mercredi 22 octobre 2014

Ils avaient repris leur progression dans une atmosphère étrange. Sounka ne comprenait pas ce qui s’était passé. Lyanne se posait la question sur ce que l’homme avait murmuré. Il n’avait pas réussi à l’interroger. Son chef l’avait envoyé en avant, soi-disant comme éclaireur. Lyanne pensait plutôt qu’il était parti donner l’alerte. Ziepkaar était le seul heureux de la situation. Ils avaient quitté les roches noires pour une région agricole faite de petits lopins de terre isolés au milieu d’une nature assez pauvre. Les volcans avaient régulièrement dévasté la région par leurs cendres par le passé. Rares étaient ceux qui osaient venir tenter leur chance sur ces terres fertiles mais inquiétantes. Leurs gardiens marchaient autour d’eux dans une attitude qui se voulait amicale quand elle n’était que tension. Si les armes étaient au repos, elles n’étaient pas rangées. Seul Lyanne profitait du soleil présent, de la nature qui se battait avec les laves pour reprendre pied sur ce territoire. Il se sentait loin de sa terre d’origine. Un brin de nostalgie le traversait quand il n’avait pas été à la Blanche depuis longtemps. Il se promit d’y aller le soir même. Les volcans, derrière lui, lui rappelaient les Montagnes Changeantes. Il y trouverait bien un passage vers les terres blanches du Pays Blanc. Le contraste des terres était saisissant dans son esprit. Il pensa au grand dragon blanc et noir. Ici, on était dans un pays chaud à la terre noire, là-bas, dans une terre froide et blanche. Contraste encore, les dragons étaient des êtres de glace et de feu. Tout en marchant, alors que son corps se laissait aller à la régularité des pas qu’on alignait l’un après l’autre, ses pensées vagabondaient sur sa double nature.
Quand arriva le soir, il sentait qu’ici se passerait quelque chose d’important. Verrait-il enfin la fin de sa quête ?
- Des Gardiens !!! M’man, des gardiens !
Les cris provenaient de quelques enfants qui coururent jusqu’à une bâtisse faite de la pierre noire extraite du sol.
- Nous allons nous reposer ici, dit Katvia.
Pour Lyanne, c’est ainsi que sonnait le nom du chef des gardiens. Il était sûr qu’il le comprenait mal. Les sonorités étaient plus riches que ce qu’il entendait. Son autre nature lui soufflait des harmoniques que son gosier humain ne savait pas produire.
Ils venaient d’arriver dans une ferme bien tenue. L’homme qui apparut était râblé et avait la peau très sombre de ceux qui vivent dehors. Une troupe d’enfants se tenait derrière lui.
- Bienvenue, Gardiens des terres noires ! dit-il en avançant les mains hautes, paumes tournées vers l’avant. Soyez en paix sur ma terre.
Katvia répondit de même et leurs mains se touchèrent rituellement.
Le fermier regarda vers Sounka.
- Vous avez des prisonniers ?
- Non, Litchu. On parlera d’invités. Ils nous accompagnent.
- Ah ! Je vois. Alors, ils dormiront dedans. Ici traînent des loups.
Ce fut au tour de Katvia d’être étonné.
- Des loups ? Mais cela fait des générations qu’on n’avait pas signalé de loups sur les terres noires.
- Un de mes fils les a vus. Ils sont aussi noirs que la terre. Peut-être même sont-ils fils du volcan ?
- Des loups ? reprit Lyanne qui s’était approché des deux hommes. Et des loups noirs ?
- Oui, étranger. Des loups noirs aussi hauts que des hommes a dit mon fils. Mais peut-être sont-ils déjà loin ? Ce serait préférable pour nous.
- Ont-ils attaqué tes bêtes ?
- Non, heureusement pour nous. Les mises-bas ont été rares cette année. Nous avons besoin de toutes nos bêtes pour survivre.
- Ta famille est nombreuse, Lichu. Je comprends, reprit Katvia. Je vais envoyer des hommes voir les traces avant que la nuit ne soit trop noire.
- Puis-je les accompagner ? demanda Lyanne. Je connais les loups noirs. Mon pays en abrite.
Pour toute réponse Katia haussa les épaules. Il donna des ordres et trois hommes accompagnés de Lyanne suivirent le fils du fermier.
Dans la lumière déclinante, ils arrivèrent près d’une mare. Ils en firent le tour inspectant les traces laissées par les larges pattes des canidés.
- J’ai jamais vu ça, dit un des gardiens. Il y a toute une meute. Elle est venue boire et est repartie. J’espère qu’elle est loin.
Lyanne pendant ce temps, contemplait le paysage autour. C’était une lande faite de buissons et de bosquets d’arbres aux branches tordues, entrecoupée de place en place de prairies plutôt maigres.
Il les sentit sans les voir. La meute était tout autour d’eux, attentive. Il sentit le désir de chasse qui en émanait.
- La lumière est mauvaise ce soir. Nous ne verrons rien. Rentrons !
Lyanne se tourna vers celui qui avait parlé. Katvia l’avait nommé chef du détachement. Il transpirait la peur par toute son attitude. Les autres ne valaient guère mieux et furent unanimes à accepter de retourner à la ferme.
- Allez devant, dit Lyanne. Je vais vérifier ces buissons et j’arrive.
Personne n’argumenta ses paroles. Ils partirent à grands pas, l’arme à la main, précédés du jeune qui se retenait pour ne pas courir. Ils disparurent bientôt derrière un repli de terrain. Les loups qui avaient senti la présence humaine attendirent que le nuit fut bien noire pour se lever. Lyanne en compta trois mains, dix adultes et cinq jeunes. Il les entendit se répartir tout autour de lui. Il était la proie et eux les chasseurs. Il s’assit sur un rocher et attendit l’approche. Le premier à apparaître fut un grand mâle sur sa droite. Puis ce fut au tour de la femelle alpha de se montrer.
