mardi 4 juin 2019

Ainsi parla Rma, le fileur de temps...81

Gochan n’en revenait pas. Un sachant dans son monastère était la dernière chose qu’elle pensait possible. Riak lui avait fait le récit de leur rencontre, improbable, au milieu de rien. Elle avait gardé pour elle la vision du léopard des neiges, mais raconté qu’elle avait failli tuer Koubaye qui l’avait surprise. Pour un sachant, Koubaye ne parlait pas beaucoup. Il avait déclaré en arrivant au temple qu’il dirait ce qu’il avait à dire quand Rma filerait les bons fils. Gochan s’interrogeait. Était-il le futur roi ? Comme Landlau, il serait alors un roi-sachant, alliant le pouvoir et le savoir. Où bien était-il simplement le messager qui précède l’arrivée du roi ? Il était arrivé par le sud en traversant les canyons. En cela déjà, son voyage était exceptionnel. Personne avant lui n’avait réussi cet exploit en hiver. Koubaye ne délivrait pour le moment qu’un message :
   - La parole est comme la moisson. Elle arrive à son heure.


Hieron courait à moitié avec son balluchon sur l’épaule. Il lui fallait aller là où on ne le trouverait pas. Un ami était arrivé chez lui un soir juste avant le lever de l’étoile de Lex. Il lui avait dit, alors qu’il posait son sac à dos :
   - La mort est pour les savoirs.
Cette parole tournait dans sa tête. Il avait prévenu les grands savoirs des villages autour du sien, et tous avaient pris la même décision que lui. Jamais il n’aurait pensé entendre cette phrase. Maintenant, il était devenu un fuyard. Il regardait souvent autour de lui. Il était inquiet. La nouvelle se répandait comme une traînée de poudre. Heureusement, les temples avaient proposé leur aide. Les nouvelles n’étaient pas bonnes. La route de Diy était fermée. Tous ceux qui y vivaient avaient été massacrés. Les buveurs de sang étaient maintenant sur les routes. Hieron s’était enfoncé dans la forêt à une journée de marche de chez lui. Il la connaissait un peu. Elle était difficile d’accès et peu de gens s’y aventuraient. Une fois loin de la lizière, il souffla un peu, s’asseyant sur un tronc cassé. C’est là qu’un couteau le surprit. Avant qu’il n’ait eu le temps de bouger quelqu’un lui avait posé une lame sur la pomme d’Adam. Une voix lui avait murmuré dans l’oreille:
   - Qui es-tu ?
Il avait répondu en tremblant.
   - Je suis Hieron. Je viens d’un village à une journée de marche d’ici.
   - Hieron, dis-tu ! Alors récite-moi le quatrième secret.
Hieron s’exécuta. Ces secrets initiatiques servaient de signes de reconnaissance. Chaque niveau de savoir avait le sien. Il récita le quatrième secret qui était un obscur poème parlant de la couleur des fils dans la navette de Rma. Bien que tremblant, il le récita sans faute.
   - Bien, dit la voix derrière lui.
Le couteau quitta sa gorge. Hieron se retourna pour découvrir celui qui l’avait attaqué.
    - Je suis Rank, le haut savoir de la ville de Falettre. Je me suis réfugié ici dès que la parole d’alerte m’a atteint. Les buveurs de sang sont arrivés chez moi le lendemain. Heureusement, nous n’étions plus là.  À Sursu, le haut savoir n’a pas eu cette chance. Ils l’ont pendu.
Rank se mit en marche. Il ajouta :
   - Viens, Hieron, nous allons rejoindre les autres. Partout dans le pays nous allons organiser des groupes. La population nous soutient. Il faut sauver le savoir.

