lundi 29 juillet 2013

Le chef du protocole était désespéré. Depuis que le roi-dragon était arrivé à la Blanche, il essayait de lui inculquer les bonnes manières. Il se prenait à regretter le Prince-majeur ou Jorohery, non pas pour les personnes qu'ils étaient mais parce qu'il faisait selon les règles. Il soupira. Jorohery lui faisait peur et le Prince-majeur était devenu un mort-vivant. On le nourrissait, on l'entretenait mais il semblait avoir perdu toute personnalité. Les marabouts ne pouvaient rien pour lui. La magie de Jorohery l'avait marqué trop profondément. Le roi-dragon l'avait rencontré. Le chef du protocole était présent ainsi que d'autres princes. Le roi-dragon s'était mis au pied de son lit. Leurs regards s'étaient croisés. Celui du Prince-majeur était devenu gris. Tout le monde avait senti la tension extrême entre les deux hommes. Il y avait eu comme un dialogue sans voix. Monocarna qui était présent lui avait dit une partie de ce qu'il avait ressenti. Lyanne rendait le Prince-majeur responsable de ce qu'il n'avait pas connu ses parents et de tout ce qu'il avait vécu avant de faire Shanga.
- Il pourrait le guérir, je pense qu'il en a le pouvoir. Je crois même qu'il lui a redonné de la conscience. Mais je sens son désir de le punir. En le laissant comme cela, c'est comme s'il le mettait en prison en lui-même.
Le chef du protocole avait hoché la tête en entendant Monocarna. Il avait essayé d'enseigner les bases de ce que devait faire un roi à Lyanne mais celui-ci avait du mal à suivre les consignes. Il agissait parfois d'une manière très déstabilisante comme la fois où il avait interrompu une audience pour aller chasser.
- Les dragons doivent chasser, avait-il dit en se levant, et le temps de la chasse est venu.
Ici dans le fort de Moune, le chef du protocole n'avait pas à sa disposition tout le personnel nécessaire. Il bricolait un peu. Il avait regardé venir la tempête presque avec plaisir. Il allait avoir du temps avec le roi-dragon pour l'amener à l'écouter un peu plus, et puis l'arrivée inattendue du représentant du pays de Pomiès allait lui permettre de ne pas faire une mise en scène mais de travailler sur la réalité. Il manquait de mobilier digne de ce nom dans ce relais de chasse. Il avait quand même pu amener diverses choses qui allaient l'aider. Il eut une pensée pour son passage à travers les Montagnes Changeantes. Il avait tremblé tout le temps de la traversée. Il trouva Lyanne dans le couloir de glace claire. Il était seul et semblait pensif.
« Il doit rêver de chasse. », pensa le chef du protocole.
- Majesté !
Lyanne tourna vers lui un regard absent.
- Il faut vous préparer.
Lyanne lui fit un sourire contraint et se dirigea vers lui. Être roi-dragon n'avait pas que des avantages, il devait gérer le royaume ce qui déjà en soi était lourd, mais il devait aussi supporter les obligations d'un protocole auquel il ne comprenait rien et qui lui était comme étranger. Lyanne ne voulait pas tout bousculer, pas encore. Il fallait du temps pour que les choses évoluent. Il pensa : « qu'est-ce qu'il va encore me trouver ? ».
- Le représentant du pays de Pomiès arrive à point, dit le chef du protocole d'un air guilleret, nous allons pouvoir travailler votre présentation. J'ai justement là quelques vêtements adaptés à cet usage.
Le fort de Moune avait beaucoup changé depuis la première fois que Lyanne y était venu. Le rempart bricolé par les phalanges avait été consolidé, agrandi, renforcé. À l'abri des montagnes, et dans le courant d'air froid venu d'une haute vallée toujours enneigée, la glace qui le composait restait dure toute l'année. Suivant les critères des gens du royaume blanc, il y faisait même bon. Lyanne au cours de ses différents passages avait aidé à sa réalisation. S'il maîtrisait le feu comme tous les dragons, il maîtrisait la glace comme tous les rois-dragons. Il l'avait montré de main de maître lors de son combat contre Jorohery. Moune était l'architecte de ce palais qui portait encore le nom de fort. Il avait conçu un ensemble aux multiples recoins avec des espaces suffisants pour un dragon et des espaces plus intimes pour un homme et ses invités. De grandes dépendances adossées à la montagne permettaient de loger hommes, bêtes et provisions.