- La nuit est belle, Chasseresse !
Les yeux jaunes de la louve brillèrent avec plus d’éclat.
- Tu parles notre langue, proie-homme. C’est la première fois que je vais manger une proie qui parle notre langue.
- Es-tu sûre que tu veux me manger ? Une proie muette serait plus dans tes habitudes.
- La meute a faim, proie-homme. Les autres ont fui. Toi, tu es resté. Tu es la proie.
- Une meute comme la tienne évite de chasser les hommes. Pourquoi le ferais-tu aujourd’hui ?
- Notre territoire est plus loin, proie-homme. Ici les proies sont dans des maisons en pierre la nuit. Toi, tu es là.
Lyanne sentait la présence des autres loups se rapprocher. La louve s’était assise sur son arrière-train.
- Que viens-tu faire ici, si ton territoire est ailleurs ?
- Il y a eu un Appel. Il y a longtemps que nous n’avions pas entendu l’Appel.
- Où est l’appelant ?
- Nous avons été jusqu’aux terres qui brûlent sans le trouver. Maintenant la faim est là, et toi aussi.
- Je pourrais être l’appelant.
- Non, tu es la proie…
Elle n’avait pas fini qu’elle avait bondi sur Lyanne. Le bruit des mâchoires claqua dans la nuit. Tous les loups bondirent en arrière quand le grand dragon rouge ferma sa gueule sur la louve. Lyanne laissa retomber le corps sans vie et regarda autour de lui. Tous les loups étaient aplatis par terre, la queue entre les jambes et les oreilles basses.
- Qui est la nouvelle alphe ? demanda-t-il.
Une jeune louve au regard lumineux s’approcha :
- Tu es l’appelant ! Nous sommes tes serviteurs !
- Quel est ton nom, meute de loups noirs ?
- Hapsye fille de Praznik, fille de Nanzo, fille de RRling.
- Quand as-tu entendu l’Appel ?
Les loups noirs ne vivant pas le temps comme les humains, Lyanne vit une image se former dans l’esprit de Hapsye, une image de tempête et de volcan, de vent et de mort. Il eut la certitude de la concordance entre sa chute et l’Appel.
Une autre image se forma, celle de loups chassant les gardiens.
- Ma volonté est autre, Hapsye. Connais-tu la forteresse qui surplombe la mer ?
La meute réagit en évoquant le château qu’il avait aperçu lors de son dernier vol, une forteresse de pierres blanches surplombant la mer.
- La pierre est trop dure pour nos crocs. Nous ne pouvons y pénétrer.
- Hapsye, tu seras mes yeux. Va, et explore le pays.
- Pourrons-nous chasser ?
- Oui, évite les humains.
Lyanne reprit une forme humaine et la jeune louve vint poser sa tête sur ses genoux. Ses yeux avaient presque la même couleur que les siens.
- Nous attendions depuis longtemps que tu appelles, maître.
Derrière elle, tous les loups vinrent faire soumission. Quand l’oméga eut rendu son hommage, Lyanne les vit s’élancer dans la nuit. Coureurs infatigables, ils verraient leur but avant que la nuit ne soit achevée.
Il se leva et, dans un grand mouvement d’ailes, partit pour la Blanche.

Il ne revint qu’au matin dans le pays aux roches noires. Il avait été jusqu’à son château dans la plaine glacée. Là-bas, le jour se ferait attendre encore un moment. La nuit y était étoilée et la neige immaculée. Il avait fait le bonheur de ses vassaux en arrivant à l’improviste. Les Gowaï avaient fait la fête en son honneur. Lyanne avait joué avec le temps dans les dédales des Montagnes Changeantes pour revenir près de la ferme avant le jour. Il se posa près de la mare. Le cadavre de la louve noire était encore à terre. Un seul de ses crocs l’avait transpercé. Il eut un sourire, sortit sa dague et regarda. La lame avait la bonne largeur. Il souleva le corps sans vie et le chargea sur ses épaules :
- Toi qui as été dans la désobéissance, tu vas quand même te mettre à mon service.
Les premiers rayons du soleil perçaient à travers les nuages quand il arriva devant la ferme. Il vit les gardiens sursauter et prendre leurs lances quand il déboucha entre deux bosquets.
- Les loups ne seront plus une gêne pour Litchu et sa famille, dit-il en déposant le corps de la louve sur un muret.
Katvia sortit en trombe pour venir voir. Il regarda Lyanne, la louve et encore Lyanne.
- Comment l’as-tu tuée ?
Lyanne sortit sa dague et dit :
- Je l’ai transpercée. Les autres sont partis. Elle les dirigeait et les dirigeait mal.
Un regard de crainte passa dans les yeux des spectateurs. La louve était grande, plus grande que ce qu’ils se représentaient. Un des moins craintifs s’était approché de l’animal :
- Ya qu’une plaie, Chef !
Litchu était aussi arrivé. Il regarda la louve :
- Es-tu sûr qu’ils sont partis ? Une telle meute dans les parages et c’est tout mon troupeau qui y passe.
- On peut suivre leurs traces, la meute est partie par là, dit-il en montrant la direction approximative de la forteresse. Profite de sa peau. Elle fera une riche parure.
Litchu salua pour remercier et rentra en courant en appelant sa femme. Ce fut au tour de Katvia de s’approcher :
- On t’a cru mort, quand on a vu que tu n’étais pas rentré. Mais tu es plus dur que je ne le pensais
- Je t’ai dit, Katvia. Je connais les loups, mon pays en abrite.
- Va manger, nous allons partir bientôt.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire