent-ils en hiver ?
   - Ils ont quelques champs et puis, ils vont s’approvisionner à Solaire.
   - Donc, ils ont des réserves au monastère. On pourrait aller les visiter…
   - Non, dit Riak. Il n’y a pas assez pour elles et pour nous. Il faut faire ce qu’elles font. Aller se ravitailler à Solaire.
Ubice demanda :
   - Il y a combien de jours de marche ?
   - Beaucoup, répondit Jirzérou qui écoutait la conversation. Sans chariot et ce qu’il faut pour le tirer, on n’y arrivera pas.
    - Et puis, je doute qu’à Solaire, ils apprécient notre passage. Il va falloir se battre…
Riak se mit à rire :
   - Sauf… sauf si on y va de nuit avec les bayagas…
Le visage d’Ubice s’assombrit.
   - Ce n’est pas possible… mes hommes ont trop peur.
   - Mais… répliqua Riak, mais sans les bayagas, ils seraient morts.
   - Je sais. Je sais tout cela mais ils ont peur. Certains préféreraient encore les buveurs de sang…
Riak tenait à son idée et surtout, elle n’en voyait pas d’autre. Ubice s’y rangea de mauvaise grâce et ils trouvèrent six volontaires.
Le soir venu, elle appela Wardsauw. L’ombre plus noire que la nuit se matérialisa devant la grotte. Avec son aide, ils arrivèrent à Solaire après le lever de l’étoile de Lex. Des bayagas colorées dansaient au-dessus de la ville. Tout était calme. Le plus silencieusement possible, le petit groupe de volontaires suivit Riak et Ubice. Jirzérou fermait la marche. Ils arrivèrent sans encombre près des greniers.
   - Il y a des gardes, murmura Ubice. Il faut les neutraliser…
Riak l’arrêta avant qu’il ne donne l’ordre à ses hommes.
    - Il faut qu’on reste discrets…
Elle appela Wardsauw et disparut avec. Quand elle revint, elle avait le sourire. Elle expliqua son plan à Ubice qui se mit à rire silencieusement. Peu après, ils se retrouvèrent tous sur un tas de sacs remplis de farine. Dans la nuit, ils déplacèrent assez de sacs de farine et de fèves pour tenir l’hiver. Ubice avait fait attention qu’on ne déplace pas les premiers sacs, ceux que les intendants verraient en entrant dans les greniers. La soirée fut joyeuse dans la grotte. Tous imaginaient la tête des buveurs de sang quand ils s'apercevraient qu’on avait pillé leurs réserves.
Ce fut plus compliqué pour le bois. Il n’y en avait pas assez dans les canyons. Ce fut Jirzérou qui trouva la solution. Il savait que dans les collines de fer, ils brûlaient du charbon. Toute la production était réservée aux forgerons. Il leur fallut deux nuits pour trouver le lieu de stockage et ils firent comme à Solaire.
Ce fut Bemba et Mitaou qui rétablirent le lien entre le monastère et eux. Elles arrivèrent un matin. Riak fut heureuse de les voir. Elles étaient chargées d’affaires pour Riak.
   - La mère supérieure n’a pas voulu que vous restiez sans vos affaires parmi tous ces hommes.
Cela fit sourire involontairement Riak. Les hommes qui l’entouraient, étaient partagés entre deux sentiments parfois mêlés : la peur et l'idolâtrie. Pas un ne la considérait comme une simple femme.
   - Tu pourras dire à Gochan que ma sécurité ne risque rien !
   - Elle comprend que vous lui en vouliez, dame Riak, dit Mitaou. Mais elle doit assurer la survie de Nairav.
Riak hocha la tête sans répondre. Elle lui en voulait, c’est certain. Elle la comprenait aussi. Bemba et Mitaou entreprirent de délimiter un espace avec les tentures qu’elles avaient amenées pour que Riak puisse garder son intimité. Avant la nuit, elles repartirent, non sans avoir transmis l’invitation de la mère supérieure à rencontrer Riak.
Riak avait donné une réponse évasive. Elle savait pourtant qu’il lui faudrait aller voir Gochan. Elle ne pouvait pas se passer d’elle. Elle était la mère supérieure de Nairav et puis il y avait le diadème au centre de la cour. Si le roi venait, ce serait à Nairav.
En attendant, l’hiver arrivait. La trêve qu’imposait la nature était là.

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