Du haut du donjon d'AnguelBuorn, il scrutait le lointain.
L'ennemi était là. Les vaisseaux de débarquement se découpaient devant l'ombre de l'île des morts. Leurs voiles blanches et noires faisaient un damier sinistre sur le gris de la mer.
Son visage, buriné par le vent, était couvert de fines rides évoquant les runes des anciens. Il hocha la tête. Depuis le temps qu'il guettait leur arrivée, il se dit qu'aujourd'hui son destin venait de se sceller.
Aux temps anciens, AnguelBuorn avait connu la gloire, forteresse jamais prise, elle avait été le berceau de rois fameux, des guerriers dont le nom faisait encore frémir. Mais les temps anciens avaient fini avec la dynastie en place. Le cœur du royaume battait plus à l'Est, dans des régions plus hospitalières. Les rois avaient consolidé l'héritage des fondateurs et en s'éloignant des origines, la cour avait pris des goûts de raffinements inconnus dans ce coin du monde. Bangüel était né ici, dernier descendant de la noblesse locale, on lui avait assigné la garde des côtes d'AnguelBuorn. Plus qu'une promotion, cela avait été un exil pour le punir de sa rudesse. Moins brillant en compagnie que le reste de sa famille, surtout moins policé, il aimait ces côtes sauvages et semi-désertes. Le peuple qui habitait la terre sauvage de Buorn était pauvre comme sa terre, mais fier comme personne.
Il alluma le feu d'alerte pour prévenir la tour de guet des hauteurs de Landerthorn, en espérant que le guetteur ne serait pas saoul comme à son habitude et qu'il ferait comme lui pour que, de relais en relais, la capitale soit prévenue. Après un dernier regard vers la mer et le danger qui approchait, Bangüel descendit en maugréant.
« Une escouade, qu'est-ce qu'ils veulent que je foute avec une escouade !»
Des siècles de paix avaient donné l'illusion de l'absence du danger. La dernière rencontre avec les hordes du Landayeur avait été une victoire retentissante grâce à la tempête qui avait drossé la plupart de leurs navires sur les récifs. Après cette victoire facile, les différents rois et régents avaient pris pour habitude de ne pas remplacer les effectifs. L'argent coulait à flot dans la capitale mais pas dans la terre de Buorn. Avec cent hommes, Bangüel aurait pu défendre le donjon, avec quinze, il se dit qu'il allait essayer de mourir avec honneur.
Quand il arriva dans la cour, les hommes préparaient leurs armes. Bangüel regarda autour de lui. Se sachant condamné, il voulait regarder encore une fois ces murs qu'il aimait. Anguelbuorn avait été une grande citadelle. Le premier des rois, Anguelbhorn surnommé "l'Ange des débuts", était parti d'ici avec mille hommes pour unifier les petits royaumes alentours. Sa statue de pierre surveillait la route à coté de la poterne d'entrée. De cette première enceinte, Bangüel, qui avait fouillé tous les coins et les recoins
d’Anguelbuorn, n'avait retrouvé que quelques petits arcs voûtés de pierre noire. Devant le succès de "l'Ange des débuts", la forteresse avait pris de l'ampleur jusqu'à être une véritable ville capable d'abriter les dix mille hommes du dernier des grands rois. Celui-ci aussi avait été surnommé l'Ange en raison de sa beauté mais on lui avait accolé le feu car il partait au combat revêtu d'une armure étincelante comme le soleil. Il était le héros qui avait exterminé les hordes de Landayeur lors de l'invasion des royaumes du Sud. Cet exploit avait fait de lui le roi incontesté de toute cette partie du monde. "L'Ange de feu" avait délaissé Anguelbuorn pour les bords plus cléments du lac de Combayara vers l'Est. Son départ avait été le premier signe de la déchéance de la grande forteresse. Depuis des siècles, les réparations se limitaient à abattre les murs trop abîmés pour rafistoler le donjon. Depuis que Bangüel avait pris le commandement, il y a maintenant bien longtemps, la garnison avait encore fondu. La vieillesse et les fièvres avaient eu raison de sa troupe. Toutes ses demandes de renfort étaient restées sans réponse. Il y voyait l'incurie de l'administration et la volonté des nobles de la cour de se venger.
Un homme descendit des remparts en courant :
« Dans une heure, les diables de Landayeur auront débarqué ! »
- Et dans deux heures nous serons morts », ajouta une voix.
Bangüel se retourna vivement pour voir qui avait parlé, mais tous ses hommes semblaient absorbés dans l'ajustement de leurs armes.
Il prit la parole :
« Réfléchissez au lieu de dire n'importe quoi. Depuis l'effondrement du rempart du port, seules les barcasses de pêche peuvent encore entrer ou sortir. Ces vaisseaux ne pourront atterrir que dans la crique de la galère. Pour en sortir, il n'y a qu'un chemin, celui du défilé des Omfer, partout ailleurs, ce ne sont que des falaises. A nous seize nous pouvons maintenir une armée en attendant les renforts. Le feu est allumé, Landerthorn va pouvoir prévenir Banthorn, Landguel et Guelthorn, qui vont eux aussi alerter plus loin. À marches forcées, les premiers renforts peuvent être là dans deux jours. Quatre hommes peuvent tenir le défilé des Omfer. Nous sommes seize et nous nous disons descendants d'Anguelbhorn "l'Ange des débuts", ce ne sont pas ces "même pas" hommes de Landayeur qui vont nous faire reculer !
- Regardez, le feu de Landerthorn brûle », hurla le sergent.
Toute la troupe se tourna vers le mont du Landerthorn pour regarder la fumée noire s'élever.
Bangüel dit :
« En route, il faut que nous y soyons avant eux ! »
Les quinze hommes sortirent au pas par le pont-levis. Bangüel resta un instant à contempler les vestiges de son existence passée. Il songeait aux dizaines de vaisseaux qui arrivaient. Dans une heure les premiers débarqueraient. A raison de soixante à quatre-vingts hommes par bateau, c'est plus de trois à cinq mille hommes qui allaient monter à l'assaut du défilé des Omfer. Même si on ne pouvait avancer à plus de trois de front, la tâche lui semblait impossible. Il soupira, s'avança sur le pont-levis et mit la main sur la cuisse de la statue de "l'Ange des débuts".
« Tu vois, l'Ancien, nous allons nous battre pour l'honneur, mais nous périrons parce qu'ils sont plus nombreux, plus forts, plus jeunes. »
Il regardait ses hommes qui s'éloignaient vers le chemin du défilé des Omfer. Comme lui, ils avaient choisi leurs plus belles armures et leurs meilleures armes. Bangüel avait retrouvé une armure richement ornée dans ses fouilles et l'avait revêtue.
S'adressant à la statue, il dit :
« Tu ne trouves pas que j'ai fière allure, on dirait "l'Ange de feu" partant pour le combat. Ah! S'il pouvait être là avec ses compagnons pour nous aider ! Mais nul ne pourra dire que Bangüel d'AnguelBuorn n'a pas fait son devoir jusqu'au bout ! »
En disant cela, il dégaina l'antique épée :
« Je jure par mes aïeux de vaincre ou de mourir ! Puissent les Anciens me venir en aide au moment du combat ! »
Cette prière faite, il tapa la cuisse de la statue et se mit en devoir de rattraper ses hommes.
Il y avait une bonne demi-heure de marche jusqu'à l'endroit le plus propice du défilé. Quand ils y arrivèrent, ils virent les voiles noires et blanches à quelques centaines de pas au large. On entendait les ordres de manœuvre des premiers bateaux.
Bangüel mit ses quatre archers en position, en hauteur pour couvrir la plage, puis avec ses chevaliers, à trois de front, ils se préparèrent au combat.
Quand les Landayeurs les aperçurent en haut de la plage, ils hurlèrent leur désir de mort. Le premier bateau s'échoua et les soldats débarquèrent en courant et en hurlant.
Le premier choc fut violent, mais les Landayeurs se gênaient. Obligés de ne combattre qu'à trois, leur nombre n’était pas un atout. Les archers, bien à l'abri, gênaient le débarquement des autres mais la plage se remplissait de Landayeurs ivres de combat. Bangüel avait établi un roulement pour ses chevaliers. Le sergent fut le premier à tomber, trop blessé pour combattre, on l'appuya sur un rocher. Le combat ne s'arrêtait pas, chaque Landayeur blessé était immédiatement remplacé. Les morts restaient sur place, jusqu'à ce qu'on puisse les tirer en arrière pour dégager la place. Des bateaux, on avait sorti des protections qui permettaient aux archers de Landayeur de s'abriter et de tirer sur les Buornais. La journée s'avançait et le combat continuait. Ils ne furent plus que quatorze, puis treize à la mort du premier archer, puis douze quand le jeune Darman de Langduel se fit tuer. Les plus vieux fatiguaient trop vite et se firent blesser. Le nombre de combattants d'AnguelBuorn était réduit à trois à la tombée de la nuit. Sur la plage, le campement s'installait. Les landayeurs venaient voir le combat, commentaient, pariaient. Bangüel entendait tout cela la rage au cœur. Son bras n'en pouvait plus de manier l'épée. Son armure cabossée le gênait, son sang coulait déjà par des blessures superficielles. Avec Batendal son lieutenant et Iiwin le mercenaire, ils formaient le trio final. Les trois Landayeurs rompirent le combat. Épuisés, les trois hommes virent la foule des ennemis reculer. Trois géants arrivèrent, suivis par la troupe d'élite reconnaissable à ses trophées pendus à la ceinture. Le reste des Landayeurs regardaient la scène vingt pas en arrière.
« Je crois que c'est la fin maintenant, dit Iiwin.
- Nous les aurons retenus une journée, seize contre cinq mille, notre épopée fera une belle chanson de geste », dit Batendal.
À cinq pas devant eux, les géants s'arrêtèrent. Un homme s'avança. Son armure de cuir richement orné le désignait comme le chef. D'une voix hésitante et gutturale, le Landayeur leur dit dans le parler courant :
« Rendez-vous et votre mort sera douce ! Combattez et vos cris retentiront pendant des jours sous les doigts des maîtres de la mort !
- De quoi parle-t-il ? demanda Iiwin.
- Les maîtres de la mort sont leurs prêtres et leur dieu aime la torture », répondit Bangüel à mi-voix. Il fit un pas en avant et hurla :
« Par la force des Anciens qui ont forgé cette épée, par la foi en la victoire qui m'habite, je vous défie », puis se retournant vers le défilé des Omfer, il cria : « Anciens, soyez ma force et mon aide ! »
A peine ces paroles furent-elles prononcées qu'une bourrasque souffla, éteignant les torches et les feux. Dans la nuit noire du monde de Buorn une lumière prit naissance dans le défilé des Omfer au-delà du dernier tournant. Un bruit de métal se fit entendre, puis un autre. Bientôt ce fut comme si un incendie éclairait le défilé, le bruit comme celui d'une charge de cavalerie. Bangüel, Batendal et Iiwin se regardèrent sans comprendre. Ce ne pouvait être les renforts. Sur le visage des Landyeurs, la haine avait fait place à la crainte. C'est alors qu'apparut le premier cavalier brillant avec éclat. Batendal reconnut le visage : c'était celui de la statue de "l'Ange des débuts". Puis un autre cavalier apparut semblant sortir de la paroi rocheuse, puis des centaines de cavaliers se ruèrent dans une charge frénétique. Voir ainsi chevaux et chevaliers sortir de la pierre fut aussi dévastateur pour les Landyeurs que la charge elle-même. La mêlée fut bientôt générale. Devant le trio sidéré, les vagues de cavaliers se succédaient sans s'arrêter. Quand la lune se leva, plus un Landyeur n'était vivant sur la plage. La mer était devenue rouge sang. C'est depuis ce jour que ce golfe a pris le nom de mer de sang de Bangüel. Les cavaliers couraient sur mer comme sur terre ferme, coulant les navires qui tentaient de fuir.
Appuyé sur son épée, Bangüel regardait sans comprendre. "L'Ange des débuts" s'approcha au pas et démonta.
« Salut à toi, Bangüel d'AnguelBuorn ! » dit-il dans la vieille langue de Buorn.
Mettant un genou à terre, Bangüel répondit :
« Honneur au roi Anguelbhorn et gloire à son règne !
- Tu connais la langue ancienne. Il y a bien longtemps qu'elle n'est plus employée pourtant.
- J'ai déchiffré les runes dans les souterrains de la citadelle, Ô mon roi ! Gloire te soit rendue pour être venu à mon secours. Je ne suis que ton humble serviteur.
- Tu me plais, Bangüel d'AnguelBuorn ! »
Un autre cavalier s'approcha. Batendal et Iiwin avaient mis genoux à terre et courbé le front.
« Voilà bien longtemps que je n'avais combattu sur la terre de Buorn », dit le nouvel arrivant.
Bangüel n'en croyait pas ses yeux. Il avait devant lui les modèles des deux statues. Les deux rois discutèrent entre eux puis Anguelbhorn se tourna vers Bangüel.
« Ta bravoure a fait merveilles aujourd'hui, Bangüel d'AnguelBuorn. Tu es porteur des runes sacrées sur ton visage. Ton pouvoir est grand car à celui qui est ainsi marqué, le temps et les puissances ne peuvent rien refuser. Cette marque, nous aussi nous la portions. Si tu nous appelles nous viendrons. Mais apprends à connaître ton pouvoir car à en abuser, tu pourrais tomber dans la nuit du mal. Un mage très ancien du nom d'Arthenorn viendra t'en dire plus si tu l'invoques. »
Les cavaliers repartaient s'enfonçant dans la pierre. Anguelbhorn remonta sur son cheval.
« Par cette victoire, tu mérites de changer de nom. Sois TaatBangüelBuorn ! »
Sur ces paroles, l'apparition de l'ancien roi s'affaiblit et disparut.
Dans le silence revenu, Iiwin et Batendal se relevèrent.
« Que veux dire TaatBangüelBuorn ? demanda Batendal.
- C'est de la langue ancienne. En parler courant, cela peut se traduire par Bangüel, Prince-Roi de la terre de Buorn », dit le sergent.
L'aube se levait. Bangüel ne sentait plus ses muscles. Il fit le compte de ses troupes.
Sur seize combattants arrivés dans le défilé des Omfer, il ne restait qu'eux trois debout. En regardant les blessures de son sergent, Bangüel sut qu'il survivrait mais qu'il ne pourrait plus jamais marcher sans aide. Sur les quatre archers, trois étaient morts, les arbalètes de Landayeur étaient des armes redoutables, réputées pour leur précision. Le dernier n'avait qu'un carreau dans l'épaule, il était redescendu seul et s'était assis à côté du sergent. Les autres étaient morts ou agonisants, les blessures trop nombreuses ou trop graves ne laissaient aucun espoir. Iiwin soutenait la tête de Manduel. La mort n'avait pas fait son œuvre mais Iiwin pensa qu'elle ne tarderait pas. Batendal s'occupait du benjamin de la troupe. C'est lui qui l'avait recruté lors d'un de ses rares séjours dans son village natal.
«Tu diras à ma mère que je me suis bien battu, et que nous avons gagné !
- Ne t'en fais pas, Minental, lui dit Batendal, tu lui raconteras toi-même tes exploits quand tu seras de retour au pays.
- Je sais que je vais mourir, Batendal, mais je meurs content car j'ai vu des merveilles. »
Bangüel se releva.
« Arthenorn! ARTHENORN ! cria-t-il.
