samedi 20 juillet 2013

Quatrièmes saisons

La saison des récoltes était passée. Comme souvent le premier blizzard était arrivé brutalement clouant dans les demeures ou dans les abris tous les habitants du Royaume blanc. Lyanne avait été surpris comme tout le monde, alors qu'il se reposait dans son pied-à-terre après les Montagnes Changeantes. Il soupira. Ce n'est pas aujourd'hui qu'il pourrait aller voler et découvrir le pays d'en-haut. La Blanche le fatiguait. Les intrigues étaient nombreuses, complexes et ne lui laissaient pas le loisir d'aller voler. Les courtisans ne semblaient pas comprendre qu'il voyait en eux plus loin qu'eux-mêmes. Il avait pris l'habitude d'aller quelques jours se reposer dans ce palais que l'on nommait le Fort de Moune.

- L'hiver sera précoce et violent.

Lyanne se retourna pour voir qui avait parlé.

Une petite silhouette se tenait non loin de lui contemplant à travers les parois de glace pure qui servaient de fenêtres les bourrasques de flocons qui se précipitaient sur eux. Elle se retourna et fit une révérence :

- Chioula, seigneur, je m'appelle Chioula !

Elle prononçait son nom avec un sifflement charmant qui la désignait comme une native des hautes terres qui surplombaient la plaine. Il la détailla. Elle portait encore les lourds habits des voyageurs, seule sa tête était nue et sa chevelure noire et blanche ondulait en vagues hypnotisantes sur ses épaules. Lyanne n'avait jamais rencontré un tel regard. Les iris bleus lui évoquèrent les ciels sombres des nuits d'hiver sans nuage. Ils s'étaient fixés sur lui sans crainte mais sans provocation. Lyanne soutint son regard de ses yeux d'or. Elle lui sourit.

- Il y a un jeu chez nous qui consiste à savoir qui baissera les yeux le plus vite.

Lyanne eut un sourire. Décidément cette jeune femme ne manquait pas de courage.

- Jouez-vous avec tous ceux qui passent à votre portée, dame Chioula ?

- Non, Seigneur, seulement avec ceux qui ont le regard franc.

Dans ce couloir, deux silhouettes immobiles semblaient s'opposer aux tourbillons de la tempête extérieure.

- D'où venez-vous, dame Chioula ?

- Des hautes terres du pays de Pomiès. Mon père vient d'être nommé auprès du nouveau roi-dragon pour nous représenter.

- Vous êtes princesse de votre peuple, alors !

Sans ciller, elle se mit à rire.

- C'est ce que dit ma mère pour essayer de me faire tenir tranquille.

Ce fut au tour de Lyanne de rire.

- Si j'en juge par vos jeux, elle est loin d'avoir réussi...

Le sourire aux lèvres, les yeux bleus rivés dans l'or des pupilles de Lyanne, Chioula souriait.

- Il est tard dans la saison pour voyager. Le pays de Pomiès avait-il oublié d'envoyer un représentant ?

- Non, Seigneur. Le seigneur de Rère qui nous représentait est malheureusement mort brusquement.

Sans plus ciller que Chioula, Lyanne se remémora cette histoire.

