samedi 9 mai 2015

Moayanne sentait les muscles de Maflosmia jouer librement sous sa fourrure. C’était une expérience extraordinaire que de chevaucher un être de cette puissance et de cette douceur. Lyanne n’avait même pas eu besoin d’insister pour qu’elle accepte ce mode de transport jusqu’à l’abri dans les collines où se trouvait la Porte. Quand elle était dragon, Moayanne sentait sa puissance et la voyait dans les yeux de ceux qui la regardaient. Presque allongée sur le dos de Maflosmia, lovée entre les deux masses musculaires de son dos, Moayanne goûtait la sensation. Lyanne lui avait expliqué que c’était un honneur pour sa harde de les transporter.
La nuit était encore jeune quand les crammplacs s’arrêtèrent. Moayanne avait senti le bonheur tranquille de Malfosmia. Pendant tout le trajet, elle avait sondé l’esprit de la grande crammplac. Elle avait ressenti des ressemblances entre elles deux. Dernière de sa portée, elle était finalement devenue la dominante et la reine de toutes les hardes de la région. Elle avait rencontré un beau mâle alors qu’elle cherchait à prendre son indépendance de sa harde d’origine. Leur combat amoureux avait été épique. Il se racontait comme on raconte une épopée. Aucun des deux ne voulait céder, refusant de se plier à la coutume. Épuisés mais invaincus, Malfosmia et son compagnon avaient trouvé un équilibre entre eux.
Moayanne se laissa glisser quittant avec regret le doux contact de la fourrure. Elle remercia Malfosmia pour la qualité de sa course.
- “ Que ta harde soit ta fierté !”
- Que tes jours soient prospères, Malfosmia et ton chemin tranquille.
Lyanne et Moayanne s’éloignèrent entourés du ronronnement si particulier des crammplacs poilus.
- Rares sont ceux qui l’ont entendu, dit Lyanne à Moayanne. Tu entendras plus de récits de combats que de récits de douceur à leur propos. Cela commence à changer. Les groupes mixtes y sont pour beaucoup. Ton esprit est déjà ailleurs, ton oreille est inattentive.
Moayanne sursauta et se tourna vers Lyanne :
- Je pense à ce qui m’attend. En gravissant le Frémiladur, j’étais sans attente. J’accompagnais celui qui allait devenir roi. Faire Shanga m’a surprise. Ici, je sais que tu me conduis à la Porte des commencements.
- Changer nous inquiète et nous remplis d’espérance. Ce qui t’attend est qui tu es, simplement. Moins tu résisteras à ta vérité, plus grande seras-tu.
La neige craquait sous leurs pas. Cette sensation était nouvelle et étrange pour Moayanne, comme l’avait été la rencontre avec les crammplacs. Elle pensa tout haut :
- Ce pays me réserve bien des surprises !
Cette remarque fit rire Lyanne :
- Le monde est plein de surprises. Regarde, nous arrivons.
Ils s’engagèrent sous un auvent de pierre. La neige ne s’y était pas déposée.
- Sens-tu la présence ?
- Oui, répondit Moayanne dans un souffle. Elle m’attend.
Moayanne s’arrêta, ferma les yeux un moment. Quand elle les ouvrit à nouveau, elle regarda Lyanne :
- C’est elle ! La présence qui était dans le gouffre de Vorjiak. Tu l’as appelée : l’ombre de l’ombre du Dieu- dragon.
- Ta sensibilité est grande, jeune reine.
Lyanne la conduisit jusqu’à une ouverture à côté d’une pierre plate.
- Va, deviens qui tu es et tu auras le savoir. Les réponses t’attendent.
Moayanne prit la main de Lyanne, la serra fort :
- À bientôt, roi-dragon, lui dit-elle avant de se laisser glisser dans le tunnel qui s’ouvrait à ses pieds.
- Je serai devant le porche à t’attendre, cria Lyanne en la voyant disparaître.
Moayanne glissa sur une roche lisse au grain fin. Cela lui sembla long. La lumière des étoiles avait disparu. Le sentiment d’une présence devenait plus prégnant.
Sa glissade s’arrêta sur un lit de sable. Elle se releva, épousseta sa robe. Son diadème luisait d’une lueur blanche. Elle sentait une présence sans la situer vraiment, comme si elle en était entourée. Elle eut envie de sourire. Un sentiment de joie rayonnait autour d’elle, la toucha, la caressant, s’infiltrant en elle, éveillant un désir…
Elle devint dragon blanc aux écailles scintillantes. Seule la marque noire faite par Cappochi zébrait sa robe. Ses yeux virent alors la présence. Elle reconnut l’ombre de l’ombre du Dieu-dragon.
- “Bien venue es-tu, blanche espérance du peuple des dragons.”
L’ombre de l’ombre du Dieu-dragon bougeait sans cesse, décrivant des arabesques que l’œil peinait à suivre. Moayanne évoqua les danses compliquées qui hantaient ses rêves depuis si longtemps.
- “La joie est mienne ! Écoute !”
Moayanne fut percutée, emplie, bouleversée par un éclat de rire multicolore.
- “Écoute le rire du Dieu Dragon !”
Autour d’elle, les parois de pierre semblaient avoir disparu. Des milliers de dragons emplissaient la terre. Des milliers d’images, de vies affluèrent vers elle. En un instant, en une éternité, elle sut l’histoire de tous ces dragons.
Sans en avoir conscience, comme hypnotisée par ce qu’elle vivait, elle avança dans les grottes, entourée de l’ombre de l’ombre du Dieu-dragon. Elle apprit comment naquirent les clans et les peuples, comment vinrent au monde et disparurent tant et tant de civilisations.