- Ne crie pas comme cela, dit une voix dans son dos, je ne suis pas sourd. »
Bangüel se retourna pour découvrir un vieil homme en vêtements de cour.
« Arthenorn. Pour te servir ! lui dit-il.
- Tu es mage. Peux-tu les guérir ? »
Arthenorn leva son bâton, des éclairs en jaillirent, frappant tour à tour les quatre blessés. Les plaies s'arrêtèrent de saigner, des couleurs réapparurent sur leurs visages.
« Le reste viendra avec le temps, dit le mage, maintenant allez vous reposer, les autres questions peuvent attendre. »
Bangüel voulut dire quelque chose mais il n'y avait plus personne devant lui.
Avec l'aide de l'archer, le sergent se mit debout. Manduel et Minental, bien que très faibles, se redressaient.
Il leur fallut une bonne heure pour rejoindre la citadelle. Là, chacun se laissa tomber sur la première couche venue et bientôt, il n'y eut plus que le bruit des respirations.
Ce fut un bruit de chevaux piaffant et le cliquetis des armes qui réveilla Bangüel. Il tenta de se lever mais retomba, tous ses muscles refusant de fonctionner. Bougeant avec peine, il se traîna jusqu'à la cour, l'épée à la main. Devant ses yeux, nul ennemi, mais les troupes du Général Prince Antayana, comme le proclamaient leurs uniformes.
« Qui es-tu et quel est cet accoutrement ? demanda le commandant de la troupe.
- Je suis Bangüel d'AnguelBuorn, Prince Commandant de cette place ! Quel est ton nom ?
- Mon nom est Yanab de Linta, commandant de l'avant-garde de l'armée du Général Prince Antayana. J'ai pour mission de me renseigner sur l'origine du feu d'alerte et de préparer l'arrivée de l'armée.
- C'est moi qui ai allumé le feu, mais il n'y a plus de danger. Les Landayeurs sont morts. L'invasion n'aura pas lieu. Envoie des hommes sur la plage de la crique de la galère, ils te diront. »
Yanab fit un signe et une escouade partit au galop sur la piste du défilé des Omfer.
« Où sont tes troupes ? demanda Yanab.
- Nous ne sommes plus que sept rescapés. Les autres sont morts dans la bataille d'hier. Rentrons, que je te fasse le récit. »
Sur ces paroles Bangüel fit demi-tour et alla s'asseoir. Il entendit les ordres donné par Yanab pour établir le camp et les bruits de la troupe mettant pied à terre. Bangüel détachait les lanières de son armure quand Yanab ouvrit la porte.
Bangüel prit un pichet et servit deux verres de vin.
« Buvons à la paix. »
Yanab prit le verre, jeta un regard curieux vers Bangüel et le vida d'un trait :
« A la paix ! Raconte-moi ce qu’il s'est passé », dit Yanab
Bangüel, tout en retirant son armure, lui fit récit des événements des deux derniers jours.
Yanab écoutait en posant des questions précises sur tel ou tel détail. En l'écoutant raconter l'intervention des Anciens, Yanab ne fit aucun commentaire et son visage n'exprima aucun sentiment. Ses seuls commentaires furent techniques.
« Après une telle défaite, nous devrions être tranquilles un moment, mais il y a trop peu d'homme pour garder cette côte. »
Sur ces paroles, il sortit. Bangüel le suivit. Yanab discutait avec ses officiers pendant que les hommes investissaient le casernement. Batendal arriva en boitant.
« Cela fait des années qu’ Anguelbuorn n'a pas vu autant de troupes et aussi bien équipées.
- Ne sois pas amer, lui dit Bangüel, ils n'auraient pas fait mieux que nous à Omfer. Comment vont les autres ?
- Ils sont aussi courbatus que toi et moi, mais leurs plaies sont cicatrisées, répondit Batendal.
- Que va-t-il se passer maintenant ? »
Bangüel haussa les épaules en disant :
« Je ne sais pas. Soit nous serons des héros, soit ils nous considéreront comme des magiciens, et depuis que le roi Soustherne III a eu des problèmes avec un mage, ce n'est pas une position enviable. Mais allons manger, je meurs de faim. »
Bangüel, Batendal et Iiwin étaient à table quand Yanab se fit annoncer.
« J'ai été voir par moi-même la plage. C'est un immense charnier que les crabes ont à peine entamé. Votre récit est par trop étrange, j'ai envoyé des messagers au Général Prince. J'aurai des instructions demain.
- Bien, dit Bangüel, en attendant partagez notre repas et parlez-nous de Combayara. »
Yanab prit place autour de la table. La femme du village de pêcheurs, qui assurait l'intendance, lui mit une assiette de ragoût de poissons sous le nez et posa de nouveaux pichets de vin sur la table. Tout en mangeant, Yanab raconta la capitale et les intrigues connues ou supposées. Comment la reine faisait le jeu des royaumes du Sud alors que le frère du roi intriguait pour avoir plus de pouvoir dans l'Est, sur les hauts plateaux, avant les monts de la désolation. Il parla de la vie de la cour et du voyage du Général Prince dans les provinces de l'Ouest. La province de Buorn n'était qu'une petite étape, les villes du Nord avec leurs richesses étaient le but final de cette tournée d'inspection. Le feu d'alerte l'avait rejoint alors qu'il allait partir pour Glocksdam, la grande ville de pêche aux centaines de bateaux.
Puis le vin aidant, les souvenirs devinrent anecdotes et ce n'est que bien plus tard alors que les étoiles brillaient déjà que tous allèrent se coucher.
Le messager revint le lendemain soir. Yanab déchiffra le message. Bangüel et ses hommes mangeaient quand il entra. Le silence se fit dans la salle.
« Le Général Prince Antayana me donne l'ordre de vous faire escorter jusqu'à lui et me nomme commandant de la citadelle d'AnguelBuorn en attendant les décisions du roi. »
Yanab regarda Bangüel dans les yeux.
« Je suis désolé ! Je sais ce qu'AnguelBuorn représente pour vous. »
Et il sortit.
Tous les regards se tournèrent vers Bangüel.
Batendal prit la parole :
« Qu'est-ce que cela veut dire ? »
Avant que Bangüel ait répondu, Iiwin s'exclama :
« Le Général Prince veut voir les phénomènes de foire !
- C'est peut-être plus compliqué que cela, dit Bangüel, avant de se décider, Antayana veut savoir. Si nous pouvons servir ses ambitions cela pourra aller, mais nous ne sommes que des pions sur son échiquier. »
Un lieutenant entra :
« Le commandant Yanab demande si vous pouvez partir demain à l'aube.
- Dites au commandant que nous serons prêts », dit Bangüel, puis s'adressant aux autres : « Préparez vos bagages pour une longue route, j'ai peur que nous ne soyons pas de retour à Anguelbuorn avant longtemps. »
L'aube pâle se leva sur la citadelle. Les troupes de Yanab s'étaient mises en grande tenue. Quand Bangüel et ses compagnons sortirent, Yanab fit présenter les armes.
Ce fut la dernière vision de la citadelle que Bangüel voulut garder.
Les sept compagnons et les dix soldats de l'escorte s'éloignèrent au petit trot dans la brume qui montait de la terre.
Il y avait Bangüel d'AnguelBuorn, Batendal son lieutenant, Iiwin le mercenaire qui lui était dévoué jusqu'à la mort depuis la campagne contre les forces du Baalthoroc ; puis venait le sergent Tenbagf qui avait servi sous les ordres du père de Bangüel, avec Manduel ; et Mintendal qui considérait Batendal comme son modèle ; fermant la marche, toujours silencieux, l'archer ThotBorn, issu du désert froid de Isbuorn au Nord du pays de Buorn, aiguisait ses pointes de flèches. Derrière eux, en rang par deux, l'escorte de Yanab commandée par un lieutenant.
Buorn était un grand pays mais dont la terre était trop pauvre pour supporter beaucoup de population. Traditionnellement les Buornais émigraient vers des contrées plus riches pour se louer comme serviteurs ou comme soldats. La rigueur de la vie sur leur sol natal les rendait particulièrement résistants et appréciés dans toutes les armées.
Le voyage n'était pas très long, une semaine tout au plus. Les routes étaient sûres dans cette partie du monde, et les relais pour les messagers du roi toutes les dix lieues, permettaient un acheminement rapide des messages et maintenaient une présence garantissant l'ordre.
La brume s'épaississait au fur et à mesure qu'ils s'enfonçaient dans le pays et qu'ils s'éloignaient de la côte. Elle se changea en brouillard quand ils descendirent vers la vallée de l'Osburn, un des deux fleuves du pays de Buorn.
Le bruit des sabots était étouffé. La visibilité était faible. Une dizaine de mètres tout au plus. Le groupe serra les rangs. Le lieutenant vint à la hauteur de Bangüel.
« Où est votre archer ? demanda-t-il.
- Ne vous inquiétez pas. ThotBorn va souvent marauder autour du chemin. Il nous sert d'éclaireur et de pisteur.
- Mes ordres sont formels, vous devez rester ensemble, reprit le lieutenant.
- Dois-je considérer que nous sommes prisonniers ? demanda Bangüel.
- Non, non, dit précipitamment le lieutenant, je ne voudrais pas avoir des ennuis à mon arrivée devant le Général Prince.
- Je peux vous garantir que ThotBorn sera de retour bien avant. S'il s'est éloigné, c'est qu'il a senti quelque chose d'anormal. »
Le lieutenant reprit sa place devant ses hommes sans ajouter d'autre parole. À la manière dont il dirigeait son cheval, Bangüel le sentait nerveux. Il se fit plus attentif à l'environnement. Perdu dans ses pensées, il n'avait pas entendu ThotBorn s'éloigner.
Hormis le bruit des chevaux et celui du fleuve, il n'entendait rien. Les oiseaux ne chantaient pas. Il ne dit rien mais se redressa sur son cheval et prépara ses armes au cas où. Batendal et Iiwin le remarquèrent. Tout aussi discrètement, ils enlevèrent les lanières de sécurité pour pouvoir dégager les armes plus vite. Derrière eux, habitués par les longs entraînements, Tenbagf, Mintendal et Manduel se préparèrent aussi.
Ils suivaient un chemin en pente douce qui rejoignait le fleuve quelques lieues plus loin au gué. La forêt bruissait doucement, mais le groupe se sentait nerveux. ThotBorn était parti depuis plus d'une heure, la visibilité ne s'arrangeait pas. Soudain, un rugissement jaillit de la droite, un bruit de course précipitée et une ombre énorme passa non loin d'eux faisant réagir violemment les chevaux.
« Qu'est-ce que c'était ? demanda Mintendal.
- J'ai cru voir un ours », répondit Iiwin.
Ils avaient fait halte, les épées avaient jailli des fourreaux. Un bruit de sabots se rapprocha et ThotBorn émergea du brouillard.
« Le pays n'est pas sain. Les signes de la forêt sont clairs, quelque chose se prépare. J'ai vu des traces étranges qui se dirigeaient vers l'Est comme nous. Elles ont deux jours. »
Le lieutenant s'était rapproché. En entendant cela, il demanda :
« Des Landyeurs ?
- Non, ce qui est passé là n'est pas humain, dit ThotBorn. Même l'ours que j'ai dérangé en revenant, avait peur. Ce qui avance devant nous ne s'encombre pas de chemin. Mon père m'a parlé de races comme celles-là. Le père du père de son père les avait vues à l'époque des guerres avec les semi-mondes, quand les demi-esprits avaient tenté de prendre pied sur notre terre.
- Un demi-esprit aurait débarqué avec les Landayeurs ? Je croyais que tout cela n'était que légende, dit le lieutenant.
- Il semblerait que les légendes revivent depuis quelques jours », remarqua Bangüel.
Il remit son épée au fourreau.
« ThotBorn, tu repars en éclaireur, nous suivons tes signes. »
ThotBorn fit faire demi-tour à son cheval.
« Attendez ! dit le lieutenant, j'aimerais lui adjoindre un de mes hommes. »
Bangüel lui adressa un regard de reproche et dit :
« Comme il vous plaira, mais je ne veux pas qu'il soit une gêne !
- Tinamal, allez avec lui. Laissez votre armure ! »
L'homme retira son armure ne gardant que sa côte de mailles, il la donna à ses compagnons. Puis ThotBorn et lui s'en allèrent.
La progression reprit. Chacun réfléchissait aux paroles de ThotBorn. Un demi-esprit était un ennemi redoutable. Les armes conventionnelles ne pouvaient presque rien sur lui. Les mages présentaient ces êtres comme des esprits qui auraient une partie physique ou tout au moins capables d'interagir avec le monde des humains. Certains mages avaient le pouvoir de les combattre. Les soldats ne pouvaient que blesser ce qui les retenait dans le monde et les obligeait à se réfugier dans le monde des esprits. Les chansons de geste, qui racontaient la guerre avec les semi-mondes, avaient immortalisé quelques héros mais se lamentaient sur les morts qui avaient été très nombreux.
La matinée passa et vers midi, ils furent au gué. Le brouillard se levait un peu, mais la forêt restait silencieuse. Les signes des deux éclaireurs étaient visibles sur la piste pour Bangüel. Il n'y avait pas de danger et ils progressaient normalement. Ils s'arrêtèrent pour manger. La tension des hommes et des bêtes était presque palpable. La pause fut courte, ils reprirent la route rapidement.
Le soleil pâle, à travers le brouillard, avait fait son apparition, réchauffant les uns et les autres. Ils remontaient vers Landerthorn. Toujours sur le qui- vive, ils mirent les chevaux au petit trot.
L'après-midi s'avança sans histoire, sans alerte. La confiance revenait petit à petit. Les conversations avaient repris dans le groupe. Et si les armes étaient prêtes, les soldats se laissaient un peu aller.
« Là ! Devant ! » cria quelqu'un.
ThotBorn était sur la route, les attendant. Son arc au repos montrait l'absence de danger.
Bangüel vint à sa hauteur avec le lieutenant.
« Venez voir », dit ThotBorn.
Faisant faire demi-tour à son cheval, il les conduisit dans un petit défilé sur la droite de la route. Ils débouchèrent dans une vallée ombragée, au centre une ferme en ruine. En s'approchant, ils virent Tinamal et des fermiers.
Le corps de ferme, la grange n'étaient que des ruines fumant encore, le bétail gisait par terre, mort, éclaté comme si une gigantesque masse avait fait éclater les corps des bêtes.
« Ils ont eu de la chance, dit ThotBorn, ils étaient partis cueillir des baies, quand c'est arrivé. Le père a vu, les autres étaient encore loin derrière. »
L'homme était assis sur un tronc, la tête entre les mains. Sa femme, derrière, tenait les enfants serrés contre elle. Des larmes coulaient sur ses joues.
« Salut, homme de Buorn, je suis Bangüel d'AnguelBuorn. Que s'est-il passé ?
- Salut à toi, Bangüel d'AnguelBuorn, je suis de la maison de Landerthorn et maître ici, enfin jusqu'à hier. Nous étions partis dans la montée là-bas derrière la ferme pour aller cueillir les baies. Quand le bruit a éclaté. C'était comme si une armée s'acharnait sur la ferme, mais nous n'avions rien entendu arriver. J'ai lâché mes paniers et j'ai couru avec mon bâton. C'est au dernier tournant que j'ai vu la chose qui repartait vers l'Est. C'était énorme, noir avec de multiples bras. Cela traversait les arbres sans les toucher. Dans une de ses mains, il y avait la Noireaude, c'était ma meilleure vache. Elle meuglait de terreur. La chose l'a envoyée en l'air et elle est retombée sur les ruines de la maison. Et depuis, nous nous cachons de peur que cela ne revienne. »
Bangüel jeta un regard interrogateur à ThotBorn.