A solaire, l’hiver passait doucement. On allait se battre, tout le monde le savait. Pour maintenir le moral des troupes, Batogou avait organisé la chasse aux grands savoirs. Suivant les indications de Balima, qu’il gardait dans un cachot, il avait capturé et torturé ceux qui savaient pour leur faire avouer qui étaient les autres. Solaire et ses environs avaient été purgés selon ses dires. Il avait alors étendu le rayon d’action des ses hommes. Les derniers rapports indiquaient le manque de résultats. Des familles entières s’étaient volatilisées. Ils avaient bien massacré un ou deux villages pour l’exemple mais Batogou avaient interdit de continuer. Ce n’était pas le goût qui lui manquait. Il ne voulait pas déclencher une révolte avant que Reneur n’ait le pouvoir entier entre les mains. Il retourna son attention vers les canyons et décida d’envoyer des troupes. Seul un de ses adjoints sembla réticent.
   - Le commandant Brulnoir n’osait plus envoyer ses hommes plus d’une journée et surtout pas la nuit.
Le général avait répondu vertement que la peur allait changer de camp.
Le lendemain, un bataillon était parti pour les canyons. Le froid était intense. La neige s’envolait sous les rafales du vent glacial. Ne restait au sol que la glace. La progression fut difficile. En milieu de journée, ils atteignirent une première grotte. Brulnoir, qui avait été nommé à la tête du détachement pour lui apprendre la courage selon le général, ordonna une pause. Malgré la pénombre, les hommes se précipitèrent à l’abri, se serrant les uns contre les autres pour se réchauffer.
    - C’est pas les rebelles qui vont nous tuer, c’est ce putain de froid !
Brulnoir se retourna pour voir qui avait parlé. Il ne fit aucune remarque, il était plutôt d’accord. Le général lui avait donné l’ordre d’occuper les canyons malgré le mauvais temps. Il n’avait pas eu d’autre choix que d'obéir. Les trois cents hommes posèrent leur sac et chacun essaya de faire démarrer son réchaud. Bientôt les premiers feux démarrèrent. Dehors le vent hurlait.
   - Qu’est-ce qu’on fait, mon commandant ?
   - On obéit aux ordres, Equefor. Est-ce que parmi vos éclaireurs, certains voudraient se risquer dehors pour chercher une autre grotte ?
Le lieutenant Equefor secoua la tête en signe de négation :
   - Ils ne sont pas fous. Il a fallu les menacer pour partir ce matin. Pag, leur chef, m’a dit que les années où se levait le vent du désert, tout gelait. Et c’est ce qui arrive.
   - Il a dit combien de temps ça allait durer ?
   - Il a dit jusqu’au dégel !
Brulnoir jura. Il regarda autour de lui. La fumée des réchauds se dirigeait vers l’extérieur.
    - Il y a un courant d’air… Avec un peu de chance, il y a un tunnel qui débouche ailleurs !
Avec Equefor, ils entreprirent de faire le tour de la salle. Ils trouvèrent rapidement d’où venait l’air. Ce fut la déception. Ce n’était qu’une faille. De nouveau Brulnoir jura. Il retourna près de l’entrée. La lumière était meilleure. Il sortit de son sac un plan de ce qu’il savait des canyons. Il s’était fixé comme but d’atteindre une grotte à une journée de marche. Avec le vent qui soufflait en tempête et le froid qui paralysait les hommes, il n’avait pas fait le quart du chemin en milieu de journée. Jamais ils ne l’atteindraient avant la nuit. La cavité où ils étaient ne pouvait contenir autant d’hommes pour une nuit. Il fallait au minimum atteindre la grande grotte comme l’avait noté une des patrouilles. Sans le vent, il fallait la moitié de l’après-midi.
   - Fais venir Pag !
Equefor se dépêcha d’aller chercher le chef éclaireur. Brulnoir lui posa beaucoup de questions. puis il lui intima l’ordre d’aller et de baliser le chemin jusque là-bas. Il put voir briller un regard de haine dans les yeux de Pag. Pourtant l’homme ne dit rien. Il retourna vers son groupe et bientôt, munis de cordes, ils se dirigèrent vers la sortie. Brulnoir les vit disparaître les uns après les autres pliés en deux tentant de faire face au vent.
Quand la nuit tomba, les éclaireurs n’étaient pas revenus. Le vent avait encore forci. Ils étaient au cœur de la tempête. Brulnoir jura une fois de plus. Il était coincé là avec plus de trois cents hommes. Les réchauds étaient éteints depuis longtemps. Les hommes étaient serrés les uns contre les autres, piétinant sur place. Ils formaient une chaîne ininterrompue avançant doucement. Celui qui était à l'extérieur du groupe finissait par rejoindre le centre de la masse humaine pendant que celui qui était au centre se retrouvait sur les bords. Brulnoir, qui sentait le froid commencer à le gagner, vint y prendre place. La nuit allait être longue.
Aux premières lueurs du matin, ils étaient toujours en vie, marchant comme des automates. Un homme se glissa dans la grotte en profitant d’une relative accalmie du vent. Brulnoir reconnut Pag. Il se détacha du groupe et se dirigea vers lui.
   - La moitié des mes hommes ont crevé de froid, mais vous avez votre foutue trace et une corde en plus pour sous sécuriser.
   - Bien, retourner à Solaire faire votre rapport, nous avançons vers la grotte  suivante.
Brulnoir donna ses ordres. Le bataillon se mit en route. Un lieutenant ouvrait la marche. Accroché à la corde, il était le premier d’une longue file. Dans la grotte qu’ils abandonnaient, ne restaient que quelques corps congelés. Tout en marchant contre le vent, arquebouté sur la corde, Brulnoir réfléchissait. Ils avaient passé la nuit dans les canyons et n’étaient pas morts. Le vent et le froid avaient empêché leurs ennemis de les atteindre. Le général avait donc raison. Ni les bayagas, ni les esprits n’étaient à l’origine des pertes qu’ils avaient subies avant. Brulnoir retrouvait la confiance. Les buveurs de sang étaient les plus forts.
Ayant atteint la grande grotte, Brulnoir décida d’en faire un premier camp. Deux jours plus tard, profitant de l'affaiblissement du vent, deux autres bataillons arrivèrent. En une dizaine de jours malgré le froid, les buveurs de sang s’étaient répandus dans les canyons sans rencontrer d'opposition.
Batogou exultait. Les craintes de ses subordonnées étaient vaines. Avec maintenant deux régiments dans les canyons, ils allaient nettoyer la vermine. Une seul chose le chagrinait. Ils n’avançaient pas aussi vite qu’il le souhaitait.

