dimanche 5 novembre 2017

Ainsi parla Rma, le fileur de temps... 27

La saison des grandes pluies avait du mal à céder la place. Les vieux parlaient du temps des encore plus vieux qui avaient déjà vu cela. Ils péroraient, prédisant une mauvaise année. Pourtant, dans la plaine, les préparatifs de la Fête suivaient leur cours. Certains marchands installaient des estrades devant leur boutique pour éviter la boue. Gabdam devenait nerveux. Il avait fait rentrer des barriques et des barriques de provisions. Ce ciel bas lui faisait craindre de ne pas rentrer dans ses frais. D’autres taverniers venaient des environs monter des tentes pour en faire des débits provisoires.
Là-haut, Koubaye et Riak étaient impatients de descendre s’amuser. Burachka et sa famille avaient choisi de rester pour s’occuper des bêtes. Koubaye fut jaloux de la famille de Trumas quand il vit qu’ils étaient déjà partis pour la fête alors que Sorayib ne voulait descendre que pour le premier jour. Il en parla à son grand-père alors qu’ils rentraient des pâtures cachées. Sorayib avait expliqué que Buracka ne voulait pas courir le risque de rencontrer ses agresseurs. Elle avait peur de ce qui pourrait arriver. En restant ici cette année bien que ce ne soit pas son tour, elle se protégeait. Tchuba aussi préférait jouer la sécurité en restant sur la montagne. Il ne tenait pas non plus à être confronté aux troupes des seigneurs.
Quant à Trumas qui aurait dû rester garder le hameau, il avait profité de la situation pour descendre avant que quelqu’un ne se ravise.
   - Et puis tu sais, Rma entremêle curieusement ses fils. Quand la pluie est encore là, Youlba n’est pas loin. Elle n’aime pas notre peuple et elle pourrait venir gâcher la fête…
Koubaye fut horrifié par cette idée. Tout dieu qu’elle était, elle n’avait pas le droit de perturber la fête. Intérieurement, il bouillonnait, rêvant que Thra venait à leur secours… mais Thra, le dieu de la terre, ne pouvait que supporter les colères de Youlba. Il l’avait bien vu quand ils s’étaient retrouvés dans la grotte. Il passa par une phase d’abattement qui ne dura pas. Il rêva que le Roi des dieux viendrait à leur secours et leur rendrait justice en faisant revenir le roi Riou.
Enfin vint le temps du départ. Tôt le matin avant même que ne soit levé le soleil, Riak et Koubaye étaient prêts. Sorayib et sa femme avaient préparé les provisions pour la route et pour les trois jours suivants. Tout le long du voyage, ils répétèrent les consignes aux jeunes, leur fixant un rendez-vous tous les soirs chez Gabdam. Riak avait droit à une dose supplémentaire de recommandations. Elle avait une grande cape et une capuche lui cachant le visage et les cheveux mais en plus, la grand-mère lui avait fait une coiffe comme les filles du nord qui mettait à l’abri le blanc de ses cheveux.
   - C’est pas le moment qu’on les voit. Il y aura trop de seigneurs, trop de gens à leur solde sans parler des gens de notre peuple qui croient à leurs sornettes. N’oublie pas Riak, il en va de ta sécurité !
   - Oui, Grande-mère, je sais. Je ne dois pas toucher aux boissons fortes, me méfier des garçons et surtout ne jamais montrer mes cheveux. Ne t’inquiète pas, ajouta-t-elle, je resterai avec toi. Je ne connais personne en bas.
Quand ils arrivèrent en bas de la cascade, le jour se levait. Le ciel était nuageux, mais quelques plages de soleil égayaient le sol ça et là. Ce qui impressionna le plus Riak fut le nombre de gens qui marchaient vers la plaine. Koubaye joua les anciens en lui disant que c’était normal et qu’il y en aurait encore plus quand ils seraient en vue du village :
   - Tu vas voir... la plaine est noire de monde !
Bientôt, ils rejoignirent le chemin principal et furent dans le flot des marcheurs. Quelques chariots avançaient péniblement dans la boue en grinçant. Les charretiers juraient, maudissant la pluie qui rendait les routes difficiles.
Le soleil perça à travers les nuages quand ils furent bloqués. Plus personne n’avançait. Koubaye se tordit le cou pour essayer de voir ce qui se passait. Un peu plus loin des musiciens commençaient à jouer des airs populaires entraînant les gens à danser autour d’eux. De proche en proche, la nouvelle leur parvint. Les seigneurs avaient mis un octroi. Si la somme était symbolique, le geste n’en était pas moins mal perçu par la foule qui devenait de plus en plus dense. Sur un mamelon, un peu plus loin une troupe de soldats, l’arme au poing, surveillait les opérations.