« Il n'y a plus de danger, dit celui-ci, le demi-esprit a continué sa route. Ce qu'il cherche est à l'Est.
- Passons la nuit ici, dit Bangüel, cela les rassurera et nous pourrons les aider. »
Les uns s'occupèrent du camp pour la nuit et les autres se mirent à l'œuvre pour sauver ce qui pouvait l'être. Si les trois vaches étaient mortes, le petit bétail avait réussi à se sauver. C'est ainsi que Mintendal et quelques autres revinrent en poussant devant eux quelques chèvres et les moutons. D'autres avaient redressé ce qu'ils pouvaient de la grange pour faire un abri. Quand vint le moment d'aller dormir, la vallée avait retrouvé un aspect un peu moins désolé.
Les chevaliers se réveillèrent avec les chants des oiseaux. La nature avait retrouvé son rythme habituel.
Bangüel s'éloigna un peu du campement.
« Arthenorn ! Arthenorn ! » appela-t-il à mi-voix.
Le mage apparut devant lui.
« Salut à toi, Bangüel d'AnguelBuorn. Que veux-tu?
- J'aimerais comprendre ce qu’il se passe. Peux-tu m'expliquer ?
- Je ne sais pas tout, dit le mage, ce qui arrive aujourd'hui bouleverse aussi le plan du monde des Anciens dans lequel je suis. Des forces considérables sont à l'œuvre, mais je ne les connais pas.
- Comment lutter contre une telle horreur ? demanda Bangüel.
- Un demi-esprit est un être plus qu'ancien, qui a été créé à une époque que tu ne peux concevoir. Il faut une magie puissante pour le tuer. Dans ton époque, personne ne la possède, même moi, je ne la maîtrisais pas entièrement quand j'étais vivant, mais tu as, à ton flanc, une épée forgée dans le fer et le feu des âges primordiaux. Elle peut faire fuir un demi-esprit.
- Mais je l'ai trouvée à la citadelle dans une cave abandonnée. Comment une telle arme a pu être abandonnée ainsi ?
- Il est des choses qui me sont cachées, mais cette arme a accompagné les deux grands rois d'Anguelbuorn et quelques héros maintenant oubliés. Je sais qu'elle est connue sous le nom de " l'épée d'avant les temps ", en parler ancien cela se dit HoutKa. La magie dont elle est porteuse est grande, nul n'en connaît vraiment l'étendue. Rentre au camp maintenant, le lieutenant de Yanab de Linta s'énerve. »
Quand Bangüel arriva près du campement, Batendal avait à demi tiré l'épée face au lieutenant dont les hommes se regroupaient.
« Cela suffit ! » ordonna Bangüel.
Les deux hommes se tournèrent vers lui.
« Où étiez-vous, Prince Commandant ? demanda le lieutenant.
- Tes ordres sont de nous conduire au Général Prince Antayana. Qu'il soit fait ainsi sans tarder. Vu les événements dont nous avons été témoins, il nous faut le rejoindre au plus vite. Nous partons tout de suite et nous irons à marche forcée. »
Batendal remit son épée au fourreau et ramassa ses affaires. Les autres l'imitèrent. Une heure plus tard, la troupe chevauchait vers le nord-est pour rejoindre le Général Prince avant que celui-ci ne quitte le pays de Buorn.
La course fut monotone, mais les repos rares. En moins de cinq jours, ils furent en vue du camp du Général Prince.
Celui-ci campait auprès du fleuve du Nord. Les bateaux de Glocksdam étaient à quai, prêts à embarquer le Général Prince et sa suite pour la suite de sa tournée d'inspection. Ils éviteraient ainsi les plaines du Nord du pays de Buorn, le désert d'Isbuorn. Ces plaines étaient toujours parcourues par un vent froid issu de la mer des glaces, alors que Glocksdam, pourtant plus septentrionale, était plus agréable à vivre en raison des courants chauds qui la baignaient.
Une patrouille les arrêta. Après les salutations d'usage, le lieutenant montra son ordre de mission. On les accompagna jusqu'à la place centrale du campement. Si le Général Prince était en voyage d'inspection avec ses troupes, il n'avait pas renoncé au luxe de la cour. Les tentes qu'il occupait étaient fastueuses et tranchaient par rapport aux autres tentes fonctionnelles de ses soldats.
On introduisit Bangüel dans l'antichambre du Général Prince. Il percevait des bruits de conversation dans la pièce voisine mais n'en comprenait pas les paroles. Deux gardes faisaient entrer et sortir les visiteurs. Il y avait essentiellement des militaires, venant prendre leurs ordres ou venant faire leur rapport. Une heure passa, puis une autre. Le passage n’en diminuait pas. Le soir arrivait. Enfin un homme s'approcha de lui.
« Es-tu Bangüel d'AnguelBuorn ? »
Bangüel hocha la tête.
« Viens, suis-moi. Je suis le secrétaire particulier du Général Prince. Il aimerait que tu me fasses un récit des évènements avant de te voir. »
Un des gardes souleva une tenture sur le côté sur un signe du secrétaire. Ils traversèrent quelques pièces, se rapprochèrent d'une source de musique et de rire. Ils entrèrent dans un espace réduit en montant quelques marches.
Devant l'air étonné de Bangüel, le secrétaire expliqua :
« Mon bureau est dans un chariot, cela me permet de rester opérationnel quelles que soient les circonstances.
Le récit de tes compagnons et du lieutenant de Yanab est étrange. Mais la vérité est là. Es-tu un mage ou bien possèdes-tu un don ?
- Je ne suis ni mage, ni sorcier, et le seul don que je possède est celui de la science des armes que m’a léguée ma famille. Ce qui arrive n'est pas de ma volonté. Mon visage y serait pour quelque chose. Mais je ne sais rien de plus. »
Le secrétaire reprit :
« Bien, fais-moi un récit de cette période. »
Bangüel lui raconta la vie d'AnguelBuorn et le combat.
« Est-ce vrai qu'une des apparitions t'a appelé TaatBangüelBuorn ?
- C'est vrai, le roi Anguelbhorn m'a donné ce nom. Ou son fantôme, mais je ne réclame pas ce titre ! »
- Tu fais bien, car Prince Roi de la terre de Buorn pourrait être un titre bien lourd à porter pour toi face au roi Soustherne. Le Général Prince donne une fête ce soir avant d'embarquer, mais je pense qu'il te verra avant. »
Le secrétaire conduisit Bangüel dans une autre pièce. Il y avait une table dressée, quelques sièges et un garde à chaque porte. Ils se mirent au garde-à-vous quand ils entrèrent.
« La nouvelle de ta victoire se répand, dit le secrétaire, méfie-toi des
jaloux ! »
Il quitta la pièce sans autre commentaire.
« Vous pouvez mangez, Prince Commandant Bangüel, dit un des gardes.
- Repos, mes amis ! » dit Bangüel.
Puis s'asseyant, il se mit à réfléchir pendant qu'il mangeait.
La nuit était tombée, la table débarrassée, un brasero donnait un peu de lumière. Bangüel attendait. Il se dit qu'il avait fait cela toute sa vie. Jeune, il attendait de grandir, à la citadelle, il attendait l'ennemi et maintenant c'est son avenir qui lui semblait incertain.
Les souvenirs remontèrent à sa mémoire. Cadet de la famille, doué pour les armes, son père l'avait surentraîné. Peu doué pour la diplomatie, trop direct pour la cour et ses intrigues, il n'avait réussi à monter en grade que parce que sa famille avait acheté ses brevets. Il était conscient d'avoir été une pièce dans la stratégie de son père pour se rapprocher du pouvoir. Il avait tout gâché par son attitude intransigeante, par sa fierté rebelle à reconnaître quand il devait céder même s'il avait raison. Un duel de trop, trop bien gagné, l'avait contraint à l'exil aux yeux de sa famille. Bangüel avait vécu ce retour à la citadelle comme une joie. Nommé Prince Commandant de la région, il se voyait le successeur des grands rois. Mais les années avaient passé, les unes après les autres, avec cette lenteur désespérante des gens qui attendent et ne voient rien venir. Oublié du pouvoir central, Prince Commandant sans armée et sans moyen, il pensait que ses prières réclamant simplement la mort au combat, allaient être exaucées. Et voilà que la réalité de sa vie dépassait ses plus folles espérances : Prince Roi de Buorn.
Il en était là de ses pensées quand les gardes se mirent au garde-à-vous. Il eut juste le temps de les imiter que le Général Prince entrait.
C'était un presque géant. Plus grand et plus large que tous les hommes de Buorn, revêtu de son armure, il était l'archétype du héros. Quelques batailles bien menées dans le Sud lui avaient donné une réputation de bon stratège et d'excellent combattant.
« Voilà le héros de Buorn, dit-il, bienvenu à toi, Prince Commandant Bangüel d'AnguelBuorn, vainqueur des hordes de Landayeur. Tu seras mon invité d'honneur ce soir. »
Se retournant vers sa suite, il dit :
« Laissez-nous ! »
Tous sortirent, même les gardes. Restés seuls, Antayana défit son casque de cérémonie et s'assit
« Assieds-toi, Bangüel. Sache que mon cœur se réjouit de la victoire sur les Landayeurs, mais beaucoup de choses peuvent arriver. J'ai adressé un message au roi, relatant tes exploits, mais aussi l'alertant sur ce qu’il se passe. Tu gagnes par la nécromancie... »
À ces mots, Bangüel se leva d'un bond renversant son siège.
« Assieds-toi ! ordonna Antayana. Je vois que ces années d'exil ne t'ont pas changé. Tu es toujours aussi prompt à réagir. Je sais que tu n'es pas un nécromancien et que ce qui est arrivé n'est pas de ta volonté, puisque tu en as fait le récit. Mais des esprits étroits pourraient y voir la marque de la plus noire des magies. Le roi n'est pas toujours très bien conseillé dans ce domaine. Il faut qu'il t'entende pour savoir que tu dis vrai. J'ai donc décidé de t'envoyer à Combayara. Cela permettra aussi de l'alerter sur ce demi-esprit. Les rapports, qui arrivent toujours, montrent qu'il continue sa progression vers l'Est.
- Te voilà porteur de nouvelles propres à inquiéter le roi, mais il faut qu'il sache, dit le Général Prince en se levant et en remettant son casque. La cour vit dans l'illusion de la sécurité. Ce qu’il se passe ici pourrait être fatal pour sa tranquillité. Mais ce soir faisons la fête ! »
Bangüel lui emboîta le pas. Respectueusement, la suite se reforma derrière les deux hommes. Quand ils débouchèrent sur la place devant la tente du Général Prince, une haie d'honneur était formée. Un cri retentissant jaillit des toutes les poitrines.
« Vive Bangüel d'AnguelBuorn ! Vive le vainqueur de Buorn ! Vive le Général Prince Antayana ! »
Ils avancèrent entre deux rangées de soldats en grande tenue au garde-à-vous, hurlant pour fêter la victoire. Ils approchèrent du chapiteau monté près de l'embarcadère. Les trompettes retentirent à leurs entrées pendant que les vivats jaillissaient de la bouche de tous les participants.
Toujours à la suite du Général Prince, Bangüel s'avança vers l'estrade où trônaient deux fauteuils. Ils prirent place chacun devant un siège. L'hymne des combattants retentit. Tous se mirent au garde-à-vous et reprirent les paroles à la gloire des guerriers du royaume, puis vint l'hymne du roi.
Quand le silence revint, le Général Prince s'avança au bord de l'estrade.
« Peuple de Buorn, amis des villes du Nord et vous tous du grand Royaume, réjouissez-vous car la victoire a été grande. Des Hordes de Landayeur venaient pour piller et pour tuer. C'est par la force d'un seul homme, béni des dieux assurément, que la victoire est venue. Morte est la menace, morts sont les ennemis. Acclamez le Prince Commandant Bangüel d'AnguelBuorn, illustre descendant des grands rois de Buorn ! »
L'ovation fit trembler le chapiteau. Les serviteurs se pressaient pour donner une coupe à chacun.
Le Général Prince reprit :
« Buvons à la victoire, à notre héros et au roi ! »
Tous burent ensemble, puis les vivats reprirent et le vin se mit à couler à flot.
Quand il se réveilla, Bangüel ne se souvenait plus très bien de ce qu’il s'était passé. Il avait rencontré trop de monde. Obligé de boire avec chaque groupe, de raconter son histoire encore et encore, il avait hérité d'une gueule de bois carabinée.
Batendal entra.
« Ah ! Tu es réveillé. Viens dès que possible, le Général Prince veut te voir avant son départ. »
Bangüel se prépara. Il ne se souvenait pas s'être couché. Des serviteurs amenèrent de l'eau pour sa toilette et de quoi manger.
« Où sont mes armes ? » demanda-t-il.
Le majordome fit un signe. Un groupe de jeunes écuyers entra portant son matériel et son épée.
Bangüel prit HoutKa. Il la tira du fourreau et en apprécia le fil. Il ressentait dans le métal comme une pulsation qui lui éclaircit les idées.
Quand il fut prêt, on le conduisit dans l'antichambre du Général Prince. Depuis la veille les changements étaient évidents. Presque toutes les tentes étaient pliées, au loin on voyait l'embarquement qui allait bon train.
Bangüel se retrouva avec ses compagnons. A peine arrivé, le secrétaire surgit et les introduisit devant Antayana.
« Avec tes hommes, va directement à la capitale, dit le Général Prince, voici une lettre d'introduction. Les rapports te concernant sont déjà dans les mains du roi. Ne t'attarde pas en route, le demi-esprit continue sa course vers l'Est. Les rapports de ce matin font état du massacre d'un village. »
Le Général Prince se leva, prit deux coupes pleines, en tendit une à Bangüel.
« Buvons à cette rencontre qui m'a permis de rencontrer le vainqueur des Landayeurs. »
Puis regardant Bangüel dans les yeux, il dit :
« À ta victoire TaatBangüelBuorn ! » et il vida sa coupe d'un trait.
Tous ensemble, ils vidèrent leurs verres.
« Que les Anciens soient avec toi, Prince Commandant Bangüel. »
C'est ainsi que les salua la sentinelle quand le groupe quitta le camp.
Le voyage vers Combayara se déroula sans ennui. Ils allaient dans une campagne de plus en plus peuplée, avec de nombreux relais et de nombreuses auberges. Lors de leurs arrêts dans les casernes du relais des messagers royaux, ils entendirent parler des massacres perpétrés par le demi-esprit. Les commentaires allaient bon train mais personne ne s'affolait. Tout cela ne semblait pas pouvoir atteindre la sérénité ambiante. Une bonne chasse au monstre donnerait du sport et permettrait de purger le monde de cette horreur.
Bangüel et ses compagnons étaient partout bien accueillis. Ils étaient les héros qui avaient sauvé le royaume et le reste ne comptait plus. Bangüel s’était fatigué rapidement de cette gloire qu’il jugeait factice. L’existence du demi-esprit l’inquiétait encore plus que la réaction du roi. Depuis qu’il avait quitté le campement du Général Prince, il n’avait pas réussi à s’isoler une fois pour appeler Arthenorn. De sa mémoire avaient surgi des bribes de récits de légendes. Ils parlaient de la guerre avec les semi-mondes et certaines légendes évoquaient les temps primordiaux. Il aurait aimé avoir son conseil pour démêler le vrai de l’embellissement propre aux contes et légendes.