Kaja lisait les rapports. Manifestement, la chasse aux grands savoirs était ouverte. Les buveurs de sang avaient massacré quelques villages et torturé ceux qu’ils soupçonnaient de détenir les clès des initiations. Il avait donné l’ordre à ses policiers de ne pas se mêler de cela voire de l’éviter dans tous les cas possible. Kaja sentait venir l’affrontement. Serait-il limité aux rebelles ? Il craignait de voir la population entrer en rébellion. Il fallait que sa police soit au meilleur niveau. Il avait demandé à Selvag de donner des ordres dans ce sens. Son adjoint avait suggéré de dissimuler la réalité sous le masque d’une compétition. Il était préférable que ni l’armée, ni les buveurs de sang, ni Reneur ne soupçonnent les qualités guerrières des policiers. L’hiver dans la plaine touchait à sa fin. Dans la vallée de Cannfou allait bientôt se rejouer la grande fête des autochtones. Kaja avait été sollicité par la grande prêtresse. Il avait rencontré cette femme aux cheveux trop blancs pour n’être dûs qu’à la vieillesse. Elle avait un regard semblable à la jeune novice qu’il avait entraperçue à Cannfou. Elles étaient probablement de redoutables adversaires. La négociation fut âpre. La grande prêtresse voulait moins de surveillance. Kaja avait l’ordre de tout faire pour minimiser l’importance de l’évènement.
   - Il faut quitter le passé, avait-il déclaré à la grande prêtresse.
Cette dernière avait eu un sourire ambigu.
   - Mais nous sommes l’avenir, Baron… Vous savez comme moi que les choses changent. Nous serons prêtes pour le retour du roi...
Kaja n’avait vu là que l’expression d’une femme qui voulait étendre sa puissance. Pourtant, la grande prêtresse avait raison. Les temps changeaient. Des bruits couraient qu’un sachant avait été découvert. Il ignorait ce que cela recouvrait. Par contre, il avait bien compris que cette nouvelle était un facteur de rébellion possible. Il comprenait les buveurs de sang qui, comme disaient ses espions, avaient décidé d’éliminer les rebelles, le sachant et tout ce qui allait avec. Si Kaja les comprenait, il n’admettait pas leurs actions. Le pays aspirait à la paix. Les jeunes barons, dans leur grande majorité, souhaitaient se débarrasser de la tutelle de Tizréal. Dans la population, une nouvelle classe de bourgeois était apparue. Ce sont eux qui avaient le plus apprécié que Kaja réforme la police et mette un frein à la corruption. Ils avaient beaucoup à perdre d’une guerre. Ils classaient Reneur et les buveurs de sang dans le même panier, celui des vieilles manières de faire en inadéquation avec le monde qui advenait. Selvag avait fait espionner l’armée. Quoi qu’il se passe, elle ne bougerait pas. Les généraux avaient été les premiers à piller leurs régiments pour maintenir leur train de vie. Il y a bien longtemps que les soldats ne faisaient plus que parader. Kaja avait beaucoup ri en découvrant que de nombreux soldats n’existaient que sur le vélin des parchemins. Touchant leur solde trop irrégulièrement, ils avaient un autre métier pour faire vivre leur famille. En cas de conflit, ils ne valaient pas plus que les paysans…