Le représentant du pays de Pomiès avait été très étonné par ce qu'il avait découvert. Il était parti avec les préjugés habituels de son peuple. Si les guerriers blancs étaient leurs suzerains, ils étaient tout juste bons à faire la guerre et aussi rustres que les crammplacs qu'ils combattaient. Arrivant devant le fort de Moune, il avait découvert un palais de glace à la beauté sobre et élégante. Ce fut pour lui le signe que l'arrivée d'un roi-dragon après toutes ces saisons sans roi, représentait un bouleversement radical. Il fut accueilli avec déférence par des serviteurs qui lui avaient appris la présence du roi-dragon. Sa fille avait battu des mains en s'écriant : « On va voir le roi ! ». Il lui avait jeté un regard noir pour lui demander de se tenir. Elle l'accompagnait à la demande de sa mère pour lui apprendre le monde. Les femmes au pays de Pomiès jouaient un rôle certain dans la vie publique. Elles pouvaient être autonomes, ce qui n'était pas le cas dans le royaume Blanc. Chioula, selon sa mère, devait apprendre à se conduire en toutes circonstances et c'est bien connu : « les voyages forment la jeunesse », avait dit la mère pour obliger son époux à emmener sa fille. La délégation avait été conduite à son arrivée dans l'aile la plus près des montagnes. La vue ne s'étendait pas loin. Chioula en avait été déçue et avait décidé d'aller voir de l'autre côté la tempête arriver. Elle avait un peu erré dans le palais avant de découvrir ce passage de glace transparente. Elle avait eu l'impression bizarre d'être dehors sans y être. Le vent fouettait la façade sans qu'elle n'en ressente les effets. Elle admirait le spectacle quand était arrivé l'homme qui venait contempler aussi. « Un seigneur de la suite du roi-dragon, sans doute ! » pensa-t-elle devant l'impression de familiarité qu'il donnait. Pour jouer, elle l'avait défié au jeu des regards. Il avait accepté. Son père était venu l'interrompre. Elle allait encore devoir jouer à la princesse devant des officiels ennuyeux à mourir. Elle se promit de revoir ce seigneur et de finir la partie.
Elle écouta d'une oreille discrète son père parler de la chance qui était la leur. La présence du roi-dragon allait leur permettre de le rencontrer loin de la foule de la capitale. Il pourrait entamer le dialogue de bonne qualité que le Seigneur de Pomiès espérait.
- Est-il beau ? demanda Chioula en interrompant son père.
Celui-ci s'interrompit un instant.
- Je ne connais rien à la beauté des dragons.    
- C'est un dragon ?
- Bien sûr. Le roi-dragon est un dragon.
- Et il est gros comment ?
- Je ne sais pas. On nous a rapporté que c'était un dragon rouge aux yeux d'or mais je n'en sais pas plus.
Chioula vit le pourpre de certaines étoffes telles que les tissaient les paysannes du haut plateau durant les soirées d'hiver. Cette laine teintée par le suc d'une plante prenait une vivacité qui faisait la réputation de la région. Elle fit un effort pour imaginer un dragon. Elle vit une silhouette de laine rouge avec deux pièces d'or dans les yeux. Elle le voyait gros comme... comme... non, elle ne pouvait pas vraiment imaginer les petits tissages de dragon qu'elle avait pu voir en plus grande taille. C'est avec une certaine appréhension qu'elle emboîta le pas à son père à l'invitation des serviteurs.
À travers les espaces de glace transparente, elle vit que la tempête soufflait toujours. Se tournant vers son père, elle dit :
- Je n'avais jamais vu une glace aussi pure avant.