Enfin, Combayara apparut à leurs yeux. Bangüel fit halte. Ses compagnons le rejoignirent. Il était toujours aussi ému devant la grande ville. Que les rives de la mer étaient loin ! Son cheval piaffait, mais il regardait sous lui s’étaler les splendeurs du royaume. Sur la colline, au centre de la plaine, le palais royal. Il avait perdu son aspect austère de citadelle pour prendre celui de demeure d’apparat. Ce n’était que matériaux précieux et audace d’architecte. Au pied de la colline, il y avait le quartier des nobles. Ils rivalisaient de luxe et d’imagination pour plaire au roi. Là aussi, on ne voyait que dorure et brillance des pierres nobles. En descendant vers le lac, il y avait le quartier marchand et le port. C’est là aussi que se cachait toute une faune de brigands et d’escrocs. Enfin, en périphérie vers la sortie du lac, là où la terre devenait insalubre à cause des marais, il y avait tous les refoulés, trop pauvres ou trop faibles pour vivre ailleurs.
La troupe se remit en route pour rejoindre les hautes murailles qui auraient dû protéger la ville. Mais là aussi les temps de paix avaient fait délaisser l’entretien. Si de loin, elles pouvaient en imposer, de près on voyait qu’elles étaient en mauvais état et trop encombrées de maisons pour être d’une quelconque utilité.
Ils arrivèrent à la porte de l’Ouest. Un garde leur fit signe de s’arrêter. Bangüel lui donna le sauf-conduit remis par le Général Prince. L’ayant parcouru, le garde courut le remettre à son chef de détachement. Immédiatement, celui-ci fit rassembler ses hommes pour qu’ils présentent les armes. Lui-même se mit au garde à vous et dit :
« Vous êtes attendus au palais. Allez-y directement ! Ordre du roi ! »
Quelques passants regardaient la scène avec curiosité. Un des gardes dit à un ouvrier qui le questionnait :
« C’est Bangüel d’AnguelBuorn, le vainqueur des hordes de Landayeur. »
Aussitôt un frémissement parcourut le groupe des spectateurs qui vint se ranger de part et d’autre de la rue en criant :
« Vive Bangüel d’AnguelBuorn ! Vive le héros de Buorn ! »
Rameutée par les cris, la foule se massa sur le chemin que devaient emprunter Bangüel et sa troupe. C’est ainsi qu’ils arrivèrent au palais.
Sur sa terrasse, au milieu des parterres de plantes rares, le roi Soustherne regardait la foule hurlante qui accompagnait la petite troupe.
« La foule me semble bien excitée ce soir !
- C’est en l’honneur de Bangüel d’AnguelBuorn qui arrive, déclara l’homme qui s’approchait.
- Ah ! Cangsiou, renseigne-moi. Qui est-ce ? Qu’est-ce que tes services de renseignements ont sur lui ?
- Et bien Majesté, il y a peu à dire de lui. Il a été envoyé au fin fond du royaume après ses altercations répétées avec vos fils et avec ceux des Princes Pères du royaume. Il sait se battre et n’a pas d’appui même dans sa famille. Son emportement a fait échouer bien des manœuvres de son père. Je pense qu’il va quand même essayer de l’utiliser maintenant qu’il est auréolé de gloire.
- A propos de gloire, en sait-on plus sur sa victoire ?
- Non Majesté. Il a réellement vaincu les hordes de Landayeur. Les paysans du coin et ses hommes confirment sa version de la charge. Mais nul ne sait vraiment qui ils étaient. Seuls Bangüel et ses hommes parlent des grands rois Anciens et d’un mage.
- Tu sais que j’ai horreur des magiciens. En est-il un ?
- A priori non, Majesté.
- Et les membres de sa famille, dans quels complots trempent-ils ?
- C’est un petit clan sans grande fortune, avec peu d’appui. Leur nom est leur seul vrai soutien. Ils usent et abusent de pouvoir se dire descendants des grands rois. La victoire du fils va les aider à asseoir leur réputation. Bartengüel, père du Bangüel, est plutôt proche de votre frère. Il verrait avec plaisir se développer l’Est pour que s’affaiblisse le royaume au centre. Il pourrait alors soit être dans les proches du roi, si votre frère avait la couronne, soit tenter de rendre le Buorn indépendant.
- Je le croyais trop vieux pour ses jeux !
- Il est vieux, Majesté, mais a toujours autant soif de pouvoir ! »
Les cris devinrent plus forts et bientôt, sur la place du palais, les ovations éclatèrent.
« Mon cher Cangsiou, il ne faut pas que ce Bangüel devienne une menace. D’autant plus qu’il pourrait vouloir devenir TaatBangüelBuorn. »
Bartengüel attendait son fils. Vieillard à la chevelure blanche et au port altier, il s’était posté en haut des escaliers de la cour d’honneur. La progression des cris le renseignait sur l’avancée de Bangüel. Cette victoire inattendue lui ouvrait des perspectives grandioses. En manœuvrant bien, il pourrait faire de son fils l’égal des grands rois. Ou, au pire, bénéficier de l’image de vainqueur pour asseoir sa position au plus près du pouvoir. Il n’aimait pas le roi actuel. Soustherne était trop timoré, trop indécis pour faire un grand roi. Son frère lui plaisait plus. Celui-ci vouait aux Hauts plateaux de l’Est et encore plus au mont de la Désolation, un amour dévorant. Il les désirait pour lui, pour en faire le centre du royaume. Si Bartengüel le soutenait presque ouvertement, c’était parce qu’il y avait entre eux cette connivence pour la terre. Bartengüel aimait Buorn. Il aurait voulu lui rendre la gloire passée. Mais il savait aussi que les puissants du royaume n’étaient pas là. C’est la reine qui avait leur oreille. Femme du Sud, elle favorisait ouvertement ces provinces peuplées et riches. La plus grande partie de la noblesse riche venait du Sud et soutenait le parti de la reine. En homme qui se qualifiait de pragmatique, Bartengüel, en secret, travaillait pour elle.
Derrière le patriarche du clan, se tenaient les autres enfants, tous étaient en grande tenue. Il fallait accueillir le héros. Détaché sur la droite, un peu plus bas, le chef du protocole attendait l’entrée de Bangüel et de sa troupe. Il avait reçu des ordres précis pour les honorer.
Lors de son entrée dans la cour d’honneur du palais, Bangüel ressentit un sentiment d’irréalité. Il n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait. Les hérauts sonnèrent de la trompe. Des fleurs furent jetées sous les sabots des chevaux. Son père, qui l’avait traité durement quand il avait été renvoyé dans le Buorn, qui n’était jamais venu le voir, se dressait devant lui. S’il voyait des représentants de toutes les factions de la cour, le roi n’était pas là.
Le petit matin se levait. Batendal marchait au côté de Bangüel dans les jardins inférieurs.
« Quelle fête ! dit-il.
- Je ne m’attendais pas à quelque chose d’aussi grandiose, dit Bangüel. Mon père qui me tombe dans les bras après toutes ces années, le roi qui me décore de la grande croix des princes, la reine qui me fait dire qu’elle ne serait pas insensible à mon charme, et le frère du roi qui m’appelle « son ami », sans parler de tous les nobles qui ont tenu à m’exprimer leur admiration, tout cela me semble trop beau pour être vrai. Quand je les vois s’agiter comme cela je pense aux crabes.
- Te voilà bien dur, ce matin, lui répondit Batendal.
- Sûrement mais cette victoire déstabilise la situation politique. Je le sens. Il me faudra, et il vous faudra être prudents. Combayara peut être aussi dangereuse que le défilé des Omfer.
- Je te trouve bien pessimiste, Bangüel. Après tout ne sommes-nous pas les héros de la victoire ? »
« Alors Cangsiou, que penses-tu de ce Bangüel ?
- Il a vieilli et ne s’emporte plus comme au temps de sa jeunesse. Sa victoire ne le satisfait pas. Il désire autre chose. Il met en avant son histoire de demi-esprit, mais je le soupçonne de vouloir cacher son appétit de pouvoir. Son père, lui, perd toute prudence. Il conspire presque ouvertement avec votre frère. Lui utilise cette histoire de demi-esprit se dirigeant vers l’Est sans résistance comme une faute de votre part.
- Que dit mon frère de tant de sollicitude ?
- Votre frère, Majesté, se méfie. L’arrivée de Bangüel comme vainqueur, le rend prudent. Il envoie ses émissaires voir ce qui est vrai et ce qui est faux. Il contacte ses alliés. Un messager est parti vers le Nord avec un message pour le Prince Général Antayana. Mes informateurs me disent qu’il serait capable de soutenir Bangüel.
- Ce Bangüel commence à me chauffer les oreilles. Je trouve qu’on en parle beaucoup trop. Il faudrait le rendre inoffensif. Enivre-le de fêtes et de réjouissances, si besoin, élimine-le et renseigne-toi mieux sur le Prince Général.
- Tout de suite, Majesté, » dit Cangsiou en sortant.
« Un mois, tout un mois perdu à faire les idiots, et à jouer les singes savants pour ces messieurs de la cour.
- Calme-toi, Bangüel, dit Batendal, les années à AnguelBuorn ne t’ont pas calmé. Profite donc de ce qu’il se passe, la guerre reviendra bien assez vite !
- Non, Batendal, je suis d’accord avec Bangüel, dit Iiwin, on nous promène de fêtes en fêtes, comme des animaux savants, en plus habillés comme des clowns avec ces ridicules dagues qui ne peuvent servir que de cure-dents. Parmi les autres mercenaires, les bruits courent que Bangüel n’est pas aimé par le roi. Sa disparition ne le rendrait pas malheureux. On ne m’a pas parlé de contrat sur sa tête, mais je me demande si ce tonneau, l’autre jour, était vraiment un accident.
- Tu es toujours aussi méfiant Iiwin, dit Batendal, tu les as vus ces portefaix. Si le tonneau s’est décroché, c’est à cause de leur maladresse. D’ailleurs leur patron nous a fait porter un tonnelet de liqueur des braves pour nous dédommager de notre peur.
- Je sais, dit Bangüel, mais plus j’y pense et plus je me dis que leur maladresse était bien ciblée. Ils ne se sont mis à commencer le déchargement que lorsque nous étions passés et que nous ne pouvions voir ce qu’ils faisaient. Sans cette porte pourrie qui a cédé, l’un de nous, au moins, aurait été salement amoché. Un demi-esprit se promène en liberté et sous prétexte qu’aucune nouvelle alarmante n’arrive de l’Est, rien ne se fait.
- Tout n’est pas négatif, dit Batendal, tu as retrouvé ton père, ta famille et ton rang. La reine, le frère du roi s’enorgueillissent de t’avoir à leur table.
- Ne joue pas les naïfs, Batendal. Si les grands princes m’invitent, c’est pour mieux contrôler ce qu’il se passe. Mon père est devenu comme fou. Il se voit déjà père du roi, régnant à ma place pendant que je ferai la guerre pour reconquérir le royaume comme le fit « l’Ange de lumière ». Je sens le mal qui plane et cela n’intéresse personne. »
Ils s’arrêtèrent devant une porte finement sculptée. Deux gardes d’apparat examinaient les invitations de ceux qui se présentaient à la porte. Ils se mirent au garde-à-vous, une trompe sonna et une voix annonça :
« Bangüel d’AnguelBuorn, prince commandant vainqueur, héros du royaume … »
- Tu vois, Iiwin, ils recommencent leurs conneries », dit-il à mi-voix.
De nouveau la fête avait duré toute la nuit. Un obscur Prince du Sud avait voulu fêter à son tour la victoire. Le protocole de la cour obligeait le vainqueur à se rendre à toute fête donnée en son honneur. Ne pas y aller aurait été une insulte. Bangüel essayait de boire le moins possible, mais Batendal aimait ces moments de laisser-aller. Iiwin, comme toujours, s’était fait discret. Sa condition de mercenaire le rendait moins noble. Il en profitait pour se renseigner et pour surveiller. La plupart des convives étaient ivres morts. Les serviteurs les ramassaient et les hissaient dans des carrosses pour les ramener chez eux. Bangüel tenait encore debout. Il soutenait Batendal qui s’était mis à brailler son répertoire de chansons de corps de garde.
Le petit jour se levait. Le palais était assez éloigné du centre. Le plus court était de traverser les rues commerçantes, de longer le port et de remonter par la grande avenue du Palais. Bangüel se dit que c’était faisable, mais que la prochaine fois, il demanderait un carrosse pour le retour. Ils se mirent en route. Batendal était encore plus déchaîné que d’habitude. Iiwin, le prudent, marchait quelques pas en arrière. Ils s’enfoncèrent dans le quartier marchand.
Grâce à la marche, Batendal se tut. Il était trop essoufflé pour chanter et avancer. Il ne faisait plus que marmonner entre ses dents des choses incompréhensibles. Bangüel le soutenait pour qu’il avance à peu près droit. Ils arrivèrent ainsi au bord du port.
« Faut que je pisse ! » hurla Batendal.
Lâchant Bangüel, il se dirigea vers le quai entre deux bateaux. Prenant appui sur un ponton, il commença dans un grand bruit d’eau à se soulager. Bangüel se mit à rire en voyant l’air étonné d’un marin, puis il prit conscience des bruits de pas autour de lui. Se retournant, il vit un groupe d’hommes armés se déployer autour d’eux.
« Tu ne peux pas savoir ce que ça fait du bien ! continua Batendal. Je n’aurais jamais atteint le palais. »
Bangüel dégaina sa dague. En face, ils sortirent des épées. Il regarda autour de lui. Le marin avait disparu, Iiwin n’était pas visible, probablement caché prêt à aider, à moins qu’il ne se soit fait égorger. Batendal ne serait d’aucune aide. Il continuait à discourir tout en urinant.
Le plus grand s’avança d’un pas :
« Alors héros, on va voir si tu fais aussi bien qu’au défilé des Omfer !
- Qu’est-ce que vous voulez ? dit Bangüel.
- Ta peau ! Tu fanfaronnes mais tu n’es qu’un sale Buornais qui gêne. On va faire ce que les Landayeurs n’ont pas été capables de faire. »
Un homme attaqua sur le côté. Par réflexe, Bangüel esquiva et lui planta la dague dans le cou, tout en s’emparant de son épée.
« C’est gentil de me donner une arme plutôt que ce cure-dent, dit Bangüel. Elle ne vaut pas Houtka, mais vous n’êtes pas si nombreux.
- Ah, Ah, Ah ! Tu crois que la mort de cet imbécile change quelque chose ? Je ne veux pas décevoir celui qui me paye. Tu ne t’échapperas pas », dit l’homme en faisant un geste du bras.
À son signal, les hommes s’écartèrent et des archers apparurent.
« Tu verras que sans armures, les flèches de Combayara valent bien les arbalètes de Landayeur.
- Tuez-le ! aboya l’homme en se reculant d’un pas.
- À moi, les anciens ! cria Bangüel, à moi Houtka ! »
Il y eut un éclair silencieux. Bangüel sentit une chaleur l’entourer. Son armure brillait sur son corps et dans sa main, Houtka était là.
Tout autour de la troupe, des cavaliers se tenaient raides sur leurs chevaux. Leurs lances, baissées, interdisaient tout repli aux tueurs.
Une volée de flèches issue de la mer transperça le groupe des archers. Un homme à pied, armé de pied en cap, s’avança. Il marchait l’épée à la main, l’écu en position de combat.
« Tu es un homme intéressant, TaatBangüelBuorn ! On ne s’ennuie pas à te suivre. J’aime les beaux combats et trente hommes contre nous deux me semble un duel presque équilibré.