Lascetra marchait par des chemins détournés pour rejoindre le village de la haute vallée. Il devait être présent quand reviendrait la grande fête. Il avait fui comme les autres dès qu’il avait su que les mots avaient été prononcés. C’est pendant son voyage qu’il avait appris la trahison de Balima. Un grand marcheur l’attendait à une carrefour. Alors que Lascetra marchait habillé en vieux paysan, le grand marcheur l’avait hélé.
   - Eh ! Toi, vieil homme ! J’ai un message pour toi.
   - Vous d’vez faire erreur, j’suis qu’un p’ve gars qui connait personne, avait répondu Lascetra.
   - Alors tu es bien celui que je cherche. Un jeune gars t’a très bien décrit et m’a même dit ce que tu allais répondre. Tiens, voici ce que je dois te donner.
Le grand marcheur lui avait tendu un rouleau et, sans attendre, il avait sauté sur ses échasses. Avant que Lascetra ne revienne de sa surprise, le grand marcheur était parti en courant vers Rusbag. Lascetra s’était assis à l’abri des regards sur une grosse pierre. il avait déplié le rouleau. Une autre surprise l’attendait. Celui qui avait écrit avait utilisé la langue secrète des plus hauts savoirs. Il regarda la signature et sursauta : le signe du sachant ! Il comprenait ce qu’avait dit le grand marcheur. Lascetra lut le message. Il eut un sourire. Son instinct ne l’avait pas trompé. Koubaye était bien le sachant pour ce temps. Il donnait à Lascetra ordres et explications. Quand il replia le parchemin, il savait ce qu’il avait à faire. Dès qu’il fut arrivé à la ville, il avait donné ses ordres. Tous ceux qui avaient atteint le cinquième savoir devaient fuir. Il fallait qu’ils se regroupent et préparent la lutte. Les ordres du sachant étaient clairs. La guerre aurait lieu. “ Mais il ne faudra pas se tromper d’ennemi ” avait précisé Koubaye. Lascetra essayait de deviner ce que le sachant avait voulu dire sans trouver de réponse satisfaisante.

Rockbrice renifla le vent. Il eut un sourire carnassier. Le vent était sec. La neige allait fondre. Les ennemis allaient venir. Ils allaient voir. Ils allaient mourir. Rockbrice et les siens auraient la gloire.

Dans la combe, au-dessus du village, loin de tout, le grand-père frottait ses rhumatismes endoloris. La saison froide était finie. Les grandes pluies avaient fait leur apparition en leur temps. Elles venaient bien. Ils n’avaient pas eu trop de neige et peu de tempête. Il pensait tout haut dans la grande pièce où régnait une douce chaleur.
   - Dire qu’il y a un an… ils étaient avec nous...
Sa femme soupira.
   - Oui, et on ne sait rien.
Ils continuèrent en silence à accomplir les tâches du matin. Le grand-père avait réduit le nombre de ses bêtes. Il ne pouvait plus s’occuper de toutes. Burachka en avait bien profité en les lui rachetant. Résiskia, l’homme à la langue coupée, s’était installé avec elle pendant que Tchuba et sa famille avait commencé à se construire une maison.
   - Peut-être à la fête ?
   - Je pourrais aller voir Gabdam à l’auberge…
   - Et moi je passerais au temple. La mère supérieure aura peut-être des nouvelles.
   - Peut-être !
Le grand-père se dirigea vers la porte, prit sa pelisse :
   - Je vais vers les enclos.
Il sortit sous la pluie.

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