- C'est l'œuvre du roi-dragon, répondit un serviteur. Il est le seul à savoir faire cela.
- Et elle ne fond pas ?
- Non, princesse. C'est cela la magie du roi-dragon. La Blanche est en grande partie construite comme cela. L'autre partie est de glace vulgaire qui doit être réparée quand revient l'hiver.
- Le responsable du pays de Pomiès est logé dans un ancien palais du roi-dragon, intervint le père de Chioula.
- Je le connais, ajouta le serviteur. On dit qu'il date de l'époque du roi-dragon Rasunsoto. Il l'a construit pour celle qu'il aimait.
Chioula faillit battre des mains. Cette idée d'un dragon amoureux lui plaisait beaucoup. Elle se retint devant le regard que lui jeta son père.
Devant eux une porte s'ouvrit. La salle était grande et haute. Au fond il y avait une estrade avec un siège appuyé sur le mur. À droite Chioula vit de grandes portes. Elle pensa immédiatement au dragon et estima sa hauteur à trois fois celle d'un homme. Une certaine appréhension l'envahit. Comment devait-on se comporter avec un dragon ? Elle eut un certain sentiment de panique jusqu'à ce que la voix de son père résonne dans sa tête pour lui rappeler que le protocole était justement fait pour codifier la rencontre et éviter les surprises. Le serviteur les guida jusqu'à deux sièges non loin de l'estrade. Des gardes étaient répartis le long des parois. Dans son éducation, Chioula avait eu droit à l'explication des grades et des signes distinctifs des différents guerriers, princes, personnages du royaume. Elle fut intriguée par le liséré rouge qu'arborait la tenue des guerriers. Le serviteur qui les guidait leur expliqua qu'il était en présence de la phalange personnelle du roi-dragon, recrutée dans sa tribu d'origine. La réponse laissa Chioula perplexe. Comment un dragon pouvait-il avoir une tribu ? Elle n'eut pas le temps de s'interroger plus. Les grandes portes venaient de bouger.
Chioula retint sa respiration... et fut déçue. Ce n'était qu'un groupe de soldats accompagnant un homme.
- Le chef du protocole ! lui souffla son père.
Ils se saluèrent. Chioula fit une révérence, comme sa mère lui avait appris. L'homme la regarda à peine.
- Le roi-dragon va vous recevoir bientôt, noble Sariska.
Il les fit asseoir avant de repartir par les grandes portes. Le temps passa. Par les grandes baies, Chioula vit que le vent faiblissait. Elle s'absorba dans la contemplation des tourbillons de neige pendant que passait le temps qu'elle jugea long.
Elle fut surprise par le mouvement brusque des gardes qui se mirent au garde-à-vous. Son père se leva, elle fit de même. Rien n'aurait pu la préparer à ce qu'elle découvrit. L'être qui pénétra dans la pièce la laissa sans voix. Elle en oublia de faire la révérence.

Lyanne rigolait intérieurement en voyant Chioula, bouche ouverte, à moitié penchée en avant pour une révérence qu'elle oubliait de faire. Le chef du protocole avait tenu à ce qu'il respecte les formes. Un roi-dragon se devait d’accueillir en dragon. C'est sous cette forme que le protocole enjoignait de se présenter. Lyanne aimait cette forme aux écailles rutilantes, véritables miroirs de rubis. Il avança dans la salle. Les guerriers de sa phalange étaient encore au garde-à-vous. Le représentant du pays de Pomiès était incliné, la tête touchant presque le sol. Lyanne se positionna sur l'estrade.
- Bonjour à toi, noble Sariska.
- Je vous salue noble roi-dragon de la famille de Louny. Le noble et puissant Szeremle...
Lyanne écoutait d'une oreille distraite ce beau parleur. Il avait senti de l'or. Cela le rendait nerveux. Sariska aurait-il de l'or sur lui ? Il faillit lui demander brutalement mais se rappela les conseils du chef du protocole et de ses conseillers. Le royaume Blanc avait besoin du pays de Pomiès. Il fallait rester diplomate. Lyanne décida d'interrompre ce discours qui s'éternisait en focalisant l'attention sur Chioula qui n'avait pas bougé.