- Salut à toi, ô roi Anguelbhorn ! dit Bangüel en mettant un genou à terre.
- Relève-toi, TaatBangüelBuorn, ici nous sommes égaux. »
Devant ces chevaliers en armes, ces cavaliers surgis de nulle part et les morts étalés devant eux, les truands survivants jetèrent leurs armes et se mirent à implorer grâce.
« Tuez-moi tous ces lâches ! dit le roi.
- Attendez, ô roi Anguelbhorn ! Je voudrais savoir qui les envoie. »
Les cavaliers firent mouvement. De leurs lances, ils poussèrent les hommes vers l’eau. Ceux qui voulaient s’échapper furent cloués au sol. Un groupe avait isolé le chef et le rabattait vers Bangüel.
« Pour qui travailles-tu ? demanda Bangüel.
- Aurai-je la vie sauve si je parle ? demanda l’homme.
- Parle, ou je t’emmène au royaume des morts tout vif, » dit le roi Anguelbhorn.
L’homme pâlit et sa respiration se fit haletante. Il tomba à genoux, les deux mains sur la gorge.
« Tu sens ce que je peux faire ? dit le roi. Alors parle maintenant ou je te garde pour mes jeux là où les lâches de ton espèce n’ont que ce qu’ils méritent. »
Toujours à genoux, l’homme se tourna vers Bangüel.
« On m’a proposé beaucoup d’argent pour te tuer. Celui qui est venu fait partie de la police secrète, mais il lui arrive de travailler pour d’autres. Il s’appelle Camaya, et je dois lui rendre compte de ma mission tout à l’heure à la taverne du Chien Rouge.
- Très bien, dit Bangüel, tu vas m’y conduire. »
Il y eut des hurlements quand les cavaliers poussèrent la bande dans l’eau du port. Mais personne ne se montra sauf Iiwin qui s’avança soutenu par deux archers des anciens.
« Nous l’avons trouvé assommé dans la ruelle là-bas.
- Je vois que nos amis sont intervenus, dit Iiwin.
- Oui, mais la suite sera pour nous. Ramasse de quoi t’équiper, nous allons voir un ami de ce monsieur, dit Bangüel en montrant l’homme par terre.
- Où est Batendal ? » demanda Iiwin.
Ils se retournèrent pour le chercher et le trouvèrent endormi le long du quai, la tête sur un rouleau de cordage.
Le roi Anguelbhorn se mit à rire :
« En voilà un qui ne s’en fait pas ! »
Redevenant sérieux, il se tourna vers Bangüel :
« Méfie-toi. Arthenorn me disait que des forces puissantes sont à l’œuvre près du roi. Elles ne te sont pas favorables. Ce pauvre Soustherne ne sait pas ce qu’il se prépare autour de lui. Ses jours sont probablement comptés. Nous serons là pour t’aider mais reste sur tes gardes, un coup en traître n’est jamais exclu. A bientôt TaatBangüelBuorn ! »
Cela dit, il remonta sur le cheval que lui présentait un des cavaliers des Anciens et ils s’enfoncèrent dans la nuit, s’effaçant comme une brume qui s’effiloche.
Iiwin s’était enveloppé dans un manteau récupéré par terre et avait remplacé sa dague par une solide épée. Bangüel avait réveillé Batendal qui se révéla être en moins mauvaise forme qu’il ne pensait.
Tenant l’homme en respect avec une dague, ils quittèrent le port pour aller à l’auberge du Chien Rouge.
« Ce n’est pas la peine de me menacer, dit l’homme, après ce que je viens de voir, je sais ce que j’ai à faire. J’ai trop peur de revoir ce fantôme. Laissez-moi parler. Faites comme si vous étiez mes hommes.
- Range ta dague Iiwin, dit Bangüel, je lui fais juste assez confiance pour croire ce qu’il dit.
- Moi pas, dit Iiwin, un geste mal intentionné et je l’embroche. »
À l’auberge, la salle était basse et fumeuse. L’homme prit une table dans un coin sombre après avoir salué le patron d’un geste de la main.
Celui-ci s’approcha avec quatre chopes de bière.
« As-tu vu Camaya ? demanda l’homme au patron.
- Il est passé tout à l’heure. Mais il reviendra vers nonenuit, il avait à faire.
- Amène de la liqueur de Sanbaya, nous avons encore à faire. »
Le patron repartit vers son comptoir.
« Qu’est-ce que de la liqueur de Sanbaya ? demanda Iiwin.
- C’est un extrait de plantes qui revitalise. Cela nous fera du bien, mais surtout à Batendal, » répondit Bangüel.
Nonenuit était passée. La liqueur de Sanbaya les avait remontés mais aussi énervés.
« Ne soyez pas si nerveux, dit l’homme, Camaya vient toujours. »
La porte s’ouvrit. Une dizaine d’hommes en armes entra. La moitié se mit au comptoir, l’autre moitié se mit à une table pendant qu’un homme s’avança vers leur table. Il releva son capuchon.
« Alors Kraoclou, as-tu fait le travail ?
- Pourquoi tant d’hommes aujourd’hui, Camaya ? demanda-t-il.
- Les choses changent. Au palais, Cangsiou vient d’aider le frère du roi à prendre le pouvoir. Mais as-tu rempli ton contrat ?
- Non, l’homme est beaucoup plus dangereux que tu ne m’as dit. Il m’a tué la moitié de mes hommes avec ses amis. Puis il a eu des renforts et je me suis enfui.
- Imbécile ! dit Camaya, mais ce n’est pas grave, Cangsiou va réparer cela rapidement. »
Camaya se retourna, fit quelques pas :
« Ah ! Pour ton argent, n’y compte pas trop ! »
Il se dirigea vers la porte :
« Tuez-les ! » dit-il à ses hommes en sortant.
Dégainant leurs épées, ils s’approchèrent de la table de Bangüel. Rejetant les vieilles hardes qu’ils avaient sur le dos, ils se ruèrent au combat, Kraoclou se rangeant à leur côté.
Si l’engagement fut intense, les hommes de main de Camaya n’avaient pas la valeur pour se battre contre des hommes surentraînés comme eux.
Dès le dernier éliminé, Bangüel dit :
« Allons vite au palais. Je crains le pire pour le roi. Kraoclou, tu as su nous aider. Que ta vie te soit rendue !
- J’ai entendu sur le port et j’ai senti la puissance. Je retourne dans mes montagnes refaire le trappeur. Je ne tiens pas à me retrouver au pouvoir de ce roi, » dit Kraoclou.
En approchant du palais, ils virent toutes les lumières allumées et une grande agitation. Toujours enveloppés des capes récupérées, ils s’approchèrent discrètement sans se faire arrêter. Tous les cavaliers, tous les carrosses étaient contrôlés.
« N’allez pas plus loin, Prince Commandant, » dit une voix.
Ils s’immobilisèrent, la main sur la garde de l’épée.
Thotborn sortit du recoin d’ombre dans lequel il était dissimulé.
« Le roi est mort. Assassiné. Le frère du roi vous accuse et prend le pouvoir avec l’aide de Cangsiou. Votre père a été arrêté, ainsi que tous ceux de votre famille. Depuis hier soir, je sentais quelque chose. J’ai fait sortir les autres dans la nuit, avant que tout ne soit bouclé. Ils vous attendent près des marais avec des montures. Je vais me renseigner encore et je vous suivrai. »
À ce moment, le gong d’alerte tinta.
« Vite, dit Thotborn, la troupe va être sur le pied de guerre ! »
Se séparant, ils partirent en courant.
« Trois jours que l’on chevauche vers le Sud à bride abattue, tu ne crois pas que cela suffit ? demanda Iiwin.
- Je veux être sûr que personne ne sait où nous sommes, » dit Bangüel.
Tous habillés de vieilles nippes, ils avaient l’air de bandits en chasse. Les rares autres voyageurs qu’ils avaient aperçus s’étaient enfuis.
« Il nous faut des informations, dit Batendal, on ne peut pas faire de plans sans savoir.
- Tu as raison, Batendal. Je ne connais pas bien la région. Iiwin, sais-tu s’il existe un lieu discret par ici ? demanda Bangüel.
- A la fin de la journée, nous devrions atteindre une discrète petite vallée. Elle est suffisamment éloignée de tout pour que nous y soyons tranquilles. »
Faisant de nombreux détours pour brouiller les pistes, ils continuèrent en silence, toujours aux aguets. Thotborn et le sergent Tenbagf étaient en éclaireurs.
Sur le soir, le sergent revint près des cinq autres.
« Nous avons trouvé l’entrée de la vallée, mais elle ne semble pas vide, dit Tenbagf, Thotborn est resté pour observer. »
Avec encore plus de discrétion, ils se rapprochèrent. Laissant leurs montures derrière un tertre, Bangüel et Iiwin rejoignirent Thotborn.
À plat ventre, caché derrière des fougères, il observait une scène en contrebas. Se glissant à côté de lui, Bangüel découvrit ce qu’il se passait. De lourds chariots tirés par des bœufs avançaient vers la passe. Des hommes en armes les escortaient.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda Bangüel à mi-voix.
- Une bande de pillards a fait de cette vallée sa base de repli. Ils ont un gros butin aujourd’hui. Avec la mort du roi et les événements, la troupe basée à Lombaya est partie vers le Nord et vers l’Ouest à notre recherche. Les quelques forces de police n’ont pu empêcher les désordres et les pillages. Ils rentrent d’un coup de main aux environs de Lombaya, un monastère si j’ai bien compris.
- Quelles sont leurs forces ?
- Une trentaine d’hommes en armes à cheval, une bonne dizaine d’archers et des femmes.
- Cela ne vaut pas le coup de se battre, essayons de discuter. Ils pourraient nous vendre des vivres pour la suite du voyage, dit Iiwin.
- Je peux tenter le coup. J’ai pas mal voyagé au Sud quand j’étais jeune.
- D’accord, dit Bangüel, mais attends la nuit, Thotborn t’appuiera et nous resterons en retrait. »
Iiwin et Thotborn restèrent à leur poste d’observation pendant que Bangüel redescendait vers les autres. Il les mit au courant de la situation. Sans bruit, ils se préparèrent et attendirent.
La nuit était bien noire quand Iiwin et Thotborn redescendirent.
Discutant à voix basse, ils mirent au point les derniers détails de la manœuvre en cas de problème. Puis Iiwin, tenant son cheval par la bride, prit le chemin de la passe. Thotborn, toujours silencieux, s’enfonça dans le sous-bois.
Ils entendirent la sentinelle qui cria : « Halte ».
De leur poste d’observation, ils virent Iiwin parler avec quelqu’un. Celui-ci s’éloigna pour revenir bientôt avec un autre homme qui semblait être le chef. La discussion durait. Iiwin faisait force gestes pour s’expliquer. L’homme en face ne semblait pas d’accord et secouait la tête en signe de dénégation.
Bangüel dégaina Houtka, imité par les autres. Tenbagf arma l’arbalète qu’il avait récupérée au défilé des Omfer.
La discussion s’envenimait. Des bribes de paroles leur arrivaient. Le ton montait de plus en plus. Soudain Iiwin tourna les talons en disant :
« Puisque tu le prends comme cela, je m’en vais. »
L’homme commença à dégainer son épée.
« Tu connais ce repaire, et tu penses pouvoir partir comme cela ? »
Il n’avait pas fini sa phrase qu’une flèche lui transperçait la gorge. La sentinelle n’eut pas le temps de réagir qu’un carreau la frappait en plein front.
Accélérant le pas, Iiwin revint.
« Ne restons pas ici, les autres vont rappliquer. »
Montant à cheval, ils se joignirent aux autres qui déjà, s’en allaient.
Ils s’éloignèrent rapidement essayant de brouiller leur piste.
Bangüel demanda à Iiwin :
« Que s’est-il passé là-bas ?
- Tout allait bien au départ et puis j’ai mentionné les événements de la capitale. Il a compris qui nous étions, cela lui faisait peur. Ils sont plus nombreux que nous le pensions. Il y a des grottes dans la vallée avec d’autres hommes. Je pense qu’ils vont nous donner la chasse.
- Pour la discrétion, c’est raté ! » dit Bangüel.
Ils voyagèrent une bonne partie de la nuit, ne se reposant que durant quelques heures sur le petit matin. Ils purent tuer du gibier en traversant une forêt.
Bangüel avait décidé de contourner la capitale par l’Est et de remonter ensuite au Nord. Si tout se passait bien, il pensait pouvoir embarquer sur le fleuve Atya ce qui leur ferait gagner plusieurs jours de voyage vers le Nord.
Le cinquième jour après la mort du roi, Thotborn revint vers le groupe.
« Ils nous suivent ! dit-il, vingt hommes bien armés, avec un excellent pisteur. Nous aurons du mal à les semer. Ils ont un jour de retard sur nous.
- C’est peu ! dit Batendal.
- Ce n’est surtout pas discret, dit Bangüel. Dans deux jours nous arriverons au bord de l’Atya. La ville est assez mal famée pour qu’on ne nous remarque pas. Enfin, j’espère ! »
C’est après quatre jours de voyage et sous une pluie fine et glacée qu’ils arrivèrent à la ville du bord de l’Atya. Elle n’avait pas d’autre nom. Ceux qui y vivaient disaient : « La Ville. ». Elle était à une journée de marche de Combayara. On y retrouvait ceux qui avaient été refoulés de la capitale et qui venaient trafiquer plus ou moins légalement. Le roi Soustherne, de son vivant, l’avait toléré parce qu’il avait, disait-on, des intérêts dans quelques unes des plus juteuses affaires.
S’étant étendues sans contrôle et sans vraie administration, les rues n’étaient qu’un cloaque avec cette pluie qui tombait sans discontinuer depuis presque deux jours. Ils aspiraient à un lieu chaud et sec pour se reposer. Les rues étaient quasi désertes et le seul chariot qu’ils virent était embourbé.
Découvrant une auberge qui semblait moins louche que les autres, ils s’arrêtèrent. L’aubergiste s’empressa de les servir et fit conduire leurs chevaux à l’écurie.
Ils se retrouvèrent près de la cheminée devant un bon feu et un repas chaud.
Bangüel dit :
« J’espère que nous avons réussi à semer nos poursuivants. Je me vois mal me battre dans cette ville. Trop de choses peuvent arriver.
- Leur pisteur est peut-être bon, mais Thotborn nous a tellement fait tourner et retourner qu’ils ne pourront jamais nous suivre, dit Batendal.
- Demain, il faudra aller sur les quais pour trouver un bateau. Nous ne sommes pas loin de Combayara et je ne voudrais pas qu’on nous reconnaisse.
- J’irai avec Tenbagf. Il connaît assez bien les marins et les bateaux, dit Batendal.
- D’accord et pendant ce temps nous, ici, essaierons de prévoir le ravitaillement. Une fois dans le Nord, nous aurons beaucoup de mal à trouver quelque chose. Il nous faudra bien deux à trois semaines pour atteindre le mont de la désolation.
- Faut-il prévoir d’emmener les chevaux, Prince Commandant ? demanda Tenbagf.
- Ne m’appelle pas comme cela, tu vas nous faire repérer ! »
Bangüel regarda autour de lui, mais si l’aubergiste était assez près, comme il était en grande discussion avec un client, il ne devait pas avoir fait attention à leur conversation.
Après le repas, la conversation se fit plus rare et tous allèrent se coucher.