L'homme avait disparu. Vu sa position, on avait prévenu le roi-dragon. Une enquête avait été ouverte. Dans la maison du seigneur Rère, rien n'avait disparu. Ses serviteurs l'avait vu partir un début d'après-midi pour une rencontre avec... L'identité du personnage était inconnue. Aucun élément n'était venu expliquer. Le scandale avait éclaté une main de jours plus tard. On avait retrouvé le corps déchiqueté du représentant du pays de Pomiès. Ceux qui l'avaient vu, décrivaient avec force détails, les lésions horribles faites par de puissantes mâchoires. Certains n'attendaient que cela pour dénoncer la présence des crammplacs poilus. Le nouveau corps d'armée conjoint ne plaisait pas à la Blanche. Lyanne avait cantonné un groupe d'action à une distance d'arc de la ville. Un groupe d'habitants avait assez mal réagi à la présence des grands fauves aussi près de chez eux. On y retrouvait les mêmes qui n'avaient pas apprécié l'arrivée de Lyanne. Ils s'étaient résolus à supporter le dragon quand un disciple de Jorohery avait essayé de le tuer. Leurs idées de rendre au Prince-majeur sa primauté, avaient fondu comme neige au soleil. À cette époque Lyanne était entré en ville depuis peu. Bien sûr, on l'avait acclamé. Yaé avait bien fait son travail et personne n'aurait osé aller contre lui. La tentative de l'assassin avait eu lieu alors que Lyanne et Yaé allaient visiter l'emplacement prévu pour les crammplacs. La cour suivait pour une fois à quelques distances de son roi-dragon. L'explication officielle était pour lui laisser la place en cas de transformation. Les princes suiveurs n'avaient pas été déçus. L'homme de Jorohery avait attaqué sournoisement alors que Lyanne et Yaé lui tournaient le dos pour commenter ce qu'ils voyaient. Le tintement du métal sur les écailles du dragon s'était entendu jusqu'à la Blanche. Même Yaé fut surpris par la rapidité de la transformation. Si l'homme avait levé une deuxième fois son épée, il ne l'avait jamais rabaissée. Une gueule énorme et rouge l'avait réduit en morceaux. Le dragon avait posée son regard d'or sur les princes suiveurs. Son hurlement de colère avait fait trembler toute la plaine. Rares furent les princes à rester debout devant le souffle, heureusement froid, qui jaillit de la gueule du dragon rouge. Lyanne en nota les noms dans sa tête tout en reprenant sa forme humaine. Yaé n'avait pas bougé, pas bronché devant le cri.

- Trouve qui est à l'origine de ça, lui avait dit Lyanne.

Et Yaé s'était exécuté. Son enquête avait duré quelques jours et il avait fait son rapport. Il en ressortait que deux princes-cinquièmes avaient trempé dans l'histoire. Lyanne les avait fait venir dans la grande salle du palais qu'on appelait salle du combat car dans ce lieu se déroulait le rituel de punition des princes. Ils avaient racheté leur faute en mourant dignement en combattant le roi-dragon.

Pour Lyanne, la mort du représentant du seigneur de Rère était un piège autrement plus redoutable. Le pays de Pomiès possédait une autonomie réelle. Ses us et coutumes différaient. Ils avaient une justice en propre. Le pays blanc était leur suzerain mais pas leur maître. Le seigneur de Rère faisait partie de la famille régnante. Il était le cousin au deuxième degré du frère du Seigneur de Pomiès, ou quelque chose comme cela. Lyanne n'avait pas très bien compris. Ce qu'il avait compris était que le bonhomme avait l'oreille du Seigneur de Pomiès et qu'il fallait compter avec lui. En regardant au fond de sa personne, il avait vu un être bouffi de suffisance et de certitudes. Il n'y avait pas de sujet qu'il ne connaissait pas. À l'écouter, son avis était précieux et son jugement sûr. Le seigneur de Pomiès lui avait d'ailleurs donné tous les pouvoirs pour négocier avec le nouveau roi-dragon, comme il l'avait fait avec le Prince-majeur. En fixant ses prunelles d'or dans les yeux sombres du seigneur de Rère, Lyanne avait aussi découvert toutes les compromissions de l'individu, toutes ses dépravations. Même sous son apparence d'homme, il sentait ses griffes sortir. Il avait alors demandé à Yaé de le surveiller un peu. Le pays blanc ne pouvait se fâcher avec le pays de Pomiès. Il était leur principale source d'approvisionnement. Dans ses vallées réchauffées par des sources volcaniques, poussait tout ce qui manquait à ce pays de glace et de neige. Il y a bien longtemps, il y avait eu la guerre entre eux. C'était lors de la grande famine sous le règne du roi-dragon Polhenc. Pour le pays blanc le choix était simple, c'était vaincre ou mourir. Depuis le seigneur de Pomiès avait fait allégeance. S'il fournissait des vivres, il en échangeait aussi contre des armes et des produits manufacturés qui plaisaient dans la plaine lointaine. Le seigneur de Rère aurait aimé avoir de l'or. Lyanne l'avait senti. Mais dans le pays blanc, l'or est réservé aux trésors des dragons. A défaut, le seigneur de Rère recherchait les faveurs comme signe de son pouvoir. Il trempait dans toutes sortes de trafics. Après sa disparition, Lyanne avait appris le pire. Le mort avait eu des goûts sexuels dispendieux. Yaé, d'habitude si direct dans ses rapports, avait employé toutes sortes de formulations pour les décrire. Si les crammplacs n'avaient pas été mis en cause, Lyanne n'aurait pas fait chercher plus loin. La mort de ce personnage ne l'attristait même pas. Seulement, il fallait trouver le coupable pour innocenter les crammplacs. Il s'était fait conduire sur le lieu de la découverte du corps, comme toujours, accompagné d'un certain nombre de princes. Ils s'étaient retrouvés dans un des quartiers les plus sordides de la Blanche. Un de ces quartiers qu'on tolère car on ne peut les supprimer sans qu'ils renaissent ailleurs plus discrets et plus sombres.