- Votre fille est-elle souffrante ?
- Non, majesté, répondit Sariska en se retournant à moitié, puis tout à fait quand il découvrit comment sa fille regardait le roi-dragon. Il lui prit la main pour la secouer et immédiatement se jeta à plat ventre pour implorer le pardon pour la conduite inqualifiable de sa fille. Le regard de Chioula se remplit de colère en voyant son père ainsi.
- Père, relevez-vous ! ...
Lyanne sentit le choc que vécut le chef du protocole. Cette fille bousculait tous ses codes. Déjà qu'il avait concédé à Lyanne sa présence à une audience de présentation, voilà qu'elle interpellait les protagonistes comme si elle était leur égale. Il avait bondi en avant mais un geste-ordre du roi-dragon l'avait immobilisé.
- … Notre roi est plus grand que ces règlements absurdes qui vous obligent à vous rouler dans la poussière.
Lyanne admira la répartie.
- Connaîtrais-tu à ce point les dragons pour tenir un tel discours, jeune princesse ?
Chioula esquissa une révérence :
- Mon intuition me dit que vous êtes un grand roi cherchant le bonheur de ses sujets.
- Le roi-dragon Rasunsoto dont vous occuperez le palais, aurait déjà soufflé le feu ou la glace devant tant d'impertinence, répondit Lyanne.
Sa réponse déstabilisa Chioula qui ne pouvait interpréter l'humour derrière les paroles. Elle n'avait pu imaginer la beauté d'un dragon, ni cette impression de puissance qui en émanait. Elle resta interloquée, un instant, juste un instant.
- Gloire lui soit rendue pour le palais qu'il a construit. Mais vous n'êtes pas Rasunsoto. Quelle gloire ajouteriez-vous à vos exploits en réduisant une princesse en cendres ?
Le noble Sariska ne savait que faire. S'adresser directement au roi sans attendre qu'il vous parle était un crime de lèse-majesté. Sa fille risquait de compromettre sa mission.
- Dans les légendes, les princesses sont parfois plus dangereuses que les armées ennemies.
Lyanne se déploya. Chioula recula, un peu.
- Je ne voulais pas vous offenser, nous sommes venus avec des idées de paix.
- Mon savoir va jusque là, jeune princesse. L'or est un métal réservé dans le royaume Blanc.
Sariska se mit à trembler. Il portait de l'or pour en faire cadeau au roi-dragon, mais avec ces événements n'avait pas eu le temps de l'offrir.
- Ton savoir est incomplet, jeune princesse. Depuis que vos pas foulent mon royaume, je sens votre or. Si vos intentions étaient mauvaises, vos cendres reposeraient sur la neige depuis longtemps. Sois rassurée, Rasunsoto est mon ancêtre. Son nom est absent de la liste de mes maîtres.
- On dit de lui qu'il a aimé à en construire un palais pour sa belle.
Lyanne se mit à rire. De nouveau Chioula fut déstabilisée.
- La légende est belle et vraie. Quand il a rencontré celle qui est devenue sa compagne, il a fait pour elle le palais que vous habiterez. La reine-dragon y séjournait quand elle venait dans le royaume. Mais cessons pour que le noble Sariska puisse achever sa mission. Relève-toi, noble représentant du pays de Pomiès. 
Sariska sembla hésiter, mais se mit debout. Il reprit son discours et quelques instants plus tard, il avait retrouvé toute sa superbe et son verbiage. Il offrit l'or récupéré des grandes plaines lors des échanges. Il en profita pour parler de sa mission qui était d'obtenir de nouveaux avantages et pour cela n'hésita pas à promettre de ramener encore de l'or.
Chioula s'était reculée et se tenait tranquille, sous le regard noir du chef du protocole qui se demandait bien comment il allait se débrouiller pour l'éloigner le temps du banquet prévu après l'audience.

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