C’est en rentrant que Bangüel se fit surprendre. Il avait négocié toute la matinée pour essayer d’obtenir du ravitaillement et des renseignements. Mais dès qu’il parlait des évènements de la capitale ou du demi-esprit, tous ses interlocuteurs se fermaient et lui demandaient de partir. Il avait à peine poussé la porte de l’auberge que cinq hommes l’avaient immobilisé. Contrairement à ce que pensait Batendal, le groupe de bandits les avait suivis jusqu’ici. Attaché sur une chaise, il avait un couteau sur la gorge. Autour de lui, ses compagnons étaient dans la même situation. Il ne manquait que Batendal et Tenbagf.
« Plus que deux et nous pourrons venger ceux que vous avez tués. Tu verras, dit l’homme qui tenait le couteau à Bangüel, tu verras que sans atteindre les sommets des Landayeurs, nous avons quelques tortures intéressantes pour les gens comme toi ! »
Attaché et bâillonné, Bangüel assista impuissant à la capture de ses deux derniers hommes.
Le feu ronflait dans la cheminée, éclairant la pièce de lueurs tremblotantes. Ils étaient sept attachés sur un siège. Ils étaient vingt, autour, le visage fermé.
« Nous allons vous couper les cordes vocales ! Après nous pourrons prendre notre temps pour vous faire payer la mort de Lindawi, » fit celui qui dirigeait le groupe.
Pendant ce temps, trois hommes mettaient des fers à rougir dans la cheminée.
Bangüel allait appeler les Anciens à l’aide quand la porte vola en éclats, puis toutes les fenêtres semblèrent exploser. Une volée de flèches précises et meurtrières faucha les bandits debout. Des hommes jaillirent dans la pièce et achevèrent le travail des archers. En quelques minutes tout fut réglé. Les vingt truands gisaient par terre, et les soldats se dirigèrent vers les prisonniers.
« Yanab ! s’exclama Bangüel, en voyant entrer le lieutenant.
- J’ai ordre de vous conduire sous bonne garde au Général Prince Antayana, dit celui-ci.
- Emmenez-les sans les délier, le Général Prince les attend ».
Ils furent détachés de leurs sièges, mais ils gardèrent les mains liées dans le dos. En sortant, ils virent que l’auberge avait été cernée par plus d’une centaine d’hommes. Ceux-ci se mirent en deux colonnes pendant qu’on les faisait avancer au milieu. Se retournant, Bangüel vit l’aubergiste recevoir une bourse du lieutenant Yanab.
Ils traversèrent la ville sous escorte pour rejoindre le campement du général prince. Les chariots commençaient juste à arriver. Une simple tente servait de quartier général. On sépara Bangüel de ses compagnons et on le conduisit devant Antayana.
« Honneur à TaatBangüelBuorn ! dit le Général Prince Antayana, c’est ainsi que je devrais t’appeler si je n’étais un fidèle serviteur du roi, du nouveau roi Norlock. »
Bangüel et Antayana étaient seuls dans la tente.
Ce dernier se pencha vers Bangüel et lui dit en chuchotant : « Ne t’étonne pas de ce que tu entendras ou de ce que tu verras, je te ferai parvenir des instructions plus tard. »
Puis faisant quelques pas, il reprit sur un ton normal :
« Depuis que tu as assassiné ce pauvre roi Soustherne, les choses ont bien changé. Le frère du roi s’est porté au secours du royaume. La reine elle-même a accepté de le prendre pour époux, reconnaissant par là que son premier époux n’était pas digne d’un royaume tel que celui-ci. Pour montrer ma loyauté, j’ai, moi-même, proposé de te chasser et de te capturer. J’aurais bien aimé te châtier de mes mains pour ton forfait, mais notre nouveau roi, béni soit-il, veut se venger. Je vais donc t’envoyer à lui avec Houtka. Cette arme le fascine et je pense qu’elle le servira admirablement. »
Un homme entra. Bangüel reconnut le secrétaire du Général Prince.
« Ah, te voilà ! Tu vas préparer un convoi pour conduire ses traîtres à la capitale. Prévois une belle escorte, je ne veux pas qu’ils puissent échapper à la vengeance du roi !
- Bien, Général Prince !
- Qu’on le charge de chaînes et qu’on l’enferme ! »
Des soldats entraînèrent Bangüel. Ils l’amenèrent à côté de ses compagnons qu’on enchaînait par les chevilles, les uns avec les autres. Puis on les poussa dans un enclos fait de pieux.
« Appelle les Anciens qu’ils nous sortent de là ! dit Iiwin.
- Non, je préfère attendre, je ne veux pas verser le sang de ces soldats. Il faut que j’aie d’autres informations », répondit Bangüel.
Le temps s’écoula lentement. Les chaînes les gênaient dans leurs mouvements. Ils ne pouvaient ni se lever ni se déplacer sans que tout le groupe bouge. Vers le matin, on leur amena un brouet peu appétissant. Les gardes avaient les armes à la main, et seul un serviteur s’approcha d’eux pour distribuer les écuelles.
Vers le milieu de l’après-midi, on les fit sortir. Toujours enchaînés, ils furent encadrés par une vingtaine de soldats. Ils passèrent devant la tente de Général Prince qui resta invisible. Le détachement prit la route de la capitale. Ils marchèrent cinq heures avant la nuit. Ils s’étaient éloignés de la rive pour prendre une route à travers la forêt. La progression avait été difficile. La chaîne, qui les reliait tous, les gênait pour avancer vite. Quand la lumière fut trop faible, le lieutenant ordonna la halte. Un pieu fut passé dans un des anneaux de la chaîne et enfoncé à grands coups de masse dans le sol. Sans un mot, un serviteur leur fit passer la même nourriture que la veille.
« Ils ne vont pas nous laisser sans même une couverture ! dit Batendal.
- Si, répondit Iiwin, ce sont des soldats du palais tous dévoués à Cangsiou. Antayana nous a bien eus. Il va rentrer en grâce auprès du roi.
- Essayez de dormir, dit Bangüel, à cette allure nous en avons pour plusieurs jours de voyage. »
Après une nuit passée à grelotter et un simple morceau de pain, ils furent remis en route. Le temps était maussade et froid. Les soldats ne parlaient pas ou peu. Le lieutenant était nerveux et essayait de forcer l’allure. Mais quand ils allaient trop vite, ils s’emmêlaient et c’était la chute.
Encore une fois, ils tombèrent. Le lieutenant ordonna une halte. Alors qu’ils se démêlaient, Thotborn dit dans un souffle à Bangüel :
« Nous sommes suivis par des gens armés ! »
Le lieutenant n’avait rien remarqué et fut le premier à mourir lors de l’attaque. Les autres soldats subirent le même sort ou s’enfuirent.
« Kraoclou ! dit Bangüel.
- La vie est étrange. Aujourd’hui c’est moi qui te rends la tienne. Mais j’agis sur ordre. Ne restons pas ici. Quelqu’un veut te voir. »
On brisa la chaîne et tous s’enfoncèrent dans la forêt. Kraoclou guidait la troupe avec efficacité, par des chemins à peine visible. À toutes les demandes de Bangüel, il avait répondu :
« Tu verras. »
Ils marchèrent ainsi une demi-journée. Ils firent halte dans une clairière. On leur prépara un repas chaud autour d’un feu.
« Maintenant, nous attendons, dit Kraoclou. Tiens, Bangüel, ceci est à toi. »
Bangüel fut ému de revoir Houtka. D’un seul geste, il fit sauter l’anneau de fer qu’on avait scellé sur sa cheville droite et il libéra les autres.
Le soir tombait quand un bruit de chevaux se fit entendre. Le Général Prince Antayana fit son apparition.
« Tu as bien travaillé, » dit-il à Kraoclou.
Puis se tournant vers Bangüel, il lui dit : « Viens avec moi, TaatBangüelBuorn, je vais t’expliquer. Depuis notre dernière rencontre, beaucoup de choses ont changé. C’est Cangsiou qui a tué le roi, il mène ce pauvre Norlock comme un toutou. Le demi-esprit est maintenant dans le Nord Est. Il y a fait des ravages et s’installe en asservissant hommes et bêtes. C’est lui qui dirige Cangsiou. Il le possède et Cangsiou manipule toute la cour comme un montreur de marionnettes. Je sais que je ne peux rien faire. Mon armée est prête à me suivre au combat mais je sais que si je suis un bon général, je ne suis pas prédestiné comme toi. J’ai connu Kraoclou quand il était trappeur. Son séjour dans la pègre de Combayara a été une erreur. La rencontre avec les morts l’a transformé. Il m’a rapporté tout ce qu’il s’est passé. Bien sûr, je ne peux pas me dresser ouvertement contre le roi. Cela tournerait à la guerre civile pour le plus grand bonheur du demi-esprit. L’ennemi est là au Nord Est, pas au palais. Il faut que tu ailles le combattre. Officiellement, je partirai à ta poursuite, mais sur place, je te servirai car tu es le vrai successeur d’Anguelbhorn et de « l’Ange de feu ». Sans toi, nous ne pourrons que nous soumettre. Toi seul peux te dresser avec l’aide des Anciens pour nous sauver de cette créature. »
Le Général Prince était un homme organisé. Bangüel, et sa troupe renforcée de Kraoclou, bénéficiait de la logistique mise en place pour le ravitaillement de l’armée. Ils chevauchaient facilement de relais en relais. Les lettres de mission de l’armée d’Antayana ouvraient toutes les portes dans ces régions. Kraoclou et Thotborn chevauchaient en tête. Une complicité certaine était née entre eux. Iiwin continuait à se méfier du gaillard. Il ne pouvait oublier les quais de Combayara.
C’est au bout de trois semaines de marche forcée qu’ils atteignirent les pieds des monts de la désolation. Le relais qu’ils voyaient était situé dans une petite dépression. Derrière, les collines s’élevaient graduellement pour devenir des montagnes à l’aspect redoutable. On était en milieu de journée et Bangüel avait envisagé de continuer jusqu’au relais après le premier col.
« Vous n’y pensez pas, Monseigneur, lui dit l’aubergiste, plus personne ne va par là. J’ai vu passer des gens qui fuyaient mais maintenant plus personne n’en vient. L’autre jour, le colporteur qui pourtant n’a pas froid aux yeux, est revenu sans entrer dans le relais du col. Là-haut tout n’est que désolation et violence. Il y a des pendus et des écorchés vifs tout autour du relais qui a été fortifié. Il a tellement eu peur qu’il en a souillé son pantalon. Il est redescendu en courant.
- Tu es resté, toi, lui dit Iiwin.
- Toute ma fortune est cette auberge, répondit-il. Et puis j’ai des ordres
d’ Antayana ! Je dois vous fournir tout ce que vous me demanderez. »
Ils démontèrent et rentrèrent dans la salle principale. L’aubergiste se démenait pour apporter tout le nécessaire. Son seul aide était un vieillard.
« Ne vous étonnez pas, Monseigneur. Ma famille et mes servantes sont parties vers un lieu sûr. Il ne reste que mon père et moi. Depuis des semaines cela suffit largement à la tâche.
- Que peux-tu me dire sur ce qu’il se passe là-haut ? demanda Bangüel.
- Les nouvelles sont rares, mais j’ai compris qu’une armée s’organisait. Quelques femmes qui fuyaient m’ont fait un récit étrange. Un être épouvantable arrive et soumet tout et toute chose à sa volonté. La moindre résistance est brisée avec un maximum de cruauté. Ces pauvres femmes ont vu leurs maris être démembrés tout vif. Depuis la mort du roi, on ne le voit plus, mais toute une organisation se met en place. Ils fortifient toute la zone frontière plus au Nord. Antayana m’a demandé de vous faciliter le voyage mais je ne sais que vous donner.
- Nous allons d’abord nous reposer puis nous essaierons de nous infiltrer sans nous faire remarquer. Il faut que je rencontre ce demi-esprit, » dit Bangüel.
En entendant cela, le vieillard pâlit : « Un demi-esprit ici, alors nous sommes perdus !
- Qu’as-tu, vieil homme ? demanda Bangüel.
- La légende du Nord dit que quand un demi-esprit prendra pied dans la montagne alors tout sera perdu, la Force Noire reviendra et se répandra sur le monde.
- Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? dit Batendal.
- La Force Noire est comme un dieu. Elle fut enchaînée sous les monts de la désolation dans les temps d’avant les temps par les dieux eux-mêmes. Sa simple présence suffit à rendre la terre peu fertile et le climat rigoureux. La magie qui la tient captive est puissante mais pas assez pour la détruire. Nos légendes parlent d’elle comme la fille dénaturée du dieu de la mort. Si son père tient son rôle dans l’ordre du monde, elle n’est que destruction et malheur. C’est elle qui aurait fait naître les demi-esprits. »
Minental prit la parole :
« Le sage du village nous a raconté une légende semblable. Les demi- esprits rêvent de lui rendre gloire et puissance. Partout où règne le mal, ils peuvent venir. Les Landayeurs savent les invoquer puisque c’est déjà par eux qu’ils étaient venus faire la guerre ici. Heureusement, jamais ils n’ont réussi à aller sur cette terre. Quelque chose les a arrêtés avant. Nul ne sait qui ou quoi. Le sage raconte qu’ils ont disparu une nuit de combat dans un grand éclair et que leurs troupes humaines furent vaincues par nos soldats.
- Il nous faut agir avant que cette Force Noire ne soit libérée, dit Bangüel. Mais reposons-nous. Nous aviserons demain. »
Le lendemain, Thotborn et Kraoclou partirent en reconnaissance. En les attendant, les autres préparèrent le matériel pour une expédition en terrain ennemi.
Ils rentrèrent deux jours plus tard, alors que l’inquiétude commençait à ronger le groupe.
« La terre est vraiment pauvre. Il est difficile de se déplacer sans se faire remarquer. Il y a des groupes armés qui patrouillent partout. Avec beaucoup de précautions, nous nous sommes glissés derrière le relais du col. L’aubergiste a raison, on voit les restes de pendus. Le soir venu, ils ont torturé un homme. Nous l’avons entendu crier toute la nuit. Le lendemain, nous avons continué vers l’intérieur. Les patrouilles semblent moins nombreuses, mais il faut rester prudent. »
Thotborn finissait de parler quand un cavalier arriva.
« Yanab ! Que fais-tu ici ? demanda Bangüel.
- Dans une semaine l’armée du Général Prince sera là. Officiellement, il vous poursuit. Il m’envoie vous dire qu’il a reçu des ordres du roi pour s’arrêter ici. Il ne doit pas dépasser le relais du col. Cela l’étonne et il craint qu’un piège ne vous soit tendu.
- De mieux en mieux ! dit Iiwin. On dirait que Cangsiou veut nous pousser dans les pattes de ce demi-esprit.
- Je suis d’accord avec toi, mais on n’a pas le choix, dit Batendal.
- Bien, nous partirons demain à l’aube, » dit Bangüel.
Le jour était pâle quand ils se mirent en route. Le ciel gris était froid. Ils étaient huit silhouettes marchant en file indienne. Ils portaient chacun un sac à dos. Ils avaient laissé les chevaux pour plus de discrétion sur les conseils de Thotborn. Ils mirent une journée pour se retrouver derrière le relais du col. Ils avaient marché une partie de la nuit sans rien entendre, à la seule lumière d’un quartier de lune descendante. Après quelques heures de sommeil, ils étaient repartis dans un paysage désolé où n’existaient que des arbres rabougris et une maigre végétation. Ils avaient réussi à éviter les patrouilles qui semblaient cantonnées sur la route. Ils marchaient à flanc de montagne sur des sentiers qui n’étaient que des traces de gibier. Les paroles étaient rares. Ils sentaient le poids de la peur venir sur leurs épaules.