- La pluie et le vent ont balayé les traces, lui avait dit Yaé.

- Je vois, avait répondu Lyanne. Son esprit était déjà loin quand on a abandonné son corps ici.

Il suivit du regard les traces imperceptibles à d'autres yeux que les siens. Doucement, il se déplaça, remontant une ruelle. Par un geste-ordre, il avait interdit aux autres prince de le suivre. La phalange noire gardait les lieux et les princes, pendant qu'il progressait, suivi de Yaé, dans un dédale de venelles toutes plus sinistres les unes que les autres. Ils avaient abouti à une porte à l'aspect capable de décourager tout agresseur.

- Où est-on ? avait interrogé Yaé, nous sommes dans une impasse.

- Les yeux qui nous regardent le savent très bien.

Lyanne s'avança et frappa à la porte. Yaé n'était pas à l'aise. L'endroit était idéal pour un guet-apens. Le roi-dragon pourrait-il manœuvrer dans un espace aussi réduit ? Il dégaina ses deux épées quand à sa grande surprise, la porte tourna sur ses gonds.

- Bonjour, Maître.

La voix était sirupeuse et le regard fuyant.

- Rares sont les gens qui prennent cette entrée. L'autre est beaucoup plus confortable.

L'homme sursauta quand ses yeux se posèrent sur Yaé. Sa voix se fit suraiguë :

- La garde ! À moi, la garde !

Dans le même temps, il essaya de fermer la porte. Quand il vit qu'il ne pourrait pas le faire puisque Yaé avait planté son épée dans le chambranle, il s'enfuit vers l'intérieur en continuant à crier. Lyanne pénétra dans un couloir. Au fond il aperçut l'homme qui s'enfuyait par un passage sur la droite. Il dégagea son marteau et avança. Il jeta un œil à chaque pièce qui s'ouvrait dans le couloir. Chacune d'elles était encombrée d'un bric-à-brac indescriptible. Dans la dernière, il vit même une mâchoire de crammplacs. Il voulut s'en emparer quand...

- Sus ! Sus !

Lyanne n'eut pas le temps de s’appesantir sur sa découverte. Une main d'hommes armés venait de jaillir dans le couloir. Le premier moulinet de son marteau brisa net deux lames. Les autres en retrait, étaient gênés et ne pouvaient intervenir. Lyanne les repoussa. Ils se retrouvèrent dans une cour intérieure. Une autre main d'hommes en armes surgit d'un autre passage. Yaé déboucha derrière Lyanne et attaqua. En quelques instants, il ne resta qu'eux debout, à leurs pieds dix corps sans vie.