Si certains dansaient, d'autres criaient leur colère. La foule débordait du chemin, envahissant les prairies autour. La pression augmenta sur les barrières. Une première céda, puis une deuxième. Il y eut des cris de victoire et les gens se précipitèrent pour atteindre le village. La troupe fit mouvement pour endiguer le flot. Les soldats traversèrent la route au pas de course pour aller vers la rivière. Ils n'étaient pas partis que déjà les barrières autour du mamelon cédaient à leur tour. Débordés par la foule, ils firent face, entourant le percepteur, prêts à défendre leur vie. Leur courage ne suscita que de l’indifférence. Tout le monde se pressait pour arriver et avoir une bonne place dans la plaine qui pour sa tente, qui pour son commerce, qui pour rejoindre sa famille ou ses amis. Il fallait être là et se montrer. Les grands savoirs étaient présents mais leurs noms ne s’échangeraient que sous le manteau entre gens dont le savoir était à peine moins grand.
Riak et Koubaye étaient loin de penser à tout cela. Quand brusquement la foule s’était remise en marche, ils avaient fait comme les autres, ils avaient couru. C’est ainsi qu’ils étaient arrivés au village bien avant les grands-parents qui s’étaient contentés de marcher. Riak avait pris la main de Koubaye pour qu’ils ne se perdent pas l’un l’autre. Elle avait ralenti dès l’entrée dans le village. Elle ne l’avait pas reconnu. Partout des étals et des marchandises, parsemés de crieurs essayant d’attirer le chaland. Elle avait dit son étonnement devant une telle transformation.
   - Et demain ce sera encore mieux. La fête commencera vraiment. Quand le soleil se sera levé et que nous aurons salué le roi Riou, alors ce sera merveilleux...
D’un coup Riak s’arrêta et regarda Koubaye qui lui expliquait tout ce qu’ils allaient pouvoir faire toute la nuit. Koubaye s’arrêta lui aussi de parler et la regarda. Elle semblait avoir peur. Il l'interrogea. Riak répondit :
   - Et les bayagas !
  - On ne risque rien… Sorayib me l’a dit l’année dernière. L’étoile de Lex reste couchée pendant ces journées…. ou plutôt ces nuits… Alors tout le monde peut se laisser aller…
Riak n’eut pas le temps de répondre. Un colporteur l’avait abordée lui montrant des étoffes chamarrées. Les deux jeunes ne purent s’en débarrasser. L’homme avait vu briller les yeux de Riak devant ces belles choses. Il avait abandonné quand une femme d’âge mûr lui avait demandé à les voir.
Ils passèrent la journée à parcourir la fête, se saoulant d’impressions. L’excitation les tenait debout malgré la fatigue qui leur alourdissait les jambes. Ils étaient à cet âge entre deux âges, trop grands pour jouer avec les groupes d’enfants qui couraient partout et trop jeunes pour avoir les préoccupations des adultes. Riak avait expliqué à Koubaye qu’elle vivait sa première fête. On ne l’avait jamais emmenée, seul son père avait fait plusieurs fois le voyage. Koubaye s’était alors senti investi d’une mission. Il lui fit découvrir les coins et recoins de la fête. Ils passèrent ainsi du temps devant des bateleurs et autres saltimbanques. Riak fut impressionnée par les jongleurs et surtout par le lanceur de couteaux. Elle aurait bien aimé s’entraîner à cela mais où trouver de telles armes. Elle comprenait bien que ce n’était pas avec les méchantes lames qui leur servaient tous les jours qu’elle pourrait faire cela. Elle vit quelques marchands d’armes qui en proposaient. Les prix leur étaient inaccessibles pour eux qui avaient à peine de quoi acheter le repas pour la journée. 
Comme tout le monde, ils se réfugièrent à l’abri quand les nuages déversèrent leur cargaison de pluie. Si certains continuaient à vendre et à acheter, la plupart scrutaient le ciel commentant la météo. Si certains optimistes promettaient le soleil pour le lendemain matin, la majorité s’interrogeait sur sa présence pour la salutation au roi Riou. Quant aux pessimistes, ils déversaient leur oracles de malheur dans les oreilles de tout un chacun. Youlba allait laisser aller sa colère, et la pluie, comme ce soir, cacherait le soleil, et la salutation au roi Riou ne pourrait avoir lieu, et le retour de la constellation blanche subirait le même sort, et la terre ne donnerait pas son fruit, et…. Ils continuaient ainsi jusqu’à ce qu’un homme de haut savoir intervienne en demandant simplement quel était son niveau de savoir personnel. Riak avait pouffé quand elle avait vu la tête du pseudo oracle en entendant la demande d’un vieil homme à la face ridée comme une vieille pomme.