Plus les jours passaient et plus le pays devenait désolé. Un soir, alors qu’ils campaient, pas très loin d’un camp militaire, ils avaient entendu les hurlements d’un homme torturé. Le lendemain, la trace qu’ils suivaient les amena devant les restes encore chauds d’un écorché vif. C’est Mintendal qui craqua le premier. Il tomba à genoux, ne pouvant retenir ses pleurs devant ce spectacle.
« On ne peut pas continuer comme cela, dit Iiwin, il y a trop de peurs qui rôdent. J’en ressens les effets. C’est comme un sort qu’on nous a jeté.
- Je vais appeler Arthenorn, » dit Bangüel.
Il s’éloigna du groupe et bientôt le mage apparut devant lui.
« Tu sens ce qu’il se passe ici, nous sommes tous effrayés, dit Bangüel.
- Ici, vous êtes dans un pays de mort. Je vois les ondes d’angoisse qui coulent du Nord et qui attaquent vos esprits. Déjà les plus jeunes et les plus faibles craquent. L’ennemi est ce demi-esprit. Il m’est caché car sa puissance est trop grande pour moi. Je vais essayer de vous protéger, mais je ne pourrai pas étendre mon sort à tous. Certains doivent renoncer, » dit Arthenorn.
Bangüel prit chacun à part et renvoya Mintendal avec Manduel. Il leur donna l’ordre de rôder aux confins du pays pour préparer leur retour et prendre contact avec le Général Prince. Après leur départ, Arthenorn jeta un sort sur les six hommes qui restaient. Ils sentirent la peur se faire refouler. Elle n’avait pas disparu mais leur était devenue comme extérieure.
Ils reprirent leur voyage vers le Nord. Le pays devenait nauséabond. Même l’eau des ruisseaux sentait la pourriture. Comme les vivres s’épuisaient, ils devaient chasser les quelques bêtes qui vivaient là. Le goût en était atroce. À chaque bouchée, Batendal sentait son estomac protester. Au bout de deux jours, il fut pris de vomissements et de diarrhées. C’est lui qui insista pour qu’on le laisse repartir. Bangüel donna l’ordre au sergent Tenbagf de l’aider sur le chemin du retour.
Cela faisait maintenant trois semaines qu’ils marchaient vers le Nord multipliant les détours pour éviter les postes de gardes et les villes. Le froid était vif, l’air empuanti en permanence comme s’ils marchaient à côté d’une charogne. La fatigue se faisait sentir. Ils n’avaient plus de provision ou presque. Ce qu’ils chassaient suffisait à peine à les nourrir. Kraoclou et Thotborn marchaient devant comme toujours. Bangüel et Iiwin suivaient, une dizaine de mètres derrière. C’est ce qui les sauva.
Alors qu’ils passaient dans une petite gorge, un éboulement se produisit. Thotborn fut pris dessous. Kraoclou n’eut que le temps de se protéger sous un surplomb. Bangüel et Iiwin se collèrent contre la paroi, ce qui les mit hors de portée des flèches qui s’abattirent sur eux. Il y eut des hurlements et des êtres velus armés de gourdins chargèrent. Bangüel appela les Anciens à l’aide. La bataille fut rude malgré tout.
Quand tout danger fut écarté, le roi Anguelbhorn s’approcha des corps étendus par terre :
« Des velus ! Voilà qui est étrange. Arthenorn ne m’avait pas dit qu’il en existait encore. Je pensais que les derniers avaient été décimés lors de la guerre des demi-mondes. Il y a de la magie dans l’air de ce pays, et la plus noire des magies pour susciter à nouveau des êtres aussi vils.
- J’ai cru ne jamais vous voir ! dit Bangüel. J’appelais mais personne ne répondait. Pourquoi ?
- Parce que la magie du demi-esprit est forte, très forte et que la force des Anciens faiblit dans cette contrée qui est sous sa domination, dit Arthenorn qui arrivait. J’ai peur de ne pouvoir beaucoup t’aider quand tu seras près de l’ennemi. »
On dégagea Thotborn. Il était vivant mais avait un bras cassé.
Kraoclou avait de multiples blessures sans gravité mais il en souffrait beaucoup.
Le roi Anguelbhorn décida de rester avec eux quelque temps et de les aider à rejoindre un pays civilisé. Bangüel et Iiwin repartirent seuls.
Ils s’enfonçaient dans les monts de la désolation. La neige recouvrait tout, mais elle était sale. Malgré le froid, l’air sentait mauvais. Ils n’étaient que deux silhouettes perdues sur un flanc de montagne enneigée. L’angoisse venait battre contre eux, comme l’eau de la mer au pied des falaises. Heureusement, le sort jeté par Arthenorn les protégeait encore. Ils avançaient malgré tout. Une semaine après la bataille avec les velus, ils atteignirent un plateau.
Le vent était glacial, il faisait très sombre. Des nuages noirs couraient dans le ciel. Le chemin qu'ils suivaient surplombait le col principal avec la route. Une tour noire gardait l'entrée.
« Nous sommes trop visibles, dit Iiwin, pour traverser ce champ de neige. Il faut attendre le soir. »
Ils posèrent leurs sacs à dos et cachés derrière des rochers, ils observèrent l'étendue devant eux.
Au loin, à une dizaine de kilomètres, on voyait une ville. Son architecture était aussi déchirée que les monts qui l'entouraient. Faite avec la pierre noire des montagnes, elle faisait une tache noire sur le fond de neige blanche. Construite sur une colline au-dessus du plateau, elle s'élevait en degré. À son sommet, il y avait un château fort. Si toute la ville était noire, le château était pire, il semblait boire le peu de lumière qu'il y avait. Faisant contraste avec ces ténèbres, les fenêtres rougeoyaient comme si de la lave courait derrière.
« Il va nous falloir marcher de nuit pour approcher sans se faire repérer, dit Bangüel.
- Reposons-nous, il nous reste trois heures avant que la nuit couvre nos pas. »
Ils s'installèrent à l'abri du vent, mangèrent un peu. Iiwin avait choisi une place pour surveiller la tour, quant à Bangüel son regard ne quittait pas le château.
Bientôt un son retentit. C'était une plainte longue et forte qui venait de la ville. Aussitôt, de la tour, des silhouettes jaillirent en armes.
« Un cor de Landgar! », dit Bangüel.
La plainte se mua en une sorte de mélodie.
« Les montagnards s'en servent pour communiquer, » ajouta-t-il.
En bas, une quinzaine de gardes écoutaient. Puis, du sommet de la tour, on sonna du cor. Il y eut comme un dialogue et tout cessa. Quelqu'un sortit de la tour et montra la direction des rochers où Bangüel et Iiwin étaient cachés. Les gardes s'élancèrent. La pente était forte. La neige rendait le sol glissant, mais ils avançaient vite.
Iiwin dit:
« Ce sont des velus! À quinze contre deux, il vaut mieux éviter le combat. »
Attrapant leurs affaires, ils partirent en essayant de se dissimuler à leurs regards.
Le sentier courait à flanc de montagne. Ils progressaient facilement, mais ne voyaient rien qui puisse retarder leurs ennemis.
Le cor de Landgar sonna encore.
Une réponse vint du haut de la montagne. Ils virent d'autres velus s'élancer à travers les pentes pour leur couper la route.
Laissant leurs sacs, ils se mirent à courir. Emportés par leur élan, quelques velus ne purent s'arrêter sur le chemin. On entendit leurs cris quand ils tombèrent dans le ravin en contrebas. Les autres les prirent en chasse.
Bangüel et Iiwin savaient qu'ils ne pourraient s'échapper sans combattre. Les velus étaient plus rapides et plus résistants qu'eux à la course sur la neige. Au détour du chemin, ils trouvèrent une grotte. S’arrêtant devant, ils se préparèrent au combat.
Un premier groupe arriva très vite, trop vite pour manœuvrer et éviter les passes précises et meurtrières des deux combattants.
Le gros de la troupe arriva. Il y avait une vingtaine de velus, équipés de lances et d'arbalètes.
Un premier carreau manqua Bangüel de peu et s'enfonça dans l'obscurité de la grotte.
Les autres préparèrent leurs armes. Bangüel et Iiwin levèrent leur bouclier, se préparant au pire. Un hurlement jaillit derrière eux. Par réflexe, ils se jetèrent sur les côtés, juste à temps pour ne pas être renversés par un ours blanc de la montagne. Il faisait bien une tonne et se précipitait sur ceux qui l'avaient réveillé. Les carreaux jaillirent des arbalètes, ne faisant que rendre la bête plus furieuse. Il massacra allègrement les cinq premiers velus de ses griffes de trente centimètres, puis se dressa de toute sa hauteur pour hurler sa rage. Agile et rapide malgré sa masse, il mit hors de combat quinze gardes, les autres préférèrent la fuite.
Iiwin avait entraîné Bangüel vers l’intérieur de la grotte. Ils s’enfoncèrent de plus en plus loin tout en entendant le combat de l’ours avec de nouvelles troupes de velus qui arrivaient.
« Il va succomber sous le nombre, dit Bangüel, et nous allons être coincés ici.
- Non, dit Iiwin, ne sens-tu pas ce courant d’air ? Cette grotte a une autre sortie. »
Ils buttèrent contre le fond de la cavité. À tâtons, ils cherchèrent le passage. Bangüel poussa un cri lorsqu’il bascula en avant dans un étroit conduit. Il glissa plus qu’il ne tomba. Derrière lui, Iiwin se précipita.
« Un groupe de velus est entré pendant que les autres s’occupent de l’ours, » dit-il.
Dans le noir, ils se mirent à avancer simplement guidés par le petit souffle de l’air. Le couloir montait et descendait sans qu’ils puissent le prévoir. Leurs chutes furent nombreuses, mais jamais graves. Ils marchaient depuis bientôt une heure quand Bangüel proposa de s’arrêter. À tâtons, ils s’installèrent sur une corniche en surplomb.
« Je ne comprends pas où nous sommes, chuchota Bangüel.
- Si mon sens de l’orientation ne me joue pas des tours, nous allons dans la bonne direction, » répondit Iiwin sur le même ton.
Un raclement les fit se taire. En silence, ils montèrent plus haut dans un couloir secondaire qui donnait sur le surplomb où ils se reposaient. Un autre bruit se fit entendre. Une troupe avançait, déjà les reflets des torches étaient visibles.
Des petits cailloux roulèrent en contrebas. Quelque chose bougeait dans la galerie qu’ils avaient quittée, mais le rebord de pierre les empêchait de voir. Les velus apparurent, éclairant les lieux. Ils étaient dans une grande salle souterraine. La lueur des torches ne perçait pas l’obscurité assez loin pour en voir le bout. Iiwin et Bangüel surplombaient la scène sans la voir. Des velus, de plus en plus nombreux, se précipitaient dans la salle. C’est alors que retentit le premier cri. Un velu hurla de douleur et de peur. Un combat s’engagea sous leurs pieds. Les velus luttaient comme ils pouvaient contre quelque chose qui les paniquait.
Iiwin progressait dans la galerie suivi par Bangüel. Les bruits de combat étaient derrière eux. Un peu plus loin, le couloir qu’ils suivaient, s’incurva vers la gauche. Après une demi-heure de contorsions diverses, ils se retrouvèrent de l’autre côté de la salle. Des velus se battaient contre une sorte de crabe aux pinces multiples. De nombreux corps jonchaient le sol, et des torches tombées éclairaient la scène.
Ils regardèrent le combat quelques minutes. Voyant les velus en mauvaise posture, en tout cas incapables de les suivre, Bangüel donna le signal du départ. Iiwin se remit en route, se fiant à son instinct pour choisir parmi les différentes directions. Ils se trompèrent quelques fois, mais arrivèrent à l’air libre en pleine nuit. Le passage par les grottes leur avait fait perdre beaucoup de temps et gagner trois kilomètres.
À la faible lumière d’une lune voilée, ils descendirent vers le fond de la vallée. À mi-pente, ils croisèrent une route. Bangüel et Iiwin échangèrent un regard et s’engagèrent en direction de la ville.
Quand l’aube apparut, ils avaient presque rejoint la ville après avoir évité quelques postes de garde. Une nouvelle sonnerie du cor de Landgar les avait immobilisés jusqu'à ce qu’ils soient sûrs que rien ne bougeait autour d’eux.
Ils cherchèrent refuge dans une ruine pour la journée, n’osant se risquer si près de la ville en plein jour. Bangüel trouva un étroit passage dans la maçonnerie. Ils se glissèrent dedans. En rampant un peu, ils atteignirent un espace plus grand, en fait un vide entre deux murs surplombant la route. Ils purent s’allonger dans une relative sécurité. Ils pouvaient voir sans être vus.
Ils firent l’inventaire de ce qu’il restait de leurs affaires. Ils avaient leurs armes, un peu de nourriture dans une musette, très peu d’eau. Ils mangèrent un peu, en regardant les premiers mouvements sur la route. Des coursiers passaient dans les deux sens.
« Tu as vu, Iiwin ? Ce sont tous des velus.
- Oui, je crains qu’il n’y ait pas d’humain là où nous allons. Je vais prendre le premier tour de garde et je te réveillerai au milieu de la
journée. »
Bangüel dormit mal. Entre les sonneries du cor et de nombreux bruits de pas sur la route toute proche, il fut souvent réveillé. Il prit son tour de garde pendant qu'Iiwin essayait de se reposer.
Au retour de la nuit, ils furent mis en éveil par des bruits de chariots. Sous leurs yeux, ils virent défiler plusieurs attelages traînant des cages aux barreaux de brume dans lesquelles ils reconnurent les soldats Anciens tels qu'ils les avaient déjà vus. Ils regardèrent passer, impuissants, une longue cohorte de ces prisons pleines de ceux qui les avaient aidés.
Puis le silence se fit enfin. Bangüel et Iiwin étaient désespérés. Ils ne voyaient pas comment ils pourraient entrer dans l’enceinte de la ville, ni que faire pour ces Anciens prisonniers de ces cages de brume. La neige se remit à tomber et le froid devint plus vif. Ils passèrent la nuit ainsi, luttant contre la faim, dormant par courtes périodes, faisant des rêves peuplés de velus en armes.
Un deuxième jour prit naissance. De nouveau des portes de la ville s’écoula un flot de velus en armes, vaguement en rang, partant à la guerre avec armes et bagages. Bangüel et Iiwin avaient perdu le compte des troupes qui étaient passées devant eux. Vers le milieu du jour, un groupe s’arrêta devant la ruine pour se reposer et manger. Bangüel et Iiwin n’osaient plus bouger. Le moindre bruit, avec des velus à quelques dizaines de centimètres d’eux, pouvait leur être fatal. Le gros de la troupe ne s’occupait pas des ordres, ils exhibaient la nourriture et la mangeaient gloutonnement sans s’occuper de quoi que ce soit. Dans leur trou, ils sentirent leurs estomacs se contracter sous l’odeur de la viande que tenaient les velus. Une rixe éclata, dans la cour de la maison en ruine. Un grand velu, ayant sur la tête un casque de commandement, s’interposa entre les combattants. Si certains s’éloignèrent, trois ou quatre velus continuaient à se battre en eux. Dégainant son arme, un cimeterre, le gradé, en décapita deux d’un seul geste. Les autres firent silence et réintégrèrent le rang. Quand la troupe reprit la route, il resta deux cadavres de velus dans la cour de la maison en ruine.