- Par là ! fit Yaé en désignant une porte.

D'un coup de marteau, elle s'ouvrit à toute volée. Un autre couloir s'allongeait devant eux. Des gens s'enfuirent devant eux dans des tenues indécentes.

- Où sommes-nous ? demanda une nouvelle fois Yaé.

- Dans un lupanar !, répondit Lyanne, et un de la pire espèce.

Avançant au pas de charge, il faisait sauter les portes qui lui résistaient. Dans certaines pièces des hommes nus essayaient de se cacher dans des recoins qui n'existaient pas. Tout ici était fait pour la torture. Des corps de femmes pantelants étaient exposés. Des orgres habillés comme des caricatures de serviteurs du palais se tassaient les uns contre les autres. Lyanne s'arrêta un instant. Devait-il tuer tous ces hommes ?

L'arrivée d'une main d'hommes de la phalange noire le dispensa de répondre. Il leur fit signe de les garder. Continuant son trajet, il déboucha dans une pièce plus grande. Le personnage qui avait ouvert la porte se tenait là, protégeant avec une épée de pacotille un homme livide, dos au mur. Lyanne s'avança. Le serviteur leva son arme :

- N'avan...N'avancez pas ou gare à vous ! dit-il en déglutissant avec difficulté.

Lyanne dégagea le serviteur d'un revers de son marteau et immobilisa l'homme en le bloquant contre le mur avec son arme.

- J'ai toujours payé, Seigneur ! J'ai toujours été régulier, pourquoi cette attaque ? balbutia l'homme.

- Qui es-tu ?

- C'est le Sange, dit Yaé.

Lyanne tourna vers lui un regard interrogatif.

- Je l'ai vu chez Jorohery.

- Raconte, dit Lyanne sans lâcher la pression de son marteau.

C'est comme cela que le roi-dragon apprit que celui qui s'était fait nommé le Bras du Prince-majeur avait beaucoup plus de mal que ce qu'il pensait. Il avait perverti la société même du Royaume Blanc en favorisant l'existence des perversions. Lyanne avait fait poursuive l'enquête.

Le Sange avait tout avoué, et donné tous ses complices et ses contacts. Favorisé par Jorohery, il avait créé un lieu de plaisirs sadiques où les plus puissants pouvaient tout se permettre. C'est là que le seigneur de Rère, ivre de plaisir mauvais et de boissons fortes avait trouvé la mort. Certains princes avaient profité de cet événement. À l'aide de la mâchoire de crammplacs que Lyanne avait aperçu, ils avaient défiguré le corps et l'avait abandonné là où on pourrait accuser ceux que leur haine poursuivait.

S'en était suivi une véritable purge. Certains vinrent se jeter aux pieds du roi-dragon pour implorer sa clémence, d'autres tentèrent de fuir, mais la majorité tendit le dos en espérant passer à travers.

- Si le regard est fixe, l'esprit est ailleurs !

Lyanne sortit de ses pensées.

- Votre perspicacité est grande, dame Chioula.

Un bruit de pas leur fit tourner la tête.

- Ah ! Tu es là ! Je te cherche partout. Nous devons nous préparer. Je viens d'apprendre que le roi est là et qu'il va nous donner audience.

L'homme qui venait d'interrompre le jeu ressemblait à Chioula.

- Excusez ma fille Seigneur, elle ne connaît pas bien les usages de votre pays.

Lyanne s'inclina légèrement.

L'homme tendit la main vers sa fille. Cette dernière se retourna, lança un dernier regard vers Lyanne et lui dit :

- Nous avons été interrompus. Le jeu n'est pas fini. J'espère que nous pourrons le reprendre.

De nouveau Lyanne s'inclina :

- À votre service, dame Chioula.


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