Dans un éclatement d’aveuglante lumière, elle vit naître l’oiseau de feu et comment il fut appelé l’oiseau aux plumes d’or. Elle côtoya Stien et la reine son ancêtre. Elle vécut leurs luttes et leurs victoires. Elle fut dans le maelström de lumière quand disparut le chambellan. Elle y reconnut déjà la présence de l’être immonde qui avait pris possession de Cappochi.
Avançant encore, ne sachant plus si elle marchait sur deux pieds ou si elle glissait dans l’air comme le font les dragons, elle découvrit Tracmal qui fonda la Blanche et l’histoire du rouge-dragon qui l’avait conduite ici. Elle reconnut tout au long de son périple la présence d’une flamme parfois vacillante mais toujours présente, petite bougie dans les ténèbres qui toujours rallumait le feu. Elle sentit en elle ce feu et au cœur même de ce feu, elle revit la flamme, blanche et ondoyante.
Moayanne sentit les battements de son cœur, de ses cœurs accélérer. Elle se sentit là, petite fille espérance, toujours poussant son père vers un avenir à conquérir. Elle se sentit oiseau aux plumes d’or espérant la rencontre dans la cour de la noire citadelle puis espérant encore de roi en roi, espérant Moayanne.
Elle sentit tout cela et elle sentit le passage qui s’ouvrait devant elle. Elle allait finir Shanga ici, dans ces grottes. Elle serait définitivement et pour toujours reine-dragon.
Elle eut peur.
Elle allait perdre son enfance, ses rêves pour cet avenir inconnu. Bien sûr, elle aurait la puissance. Bien sûr, elle aurait la gloire. Mais que valait tout cela face au regard de l’enfant qu’elle avait été. Elle repensa à sa mère, à son calvaire sur la fin de sa vie quand la maladie l’épuisait de souffrances. Elle s’était juré de garder ce souvenir à jamais. Elle se revit courant dans les allées du palais. Elle revit ses pleurs, de peine ou de rage quand trop petite fille elle ne pouvait lutter. Un dragon pourrait-il venger l’enfant ?
L’image de Lyanne lui vint à l’esprit. Le grand dragon rouge avait mené ses combats avec une grande économie de moyen et de vie. Il avait risqué beaucoup pour lui venir en aide. Enfin, elle le pensait. Sans lui, rien ne serait arrivé. Elle en était maintenant persuadée. Était-il maître du destin ?
Si elle passait cette épreuve, qui serait-elle ?
L’ombre de l’ombre du Dieu-dragon avait cessé de vibrer de joie. Elle sentit l’incompréhension qui l’habitait.
Elle fut oiseau aux plumes d’or. Elle redécouvrit son attente et sa déception sans cesse renouvelées de ne pas trouver l’être avec qui faire Shanga. Elle revit ses combats et ses espoirs déçus de toujours combattre. Elle sentit la chaleur de la lave qui la régénérait à chaque fois et la jubilation intense, jouissive quand elle avait fait Shanga avec cette jeune humaine. Elle comprit le rôle des hommes-oiseaux venus des lointains mondes blancs, venus de ce monde où Lyanne l’avait conduite.
Elle entrevit le plan du Dieu-Dragon par-delà les âges pour que renaisse le monde des dragons.
Alors elle s’assit.
Alors elle se posa.
L’enfant princesse regarda l’oiseau étendard.
Les yeux dans les yeux, ils firent silence. Le monde autour d’eux sembla communier dans ce silence absolu, comme si le temps était suspendu.
Lentement, doucement, comme un bateau qui s’en va, Moayanne comprit que le passé était le passé et que son avenir n’y était pas. Elle ne perdait rien. Tout était en elle. Elle gagnait tout ce qui était dans cet autre elle. Alors les deux “elles” pourraient écrire le présent de leur avenir.
La réalité advint. Moayanne fut le dragon et le dragon fut Moayanne.
Comme deux racines qui s'emmêlent pour ne former qu’un seul tronc, il n’y eut plus que F(l)ammemoaï. Sa gorge de dragon se délecta de ce nom, son nom. Sa gorge humaine hésitait entre les différentes prononciations.
La jubilation de l’ombre de l’ombre du Dieu-dragon atteignit un paroxysme quand elle se leva. Un nouveau grand être était là.
- “Le monde peut jubiler ! Va, F(l)ammemoaï, vivante espérance de ton peuple ! Sois la vie !”
F(l)ammemoaï reprit sa marche. Elle suivit les sinuosités de la paroi, mettant ses griffes là où Lyanne avait mis les siennes. Elle suivit les sinuosités des lignes du temps. Fines comme des cheveux, elles oscillaient au gré des évènements. Elle en vit les fleurs et les fruits.
C’est ainsi qu’elle arriva dans la grande grotte. Elle y entendit l’écho des mille voix des mille dragons qui avaient été roi avant elle. Elle en eut le cœur rempli de joie. Elle était chez elle parmi les siens.
Maîtresse de son destin, F(l)ammemoaï s’avança au milieu de la grotte. La lumière vint habiter ses écailles, irradiant tout autour d’elle une aura d’un blanc doré, à peine souligné de la ligne noire que lui avait faite Cappochi.
Dans cette robe de lumière qui jamais ne la quitterait, elle prit le chemin de son avenir. Elle s’avança sous le porche. Le soleil se levait sur le monde extérieur.
Blanche dragonne irradiant de sa lumière, dispersant les ombres du porche elle apparut aux yeux de ceux qui l’attendaient.
Ces yeux d’or reçurent l’image que jamais elle n’oublierait : celle d’un grand dragon rouge brillant dans les premiers rayons du soleil du Pays Blanc.
Quand se croisèrent leurs regards, la vérité s’imposa à eux.

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