A la fin de l’averse, Koubaye avait demandé à Riak à mi-voix :
   - Tu ne veux pas rentrer dormir un peu ? Il se fait tard. J‘ai faim !
Il n’osa pas parler de sa fatigue. Après tout, il était presque un homme et il n’avouerait pas à Riak qu’il ne sentait plus ses jambes. Cette dernière, tout aussi fatiguée, s’amusait trop. Elle lui proposa de passer la nuit dehors à dormir dans un coin tranquille. Koubaye fit la moue :
   - Tu sais, si les bayagas ne viendront pas, il y a d’autres dangers qui rôdent. Mon grand-père m’a dit que nombreux voleurs profitaient de la nuit pour détrousser les gens…
   - Je sais, répondit Riak, la grande-mère m’en a parlé aussi. Mais quand je vois tous ces gens qui s’amusent, qui rient, qui chantent ou dansent … je me dis qu’elle exagère un peu…
     - On est très loin de l’auberge… et on ne sait jamais… On nous a demandé de ne pas nous faire remarquer…
Riak fit la moue mais acquiesça. L’arrêt sous l’auvent du marchand pendant le temps de l’averse avait réveillé des crampes dans ses jambes. Elle sentait le poids de la fatigue. Après tout, l’important était d’être dehors pour le lever du jour. Ils reprirent leur déambulation en se rapprochant de l’auberge. Autour d’eux, il y avait de moins en moins de monde. Les échoppes fermaient les unes après les autres. Ils devaient maintenant écarquiller les yeux pour voir où ils allaient. La zone qu’il traversait était vidée pour la nuit. Un peu plus loin sur la droite, il y avait les lueurs d’une tente tripot. Les hommes y buvaient force bières et parlaient trop fort. Koubaye fit signe à Riak de passer plus au large. Ils ne virent pas l’ombre dans l’ombre. L’homme surgit brutalement devant eux. D’une voix grasseyante, il les interpella :
   - Alors les gosses, on traîne… Z’auriez pas un peu de monnaie ?
   - Non… non, bafouilla Koubaye, on est à deux pas de chez nous…
L’homme eut un rire aviné :
   - Te moque pas gamin, y a rien par là ! Aller aboule le fric avant que je me fâche.
   - Foutez le camp, intervint Riak d’une voix dure
   - Ah mais y a une demoiselle… Mais ça change tout, ça, ma belle… On va un peu prendre de l’avance sur la fête, toi et moi, pendant que ton copain va filer…
Tout en disant cela, l’homme attrapa le bras de Riak à travers la cape. Elle sentit sa poigne, il sentit sa rage et avant qu’il ne comprenne, il avait une lame sur la gorge.
   - Sale porc… c’est toi qui vas filer !
Elle lui entailla le cou sur une bonne largeur de main. Sous la morsure de la douleur, l’homme se dégagea en tirant sur la cape, la faisant tomber et arrachant la coiffe de Riak. Sa chevelure blanche se répandit sur ses épaules alors que la lune perça à travers les nuages lui donnant un éclat irréel. L’homme recula précipitamment en hurlant :
   - Une Sorcière ! UNE SORCIÈRE !
Du tripot, des cris lui répondirent. Koubaye voyant cela, ramassa rapidement la cape et, attrapant la main de Riak, la tira à l’ombre. Il lui remit tant bien que mal la cape et ils se mirent à courir pendant que les ivrognes envahissaient la zone en hurlant et en réveillant tout le monde.
Quand ils furent loin, cachés entre deux bâtisses, Koubaye dit à Riak :
   - Alors là… pour la discrétion c’est raté ! Je ne sais pas ce que va dire mon grand-père…
   - J’allais quand même pas le laisser faire !
   - Non, répondit Koubaye, mais de là à sortir ton couteau…
   - Et bien, il y regardera à deux fois maintenant avant de chercher des ennuis à quelqu’un…
   - On aurait pu lui laisser notre argent et partir…
   - Tu rigoles… tu l’as vu quand il a découvert que je n’étais pas un garçon
Koubaye dut en convenir. Il tremblait intérieurement. Ils attendirent un moment ainsi à l’abri des regards. Quand l’agitation fut calmée, ils reprirent leur route vers l’auberge. Si Koubaye scrutait les ombres, Riak avait la dague à la main...

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