Bangüel et Iiwin se glissèrent hors de leur cachette à la nuit, alors que le calme était revenu. Un brouillard froid montait lentement, enveloppant tout de son flou de discrétion.
Ils dépouillèrent les deux cadavres pour s'en faire des camouflages. Ils s'en affublèrent et ainsi revêtus des dépouilles, ils s'approchèrent de la ville. Le brouillard devint de plus en plus épais. La visibilité n'était plus que de quelques mètres. En approchant des remparts, ils ne voyaient plus qu'à une coudée. C'est presque à tâtons qu'ils arrivèrent près de la poterne d'entrée. Ils entendirent, sans les voir, les gardes qui patrouillaient sur le seuil de la porte fortifiée. La nuit et la brume rendaient la progression à la fois difficile et sécurisante. Bangüel et Iiwin vivaient une impression d'irréalité. Tout cela semblait trop facile.
Devant eux, deux auréoles de lumière. C’était tout ce qu’ils voyaient des postes de garde. Ils avancèrent avec prudence. Les gardes marchaient d’un côté à l’autre de la rue. Ils entendaient simplement leurs pas et voyaient l’ombre du soldat quand il arrivait au bout de son parcours. Ils observèrent en silence le manège des sentinelles. Devant leur grande régularité, ils décidèrent de passer en courant au moment opportun.
Bondissant en silence, ils se mirent à courir. Ils avaient presque réussi quand ils furent brutalement arrêtés par une corde tendue au milieu du passage. La heurtant de toute la vitesse de leur course, celle-ci se tendit. Bangüel et Iiwin se retrouvèrent par terre dans un grand fracas. Il y eut un instant de silence. Puis on entendit la course des gardes qui se précipitaient ainsi que celle de Bangüel et d’Iiwin qui fuyaient vers la ville. Des arbalètes tirèrent au jugé. Un garde derrière eux s’écroula en criant et Iiwin prit un carreau dans l’épaule droite.
Cachés par la brume, ils firent un arrêt dans un recoin. L’escouade passa devant eux sans les voir et continua sa course sans s’apercevoir qu’il n’y avait plus personne devant.
Bangüel regardait la plaie d’Iiwin quand un cor sonna. Un autre répondit dans le lointain, puis un troisième.
« Je crois que nous sommes repérés, dit Bangüel, en arrachant le trait de l’arbalète. La plaie n’a pas l’air profonde. Tu seras gêné. J’espère simplement que la pointe n’était pas empoisonnée.
- Ne restons pas là, dit Iiwin, le brouillard est pour nous. Mais il ne durera pas éternellement.
- Viens ! Le château est par là », ajouta-t-il.
Ils reprirent leur progression. De partout des sonneries de cors résonnaient et se répondaient. De temps à autre le grand cor de Landgar se joignait aux autres. Son souffle puissant leur servait pour se diriger.
Ils ne comptèrent pas le nombre de fois où ils durent s’embusquer pour ne pas se retrouver face à une patrouille. Iiwin avait raison. Ils n’entendaient aucune parole humaine. Ce n’était que cris et hurlements de velus. Chaque fois qu’une escouade arrivait trop près d’eux, ils la fuyaient, utilisant du mieux possible les ruelles alentours.
Ils se rapprochaient du château. Ils n’allaient pas en ligne droite bien sûr, mais le son du cor de Landgar se rapprochait.
« Je trouve curieux qu’à chaque fois qu’une patrouille approche, nous trouvions une issue qui nous fasse avancer, dit Bangüel. Je soupçonne un piège.
- Oui, dit Iiwin, mais nous n’avons pas le choix. »
Petit à petit le brouillard se levait. La visibilité devenait meilleure. Avec le lever du jour, ils purent distinguer les ombres des soldats qui allaient et venaient à leur recherche. Leur progression s’en trouva fortement ralentie. Ils devaient chercher des abris et non plus se contenter de rester accroupis sans bouger. La lumière augmentant, ils se trouvèrent un abri dans une des nombreuses ruines de la ville.
Sans cesse des groupes de velus patrouillaient. Vers le milieu de matinée, ils entendirent des chariots montant de la ville basse vers le château. Ils pensèrent à leurs amis anciens. Etait-ce de nouvelles cages pleines de prisonniers ? De temps à autre, un estomac faisait du bruit. Depuis deux jours, ils n’avaient presque rien mangé. La journée fut longue.
La nuit venue, il y avait moins de gardes dehors. Ils en profitèrent pour sortir et chercher à se rapprocher du château. Ils n’avaient pas fait trois pas qu’un cor sonna, puis un autre. Le cor de Landgar participait aux échanges. Comme la nuit précédente, des patrouilles se mirent en chasse.
Ils tentèrent de les éviter mais sans succès. Fuyant devant les velus qui arrivaient, ils se retrouvèrent gibiers. Les gardes ne semblaient pas pressés de les rattraper. Bangüel avait plutôt l’impression qu’ils les rabattaient comme à la chasse.
Bientôt, ils longèrent le haut mur d’enceinte du château. Leurs poursuivants les poussaient vers le pont-levis. Au détour d’une maison appuyée contre les remparts, ils bousculèrent un velu qui pissait. Iiwin attrapa Bangüel par le bras pour lui montrer une porte basse dans la muraille. Le velu avait dû sortir par là. Ils s’engouffrèrent dans le passage. Ils fermèrent le vantail juste sous le nez de ceux qui les chassaient. C’était une de ces portes solides avec des renforts en acier et des barres de blocage. Ils firent jouer toutes les sécurités. Derrière, des coups pleuvaient sur le bois. Ils ne prirent pas le temps de se reposer et partirent en courant le long de l’étroit couloir. Ce n’est qu’après avoir trouvé un recoin caché derrière une tenture qu’ils firent une pause pour reprendre leur souffle.
Ils haletaient encore quand un rire les fit sursauter. C’était un rire méchant, un rire de victoire qui arrivait des entrailles du château en se répercutant de couloir en couloir.
« Je crois que nous sommes attendus ! dit Bangüel.
- Rien n’est perdu avant la fin, disait mon maître, dans les arènes de l’école, répondit Iiwin. Nous avons la force des Anciens avec nous. Un demi-esprit est peut-être redoutable, mais nos compagnons sont encore les plus forts !
- Je crains de te décevoir, dit Bangüel, dans ce lieu, nous ne pourrons probablement compter que sur nous. Les Anciens semblent sans pouvoir ici. N’as-tu pas vu les chariots qui passaient chargés de leurs âmes ?
Mais avançons. Dans ce recoin, nous ne pouvons rien. »
Avec mille précautions, ils progressèrent dans les couloirs. Ceux-ci étaient sombres, glissants. Plus ils avançaient et plus leurs cœurs prenaient peur. L’angoisse les habitait. Bientôt chaque pas devint une victoire.
Iiwin dit :
« Je crois que mon esprit va exploser sous la pression ! »
Bangüel répondit :
« Ne pense qu’au prochain pas. Il n’est pas plus dangereux que celui que tu viens de faire ! »
Au détour d’un couloir, leurs réflexes de combattant leur sauvèrent la vie. Des velus qui patrouillaient les prirent pour cible. Dans le combat, Bangüel et Iiwin sentirent la peur se dissoudre. Houtka faisait merveille et Bangüel se demandait si elle ne se battait pas toute seule.
Après leur victoire, ils se sentirent mieux. La peur rôdait, mais n’avait plus de prise sur eux.
Ils arrivèrent dans une galerie. Avec beaucoup de précautions, ils jetèrent un coup d’œil vers le bas. Dans une lumière rouge sang, ils découvrirent toutes les âmes des Anciens enchaînées, ainsi que leurs compagnons. Thotborn, Kraoclou, Tenbagf. Manduel et Mintendal étaient garrottés au mur. Ils avaient été torturés et semblaient inconscients.
Une voix s’éleva :
« Avancez, avancez ! Venez vous joindre à nous ! » puis le rire éclata, sortant de la bouche du demi-esprit.
Au même moment derrière eux, une centaine de velus prirent position.
« Qu’on me les amène vivants ! », cria le demi-esprit.
Le combat fut rude, mais trop de bras se tendaient. Ils tombèrent sous le nombre.
Quand Bangüel reprit connaissance, il était attaché au milieu de la salle. Autour de lui, ses compagnons étaient attachés, et les âmes des Anciens étaient enchaînées.
« Voilà notre invité qui revient à lui. », dit le demi-esprit, cela aurait manqué de piquant que tu ne vives pas pleinement cette scène ! »
Il éclata de rire et poursuivit :
« Tu vois, tu vas être le premier humain à nourrir la Nforce. Ta misérable vie va servir à lui faire reprendre pied sur ce monde. Pauvre mortel sans intelligence ! Tu ne sais même pas ta puissance. Houtka pouvait me tuer, mais entre les mains de la Nforce, elle deviendra reine des armes et son âme d’acier sera nourrie des flots de sang de ses victimes. »
Le demi-esprit se remit à rire. Bangüel voyait Houtka plantée devant lui. Plus loin, sur le mu,r d’étranges hiéroglyphes avaient été tracés. Des velus s’agitaient en tous sens. Ils alimentaient des brasiers sur lesquels brûlaient des charognes. L’odeur devenait lourde et atroce. Les âmes des Anciens s’agitaient. Leurs lèvres remuaient mais aucun son ne sortait. De sa démarche pesante, le demi-esprit vint devant le mur et se mit à psalmodier. Un mince ruban de fumée noire se matérialisa entre les pierres. Bangüel sentit l’horreur monter dans la salle. Ses compagnons hurlèrent et s’évanouirent. Le ruban devint serpent et ondula vers le premier Ancien qui disparut à son contact. Une bouffée de terreur absolue submergea l’esprit de Bangüel, cri silencieux de cet être qui disparaissait. Un autre suivit, puis encore un. À chaque fois, le même cri silencieux, la même terreur abjecte.
Le demi-esprit revint vers Bangüel :
« Vas-y ! Appelle les Anciens à ton aide ! Nous verrons bien qui sera le plus fort. »
À chaque victime, le serpent de la Nforce prenait de la consistance. Sous l’impact répété de cris d’horreur, Bangüel se raidit et hurla :
«À moi, Anciens, soyez ma force et mon aide ! »
Rien ne se produisit.
Le demi-esprit hurla de rire et dit :
« Essaie encore, car bientôt la Nforce viendra se nourrir de toi. Et grâce à cela, elle contrôlera parfaitement Houtka ! »
Bangüel voulait crier encore, mais sa conscience vacillait sous les coups de la terreur montant du mur.
Une lumière blanche prit naissance au milieu de la pièce. Elle contrastait singulièrement avec le rouge des feux et le noir de la Nforce qui avait maintenant la taille d’un éléphant. Au milieu se matérialisèrent, les grands rois, Arthenorn et une armée d’Anciens.
Ils furent accueillis par le rire du demi-esprit :
« Regardez, Maître, voilà de la nourriture pour vous, de la force pour vous faire grandir ».
Les velus s’étaient précipités et la bataille avait commencé quand une voix sourde comme un tremblement de terre jaillit du corps noir de la Nforce :
« Arrière, tous, laissez-les moi ! »
De son corps jaillirent des éclats sombres qui décimèrent les rangs des Anciens. Chaque fois qu’un éclair noir touchait sa cible, l’âme de l’Ancien se retrouvait enchaînée. Arthenorn fut réduit à l’impuissance. Les rois résistaient mieux, leurs épées cassant les projectiles de la Nforce.
Bangüel avait à peine conscience de la bataille. Il ne voyait que le corps de la Nforce qui grossissait et qui se rapprochait de lui.
« Au secours ! » hurla-t-il, vous tous, Hommes des runes, au secours ! »
Un grand silence se fit soudain. Les lumières vacillèrent. Une porte de lumière blanche s’ouvrit à double battant. Des hommes auréolés d’or et d’argent se ruèrent dans la salle. Se mêlant immédiatement à la bataille, ils détruisirent de leurs armes bon nombre de chaînes. Les velus refluaient. Le demi-esprit luttait pied à pied avec un homme de grand pouvoir puisqu’il devait reculer vers la Nforce.
Bangüel sentit ses bras se libérer. Un combattant au visage marqué comme le sien venait de briser ses liens. Se saisissant de Houtka, il courut sus au demi-esprit. Lorsqu’il le frappa, le demi-esprit hurla de douleur et plongea vers le corps plus que noir qui continuait à grossir de la Nforce.
Il y eut un frémissement dans l’air. Les armes cessèrent de s’entrechoquer. La lumière blanche qui gagnait en intensité vibra. Les brasiers rouges reprirent vigueur. Dans un grondement de fin du monde, le grand mur de la salle s’effondra.
« Enfin libre ! » hurla la Nforce.
De son corps des pseudopodes se détachaient devenant des demi-esprits. La bataille reprit de plus belle. Déployant sa puissance, la Nforce entreprit de réduire ses adversaires. Elle isola Bangüel dans une arène de noirs prolongements.
« Tu vas me donner Houtka et sa puissance, pauvre misérable Homme des runes. Et les dieux eux-mêmes ne pourront plus rien contre moi. »
Levant son arme, Bangüel hurla :
« Par la puissance qui a forgé Houtka, par delà les temps et au-delà des temps, plutôt la mort que de t’appartenir !
- Pauvre fou, tes mots sont sans valeur en ma présence », répliqua la Nforce qui entreprit de darder Bangüel de ses éclairs de noirceur pure.
Esquivant et détruisant tous les projectiles de son adversaire, Bangüel haletait. Il avait conscience qu’autour d’eux la bataille cessait. La Nforce et ses demi-esprits maîtrisaient la situation.
Un éclat le toucha au talon. Il sentit le froid paralyser son pied et remonter lentement vers le haut. Sentant sa fin proche, il tourna Houtka vers lui, pour se la plonger dans le cœur. Il la regarda une dernière fois. Ses yeux suivirent les runes tracées.
« On dirait les rides de mon visage », pensa-t-il.
Il mit Houtka face à lui, son reflet se superposa aux runes gravées. Et le monde cessa d’exister.
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Quand Bangüel reprit conscience, autour de lui rien ne semblait avoir changé, mais maintenant il savait.
Ouvrant la bouche, il dit les runes sacrées de la Puissance première. Un océan de lumière blanche emplit la salle. La silhouette d’un homme se dessina, lumière dans la lumière. Son visage était comme le soleil de midi. Aucun regard ne pouvait se porter sur lui. Il dit une parole, fit un geste. Les Anciens et les Hommes des runes furent libres. Il dit un mot. Les velus et les demi-esprits disparurent.
Il fit un geste. La Nforce s’ouvrit pour laisser passage à Bangüel. Celui-ci s’approcha de l’être de lumière.
Se prosternant, il dit les runes du salut primordial. L’être leva la main, dit une phrase. Bangüel sentit son corps rajeunir, il vit Houtka briller comme une étoile.
L’être se tourna vers la Nforce. Écartant les bras, il dit les trois runes que nul ne peut prononcer hormis lui. La Nforce se mit à trembler de tout son corps et fut comme aspirée par la lumière.
Puis l’être de lumière disparut.
L’enchantement cessa. Seul l’air vibrait scandant : « TaatBangüelBuorn,TaatBangüelBuorn, TaatBangüelBuorn… »
Petit à petit, tous ceux qui étaient présents reprirent conscience et vinrent rendre hommage à Bangüel en mettant genou à terre.
Ce fut Arthenorn qui fut le premier à le saluer :
« Honneur à TaatBangüelBuorn et gloire à son règne ! »
Ravissement...
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